Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

dimanche 31 octobre 2010

Carnets lointains, XXXIII (hors champ)


C'est l'heure où le monde gagne en extension. 

Profondeur de champ. Les lumières qui s'allument dans la nuit incisent les perspectives, et d'une entaille, les ouvrent plus loin, encore plus loin. Dans le paysage urbain qui se déploie, les fenêtres s'allument une à une dans les tours en l'espace de quelques instants, les réverbères balisent le cheminement de silhouettes rendues à leur intériorité. La vue sans esprit il y a seulement un instant devient un scintillement et se tourne vers le ciel. Il semblerait que la ville toute entière se retourne vers les étoiles, se constelle en retour. 

Miroir, jeux de miroirs.

On pourrait suivre la surface lisse d'un tracé imaginaire, du même geste dont l'enfance dessinait, sur la vitre, des rêveries embuées. On pourrait regarder, à la condition de se tenir en  équilibre contrôlé sur cette transparence cassante, les profondeurs de champ se répondre et se faire écho. Il y a certes des lignes brisées, des terrains vagues et des ruptures de ton, et des lieux sombres dans lesquels je ne m'aventure pas, mais ils ne sont rien d'autre que le vide insondable dans lequel les corps célestes se lancent pour leurs traversées millénaires. Vide insondable de la nuit, au bord de laquelle nous sommes. Toutes les nuits, dans lesquelles nous basculons, dans le vertige absolu.

Le jeu de miroirs n'est pas une simple vue de l'esprit. 

Sur ce coup-là, il ne peut pas gagner, il n'aurait pas la force de créer des constellations illusoires, non plus que des illusions astrales. Le regard commence à pouvoir suivre dans l'avancée du crépuscule qui se termine le tracé des galaxies colorées dans leurs déroulements immenses et leurs enroulements insensés, le long du boulevard périphérique, qui ceinture la ville et où des astéroïdes un instant arrêtés reprennent leur fuite dans la nuit sans fond. Les façades répétitives délaissent leur béton brut et leurs lézardes, se défont des traces grises que jour après jour la pollution,  renoncent à leurs fissures, et voilà qu'elles se ponctuent de scintillements, au fur et à mesure que le mouvement de la terre nous entraîne dans la nuit, elles le suivent fidèlement, et le train de banlieue emporte des silhouettes et glisse son tracé lumineux comme un trait assuré et clair dans ce dédale visuel. Certitude calme.

Métamorphose nocturne de la ville, au regard de la profondeur des nuits d'été, et le tracé de la voie lactée, un instant, nous remet en notre lieu propre.

samedi 30 octobre 2010

Carnets lointains, XXXII (crépuscule lent)


Dans le crépuscule bleuté, avant que les volets ne se referment sur la nuit, j'ai eu le temps d'apercevoir le trait lumineux et fugace que trace dans le ciel un avion dont il me plaît d'imaginer qu'il va de Paris à Tokyo, qu'il traversera dans la nuit les étendues blanches et glacées de la Sibérie et qu'il arrivera, dans la pâleur du jour, dans un matin hébété à l'autre bout du monde.


Si j'avais une prière à faire, avant de me laisser avaler par la nuit, pour effacer le jour, je demanderais que demain soit un autre jour. Cela donnerait lieu à toutes sortes de variations, sur une même ligne mélodique, dont j'aimerais voir les déploiements. Que les lendemains ne se dissipent pas dans le passé. Que l'écriture dessine des lignes claires, au lieu de griffer celui qui la regarde. Qu'un possible se diffracte, se scinde, se fissure, et que de ses fissures il en advienne d'autres, que les purs possibles se désarticulent comme des pantins et accélèrent le temps, parfois je m'ennuie trop dans la pesanteur des choses, je voudrais que le temps se laisse et descendre et remonter, comme un fleuve, dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, cela n'importe pas, même si à contre courant cela doit être un peu plus dur et demander une intensité plus radicale, mais le temps se joue de nous et je demande, cela est contenu dans la première requête, que nous nous puissions réjouir de lui, que la gravité s'inverse et que la légèreté ne soit pas un vain mot, nous avons beau la chercher, je ne connais personne qui s'y tienne, fermement arrimée, ils sont tous tombés à l'eau dans des gerbes d'écume, je pense devant ce désastre qu'il est temps de prier, qu'il est temps de dissoudre les contours des objets, je me moque que mon regard ne soit pas scientifique, que les images des objets ne se superposent pas les unes aux autres, je me moque bien que les objets se fissurent, qu'ils s'ébrèchent, j'aime la porcelaine fendue, la tasse est infiniment fragile,  on joue à pile ou face, elle est transparente et dans sa transparence court un fil sombre, il est très facile de le voir, et parfois les deux bords de cette fracture craquent un peu quand le liquide est brûlant, alors on pourrait s'attendre à une dislocation de l'objet tout entier, et pour l'instant la dislocation est toujours retenue, possible, en instance d'instanciation, comprenne qui pourra, comprenne qui pourra pourquoi elle se fait attendre, encore une fois, dans la lumière qui décroît.

Et je n'y comprends rien, même si j'ai toujours préféré, au monde actuel, les purs possibles, fins, aiguisés, ceux qui ne se réalisent pas, et qui pourtant, avant que le possible ne se réalise, étaient l'autre branche de l'alternative, celle qu'on n'a pas saisie dans la chute dans le réel, celle précisément qui, avant qu'un possible ne se réalise, était aussi possible que lui. On s'y perd, j'en conviens volontiers, dans ces jeux infinis, le possible pur devient très vite impossible, mais le possible réalisé est passé, et le possible demeuré possible ne se réalisera plus jamais. C'est le temps qui a bien joué la partie. Je regarde le pur possible, suspendu dans l'instant, intact, possible pur que rien n'est venu ébrécher. J'ai toujours préféré cette pureté qui tranche dans le désastre du monde, où tout sombre, tout bascule, tout se fendille et se pervertit.

Mises à part nos rêveries, aux purs possibles suspendues. Précisément parce que c'est un désastre, il est inconvenant de prier.


mercredi 27 octobre 2010

Carnets lointains, XXXI (crépuscule)


Crépuscule bleuté. Il tourne dans l'air du soir. Le froid monte de la terre. Ou descend du ciel. La nuit sera glaciale, il est impossible de ne pas la sentir. Elle sera immense et glaciale. L'air qu'elle apporte, elle vient des sommets enneigés, s'infiltre par de minuscules interstices, et rien ne lui résiste. Le crépuscule, dans l'air du soir, se dépose sur toutes choses comme un voile presque transparent, un tissu infiniment léger dont les strates superposés peu à peu, les unes sur les autres, les unes après les autres, estompent toutes choses, et les contours se défont, une fumée monte verticalement dans l'air du soir, comme celle d'un feu d'herbes, très loin dans la campagne. Crépuscule bleuté, comme dans un tableau de Jérôme Bosch, dans un hiver très lointain, et le froid, qui resserre son emprise, met des larmes dans les yeux.

Crépuscule bleuté. Il recouvre toutes choses d'un fin voile de crêpe.
Les contours s'émoussent, tandis que les impressions se précisent, tandis qu'elles s'affinent, et s'intensifient. Le monde bascule lentement dans la nuit, entraînant à sa suite les possibles entr'aperçus qui, le matin encore, scintillaient au soleil. Au fur et à mesure que les objets disparaissent dans l'obscurité, la vivacité des sensations se décuple. Les silhouettes se détachent d'elles-mêmes, les ombres se fondent dans l'immensité de la nuit, et on se laisse tout entier prendre à l'entour par l'obscurité. Il reste des impressions, plus vives et précises que jamais. Les fenêtres se referment dans les rituels immémoriaux des soirs, ceux, du moins, qu'il est possible d'imaginer, sur les nuits profondes, celles dans lesquelles le vent du soir agite les cimes des arbres. Les lourds volets se referment dans les façades calmes, dont ils sont la ponctuation régulière, et les espaces intérieurs se mettent en paix avec la nuit immense, et se closent. La fumée qui montait, verticale, s'est diffusée de par l'espace et se mêle à la nuit toute entière.

Alors les pupilles brillent de leur éclat propre.

Les impressions s'aiguisent. Le jour qui tenait tout dans son activité, distraction, divertissement, le jour qui tenait les esprit recule et cède, et les divertissements eux aussi s'estompent et s'éloignent, pendant que le monde bascule dans l'oubli. Et l'esprit reste seul face à lui-même, lueur infime et vacillante de ce qu'il tente d'oublier, dans le froid qui gagne. Comme dans un tableau à la bougie.
 

mardi 26 octobre 2010

Carnets lointains, 24 (symétrie axiale)


Il est l'heure. Le décompte s'affiche, les minutes ont avancé, elles m'indiquent que le temps a décru et qu'il décroit encore, que le jour se termine, qu'il faut, de nouveau, attendre du même côté des lourdes portes, qu'elles se rouvrent, enfin, qu'elles laissent le passage aux pas minuscules et précipités, dans les piaillements et les rires, ont dirait des oiseaux, un vol de moineaux qui s'éparpillent sur le sol, venus d'on ne sait où, dans un bruit et un désordre extravagants. Mais avant cela, pour l'obtenir, il faut attendre, droite, immobile, au milieu d'un attroupement essentiellement féminin; que leur progéniture ressorte de l'école, elles sont si fières et se rengorgent, et évoquent ce qu'il est convenable de dire de sa vie, comme si vraiment leurs vies étaient lisses et fades (peut-être le sont-elles), moment de sociabilité ostentatoire.

Et je reviens du fin fond de la solitude.

Je ne sais pas exactement comment j'en suis revenue. Il me paraît soudain infiniment mystérieux le mouvement qui, à heure fixe, plusieurs par semaines, plusieurs semaines par an, entrecoupées de pauses massives, et festoyantes absurdement, me replace au même endroit du monde, même lieu même heure, sans aucune latitude, il ne saurait être question d'aucun retard, ni même simplement de n'être pas là où ses yeux me cherchent, pour attendre que les portes qui, le matin, se sont refermées, enfin se rouvrent, pour quelques minutes, guère plus, une dizaine de minutes à peine. Et alors, il est clair que la parenthèse du jour se referme, sur le contact doux de sa main dans la mienne. Le même qui ce matin m'avait assurée de la possibilité d'un point fixe. Exactement le même.

Je ne sais pas très bien comment me tenir au milieu de leurs postures convenablement hystériques.

Chacune se contorsionne autour d'un travers qui lui est propre, l'une rit ostensiblement, l'autre regarde ses pieds, presque hébétée, telle affiche des toilettes agressives, et trébuche sur ses hauts talons dont les jeunes adolescentes discutent les marques possibles en la regardant du coin de l'œil, parade sociale, une autre recherche avidement la compagnie des quelques pères qui se pressent là, et réserve ses rires aux représentants de la gente masculine, parade nuptiale, je les regarde, je n'ai pas envie de leur parler, à aucun, à aucune, je n'ai pas envie de comparer de soupeser d'évaluer les réussites réciproques, tout cela ne m'intéresse pas, je suis là exclusivement pour le contact de sa main dans la mienne. Je tiens contre moi le goûter attendu, comme autrefois ma mère le tenait pour moi, je sortais et je ne sais plus très bien, je dois bien le reconnaître, à quelle place je suis, je ne suis plus très sûre de mon rôle, je suis l'enfant que j'ai été, et j'attends, et mon attente est du côté de la porte qui indique très clairement que je ne suis plus l'enfant que j'ai été, je suis passée côté adultes et pourtant c'est la même attente, toujours la même, qui fait battre mon cœur.

Je suis le jouet d'une projection symétrique dont l'axe passe par les deux battants, clos, de la porte.

lundi 25 octobre 2010

Carnets lointains, 23 (litanie)


Alors la longue litanie peut reprendre… litanie quotidienne que j'entends si bien à mon oreille, dans la brouhaha de la ville (il n'y change rien), murmure des jours, il faut rentrer, il est trop tard, je n'entends que cela, il n'y a que le grondement de l'océan qui le couvre, il va falloir se dépêcher, avant de rentrer, il faut que je passe acheter des fruits,  les injonctions se précisent, il faut que je me dépêche, et dans la litanie des il faut, perce aussi la litanie des reproches amers, et de tout ce qu'on s'impose à soi-même dans le flux du monologue intérieur, toutes phrases à bannir, celles dont on se torture soi-même, il faut et si seulement, et si je n'étais aussi… alors au moins ce serait fait… phrases quotidiennes du monde qui pèse, de la modalité de la pesanteur, et du déplacement impossible des lignes. 

Il faut acheter des fruits me remet étrangement sur pied.

Je ne comprends pas très bien pourquoi, mais c'est ainsi. Soudain une suite de gestes articulés les uns aux autres redevient possible. Mon monologue intérieur n'a pas la profondeur métaphysique qui convient à ce terme. Je mets la main dans ma poche, et n'y découvre presque rien. Pas assez, quoi qu'il en soit, pour acheter du raison blond. Tirer de l'argent, trouver un distributeur, ah oui, en remontant, après je passerai par là, maximiser les déplacements, si je me dépêche j'aurais le temps, mon Dieu, j'ai perdu toute la journée, je n'ai rien fait, et la fin de ce jour est en train de sonner pour moi seule, mais elle sonne. Je me retrouve debout, dans le terre-à-terre le plus strict, un pas et puis un autre, terre-à-terre, trouver, acheter, rentrer. Du raisin blond. Je ne sais pas si le réel m'étouffe ou s'il me tient debout. Je n'en sais trop rien mais au fond ce n'est pas la question, ce n'est vraiment pas la question pour l'heure.

Il y a un mode d'inscription dans les choses, exactement au ras de ce qu'elles sont, et parfois il me semble que c'est exactement cela qui m'est demandé, juste cela, acheter du raisin, rentrer, ne rien dire, faire comme si de rien n'était, rien de ce qui est, faire comme si rien de ce qui est n'était, absolument rien, c'est un bel effort, effort de négation dans lequel nous sommes tous, sur notre parallèle au monde, et soudain, sans que l'on sache comment, on bascule, il faut rentrer, étouffer de nouveau, s'entendre répondre mécaniquement que oui, tout va bien, parce que c'est exactement cela ce qu'on attend de nous, qu'on rapporte du raisin et que l'on réponde que, oui, tout va bien. Si on nous pose une question. Parce que, parfois, il doit y avoir une lueur dans nos yeux qui fait qu'on ne nous pose pas la question, que personne ne nous la pose. 

Et on dépose le raisin silencieusement sur la table de la salle à manger. Le monologue à la Joyce sera pour une autre fois. On essaie de ne penser à rien, mais ce n'est pas facile, c'est un étrange effort, on fait cet effort, on pense qu'on fait cet effort, et on sent qu'on est en train de rater, alors on se concentre sur le plat qu'on choisit pour déposer les grappes blondes, sur la transparence de la matière, sur le minuscule éclat qui manque sur le bord, on évite la métaphore, et on verse doucement le contenu du sachet de papier sur le plat céladon. 

C'est à ce moment là qu'il est difficile de ne pas basculer.

dimanche 24 octobre 2010

Carnets lointains, 22 (écho)


Alors une fois qu'il est parti — au bout d'un temps il est parti, il n'y a rien à lui reprocher, j'ai été imprudente, il a vérifié que je n'avais rien, il criait  une inquiétude intense, et me regardait de ses yeux fiévreux, puis il est parti, je n'avais qu'une hâte, que cela cesse, que les passants arrêtent de nous regarder, je ne disais presque rien — alors, quand enfin il est remonté dans sa voiture, et qu'il a démarré, j'ai fait quelques pas et je ne savais plus vraiment où aller. Je me suis assise seule, dans un coin de monde, il y avait un banc en pierre, et je me suis mise à pleurer. Voilà. Je me suis mise à pleurer. C'est tout. C'est comme ça. Il y a des années que je les retenais. Que je me retenais. Voilà des années que je me contrains de toutes mes forces. Que je les épuise simplement pour cela : ne pas laisser couler mes larmes. 

Et soudain je ne vois pas pourquoi. Je ne vois pas quelles sont les raisons pour cela. J'ai dû perdre quelque chose. La trace. Comme une trace sur le sol de mes pas, et je ne peux plus revenir en arrière. Comme une trace sur la page, et je ne sais plus où j'en suis, la lecture hésite, les yeux cherchent une ligne, une indication, quelque chose qui leur permette de reprendre, dans toute la régularité qui est la leur, leur mouvement régulier, parfaitement, de gauche à droite, retour à la ligne, et de nouveau la ligne, et de nouveau, le  même balancement de gauche à droite.

Je ne vois plus aucune raison de continuer 
.
Il n'y a aucune raison. De bouger. De respirer. Je ne vois aucune raison. Mes yeux se brouillent et se remplissent de larmes. Elles commencent à couler. Sur mes joues. Elles ruissellent. J'aimerais qu'il se mette à pleuvoir. Et tout cela s'entremêlerait. Mais le monde est sec et vide, désespérément sec et vide. Il a marqué un point d'arrêt. Un instant, l'allègement de la course et la liberté des gestes avaient paru possibles, ils le sont donc. Mais pour l'instant je ne bouge plus. Les embranchements des possibles se ramifient et s'ouvrent, et tout pourrait basculer, et puis finalement, rien ne change. Mouvement et immobilité. Le jour un moment a oscillé, et finalement il ne bouge plus.

Je ne sais pas non plus pourquoi je ne bouge pas.

Je ne bouge plus. Pour le moment, je refuse de faire le moindre mouvement. Les larmes coulent sur mes joues. Il n'y a aucune raison, et je ne vais pas me justifier de tout. Je ne resterai pas là très longtemps. Je le sais bien. Le froid m'enveloppe qui monte du crépuscule. Je ne vais pas rester là. Quand mes larmes auront coulé, quand elles auront ruisselé dans quelque fissure de mon être, alors il me sera possible de me relever, de repartir, d'essuyer ma joue d'un revers de la main, et de faire bonne figure.

Même si mon maquillage a un peu coulé.

Carnets lointains, 21 (numérique)


La lumière est trop crue. Parfois, les crissements et les aberrations du réel sont insupportables, et dépassent ce qu'il est possible de concevoir bien plus sûrement que n'importe quel chiliogone. Dans ces cas là, je ne vois pas très bien comment il est possible d'habiter le monde. Il doit bien y avoir des surimpositions possibles, des distances, des biais, des travers, pour suivre consciencieusement une parallèle du monde. La stratégie adoptée consistera à interposer des strates imperméables, à intercaler de très légères, très fines, mais indestructibles feuilles de cellophane, qui peu à peu atténuent les cris, affaiblissent les lumières, estompent les formes, jusqu'à rendre parfaitement étanches entre elles les différentes strates de la structure du réel. C'est une anesthésie lente et diffuse, l'avantage insigne qu'il faut lui reconnaître est qu'il est possible de la réaliser pour soi.

Froissement des feuilles de cellophane, dont la couleur vert d'eau me fascine depuis l'enfance.

Un premier éloignement consistera à remplacer la bande son. Les éclats de voix, adolescentes qui rient trop fort des jeux des garçons en face d'elles, enfant qui hurle, en donnant des coups de pieds dans le vide, de l'intérieur de sa poussette, pendant que sa mère, suspendue à son portable, insulte quelqu'un  dont on imagine aisément qu'il est son père, vieil homme qui houspille la vendeuse, coup de klaxon du chauffeur de taxi, et le chien qui aboie, cacophonie de la ville, une mobylette démarre à côté de moi au feu, un camion freine pour changer de fil, et cette femme qui chante à tue-tête, en robe de chambre et chapeau, une chanson d'autrefois d'une voix éraillée, tout cela, qui se condense en éclats de verre et traverse les recoins les plus sombres de ma migraine, peut s'éloigner indéfiniment.

Il est possible de les faire reculer d'un pas. Et de reprendre pied dans l'espace.

Je superpose sur le défilement de leur activité sans destination, et du divertissement tragique de leurs jours, une autre bande-son. Et nunc et semper ... et cela revient (il suffit pour cela d'activer la répétition, en boucle, autant de temps qu'il faudra se couper du monde)…et in saecula saeculorum… il n'y a plus rien à faire, ils s'éloignent, tous…  Et nunc et semper et in saecula saeculorum… les syllabes ainsi détachées durent infiniment, je ne sais plus à combien de répétitions j'en suis… je croise des adolescents rieurs qui se bousculent et je n'entends que cela Et nunc… La répétition en boucle abolit le temps, et semper…, il suffit de ne pas compter, il suffit de ne pas faire trop attention, et in saecula saeculorum…, je marche vers le fleuve, le vent souffle et je n'entends rien de son souffle ni des feuilles froissées sous mes pas… La musique se déploie, indemne. Et nunc et semper… La marche emporte mes pas, et mes pensées suivent le déroulement de cette abstraction au temps, et in saecula saeculorum la pesanteur du monde se défait, il n'y a plus que cela, dont je suis la ligne mélodique dans une parallèle au monde.

Aux crissements des pneus sur l'asphalte, qui me parvient en dépit du lieu où j'ai trouvé refuge, je sais que j'aurais dû regarder avant de traverser la rue. Le crissement continue. Je m'immobilise, tourne la tête. La voiture s'immobilise. Je sens sur mes jambes la chaleur du moteur. Je ne bouge toujours pas. Le conducteur se répand en cris autour de moi. On entend, dans sa voix, les tremblements. Il est surtout furieux que je n'aie pas eu peur, et je n'aie pas encore coupé la musique.

… et in saecula saeculorum…

samedi 23 octobre 2010

Carnets lointains, 20 (perspective)


Évidemment, à suivre une parallèle, j'ai un peu perdu la perspective.

Les images du monde ont commencé à se superposer les unes les autres, mais je ne leur trouve pas beaucoup de profondeur. Il y a bien les reflets, les miroirs, et les flaques d'eau dans lesquelles, si on a un peu de chance, la profondeur de champ prend effet. Mais il faut ruser : le monde en face-à-face m'a toujours paru plat. Alors que, comme le remarque Merleau-Ponty, les reflets des reflets, en principe, vont à l'infini. Il y a des moments, des situations, des circonstances, dans lesquels il est possible de regarder le monde en principe. En général, cela ne fonctionne pas, et s'il est précisé que les choses fonctionnent ainsi  en principe, c'est un indice assez sûr que cela ne sera pas le cas. Modalité de la philosophie analytique, parfaitement cacophonique, dont la lourdeur même donne aux textes une pesante allure scientifique it is the case that… Parfois, ce qui est en principe le cas  donne plus d'indication sur le réel que le réel ne nous en accorde, toujours avec parcimonie. Et les reflets des reflets vont à l'infini. Ce qui veut dire, si je simplifie, qu'il suffit, par un dispositif expérimental très simple, de placer face à face deux miroirs, et qu'on dispose alors, à coup sûr, dans le monde fini où toutes nos illusions viennent mourir, d'un peu d'infini.

Je n'ai pas de certitude quant à la valeur consolante de cette propriété.

Les illusions se défont, les rêves se dissolvent dans les torpeurs hébétées des matins, les espoirs s'étiolent, les perceptions s'émoussent, et tout court à sa perte, sous le martèlement des habitudes, mais il suffit de prendre un peu de recul, aussi peu que ce soit, de reculer d'un pas, et de ne plus regarder que les reflets des reflets pour aller ainsi jusqu'à l'infini. C'est un rêve calme de mathématicien, peut-être quelque chose comme une rêverie asympotique, et sa fascination pure. L'asymptote court vers l'axe des abscisses, ne cesse de s'en rapprocher, ne cessera jamais de s'en rapprocher, mais jamais elle ne l'atteindra, quand même l'effort et le calcul se poursuivraient indéfiniment, pour les siècles des siècles, l'asymptote et l'abscisse ne cesseraient jamais de se rapprocher et jamais ne se toucheraient. Et le trait de crayon rejoigne maladroitement la ligne ne trouve rien, comme ce minuscule infini.

Je ne suis pas sûre que cela nous sauve.

Néanmoins, penser qu'une seule goutte de vin, répandue dans l'océan, suffise pour alcooliser cet océan tout entier m'est une certitude réconfortante. Alcoolisation insensée de l'immensité saline des eaux océaniques, et des gouffres marins, et chaque panache d'écume des vagues, aussi blanc soit-il, sera très légèrement alcoolisé, simplement parce que ma main a versé une goutte de vin, cela seul a suffi. Exactement comme une seule proposition fausse, dans une suite aussi longue soit-elle de propositions reliées entre elles par une conjonction devient entièrement fausse. La fausseté se répand dans la vérité, mélange total, et toute la vérité d'autrefois n'est plus que fausseté. 

Je regarde le reflet du monde dans le tremblement léger d'une flaque d'eau.



Carnets lointains, 19 (ligne de fuite)


Il n'est pas nécessaire d'avoir une ligne de fuite pour la prendre.

Cette fois la tangente ne suffira pas. La tangente a trop en commun avec tous les cercles vicieux dont on cherche à se défaire, et toutes les spirales infernales dont on ne sortira pas. La tangente, même dans sa pure abstraction géométrique, a conservé avec leur circularité infernale un point qui nous rattache à eux et qui ne nous permet pas de leur échapper, le point est là, qui fixe, qui traverse le cœur, comme une fixation insupportable, comme une fixité fascinante. Un seul point, mathématique, arraché à l'espace, suffira pour empêcher la fuite et pour anéantir tous les rêves dans un fracas de papier qu'on froisse. Il ne faut laisser aucun détail au hasard, il ne faut rien oublier, ne rien oublier dans la fuite et dans la débandade, tout doit être parfait pour éviter que les imprécisions de notre dessein ne nous rattrapent, au moment où nous goûtions à la saveur des possibles. 

On pourrait essayer la sécante. 
 
Suivre, pour fuir, une sécante sèche et imparable, tracée au cordeau dans l'impossible de nos vies, une sécante absurdement raide, qui tombe droite sur le monde, et s'en éloigne aussi vide. Il y a des univers calmes — j'en ai identifié quelques uns, les mathématiques, la logique, la musique, langages parfaits et silencieux — et parfois on y imagine des sécantes décidées  et précises comme la déchirure d'un scalpel dans de la soie, qui traversent les pages d'un seul geste intraitable. La sécante a des avantages, et un instant j'envisage de la suivre. Tout sectionner, couper net, les veines et la parole, couper la gorger, trancher dans le vif, couper court, et c'en est fini. Certes on traverse tout, mais après, il ne reste rien. 
 
Ce serait tentant, j'en conviens, assurément, pendant quelques secondes, la tentation est grande, mais je ne me vois pas réaliser une telle perfection de cruauté dans l'épaisseur pâteuse du monde matériel.

La perpendiculaire ne donnera rien. Je le sens bien dans la course qui m'emporte, et il est temps de trouver une solution. Je ne vais pas tenir longtemps, je suis déjà à bout de souffle, et bientôt il faudra trouver une autre voie pour cette journée que la seule course au loin. Cela ne peut pas durer, il me faut là, dans le paysage, au milieu des tours verticales qui se reflètent imprécises sur la surface tremblée du fleuve, une solution mathématique et une ligne de fuite. Il n'y a qu'à suivre la première qui se présentera, n'importe laquelle, un reflet, un décalé, qui assure de n'être jamais repris. La solution sera mathématique et inflexible. 
 
J'opte pour la parallèle. 
 
On opère sans drame et sans intersection fatale, il n'est pas nécessaire de trancher entre les purs possibles et ceux qui se sont actualisés, il n'est pas nécessaire de fracasser la surface du miroir, ni de se complaire dans le point d'impact qui rayonnera dans toute la matière et la fissurera, et qui continuera, ensuite, de gagner du terrain. Il n'y a qu'à suivre, très légèrement en retrait, une ligne qui jamais ne rejoindra rien. Le départ est sans retour possible, un léger pas de côté, il n'est besoin de rien d'autre, une fois que l'écart est fait, un écart, quelque chose, sans doute, comme un refus d'obstacle, et après cela, il n'y aura plus de retour possible.
 
La victoire sera minuscule et absolue. En parallèle du monde.

Carnets lointains, 18 (jusqu'au renversement)


Cette traversée là dure des années, elle pourrait même paraître interminable, et, au début, il n'est pas nécessaire de lutter, mais quand on se rend compte de la puissance avec laquelle elle emporte, il est trop tard, le mouvement est déjà presque accompli entièrement, alors qu'on le pensait presque impossible, invraisemblable, il a duré des années, certes il était impossible de rien faire contre, le courant était trop fort, il emporte, il est inutile de se débattre, il est inutile de lutter, et soudain, tout cela prend fin, le courant déverse sur des berges inconnus, on se relève, un peu surpris, un peu ébahi, les premiers gestes sont maladroits, on n'est pas sûr, et puis cela se confirme, dans le regard des autres, dans leur façon de nous parler, ce sont les autres et leurs regards pleins de sous-entendus, comme si nous étions du même monde; qui fixent ainsi les choses, et les écrasent soudain inexorablement.

Alors soudain, il devient clair que la métamorphose s'est accomplie.

La transformation en adulte est en passe d'être achevée. Entièrement terminée. Il n'y a plus rien à espérer dans ce monde. Tous les possibles se fixent, toutes les ouvertures et les regards, et les mains tendues se crispent, et les questions qu'on pose n'ont presque plus aucun intérêt, jusqu'au point de rupture ; soudain quelque chose se raidit dans les vertèbres, la colonne vertébrale se crispe un peu,  la nuque est rigide, et mutation étonnante, lorsque nous sourions, il n'y a plus que nos lèvres pour sourire, les yeux restent désespérément ternes et inexpressifs. Le visage se déforme d'une crispation volontaire des mâchoires, la bouche indiquerait bien une détente, mais les yeux sont fixes, et perçants, comme fiévreux.

Commence la ronde des harassements.

Pour le moment, je n'ai pas trouvé de solution. Quand les deux battants se sont refermés, une fois de plus j'ai entendu ce déclic électrique détestable, qui signe la fin des espoirs, et il a produit un étrange effet ce matin là, je suis sûre qu'il a provoqué une connexion neuronale qui n'était pas prévue par les services municipaux quand ils l'ont installé : je me suis mise à courir. Essentiellement à courir. Je ne vais pas me laisser rattraper. Tant qu'il y a encore une fibre de mon cœur qui palpite, et même si sans doute il est trop tard, il est possible de se mettre à courir. Sur l'asphalte, la course précipitée heurte la surface du monde. Les pieds sentent, l'un après l'autre, la dureté de la surface, et comme le pas n'est pas en cadence, alors il faut éviter les passants, les dépasser, les éviter, reprendre de la vitesse, descendre la rue, descendre en courant, au bout d'un moment on manque de souffle mais au lieu de s'arrêter, on rit et on continue à courir, il n'y a aucune raison à cela, c'est absurde, c'est désespéré, ça n'a aucun sens, courir, dans la direction opposée à celle qu'il fallait prendre, partir en riant dans l'air glacial du matin, descendre, dépasser toutes les options raisonnables, ne pas se retourner, ne pas réfléchir, la première inflexion est absurde, réellement absurde, et toute la journée en découlera.

Il n'y a que d'en rire qui nous sauvera du désespoir.

vendredi 22 octobre 2010

Carnets lointains, 17 (et inversement)


La ville emporte dans la course du jour, ville héraclitéenne dont le seul point fixe vient d'échapper à ma main. Le monde vacille. Je suis seule, debout, devant la porte qui vient de se refermer, j'ai pu entendre se refermer sur tous les pas précipités et les rires, le déclic métallique qui signale la fin de cette séquence de temps, et je suis rendue à une entière solitude, inversement proportionnelle au nombre des atomes de matière qui se précipitent et s'entrechoquent dans l'espace alentour. 

Alentour : il n'y a que des atomes de matières qui vont et viennent dans toutes les directions, incessamment, comment ne pas se demander d'où leur vient la possibilité de cette agitation, il fait froid et il n'y a aucune raison physique de leur mouvement, aucune précision concernant la cause motrice qui les emporte, non plus que la cause finale vers laquelle ils tendent, la porte vient de se refermer, ce ne devrait pas être le cas, mais je reste un instant, pétrifiée, devant la lourde porte dont les battants, imperturbablement, se ferment tous les jours à la même heure, et face à laquelle il n'y a rien à faire.

Je ne devrais pas vaciller, et pourtant c'est tout l'espace autour de moi qui vacille.

Les lignes verticales me paraissent hésitantes. L'espace est traversé de toutes parts des trajets imprévisibles de ces atomes de matière, strié de leurs passages, de leurs avancées, ils vont dans toutes les directions, viennent de toute part, je suis seulement immobilisée, dans un espace en mouvement, dans lequel tous les possibles se brassent. Je ne suis que le point fixe, minuscule, de la conscience qui regarde ces chocs de matière se faire, de toutes parts, dégringolant sur les quais du métro, les portes s'ouvrent et se ferment, ils descendent et montent, se frôlent, mais il y a des ordres mystérieux qui prévalent à tout cet apparent désordre, car finalement, les croisements se font, les courants glissent à côté des contre-courants, et il faut donc croire que tout cela est un possible du monde actuel.

Je ne suis qu'un minuscule point fixe dans l'espace de la ville.

Non que je ne bouge pas. Le mouvement emporte, et contre cela il n'y a rien à faire, le métro roule, et ensuite les mouvements, mécaniques ou volontaires porteront jusqu'au soir, dans le crépuscule bleuté, et à ce moment là, peut-être il sera possible de nouveau regarder le ciel, un instant, en visant au-delà des tours, en attendant que les portes se rouvrent, mais pour l'instant, il est très difficile de conserver la conscience de moi dans la foule du métro, dont chaque individu recrée un microcosme clos : tous les moyens sont bons. Chacun se replie, dans un endroit fermé de son monde intérieur, et il devient difficile de se penser comme rien d'autre qu'un peu de matière, alors je garde les yeux ouverts, je les regarde, tous, individuellement, il faut accepter de faire un effort  suprême pour ne pas se laisser bercer par les mouvements des wagons, pour ne pas perdre pieds, et pour cela, le meilleur biais qui soit, le seul vraiment efficace, est de regarder sans cesse, sans répit.

Ils portent sur eux leur histoire toute entière écrite.

Carnets lointains, 16 (point fixe)


Juste cela : un point fixe dans l'univers. 

Autour de moi, tout bascule, tourbillon, passage, écroulement. Les voitures se suivent, interminablement, il y a dans ce jour lancinant, quelque absurdité supplémentaire qui pointe, et chacune trace dans l'espace des trajets matinaux, qui s'entrelacent, s'entremêlent, s'emmêlent, je les regarde au bord du fleuve, et il est impossible de rien comprendre aux traits qu'elles tracent dans l'espace de la ville. Des foules se forment, peu à peu, aux entrées des métros, écoulement des êtres, ils empruntent des escaliers immenses qui descendent dans les gouffres, les passants qui martèlent le sol de la même cadence de leurs pas se rassemblent et se rapprochent, convergent, vers un même point de l'espace, en profondeur, ils attendent leur tour pour emprunter un escalier qui les absorbe dans les profondeurs du monde, soulagés si leurs pas n'ont plus besoin de les porter, si des mécaniques grinçantes se chargent d'eux, les aspirent, les déposent, plus bas, plus loin, où ils se déverseront dans des trains, et les portes d'elles-mêmes se fermeront, et ils disparaîtront dans leur journée.

La ville héraclitéenne se déploie.

Il suffit de se pencher sur les bords de ce monde, pour prendre la dimension de ce mouvement, qui se déverse de toutes parts. Monde non fixe, dont l'instabilité et l'éphémère fascinent, les visages croisés, d'un jour à l'autre, ne sont pas les mêmes, les silhouettes se frôlent, ombres passantes, à peine aperçues, je n'ai pas eu le temps de les voir, je n'ai pas eu le temps de croiser leurs regards, et déjà elles disparaissent, dans le même vertige. 

Descartes, penché à la fenêtre de sa maison de pierres blondes, peut-être celle de la rue Saint-Jacques devant laquelle si souvent je suis passée, j'aimerais que ce soit cette maison, cette fenêtre, et que peut-être dans le monde quelque chose demeure, qui est écrit dans les lignes des Méditations métaphysiques, se fascinait dans un vertige ironique, de ne voir que des manteaux et des chapeaux, et de juger que ces objets, ces tissus, ces parures, ces morceaux d'étoffe fussent des hommes. Jugement de son entendement, qui rétablit la perception, et sans laquelle elle ne serait rien. Je ne vois que des objets, et je juge que je vois des hommes, je ne vois rien de fixe, rien qui demeure, et je juge, dans un effort extrême, que je vois la ville, la même, qui toujours se déploie autour de moi, je ne saisis rien de stable, et mon entendement concevra le monde dans sa stabilité, soutenu par l'infinité de la volonté qui est en moi  à l'image de celle de Dieu, infinie. Mais je ne sais pas combien de temps je pourrai soutenir un telle tension.

Pendant que tout s'effondre autour de moi, je tiens dans ma main l'unique point fixe du monde.


jeudi 21 octobre 2010

Carnets lointains, 15 (sortir)


Il vient un moment de l'année (je sors toujours de chez moi à la même heure, exactement la même, à une minute près, je n'ai pas le choix, c'est ainsi, tous les matins, les minutes affichent 15 sur l'horloge de la cuisinière et voilà, il faut partir, sans quoi les problèmes ne cesseront de s'accumuler tout au long de la journée, et j'aurais l'impression, jusqu'au soir, que je ne me sortirai pas de cette journée vivante…) où il fait encore nuit noire quand je sors. Il arrive que les lampadaires soient éteints, qu'ils ne diffusent pas, pour quelque indécidable raison, leur halo artificiel dans lequel les ombres jouent, s'approchent, jusqu'à devenir, à la verticale du porteur, aussi petites et nettes qu'en plein midi, puis, par la marche de nos pas continués, redeviennent immenses, s'étirant, interminablement, jusqu'à être reprises par la lumière d'un autre réverbère. Les mêmes déformations, étirements se reproduisent aussi souvent qu'il y a de lampadaires. 
 
Et il en est ainsi jusqu'à la rue qu'il faut traverser.

Le sens unique induit un mouvement, toujours le même, de la droite vers la gauche, regarder à gauche, que rien ne vient, éviter d'attendre, calculer, sans courir, sans traîner, du pas citadin adapté à la cadence, parfaitement calibré, et alors on sent que la ville, et toute la vie qu'elle entraîne, a pris possession de nos corps jusque dans les moindres détails de notre allure. Allure parfaitement réglée. Cadence de la marche, citadine, un peu pressée mais sans courir, ne pas courir sans quoi on montre la faiblesse, la précipitation, et la panique qui parfois nous guette quand nous ne maîtrisons pas les gestes que nous devrions parfaitement savoir exécuter. L'expérience n'est autre que la répétition du même, indéfiniment du même, et alors le même coagulé devient un savoir pratique, c'est du moins ce qu'en dit Aristote, en Métaphysique, Alpha. Coagulation des gestes, dans le matin blême, et toujours le même.

Il doit être possible de respirer. 

Il y a bien une respiration, elle est possible, elle doit être possible, je cherche dans la chaleur de l'écharpe nouée autour de mon cou, et qui empiète largement sur mon visage et sur ma bouche, je cherche un peu de la chaleur qui fut dans le monde. Au moment de plonger à la verticale dans le vide du jour, je ne sais pas pourquoi, je cherche là, dans ce minuscule recoin de chaleur autour de mon visage, la trace que quelqu'un s'est soucié de moi. Je serre dans ma main une main tellement plus petite que la mienne. Il reste quelques pas à faire, avant de partir jusqu'au soir dans la course, et je ne vois pas comment dessiner un minuscule écart avec le tracé inéluctablement du jour, il n'y a plus que quelques pas, je ne sais pas comment faire, je ne sais pas comment déplacer les possibles, et ne pas entraîner dans ce vertige tout ce qui s'approche de moi.

À tout hasard, je lève la tête, et indique de la main restée vide, le ciel. Pommelé.

Ce n'est pas grand chose, cet immatériel, mais il y a au moins ce mot-là en suspens dans le matin livide, au-delà des lignes verticales de tours, très loin, là où il est possible de regarder le ciel. C'est peut-être suffisant, juste cela, simplement ce mot, et ses circonvolutions imprécises, pour orienter son regard vers le ciel changeant, lui désigner les nuages qui passe et le vent qui les porte. Il ne m'est pas possible de faire mieux. Je sens la chaleur de sa main minuscule dans la mienne, et la confiance qui y est toute entière contenue, alors je lui désigne, dans l'espace des possibles, un mot, un seul.

Je ne sais rien faire d'autre.

Carnets lointains, 14 (aplomb)


Ce pourrait être n'importe où, cet aplomb au dessus du vide. Le lieu n'importe pas, ni sa position géographique, si sa détermination sociologique, ni le regard que nous portons sur lui. À la limite, l'ici et le maintenant disparaissent eux aussi de la scène. Il reste cet entre-deux, zone frontière entre la nuit et le jour. Ce qui importe, la seule chose qui compte que cette impression naisse, pour qu'elle se déploie et prenne le pas sur toute autre chose, dans l'espace vide des pensées, c'est de se trouver en à-pic au-dessus du jour, à la verticale de la course du jour. On se tient juste au bord, dans sa cuisine, les derniers rêves de la nuit peinent à se détacher de soi, ils glissent de nous, partent en lambeaux dans les déchirements de la nuit, et parfois, dans une inflexion de notre voix, dans une réaction imprévue au monde, il restera un peu de ce que nous avons vu dans les ténèbres de la nuit, dans la tendresse de nos bras serrés autour de l'oreiller. 

David Hume retraçait, quelque part dans le Traité de la Nature humaine, au travers des incohérences complexes de notre comportement (il les regardait d'un œil amusé), des régularités plus grandes encore que toutes nos gesticulations,  des régularités qui nous englobent, plus vastes que nous, plus fiables que nos mouvements d'humeur et que nos tressaillements dans le vacarme, et sans doute, dans l'énumération qu'il fait de ces motifs, (je le soupçonne de les avoir, à dessein, choisis dans un arsenal affreusement terre à terre), il a oublié les rêves de la nuit qui remontent à la surface de nos consciences, soudainement, en plein jour, et personne ne comprend rien à notre réaction, et cela n'a aucune importance, elle est en nous, profondément ancrée.

Pour l'instant, le café refroidit dans ma tasse.

Peu à peu les rêves s'estompent, et je ne tente pas même un mouvement pour les retrouver. Je sais que, si je bouge, ils partiront un peu plus loin, dans ma conscience, dans mes souvenirs, et qu'ils ne se laisseront pas saisir. C'est un peu comme une noyade. Plus je bougerai pour les retenir, plus mes mouvements, mes efforts seront désordonnés et désespérés, incohérents et inutiles, et les images de ma vie descendront se perdre, encore un peu plus loin, ailleurs. 

Alors je reste à la verticale de ma tasse de café. Je ne bouge pas, ça ne sert à rien. De minuscules fumerolles montaient du liquide brûlant et noir et se troublaient de mon souffle. Le temps a passé et plus rien ne se passe.

Il sera bientôt temps de se jeter verticalement dans le jour.

mercredi 20 octobre 2010

Carnets lointains, 13 (alternance nycthémérale)


Voilà que l'alternance nycthémérale reprend ses droits.

Il faut repartir dans l'affrontement sanglant : on n'en sort pas indemne. Autrement dit, mon réveil sonne. Quelques mouvements mécaniques (si mécaniques que je ne saurai pas les décrire) me conduisent non loin d'une tasse de café. Dans la lumière crue de la cuisine. La vaisselle n'est pas faite. Non ; je n'ai pas fait la vaisselle. Elle traîne dans l'évier selon des empilements hasardeux. Il y aura bien un moment où tout cela s'effondrera : ça ne peut pas tenir très longtemps. Il serait déraisonnable d'espérer que cela tienne un jour de plus. Ce qu'il me faut est un café brûlant. L'opération s'avère plus complexe que prévue et demande des circonvolutions intenses, quelque chose comme un calcul intense des équilibres et des contrebalancements (mais je suis rompue à cela).

Pour l'instant, je ne pense pas encore.

Je suis aux bords. Assise ainsi, aux bords du vide, je préfère ne penser à rien. Finalement, c'est plus confortable ainsi. Pas loin, il y a du vide. Tout autour de moi. Mes jambes se balancent dans le vide, pendant que je reste à peu près indifférente sur un tabouret minimal. Il y a longtemps (depuis l'enfance) que je n'avais pas ressenti cette légèreté de celui qui est assis sans que ses pieds ne touchent le sol.  Je sens le vertige du monde, et la fumée monte de ma tasse de café. Noir. L'opacité de cette boisson est fascinante, je ne suis pas sûre de l'aimer, je me pose la question chaque fois que j'en bois, souvent, plusieurs fois par jour. Seulement, elle brûle. La tasse entre mes mains. Mes lèvres à son contact. Ma gorge, aussi. Elle fait ce qu'elle peut pour me ranimer. Les objets font tout leur possible pour remplir ces vides sidéraux dans lesquels nous chutons constamment, ils font tout ce qui est en leur pouvoir, j'ai fini de m'en convaincre, et pourtant notre vie est vide. Agitation vaine. Et les regards. Ils sont parfois si abyssalement vides qu'il est difficile de les relever. Il y a quelque indécence à soutenir certains regards. On voit le vide de l'âme : il est plus dépouillé que toute nudité ne le sera jamais. Que toute nudité ne le pourra jamais être.

Cela ne devrait pas être compliqué.

Il suffit de plonger dans le jour, et de se mettre à nager. Coordonner les mouvements demandera, je le sais, je m'en souviens, un peu d'attention. Comme la première fois, en apesanteur, dans les vagues, et le courant, presque ivre de cette liberté nouvelle des mouvements, de cette liberté retrouvée, il a suffi de se mettre à nager. Ce ne devrait pas être plus compliqué que cela, nager, dans le jour, dans les obstacles, et contre le courant du jour, jusqu'au soir, nager, nager contre les vagues, passer les vagues, monter et suivre leur mouvement ascendant, et redescendre, respirer, coordonner le souffle et les mouvements, les uns aux autres, respirer, par moment j'y arrive parfaitement, sortir la tête de l'eau, au bon moment, ne pas étouffer, ne pas aspirer d'eau, ne pas respirer, non pas maintenant…

L'eau est entrée dans mes poumons. J'étouffe.


Carnets lointains, XXX (à genoux)


Nous étions immobiles dans la lumière grise des jours, presque épuisés d'être nous-mêmes. La trame de nos êtres tout le jour durant s'était usée, dans les déceptions et les trahisons des espoirs et des possibles, il n'y avait presque plus d'air respirable, de sorte que nous étions parvenus à ce point où, de nous, dans le crépuscule défaillant, il ne restait plus que des mouvements fantomatiques confiés à la mécanique triste que nous sommes parfois. Et d'une main nous ne retenions presque rien, à la barre du métro, qu'une envie de tomber. De trébucher dans le chaos du monde.

Et voilà que la grâce des nuits s'est étendue sur nous.

Possibilité de l'oubli et du délié. Les rêves sont une écriture ; ils courent sur la page. Il me passe devant les yeux, sous mes paupières closes, en souvenir lointain et précis, ces images, d'elles, j'ai oublié toute l'histoire qui les avait suscitées, j'ai tout oublié, sauf cette écriture ouverte qui court sur la page,  parfois, lors d'une brève interruption, la main se relève, la plume se trempe dans l'encrier, et de nouveau, après la rapide cassure du rythme (apparition des inscriptions), le langage reprend sa course contre l'absurde du jour, inépuisables, l'un et l'autre inépuisés, et jamais ce mouvement jamais ne cessera, symétrie de l'absurde et du sens, qui s'entrecroisent l'un et l'autre, dans un entremêlement qui jamais ne cesse, même au cœur de la nuit. 

Comme nos cœurs qui, pour le moment, tiennent une basse continue.
L'écriture suit une ligne musicale dont il est presque possible de percevoir les sonorités. Le tracé même des mots commence à fascine le regard, leur mouvement dans l'espace de la page dessine des traces de notre présence, plus fiables que l'ombre portée de notre corps, plus précises que l'empreinte de nos pas dans la neige. Plus sûres, même, que notre chaleur contre la tiédeur d'un autre dans le silence de la nuit, et l'accord des souffles. L'écriture suit sa ligne, obstinément, se constitue rempart contre le vacarme inaudible du dehors. Alors même qu'il ne serait pas possible de la déchiffrer, dans l'espace onirique de cette page, elle poursuit sa course intense et calme, indifférente à tout ce qui n'est pas elle. Dialogue de l'écriture et de la pensée, qui vivante, se coule dans l'espace visuel qui s'ouvre géométriquement. 

Je reconnais en elle la détermination que mon cœur met dans la suite ininterrompue de ses battements.

Obstination conjointe, de la respiration et de l'écriture, qui s'identifie à son rythme, soutenu, jamais interrompu, il n'est pas possible de faire autrement, les mots se déploient et se suivent selon le rythme essentiel des battements de mon cœur, là, dans le creux de mes tempes, et l'écriture au même moment se déploie sur la page, suit les indications les plus fiables qui soient de la vie qui bat, et le rythme est le même, parfaitement accordé.

Sa respiration calme laisse deviner la nuit qui en lui, reconstitue la vie.


mardi 19 octobre 2010

Carnets lointains, XXIX (facile)


Dans ce creux de la nuit, qui est comme le creux doucereux d'une vague, les mouvements deviennent fluides. 

Le temps glisse sans accroche. Plus rien ne l'agrippe dans ce glissement du monde à l'entour. Aucune accroche. Rien qui pèse ou qui pose. J'ai tant besoin, intensément, instamment, de la fluidité des lignes, de la facilité des mouvements.  Le trait glisse, et la courbe se dessine, et les perfections mathématiques accompagnent son tracé, ainsi, dans le délié des possibles. Il est difficile, au début, de croire à cette légèreté et de croire qu'à elles, nous soyons rendus.

Le jour est une tourbe épaisse, qu'il nous faut sans cesse contempler,  et remuer et qui retient nos mains. La matière prend peu à peu et se solidifie ; les jours se font lourds et brumeux. La tourbe sèche et se craquèle. Voilà que nos mains y sont prises, elles qui essaient de la modifier, et n'ont pas encore renoncé. Et tout cela demande des tensions intenses de la volonté. La volonté s'arc-boute et se tend, et sans doute aussi, elle s'épuise peu à peu, et s'effrite. Et son érosion rend pesant, d'une invraisemblance furieuse, ce mouvement même qu'autrefois nous accomplissions dans l'inconscience et la légèreté. De ce point très reculé où nous sommes, de ce point très reculé de la conscience, cette gravité se perd et s'estompe.

La nuit est une grâce suffisante, et chaque fois elle nous est rendue. 

Que cela, à jamais, me soit rendu. Moi qui ne prie jamais, qui ne prierai jamais, qui jamais ne ferai une supplique pour moi, il est possible qu'un jour je l'ai murmuré. Parce que j'aime plus que tout ce mot qui se retourne sur lui-même, et que jamais dise toujours  et piège ainsi tous les vœux, quand ils cherchent à s'échapper de nos lèvres et qu'un sourire flotte, mystérieusement, sur elles. Si les contraires se rencontrent, et se recomposent, il est possible que la grâce nous soit rendue. Je crois encore, en dépit de toutes les affirmations contraires, et de toutes les mises en garde, au pouvoir du vent immense venu de la mer, qu'il nous rende la légèreté qui fut celle de nos êtres, et nos pas sur le sable se feront légers, les traces se marqueront, fines et frêles, sur le sable. Il nous sera tel une caresse. Finesse de la matière  brisée sur la peau nue. Le sable est une caresse, les vagues l'ont réduit en minuscules éclats, dans lesquels les micas se mêlent au granit, et il reste parfois, sur la peau à la saveur salée, un minuscule éclat de lumière qui se laisse emporter dans la valse du soir.

Nous étions pourtant à genoux. La nuit est une grâce suffisante qui nous relève de nos jours.






Carnets lointains, XXVIII (aérien)


Souffle. Respiration. La respiration parfois peut être douce, une fois que les strates ds rêves se sont lassées de nous, qu'elles nous ont rejetés un peu plus loin, sur la berge. Aller chercher les images et la régénérescence là où elles se trouvent, aussi loin qu'il est possible de se perdre en soi dans l'immobliité et les mécaniques mystérieuses, aller les chercher dans les méandres de la nuit, en dépit des méandres de la nuit, à travers eux. Apaisement.

Clarté et transparence des nuits (qui sont encore possibles — qui parfois sont encore possibles).

Quelque mécanisme vital qui s'accomplit en nous, silencieusement donne cette impression  sensible et presque matérielle d'atteindre la plage en revenant des affrontements gigantesques avec les vagues. Une à une elles nous ont bousculés, roulés dans leur écume subtile qui rejaillissait au-dessus de nous,  soulevés au-delà de nos possibles élans, puis elles nous faisaient retomber dans leur fracas et leur violence, nous rappelant que nous n'étions pas elles, et sous l'eau nos yeux curieux se fascinaient la mer devenue aérienne, incorporée de vent et de soleil violents. 

Et voilà que nous sentons sous nos pieds, après cette lutte joyeuse et vivace, la douceur lisse du sable sous-marin. Oubli et mémoire.  Les mécanismes s'accomplissent sans nous, dans notre ignorance complète et aveugle. Le jour passé s'éloigne indéfiniment, et le jour à venir soudain est très loin, et l'un et l'autre pour le moment nous rejettent sur cette berge anonyme et déserte. 

Dans le creux de notre chaleur, et la douceur du drap, et l'abandon des corps devenu possible, toutes les superpositions qui tout le jour durant nous sont imposées sans relâche se sont perdues, toutes, dans un éloignement immense, elles se sont perdues. Les postures et les froissements, les maintiens hiératiques, les contraintes des vêtements qui nous tiennent et nous interdisent des gestes, les voisinages involontaires, et les foules en cohorte dans lesquelles nous ne sommes rien que le point lumineux de notre conscience (nous la regardons, et elle ne se sait pas regardée, et même si chacun de nous ajuste cette focale, il n'en demeure pas moins que nous la réalisons pour nous, seul, et que nous maintenons vivace ainsi la certitude que nous ne sommes pas seulement un élément de la foule, mais aussi la conscience vacillante et rétive de ce mouvement global), tout cela s'est perdu.

Il reste de nous comme la flamme d'une bougie. Conscience aigüe de notre fragilité (il est possible que notre conscience se disperse dans le sommeil, et que nous nous y anéantissions). Conscience aigüe de notre vivace accroche au monde. Oscillation. La flamme d'une bougie dans le souffle du soir.

lundi 18 octobre 2010

Carnets lointains, XXVII (tissé)


Les images s'éloignent. Elles se dissipent comme le vent disloque les nuages, leur texture se craquèle, puis ce qui faisait leur puissance suit dans l'espace, sous les paupières closes, des directions opposées, comme si un point d'impact de la rationalité les avait atteintes en plein vol, et le bleu de la conscience apparaît dans un déchirement. Parfois, en plein cœur des nuits, des réflexes de rationalité  sont conservés intacts et purs, qui font regarder ces images d'un œil critique, et les repoussent, et les rejettent loin de ce repos, et puis nous repartons dans nos rêves.  Alternance de la rationalité stable, et de l'onirique pur (elle ne se maîtrise pas). Effets de dynamique intenses, de ces mouvements le dormeur est la proie et le jouet, balancement, contre-balancement, le mouvement se crée et s'annule.

Moments aveugles de silence. Les draps se sont froissés, repliés, des mouvements induits par les rêves. Ils portent le souvenir des extensions et des replis qui marquent la traversée nocturne des songes, et le corps se laisse envelopper non pas seulement de la caresse du lin, de la chaleur de la couche, mais plus puissamment encore de la force onirique de ces images, de sorte que son éloignement de l'endroit où sa respiration caresse l'oreiller est immense, et pourtant, là, il pèse, de tout l'abandon de sa conscience.

Balancement et contre-balancement. Le mouvement se crée et s'annule.

Le visage contre le tissu s'enfonce dans la possibilité de l'oubli. Cherche le souvenir d'un monde qui fut. Caresse de la toile et de son impassibilité. Le contact avec le monde, ce point de contact, contre la joue pourrait être écrasement icarien 

(Icare tombant du ciel, je m'en souviens, à l'entrée de cette exposition au Musée du Louvre, dans l'encadrement de lourdes portes de bois, s'impose ici dans mon regard de toute la netteté de sa chute, trait vertical tombé de la hauteur bleue du ciel, au moment de son écrasement, et le contact de sa joue sur le sol est encore, à ce moment-là, une caresse, et pourtant il est clair, il ne peut pas faire l'objet du moindre doute, qu'à ce moment précisément, dans le brouhaha des visiteurs, et dans la lumière impitoyable, il va s'écraser sur lui-même et lui aussi, se disloquer).

pour l'instant n'est que la tendresse du repos et de l'oubli. Mais tout peut encore changer. La douceur se crée et s'annule. Tout se métamorphose constamment. Les images se dissipent et la seule constance est la métamorphose.


dimanche 17 octobre 2010

Carnets lointains, XXVI (hurlement silencieux)


Vient ensuite un moment (les nuits ont une structure feuilletée ; sans qu'on puisse dire pourquoi, soudain, une strate se traverse, ne résiste plus au poids du dormeur, elle se déchire brusquement et le laisse descendre, ou remonter, dans une autre strate tout aussi éloignée, et tout aussi proche de lui) où les forces oniriques devinrent trop vives.

Telle une histoire dont les délinéaments dépasseraient les capacités de celui qui l'écoute, drame et déchirements d'adultes sous des yeux d'un enfant, lui qui absorbe les émotions de toute la puissance de son regard, reste là, face au monde, et il se perd dans les non-dits dont il comprend seulement qu'ils sont là, face à lui, de toute leur puissance massive et lourde. 

Le monde, cela se pressent, est obscur et lourd, où les mouvements sont des dérives massives et les glissements inéluctables des plaques, qui brisèrent la pangée, qui déchirèrent le monde dans un émiettement splendide. Les profondeurs des océans s'intercalèrent entre des rives qui autrefois se touchaient, des gouffres s'ouvrirent sous les pas, lentement, silencieusement, et à présent les possibles se sont fracassés, il ne reste que la dislocation du monde. Un monde obscur et lourd, qui bascule dans la dislocation.

Se ressent soudain l'impossibilité de la fluidité. 

Les impressions basculent dans la gravité insondable. Point de basculement. La strate est déchirée. L'immobilité gagne et écrase sans qu'il soit possible de rien faire, de rien dire. Bouger paraît hors de portée. L'écrasement du corps qui s'enfonce dans le lit, la tête lourde, sur l'oreiller déformée, s'alourdissent encore, on pourrait croire à une transmutation alchimique. Le corps devenu métal se noie dans un filon qui s'enfonce sous terre, dans des ténèbres absolues. Un instant, qui dure autant qu'il le décide, qui ramifie son extension en dehors de toute attente, il devient possible de sentir  en soi s'accomplir les métamorphoses aveugles que les alchimistes n'ont jamais percées à jour, celles qui ne se font que dans les ténèbres de la matière.

Immobilité métallique.

Le monde intérieur se mue lentement en un métal en fusion, pendant que ce qui gagne tout autour est une couche  impossible à traverser de terre, et de roches multiples, diverses, superposées à l'infini, dont les frottements immenses cristallisent sourdement la matière. Le monde entier entre en transmutation dans l'épaisseur des nuits matérielles dont il est impossible de prédire la fin. Et ce corps colloïdal et brulant reste oppressé dans un espace trop étroit pour lui.

On comprend qu'à ce moment-là, un hurlement silencieux sorte de la bouche entre-ouverte du dormeur.


samedi 16 octobre 2010

Carnets lointains, XXV (indicible)


Les profondeurs s'atteignent vite, auxquelles le langage ne peut plus rien. 

La respiration se ralentit, à peine. Elle est seulement un peu plus lente, à peine, un peu plus profonde, et déjà les rêves sont parvenus au-delà de nos mots. Si nous nous essayons à les insérer dans des mots, à les capturer dans des phrases, à les articuler, alors nous détruisons leur souplesse innée, nous fragmentons leur ligne mélodique, morcelons et brisons en articulations crissantes et raides ce qui, dans la nuit, se répandait comme un poison subtile. 

Leurs émanations circulaient dans toutes les veines du dormeur, elles s'infiltraient en lui, le parcouraient, et voilà qu'au matin, il tentera maladroitement de les dire, de les noter d'une écriture hâtive sur un carnet qu'il ne quitte pas dans le métro, ou de les raconter au-dessus d'un café brûlant, dans le vacarme du jour qui commence, dans le vacarme assourdissant que déjà fait ce jour qui n'a aucune pitié, à celui qui ne l'écoute pas. 

Il hurlera des bribes désenchantées auxquelles personne ne pourra rien comprendre.

Tout a commencé par des pas. Des pas. Le martèlement du sol. Les pas sont les miens.  Pour le moment, ils sont miens. Je marche. Il pleut, les pavés sont glissants. Je ne vois pas mes pieds, mais je sens autour de mes mouvements les mouvements plus amples encore d'un manteau immense qui flotte sur mes épaules, et se balance au rythme de mes pas. C'est la nuit, brumeuse et humide, et soudain mes pas s'accélèrent. Je ne sais pas pourquoi. Les aspérités des pavés rendent la marche un peu dangereuse. Passe un fiacre dans la lumière d'un réverbère. La ville est étrangement déserte. Presque fantomatique. Le brouillard estompe les formes et par un effet de contraste, les impressions de la conscience s'aiguisent, s'affutent. Le bruit est sec, de mes pas contre les pavés luisants. Je trébuche, me relève et soudain comprends qu'il me faut courir. Je cours, je dévale une rue pavée, je cours, la rue est déserte, je continue de courir, plus je cours plus je sens que le danger se rapproche, je ne sais pas pourquoi, je continue, le plus vite possible, et le danger, quel est-il?, continue de gagner du terrain, je ne sais pas quel il est, je n'en sais rien, ce n'est pas la question, mes pas ne sont plus les seuls, j'entends mon souffle, mon cœur est près d'exploser, mon souffle est redoublé d'un autre, je cours, je n'ai pas le temps de me retourner, je sens derrière moi une présence, j'entends un souffle et les pas précipités sont plus rapides que les miens, il faut courir et cela ne sert à rien, il est évident que cela ne sert à rien, je suis à bout de souffle, je sens de plus en plus proche de moi cette présence lancée à ma poursuite, je sens l'ombre de ses phalanges, elle va me saisir, je le sens à un froid sur ma nuque pendant que je continue de courir, alors je me retourne et fais face au danger, je n'ai rien décidé, ce n'est pas ainsi, je cours et je me retourne et je fais face à ce que je fuis.

Et dans ces mots, pas une seule goutte de l'angoisse absolue qui m'étreignit ne perle.


vendredi 15 octobre 2010

Carnets lointains, XXIV (fissures)


La succession des images ne suit aucune linéarité, elle procède par à-coup brusques, par ruptures, au point que cette pépite répand dans son regard ses circonvolutions complexes, peu à peu occupe tout ce qu'il reste de sa conscience, un point fixe de silence dans des mouvances minérales et luisantes. La terre tout autour est noire et lourde, comme celle d'une forêt en automne, lourde de pluie, de feuilles décomposées et traversée des racines torturées des arbres.

Il y a autour de tout cela tant de concrétions de son enfance qu'il se réveille en sursaut. 

Moi non plus, je ne comprends pas comment nous faisons pour dormir avec ces cristallisations de nos souvenirs autour de nous, autrefois courant clair, tous, ils en sont venus à se solidifier comme englués dans du pétrole épais. Ce qui autrefois faisait battre en nous la possibilité même de s'avancer dans la vie est devenu une étrange concrétion aux formes déchiquetées dont nous parcourons sans relâche les circonvolutions déchiquetées. Parfois, sans que nous puissions rien faire parce que c'est à peine si nous nous en rendons compte, un pan de nos souvenirs tombent dans une terre épaisse et lourde. 

Je me souviens enfant d'avoir senti mes souvenirs s'effacer. Alors pour les incanter, chaque soir, je les faisais revenir par les phrases dans lesquelles je les glissais, dans la chaleur de mon lit, dans l'immensité des soirs. Il me semblait sentir que ma mémoire se fissurait, quelque chose de moi partait, disparaissait dans une nuit sans fin, quelque chose de moi se fissurait. Les mots me paraissaient les seuls confidents possibles, dépositaires pour moi de mes souvenirs qui me fuyaient, et mon moi fissuré se réparait dans les histoires que je me racontais de mon existence. Toute consolation vient de là.

Sentir ses souvenirs s'effacer emmène dans des profondeurs vides, on sent que la chute pourrait y être indéfinie, strictement verticale, dans l'oubli terne ; en retour, que ces mêmes souvenirs reviennent tels des comètes, sans être sollicités, sans être incantés, pour traverser le vide nos  nuits, est une déchirure de l'espace et de la conscience. Ils passent sous nos paupières, souvenirs de la douceur qui fut, souvenir des rêves que nous aurions voulu avoir, souvenir inventé qui seul me rassure au creux du silence et de l'absence.

Leurs mouvements ne sont pas prévisibles. Ils échappent à toute géométrie. Soudain une débandade de rêves effilochés revient hanter nos nuits, venus du fin fond de l'oubli, dans des farandoles imprévisibles, et nous voilà pris dans un mouvement absurde, où les souvenirs se mêlent aux inventions de notre esprit, et des parfums d'enfance perdue nous arrachent des sourires et des larmes, et nous traversons ainsi, en titubant, tout l'espace qui nous emmène aux frontières de l'aube.


jeudi 14 octobre 2010

Carnets lointains, XXIII (dans sa gangue)



Il s'est retiré dans une gangue de rêves. 

Enfin, après les déferlements du jour, il est immobile. Personne ne lui demande plus rien. Il n'entend plus une seule voix, il n'en est plus une seule qui lui parvienne.  Pas de stridences, pas de chant des sirènes, plus de hurlements ni d'ordres, aucune insinuation. Là où il s'est retiré, dans le tréfonds de ses nuits, personne ne peut plus rien lui demander, et il n'entend plus rien. Il est dans une gangue, de silence et de rêves, qui l'emmène dans des circulations minérales de la matière.

Dans la nuit immobile, une image envahit son esprit. 

Encore une telle emprise est-elle plus une pure spéculation, nourrie d'abstraction et de concept, que la saisie réelle de ce qui lui arrive. Il est étendu, presque immobile, et seul son souffle soulève sa poitrine. Parfois, sous ses paupières, on le devine, ses yeux esquissent un mouvement et regardent une autre région du monde. On ne peut pas restreindre sa portée à son seul esprit. Son corps sans mouvement, étendu dans le lit, et dans sa chaleur, se laisse entièrement saisir par une seule image qui l'envahit entièrement. Il n'est plus que cela.

La forme explosée et déchiquetée d'une pépite d'or, rongée de circonvolutions et de volutes, qui se déploie irrégulièrement dans les ténèbres et le silence. Elle déplie ses retournements et ses renversements de veinules irrégulières et complexes dans les méandres de sa conscience.

Il n'est plus que cela, de tout son être, identifié par l'immobilité de son corps, à un silence souterrain et pesant, dans quoi des formes minérales et complexes se déplient secrètement, immobiles, à travers les ténèbres de la terre. Irrégularité des déploiements et des possibles entrevus. Ils ne bougent pas et pourtant ils l'englobent et l'enserrent, et instillent leur forme dans le moindre de ses gestes, alors même qu'il respire profondément, comme un dormeur habité de ses rêves dont les souvenirs et les possibles lentement, dans le décompte mesuré des minutes, se recomposent et se reforment, et se déploient encore, sous d'autres formes, dans des métamorphoses calmes et lentes, que rien ne pourra terminer avant qu'elles ne se soient épuisées d'elles-mêmes.

Il parcourt une veinule d'or qui presque, se détacherait du corps principal, et si elle était astéroïde, elle se perdrait dans le vide qu'aucun mouvement d'aucun atome n'anime, corps perdu, il la parcourt de ses yeux immobiles qui en poursuivent les méandres, dans la gangue ténébreuse de la terre. Sans doute dans ces ondulations fracturées quelque chose le fascine car dans son sommeil même, une larme coule  de ses paupières closes, et le long de sa joue, continue de glisser, aussi loin qu'il lui est possible de disparaître dans le creux de ses espoirs trompés. Alors comme un enfant il contemple de tout son être les mystérieuses géométries minérales, entièrement rongées, dévorées.

Où il retrouve toute la corrosion des espoirs perdus.

Carnets lointains, XXII (assourdi)


Parfois les nuits sont silencieuses. Sourdes. Sans ponctuation, sans accentuation. Les profondeurs que le dormeur doit parcourir pour remonter vers la surface du jour paraissent soudain, deviennent soudain insondables. 

Rassuré par la chaleur de ses couvertures, il s'est enfoncé sans méfiance dans les méandres de sa conscience.  Il s'est laissé descendre dans des veines oniriques qu'il n'aurait jamais dû parcourir. Bien sûr, il ne sait plus comment remonter de ses terreurs implicites. Une image sans signification lui traverse l'esprit, comme un coup de lance, sa conscience se débat pour revenir au monde, la nuit qui l'engloutit le renvoie dans ses cauchemars, il ne parvient à rien, traverse solitaire toute cette épaisseur poisseuse de l'angoisse des nuits. 

Plus il s'agite, plus il se débat dans la poix de ses souvenirs, plus il perd pied, la mécanique des sables mouvants lui est pourtant bien connue, mais cela n'empêche rien, il se débat, il s'enfonce, il perd pied, ses angoisses le pénètrent de toutes parts, il perd pied, il se débat à chaque fois un peu plus, la descente est sans fin, il s'enfonce dans les gouffres de sa conscience qui l'engloutit.

Les nuits sont sourdes.

Le dormeur dans ses limbes ressent seulement le souvenir des pas qui autrefois le portaient.  Ou qui portaient la vie vers lui. Le bruit bien connu, le bruit auquel son oreille s'était parfaitement adaptée, elle l'aurait, entre mille, reconnu,  d'un pied nu sur le parquet. D'abord le choc un peu sourd du poids qui entre en contact avec le sol, qu'un instant il croyait avoir perdu. La légèreté n'est qu'une illusion produite par des alchimies complexes de notre cerveau. Elle ne peut être que cela, une drogue naturelle que nos synapses, par moment, s'injectent d'elles-mêmes. Il entend les bruits fossiles de ses jours défunts dans le tombeau des nuits. Tout le jour, le mouvement et l'agitation le garantissent de cette confrontation, il a inventé tout le jour des détours épuisants pour, surtout, ne pas être confronté à son désespoir, et voilà que dans le silence des nuits, sa conscience lui renvoie ce bruit sourd, rien que cela,

le choc du talon contre le bois du parquet

il mesure alors l'incommensurable, il s'enfonce alors dans les profondeurs,  par la puissance de ce son mat sur le parquet, rien que cela, le bruit sourd du talon contre le parquet, il le connaît, le reconnaît entre mille, même s'il ne compte plus les jours qui le séparent de sa dernière occurrence dans le monde, et voilà que le même bruit revient hanter sa conscience, astéroïde perdu émanant de ses souvenirs, souvenir errant d'autrefois.

Cela ou n'importe quoi d'autre. C'est toujours la même scène.

lundi 11 octobre 2010

Carnets lointains, XXI (fragmenté)


S'interposent alors des strates de paroles entendues, d'images vues, qui ne sont pas les miennes, qui ne viennent pas de mon cerveau, et cependant elles l'habitent profondément, à tel point que dans le dédale des rêves il ne peut pas être sûr de ne pas les produire lui-même. Il lui devient difficile, à ce point dilué de la conscience, de savoir ce qui vient de son activité et ce qu'il ne lui est pas revenu de créer mais revient à présent, comme un écho puissant. Les images fusent, s'installent, durablement, profondément, puis, quand le temps est venu et qu'il leur devient possible, par des enracinements immémoriaux, de se déployer, elles ouvrent leur puissance ombellifère dans la profondeur inconnue des nuits,  et mon cerveau alors ne sait plus reconnaître ce qui vient de lui et ce qui n'en vient pas, se fascine des rêves des autres, et pour finir rêve autant qu'il le peut les rêves qu'il s'incorpore. 

Je reconstitue des cheminements complexes dans la lumière du jour. Il y a des traces, des vestiges, toutefois je ne peux être sûre de rien.

Sans que rien de tout cela ne parvienne à la clarté ni à la distinction d'un discours parfaitement formulé, j'entends dans le silence que les paroles enfin peuvent atteindre un plein développement, même si elles sont réduites à des fragments, que leur note, sans se heurter à d'autres, bruissantes, qui les assourdissent et les étouffent, est tenue indéfiniment, pendant que les images se recomposent à travers l'activité de mes synapses. Il me revient alors le terme mousseux et il s'associe immédiatement, sur l'injonction de Kafka, à des formes mouvantes dont je ne reconnais presque rien, mais qui, à travers leur étrangeté même, sont néanmoins que ce que j'ai pu saisir de bonheur dans les lambeaux du monde. Bonheur effiloché, dans lequel chercher, dessiner, retrouver cette texture mousseuse tant et si bien que la puissance du verbe fait se représenter, dans les vestiges de ses sensations, ce par quoi en effet, il y a bien quelque texture mousseuse dans tel de mes souvenirs. À condition de retisser patiemment les fils de ses émotions, oui, se retrouvent les déplacements des lignes par lesquels Kafka a ainsi qualifié le bonheur.

Mousseux…

Il les évoque et les invoquant les déforme mais cela n'importe pas. Ce ne sont pas là de vaines hypothèses. Elles se déplacent et se déploient et j'accompagne leur mouvement de mon attention immobile.

Voilà que ces courants profonds et ce terme isolé se rassemblent, et forment de leur précipitation une concrétion unique. Je me souviens parfaitement, avec une précision aigüe, du geste de ma mère qui, enjoignant les dieux de nous garder heureux toute l'année, pour cela, trempait un doigt  léger dans la mousse du champagne, déposait précisément un peu de cette texture sur nos fronts, dans un éclat de rire. Et pour pousser jusqu'à leur terme les rites mystérieux de cette superstition, nous prenions bien garde de ne pas essuyer, d'un revers de la main, la précieuse mousse.

Carnets lointains, XX (reflets)


Les profondeurs des rêves portent mieux que la banalité des jours. 

Là, dans ces strates profondes de la conscience, errent des bribes de phrases qui passent comme des courants et un moment, elles m'entraînent, comme tout rêveur, à leur suite enivrante. Il n'est pas envisageable de leur échapper, il n'est possible que de s'enfoncer un peu plus loin à leur suite, sans craindre les profondeurs, et de traverser de nouvelles strates d'éloignement, de nouvelles perspectives dans la distance, c'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde… quand j'y repense, dans la lumière crue des jours ou dans la lumière des néons (elle me ramène à la conscience à peine pointe-t-elle), je comprends qu'il n'est venu à mon esprit, dans l'épaisseur de la nuit que ce seul fragment… de très grands vents… il suffit alors de ces quelques mots, même si sans doute le reste de la phrase passe aussi, en quelque façon atténuée, même si l'ensemble de la phrase toute entière est présent cependant, comme un sillage puissant, j'en ai la certitude, ces quelques mots m'entraînent très loin de ma conscience diurne et quotidienne, dans des lieux qu'au réveil je ne pourrai même pas évoquer.

Ce qui est étonnant est la force de ces syntagmes fragmentés. 

Parfois, il me manque certaines inflexions des phrases, je ne les retrouve nulle part, et je constate alors avec étonnement qu'elles conservent toute leur force intacte ; les silences que j'y ai instillés par le défaut de mes souvenirs ne les affaiblissent nullement ; à l'inverse elles en portent une part de mystère qui en est plus intense encore, et les vents alizés inclinaient leurs antennes aux bords… et plus loin, je m'en souviens, il y a les mondes occidentaux. Je crois, je me le représente vaguement, que ce sont les bords de ces mondes. Mais il me manque un adjectif, incliné revient dans ma mémoire, mais ce n'est pas possible. Pourtant, pour rien au monde je ne les chercherais, pour rien au monde je ne m'inquiéterais de cet accroc dans la structure des rêves. Le fragment qui en vient m'emmène un peu plus dans un lieu de mon monde, non loin de la possibilité du calme essentiel revient. La disjonction  dans la structure, le vide léger qui s'est glissé en elle est cela-même qui m'entraîne un peu plus loin.

Fragments intacts dans leur éparpillement. Dans leur éclatement.

Je n'ai plus à l'esprit que la surprenante diérèse de silencieusement dans un vers de José-Maria de Hérédia, il suffit de l'évocation de cette pure diérèse, pour qu'un autre espace s'ouvre et devienne possible, dans lequel la seule disjonction de ces deux voyelles dans l'articulation porte en elle et la musique de l'alexandrin, et la douleur de… celui… je ne m'en souviens plus, je ne le retrouve plus  dans le désordre de mes souvenirs… celui dont vont les larmes amères. Un dimanche très lointain de mon enfance. L'après-midi décline et je récite ces vers.

C'est le jeu même du vague qui entraîne les possibles à sa suite, dans un sillage puissant, il suffit de suivre leur déploiement immense dans le silence des nuits. La structure est complexe et les accrocs ne l'affaiblissent pas. Ils créent des espaces plus sombres encore, dans lesquels descendre.

dimanche 10 octobre 2010

Carnets lointains, XIX (courants profonds)


Il est temps de revenir aux courants qui traversent les profondeurs des nuits. 

De s'enfoncer de nouveau dans les rêves lointains, non pas ceux qui nous ramènent à la lumière des matins, mais ceux, sidéraux, où on oublie qui on est, et jusqu'au souvenir de la vie dans laquelle, tout le jour, on s'est débattu si violemment contre la pesanteur, dans la glu du réel, dans laquelle on se débattra, cela jusqu'à la fin, sans répit, dans les gluaux où l'on s'empêtre. Interruption de la course des jours, l'interruption revient dans la course des jours, au point qu'on pourrait être tenté par un courant plus fort qu'elle, au point que David Hume, oui, toujours lui, se demandait si nous ne cessions pas d'exister chaque fois que nous dormions.  

Il avait le soupçon que nous cessions d'exister chaque fois que notre conscience vigilante abandonnait sa veille et son attention constante. Sans doute, lorsque nous sommes éveillés, nous retenons-nous aux bords du monde comme on se retient de tomber dans un gouffre. L'interruption de sa tension ne pourrait-elle pas être interruption de notre existence, que nous reprendrions un peu plus loin dans le temps, quelques espaces de temps plus loin que le point de son interruption ? J'avoue qu'il n'a pas tort et que cette rêverie, parfois, m'a traversée de part en part.

Abolition de la conscience, le voyageur épuisé et bercé par le mouvement du voyage, s'endort et se réveille des milliers de kilomètres plus loin, il pensait arrêter son mouvement en un lieu connu de lui, y retrouver des habitudes et remettre ses pas dans des pas qu'il avait déjà tracés dans la poussière fine et légère, répandue sur le sol. Mais le balancement du voyage, insidieux, l'a entraîné dans le sommeil, dans le sommeil il a basculé et perdu les traces de sa conscience, et ce sont les courants profonds venus d'il ne sait où de sa conscience qui l'ont entraîné où ne pensait pas aller, bien au delà de toutes les prévisions spatiales qu'il avait pu faire. 

Et le contrôleur imperturbable se demande, pour une fois, s'il doit verbaliser ou non,  et reste immobile et pensif, devant ce voyageur endormi dans son siège, à des milliers de kilomètres de sa destination. On discutera de lui, plus tard, sur les bancs des universités de droit, mais on aura perdu la saveur du vacillement qu'il a dû ressentir, du tressaillement qui a été le sien, quand la main du contrôleur s'est posée sur son épaule et l'a reconduit soudainement à la surface du monde.

Il est temps de revenir dans ces courants profonds, la course du jour a assez duré, il est temps, largement temps, de retrouver la chaleur des nuits, et la douceur de l'oubli,  la douceur apaisante de l'oubli, l'abolition des mouvements volontaires et la fin provisoire des gestes intentionnels, ils n'ont que trop duré, de rechercher la perte des souvenirs et de la mémoire, il est temps de laisser la fatigue affirmer son emprise sur les mouvements, de laisser les membres devenir plus lourds, et les gestes moins précis,  moins rapides, jusqu'au point de n'être plus nôtres. Et Hume alors avait bien toutes les raisons de se demander si, dans cette abolition de nous à laquelle nous nous livrons sans inquiétude, nous continuons en effet à être nous, ou si nous ne disparaissons pas tout simplement de la surface du monde.

La surface du monde n'est rien. Nous y dansons tout le jour dans un vertige obsédant. Il est temps que cela cesse avant qu'il soit temps que cela reprenne.

Carnets lointains, 12 (connexion)


Je me souvenais d'une ville.

Parfois elle revient dans mon esprit, sans que je puisse m'attendre à la revoir ; j'y ai habité il y a très longtemps, dans des intermittences surprenantes et instables, immense, gigantesque, il était si difficile d'en sortir, épuisant presque, en sortir demandait des efforts insensés, il fallait traverser des avenues effrayantes, et les autoroutes urbaines s'entrecroisaient dans une désordre incroyable, je n'y comprenais rien, parfois, pour sortir de chez moi, je traversais l'avenue en courant, sans presque regarder, sans trop écouter le bruit des moteurs qui se rapprochaient, les klaxons, il fallait courir, cesser d'avoir peur, ou tout simplement cesser d'être consciente, et courir entre les voitures, comme on aurait passé un gué, et puis reprendre son équilibre, un peu plus loin, en plein soleil, et s'étonner un peu d'être encore debout, de ne pas avoir trébuché. Pour en sortir, ne serait-ce que quelques heures, quelques jours, il fallait des débauches d'efforts, et encore n'étions-nous jamais sûrs de trouver le lieu que nous cherchions.

J'étais fascinée par ces autoroutes urbaines.

Il faut imaginer des immeubles dix-neuvième siècle, aux façades imposantes, décorées, manifestement bourgeoises, autrefois bourgeoises, et devant elles, à la hauteur du troisième étage, parfois plus haut encore, passait une autoroute surchargée de voitures, de taxis, de bus urbains.
On pouvait bien se représenter les vies, autrefois, derrière ces façades, elles se coulaient dans des phrases lues dans des romans, elles avaient pour elles tout le secours de mots déjà entendus, mais aujourd'hui, dans le moment où nous passions à hauteur de ces fenêtres, il était impossible de se représenter ce que pouvait infléchir, dans la vie des résidents de cet immeuble-là, à ce moment-là, de donner sur ce flot incessant et énorme. Sans doute il instillait sa fureur et son vacarme dans des vies qui en vacillaient, qui en tremblaient. Mais nous passions si vite, dans la chaleur du jour, de tout cela au fond je ne sais rien.

Dans le crépuscule, il devenait clair qu'il fallait partir. On avait supporté le jour, et soudain il fallait partir.

Il fallait impérativement aller respirer un air autre, dans un espace autre, devant la mer, au bord du fleuve, il fallait chercher un ailleurs, chercher simplement la possibilité d'un ailleurs, s'en convaincre, vaincre ensuite toutes les résistances et trouver cet ailleurs. Il fallait cheminer dans ce dédale d'autoroutes, d'avenues insensées, descendre et remonter, retrouver le souvenir de ruelles de terre battue, monter vers les collines, et puis redescendre vers la mer. Il fallait ce mouvement, et cette ampleur, et cette respiration alors qui, en dépit de la poussière rouge, et des odeurs intenses, peu à peu, revenait.

Il est possible de trouver un ailleurs nocturne, et c'est un contrepoint aux errances du jour.

samedi 9 octobre 2010

Carnets lointains, 11 (synapses)


Il manque à leur pensée la même fluidité qui manque à leurs mouvements.  Il passe un souvenir dans mon esprit, qui doit être quelque chose comme un embranchement du monde. 

La conversation de deux adolescentes me fascine. Il fait doux et j'attends quelque part, sur une place,  des éclats de lumière rebondissent sur les pavés, dans une ville lointaine et ancienne, l'heure d'une conférence qu'il me faut faire avant de reprendre le train, une fois de plus. Je me souviens que je n'arrive pas à ramasser mes forces, ni mes idées, le trajet aller les a dispersées, et ce jour là tout est pesant et ennuyeux. C'est un jour à aller marcher très loin, loin de la ville, loin de tout, sur un chemin qui serpente entre les collines, à avancer ainsi dans la campagne et dans le jour. Elles me ramènent à ce lieu fixe. Je les écoute, en terrasse, sans pouvoir détacher mes pensées de ce qu'elles disent, sans arriver à me plonger dans mon livre. Je contemple la fumée qui flotte au-dessus de ma tasse de thé, pour éviter simplement de les fixer mais elles me fascineraient tout autant, je le sens et je me méfie de ma fascination curieuse. 

Mon esprit tourne en spirales autour d'elles, et pas un moment il ne se pose sur la page ouverte devant moi. Il glisse sur les mots et est arraché à chaque phrase par leurs éclats de rires. Je tente une abstraction dans la page, les ponctuations sont des respirations, appel d'air, un univers s'entr'ouvre, et leurs stridences me font sursauter, je trébuche en bas de page, et je perds la ligne.

Leurs voix sont criardes et leurs rires stridents. Elles bougent, s'agitent, ponctuent  leurs phrases d'interjections violentes. J'ai du mal à comprendre, cependant, pourquoi elles créent une telle impression d'angoisse et cette question me rattache à elles, c'est un poison, je ne parviens pas à détacher d'elles mon attention, de nouveau mon esprit dégringole juste à côté de moi, les pages se déploient, mais elles m'en chassent constamment. Et mes idées tombent à mes pieds comme de minuscules débris. 

Je les regarde mieux, elles n'ont pas l'air dangereux pourtant, deux gamines qui font du shopping, sacs de course à leurs pieds, plutôt contentes, je n'ai aucune conscience du moindre danger, en leur présence, rien qui me donne à penser qu'elles vont devenir violentes et je m'arrête alors sur ce point d'angoisse pour comprendre. Elles boivent du coca, hurlent de rire, et échangent des … justement, c'est là que le réel achoppe : je ne comprends pas ce qu'elles échangent… j'écoute leurs phrases dans une attention toute syntaxique. Toutes énoncent des faits, des faits matériels, j'ai été… j'ai acheté… alors je lui ai… il a encore… oh non… alors il faut que j'achète… tu as vu son nouveau sac… je l'ai… et alors tu as fait … tous leurs verbes sont à l'indicatif… le réel les étouffe et elles déploient autour d'elles cette gangue irrespirable, de fait et de matière, de données brutes et sans âme.

Elles m'étouffent. Comme le réel m'étouffe. Mon esprit leur répond par la voix d'un autre : Qu'il vienne, qu'il vienne, le temps dont on s'éprenne.