Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 26 août 2009

Senteur, en théorie…


Je pense, en retraçant ces senteurs, et les impressions qu'elles laissent en nous, à cette phrase d'Erri De Luca, que je laisse en suspens dans ma mémoire, cette phrase qui évoque l'horrible odeur du ZyklonB que nous ne connaissons pas et qui pourtant envahit tout le XX ème siècle. Empuantit tout le XX ème siècle. Chacune de ces évocations, chacune d'elle, aussi douce soit-elle, pourrrait porter, en creux, porter cette phrase, au fond d'elle. 

Mais je préfère laisser cela dans le silence, qui pour moi l'entoure indéfectiblement. 

Que faisons-nous, si nous prenons le langage au sérieux ? De la littérature, de la philosophie, de la logique ? Des mathématiques ? Ou bien de la musique ? Quelles sont les frontières ténues que nous ne devons pas franchir, celles devant lesquelles nous reculons encore une fois, le gué intellectuel que nous ne passerons pas ? Que disons-nous ? Que tairons-nous ? À quoi laisserons-nous franchir la barrière de nos écrans informatiques (puisque nous ne nous parlons plus)?

J'ai rêvé longuement, dans le silence des salles d'attente, dans l'ennui des conférences, dans la touffeur des salles de réunion, devant le paysage qui défile d'un train qui traverse encore un paysage traversé déjà et reconnu, si coutumier qu'il se recompose dans le désordre de ma mémoire, de ce que l'ontologie contemporaine déclare être impossible : un trope flottant… Les tropes (en fait, cela n'importe pas ici, un trope pourrait bien être un particulier concret, s'il n'est pas abstrait, car il pourrait ne pas exister) n'existent qu'en faisceau.

Le trope flottant est donc un objet philosophique impossible et impensable que j'attrape au vol et que je lance ici, dans un autre type de rapport avec le langage, où il devient loisible de jouer avec des idées impossibles.

Un trope flottant serait
… pourrait être ?…
le parfum de cette femme trop parfumée (avez-vous remarqué combien les plus beaux parfums, les plus profonds, les plus savants, deviennent écœurants quand ils sont mal dosés par une main approximative ?) qui flotte encore derrière elle, alors qu'elle est sortie…
… le bruit de l'éclair que plus rien ne soutient dans le monde… puisque l'éclair n'existe plus quand il éclate, ou encore
…l'énigmatique sourire du chat de Ceshire qui reste en suspens encore alors que le chat a disparu… depuis quelques instants…

Le trope flottant est un objet philosophique impossible, certes. 
Les senteurs sont des tropes flottants dans mes phrases. Contradiction de la pensée et de la rêverie que, pour le moment, je ne sais résoudre…





lundi 24 août 2009

Senteur VIII



Quand l'été finissait, on faisait revenir en cuisine le grand chaudron de cuivre qui avait attendu son heure dans le couloir. Il avait passé là des jours indifférents, pluvieux ; le vert-de-gris avait fait son œuvre sur ses parois. Il s'était déposé. L'avait rongé. Lentement. Sa menace s'étendait sur les flancs auxquels il n'était plus possible de rien confier. Calmement il avait envahi le monde domestique.

Son poison menaçait, il était au centre de leur attention. 

Alors les gestes revenaient,
Elles reprenaient leur tâche,
Protégées derrière des tabliers immenses et blancs qui soulignaient leur silhouette dans la pénombre des volets pas tout à fait ouverts.

Je me souviens
du vinaigre qui bouillonnait dans le ventre du chaudron,
de son odeur âpre et des yeux qui pleuraient,
et de la colonne de vapeur que la cheminée ne suffisait pas à aspirer.

Alors
quand de nouveau ses flancs brillaient, qu'ils avaient retrouvé leur éclat orangé,
elles versaient dans sa gueule ouverte
les fruits gorgés de la lumière et du vent de l'été, et des chaleurs que nous avions fuies derrière les murs épais,

et les ensevelissaient sous le sucre qui scintillait 
avant de sombrer…

Même si nous sortions, même si nous nous éloignions,
l'odeur douce monterait, resterait après même que le feu fut éteint,
elle nous écœurerait presque, le soir venu, 
dans le secret de nos lits,
nous étreignant encore. Nous reverrions sans le vouloir les cuillères de bois, longues, dégoulinantes au dessus de l'assiette blanche, un peu ébréchée, cette tâche sur le sol noircie du passage imprudent et joueur de nos pieds nus…

Certitude de l'été pour les matins d'hiver… Les pots s'aligneraient demain sur les étagères, repartiraient dans les valises, serviraient de menue monnaie envers les voisins. Pour le moment, ils attendaient sur la table de la cuisine déserte. On n'entendait plus que la petite pulsation de l'horloge.



samedi 22 août 2009

Senteurs VII

La senteur VII est une odeur retrouvée, au hasard d'une route poussiéreuse, dans la chaleur de l'été. 

La poussière est rouge… ocre, et le paysage alors peut commencer à se dessiner. 

Cette odeur suffira-t-elle à tracer sous nos yeux la route qui sinue, la poussière que le vent balaie (ocre, je vous l'ai dit, couleur de peintre, de couchant, de levant, de lumière dans les yeux, de la chaleur de la terre) ? Les vignes se protègent du vent dans les creux des flancs âpres de ces montagnes.

Nous revenions de la mer. Cette mer dont le goût reste sur la peau plus longtemps que celui de l'océan. Les enfants fatigués de leurs jeux, au soir infiniment lent qui s'étire sur le sable, serrent dans leur main un coquillage et se mordent doucement les lèvres ; dans le secret de leurs rêveries, ils font leur délice mystérieux de ce sel ultramarin et ne regardent plus que les vagues au loin.  Et les vagues, et leur écume, et le tracé à même la frontière indécise de la plage, là où elles viennent, étales, sur le sable encore chaud, et nous suivions alors l'ondulation infinie de la trace par elles laissée.

Les montagnes parfois portent des noms assez anciens pour inciter aux questions sans réponse, aux songes de couleurs, aux caresses qu'apporte le vent. Et les entrées maritimes…

Alors, je ne sais plus pourquoi, je ne sais plus pour quelle raison sans importance, nous nous sommes arrêtés sur le bord de la route. Sur la terre ocre, au bord des vignes encore vertes, j'ai frôlé du bras un plant de fenouil sauvage. Mes doigts ont pressé, sans y penser, les graines encore immatures de ses ombelles. Elles ont déposé sur ma peau cette odeur qui monte au soir, après les journées chaudes, cette odeur presque âpre qu'on sent dans les ermitages vides, accrochés sur des rochers à vif, dans des châteaux en ruines d'où, au loin, on aperçoit la mer, dans les chemins déserts qu'on suit entre les vignes et les rochers…

Je ne l'avais plus senti depuis des années… et pourtant elle est restée dans mes rêves.





dimanche 16 août 2009

Senteurs VI



Quand on sort du village, le regard suit la ligne hésitante et douce des toits. 

Laissez derrière vous le clocher ajouré qui se détache sur le ciel. À côté de lui, vous voyez ?, se penche le cyprès aigu et léger qui indique la tombe dont je vous ai parlé. Vous dépasserez le lavoir, ses deux bassins symétriques, répétition à l'identique, et vous emprunterez un moment le chemin qui longe la rivière sous le couvert des arbres. Le figuier que j'aimais s'est perdu dans les broussailles. Mais son odeur parfois se laisse discerner.

Eau vive. Tumultes et éclaboussures.
Même la centrale électrique ne l'a pas arraisonnée.

Puis vous tournez vers les collines arrondies. Elles déferlent par vagues douces dans le regard. Je sais que sur leur herbe elles faisaient sécher le linge : à même l'herbe fraîche, les draps étalés parsemaient les pentes. Je ne me représente ni la morsure du froid sur leurs mains, ni la dureté des gestes, les tâches sur le linge. Tâches de fruit, de terre. De sang ? 

Je sais seulement que les draps de toile que j'ai ressortis cet été de l'armoire sont lourds, 
épais, 
de toutes ces nuits, 
de tous ces gestes.

Il disait (je m'en souviens) : "se coucher dans des draps frais, c'est peut-être suffisant, après tout ce qu'on sait, et ce qu'on a vécu". Et je ne comprenais pas, alors. Maintenant je dépose au creux de la nuit
entre la toile un peu rêche
la fatigue bienfaisante de la marche
la veille trop longue de l'enfant malade
les rêves enfuis, au fil des jours, je leur confie ma lassitude et les angoisses de l'insomnie, et l'écoute des nuits qui passent, et les réveils pâles.

Abandon du corps
dans le lin frais, qui sent bon le vent et le soleil.


samedi 15 août 2009

Senteurs V



Fin de l'acte III. 
Un peu abasourdie de ce mélange de classicisme et de sauvagerie brutale, à l'entr'acte, j'hésite à quitter ma place.
Les yeux encore fixés
rivés
à la scène.

Du premier rang du parterre. Les acteurs suent, postillonnent, font des efforts tellement visibles pour éructer élégamment. Leurs visages maquillés sont des masques. De plus loin, ils recouvreraient leur aisance — mais, là, de si près, se perçoivent leur souffrance, leur travail, la mécanique de leurs gestes. Deux guerriers immenses s'affrontent en alexandrins. Vus de ma place, ils inspireraient une terreur enfantine, presque archaïque, contre laquelle l'artifice de la situation protège.


Dans la barbarie maîtrisée de sa colère,
il a levé son verre au dessus du vide,
ses muscles se sont contractés un peu plus qu'il ne voulait,
il l'a cassé
tendu au dessus de moi.
Le verre éclaté sous la pression s'est répandu en une myriade de bouts tranchants, a glissé sur ma veste, s'est répandu sur ma jupe.

Il faudrait que je me lève pour secouer ces éclats d'un autre monde.

La salle à présent est presque vide. J'arpente les couloirs du théâtre quand
d'une porte silencieuse
est sortie la Reine, robe immense de taffetas bleu gris qui souligne ses cheveux roux
— ou est-ce l'inverse ?
Visage anxieux de  me croiser. 
J'ai l'impression qu'elle ne devrait pas être là
ou voudrait ne pas me croiser. Je m'efface contre le mur. Elle disparaît par une autre porte.

J'ignorais 
que les apparitions ont une odeur d'iris.

jeudi 13 août 2009

Senteurs IV


Il y a longtemps de cela, je vous parle d’un temps qui n’existe plus, amitiés dissoutes dans les souvenirs, les souvenirs faute d’être convoqués se défont, les liens se sont dénoués, même s’il reste quelques frémissements parfois, pleins d’une nostalgie qui sait se taire et ne pas nous blesser, si ce temps a existé, si je ne me trompe pas sur lui, alors il s’est perdu dans cette brume que le temps lui-même ne dissipera pas, bien au contraire, il l’obscurcira et la rend plus tenace que la bruine et tous nos efforts pour revenir à lui, pour retrouver ces traces seront plus stériles que l’angoisse et ne sauront que nous blesser…il y a longtemps de cela, nous marchions aux bords des canaux, le premier d’entre eux traça un trait articificiel et droit dans un paysage hivernal, à travers les arbres nus, nous conduisit plus loin, encore, nous étions si jeunes et nos pas nous portaient où nous voulions, vers un ancien clocher, qui se dressait dans un paysage presque enneigé (en fait, ce n’était que du givre, un givre épais que le soleil d’hiver ne parvenait pas à faire fondre, il brillait sous sa lumière, scintillait, nous renvoyait dans les yeux tous ses éclats mais il ne fondait pas, obstinément, il résistait dans le froid) : il faisait si froid, nous sommes entrés dans cette auberge, et nous nous sommes réchauffés auprès d’un feu qui craquait et nous brûlait presque, et nous étions contents et loin de tout, et tout cela à présent me paraît si loin, moi qui me trouve dans un présent que je n’habite pas, et qui m’enserre, et qui m’étouffe, à tel point que je finirai par y mourir. Puis nous sommes revenus vers la ville, en bâteau, et une fois débarqués, nous avons longé dans ce silence qui autrefois ne nous séparait pas les façades et les balcons, les murs fermés, les portes secrètes et silencieuses, nous nous sommes glissés contre elles, contre leur pierre blonde, et froide, et presque coupante, dans la lumière de l’hiver. Le monde était aquatique et minéral, et nous étions seuls en lui. Le sol givré gardait seulement des traces de pas, par endroit un empreinte apparaissait, on suivait quelques pas bien découpés sur la luisance des pierres, puis ils se perdaient et on ne savait plus du tout ce qu’ils étaient devenus ; je pensais parfois qu’il pouvait avoir glissé dans l’eau verte du canal. Il en montait une odeur que le froid atténuait mais dans lequel elle se détachait bien, une odeur d’eau croupissante, épaisse, verte, insondable, presque immobile, où sans doute quelques algues languissantes entraient en décomposition. L’odeur montait dans l’air immobile de l’hiver, et il était impossible, en rentrant chez soi, de ne pas trébucher, de ne pas manquer de tomber et alors de ne pas penser à tous ces mystères, à ceux qui avaient glissé, qui ne s’étaient pas retenus, à tous ceux qui étaient tombés, qu’on avait poussés au détour d’une ruelle, qui seront aller respirer à pleins poumons cette eau trouble et menaçante, menaçante à chaque pas, se noyer en elle, qui s’y sont glissés, peut-être et qui s’entremêlent à présent aux algues et aux courants, comme nous nous entremêlons aux rubans effilochés de notre passé.

mercredi 12 août 2009

Senteurs III

Billet illégal, de pensées enfumées, d'odeur de tabac, de cigarettes qui brûlent… non fumeurs s'abstenir : ici les souvenirs sont tabagiques ! 

Il était assis à son bureau, et régnait seul au milieu d'une pièce, fenêtre ouverte sur les peupliers frissonnants et sur la ville lointaine, en contrebas. Les étagères s'incurvaient sous le poids des livres, sans jamais atteindre le point de rupture toujours repoussé où pourtant je les attendais, une de ces bibliothèques qui alternent sans rien devoir au hasard les couleurs, les tailles, bordeaux, gris, un alignement de vert sapin, une touche de bleu roi, noir aux écritures blanches, puis de nouveau ce beige un peu terne, les couvertures descendaient, remontaient, dans un mouvement écrit sur la portée musicale de la pensée et de la science… certains livres se couchaient à l'horizontal, d'autres laissaient s'échapper des bouts de papier plus ou moins bien coupés, plus ou moins déchirés, parfois couverts de notes. Je me souviens d'entassements de piles de papier ; mais peu de catastrophes, finalement, pas d'effondrements ; parfois quelques nouveaux arrivants dans des enveloppes matelassées, bientôt soupesés, appréciés, interrogés, et auxquels il réservait un accueil attentif.

Silence. Le silence calme de la pensée. Les mots ne peuvent s'ajuster que sous cette très exacte condition. Profondeur du silence dans laquelle se recueillent les idées.

Il fumait… D'une main il écrivait, de temps en temps levait les yeux, tournait une page, faisait tomber les cendres dans un cendrier, presque plein la plupart du temps… parfois, il marchait de long en large… et dans ces moments là, la fumée de la cigarette s'élevait, verticalement, depuis la table, remontait le long des livres, dans un filet étroit… puis il se rasseyait, tirant une bouffée de tabac… et quand il la rejetait, levant les yeux, alors sans doute le tabac et la fumée partaient en volutes dans ses pensées, se confondaient en hypothèses, et je pensais qu'il régnait dans le troisième monde, celui des objets intelligibles, et de l'immatériel, une odeur de tabac, que la fumée trouvait un moyen mystérieux de se faufiler de notre monde de la pesanteur dans ce monde immatériel, qu'elle le reliait à ses idées, et qu'ainsi il les retrouvait … Rembrandt, après tout, invite son philosophe à monter un escalier en volutes pour rejoindre les siennes…

Je me souviens qu'il y avait à terre, posé contre un mur, le portrait d'un homme plus âgé que lui, aux chevaux déjà blancs, et avec lequel il entretenait une ressemblance assourdissante. Et que tout cela était infiniment complexe… comme les formules qu'il écrivait patiemment.

Le bonheur a l'odeur du tabac sur des pages couvertes de signes.


mardi 11 août 2009

Senteurs II

Il paraît que les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin… C'était un soir de juillet, ou d'août. Les étés de l'enfance n'ont pas de fin prévisible. La plus petite chambre de la maison, dans laquelle personne ne dormait plus, était entr-ouverte sur la rue. On voyait danser, dans le halo du réverbère, des poussières dorées. J'avais laissé au loin les adultes et leurs préoccupations pour retrouver un monde à ma mesure. J'entendais leurs pas, leurs murmures, leurs silences, enfin assourdis. C'était un vieux piano en bois désaccordé qui m'attirait là, même s'il était impensable de faire du bruit...

Un drap de lin immense recouvrait le lit de fer d'une blancheur que je devinais dans la pénombre. Il était jonché de la récolte de fleurs de tilleul qui séchaient, dans la douceur de la nuit. L'essence de l'arbre ici transportée… pénétrait jusque dans la peau. Cette odeur douce, odeur des soirs qui tombent, des paroles échangées dans la cuisine au cœur de la nuit,…blondeur du miel, porcelaine presque transparente des tasse, tendresse de ces moments perdus.

L'odeur enveloppait, caressait, protégeait. Je restais immobile, là, pour un moment, suspendue dans l'oubli. Le charme durerait tant que je ne bougerais pas. Pour un moment encore, je ne sentais plus les exhalaisons d'éther, d'eau de cologne, de médicaments, de réclusion qui s'échappaient de la grande salle en bas  (je l'évitais depuis des jours, la contournais, la craignais…).

Le lendemain on tendit un dais noir devant la porte d'entrée, juste sous la fenêtre de la chambre.

Laissez-moi à tout jamais me réfugier dans l'odeur des tilleuls.

dimanche 9 août 2009

Senteurs 1

Se concentrer sur le concret…

Sinon l’esprit vacille, vagabonde.

L’odeur de la farine sur les mains.

Odeur de cuisine. Je me souviens, enfant. Le monde paraissait immense. Mon nez à hauteur du tablier des femmes. À hauteur du nœud qui le retient sur le corps déjà lourd des enfantements et des ans. Elles accomplissent, dans la cuisine carrelée au-delà de ce que j’en atteinds, un ballet compliqué. Depuis des années, elles ont réglé un pas de deux dans lequel je n’occupe qu’une place périphérique et silencieuse.

Les bruits alors qui m’avertissent des dangers. Le rissolement dans la poële. Les saccades régulières du couteau immense sur l’épaisse planche de bois. Elle porte les stigmates de ces repas de famille.

Je navigue à hauteur de vue. Les gestes maîtrisé fascinent. La cuisinière à charbon ronronne, dans laquelle mon père jette ses paquets vides de gauloises bleues (des années plus tard j’en retrouverai un, le dernier qu’il ait jeté avant sa mort à elle et tous ces bouleversements). Elles se penchent pour l’allumer, soufflent, restent ainsi quelques instants, penchées sur le foyer de braises. Surveillance dont tout m’échappe sauf le rougeoiment et les craquements.

Se concentrer sur le concret — agrippée à lui, je ne risque rien.

Le soleil entre par la porte ouverte sur le jardin. Avant de m’échapper, je tenterais bien un geste. Là, le nez contre son tablier, qui sent le coton, et la lessive, et le soleil, et la farine, sa main essuyée d’un geste répété, toujours identique, pendant qu’elle prépare les repas…Je colle mon nez, je respire ce mélange, toujours le même. Tout contre ma joue, la douceur de la toile qui me fait frisonner. Mes bras autour d’elle.

Elle n’a pas caressé ma tête. Sa main n’est pas passée dans mes cheveux.

samedi 8 août 2009

Soudaine et surprenante recomposition du monde

Petite recomposition du monde

 

(en 2 pages et 7 minutes)

 

 

Je le reconnais, la journée avait plutôt mal commencé. Il allait être quatorze heures, j’avais déjà perdu la matinée à chercher une carte bleue ( remontons au point de départ, toute l’histoire, sans cela, serait incompréhensible : je m’étais promis ce matin-là — il faut dire que je me fais des promesses tous les matins : de terminer ma conférence, de finir un cours, de cirer mes bottes, cadeau de rupture de moi à moi, de recoudre la doubure de mon manteau qui partait en lambeaux, l’extérieur le cache bien, laine douce, d’un beau noir, rien à dire, et deux pans qui s’envolent dans le vent de l’hiver, seulement mes bagues, à l’intérieur, passant dans la manche, accrochant un fil ici ou là, une couture, ont finement, soigneusement, je dirais méthodiquement lacéré l’ensemble de sorte que, lorsque je dois passer le bras dans ce dédale de fils, de lambeaux de tissus, de vestiges d’une chaleur perdue, je ne sais jamais où elles vont rester arrêtées dans le mouvement ; et j’avais ajouté à la liste de mes promesses insouciantes, dans l’enthousiasme des matins héroïques et du café brûlant, de me faire couper les cheveux, j’avais lucidement renoncé à passer à la banque).

Tout fut brusquement abrogé… ah oui, non, pour la conférence, ce n’était pas possible, j’allais devoir régler quand même fissa cette histoire de caractère intelligible, caractère sensible. Les cheveux attendraient. Ah oui, la conférence : il fallait réserver le billet de train, pour Dijon, 07h23 gare de lyon, en plein mois de janvier… oui, je vais régler tout de suite, non, (ne pas arriver avant 06h53 à la gare, au moins), mon numéro de carte… oui, attendez, je vous le donne tout de suite, excusez-moi, je la cherche, … un instant … oui, excusez-moi… bon, je vous rappelle, désolée… et avait commencé une longue séance de fouilles de l’appartement, aussi truffé d’objets déglingués qu’il avait perdu des pièces par un phénomène étrange, au fil des ans et des naissances, je me souviens très bien comme il avait paru grand la première fois que je l’ai vu, vide et spacieux, trompeur. Maintenant les étagères prenaient des formes concaves sous des entassements hétéroclites, des sommes méréologiques étaient prêtes à s’effondrer, et les tentures dissimulaient mal, sous leurs formes convexes, de futurs éboulements…

Il fallait fermer les yeux, vous ne le saviez pas ? Mon arrière grand-mère (elle me terrifiait : joueuse de golfe et de bridge à 94 ans, elle descendait tous les ans faire une cure thermale par ce train qu’elle s’obstinait  à appeler le P.L.M., j’avais quatre ans, on me reprenait pour que je ne la vouvoie pas, regards désapprobateurs des adultes, je les voyais à hauteur des genoux, et tout en haut, quand je relevais la tête, je dsitinguais leurs regards et leurs sourcils un peu trop dessinés: la dernière fois que j’ai eu cette impression, il avait fallu ajouter quelques substances illicites)… je me souviens qu’elle disait d’un air contrarié en détachant les syllabes, chaque syllabe, comme si elle pensait que c’était la condition ultime pour que je comprenne : « on ne cherche pas avec les jambes, on cherche avec la tête », et je saisissais bien que cela n’était valable qu’à la condition exacte  et impérieuse que je montre que j’avais une tête susceptible de fonctionner à peu de choses près comme les leurs, je me sentais sotte, jambes ballantes, assise sur un lit immense d’une chambre d’hôtel, ces jambes inutiles que j’essayais de garder un peu plus immobles, ça avait l’air de tellement la contrarier… J’en avais renversé ma bouteille de coca sur la moquette du palace d’un coup de pied malencontreux (ô combien…).

Et c’est effectivement ainsi que je retrouvai ma carte bleue, marquant cette page 431 qui explique magistralement le schème de la causalité — enfin, disons que je comprenais qu’avec ça j’aurais dû le comprendre —, et sur lequel je venais de passer les insomnies des nuits  de Noël, quand tout le monde dort, repu de cadeaux et de foie gras, et qu’un coin de ma conscience projeté vers cette conférence de janvier m’empêchait de dormir, sans compter l’attente impatiente d’un sms.

Bon, eh bien, voilà, tout s’arrangeait, il n’était que treize heures quinze, après tout, je m’étais levée à 06h45, j’avais préparé trois petits déjeuners, bu cinq cafés, pris deux petites mains pour entraîner leurs propriétaires respectives à l’école, et j’avais réservé un billet de train et même, retrouvé une carte bleue dont la disparition ne m’aurait pas effleurée si je n’avais pas réservé ce billet de train…

N’en parlons plus. Il reste une solution : oublier tout cela, claquer la porte, rouler à vélo, face au vent, acheter un sandwich, le plus compliqué, le plus savant, le plus improbable possible, profiter du pâle et faible soleil d’hiver, comme on dit dans les romans, dans un de ces fauteuils invraisemblables du Luxembourg qui incitent à un effondrement corporel aux limites toujours repoussées. Un coin au soleil, un sandwich pastrami—œeuf—tomate séchée—roquette, un café fumant dans un gobelet de carton, cette journée pouvait encore s’arranger, mon humeur aussi, si en plus parvenait à me couper vraiment du monde, volume à fond, n’importe quoi, Vivaldi ou les Babyshambles, pendant que confluaient autour de moi, convergeant vers la sortie du jardin, jean slim, feutre mou, cheveux un peu longs, quelques petits clônes proprets d’on ne savait plus qui, allant rejoindre leurs salles de classe.

C’était oublier le vent. Glacial, il s’introduisait par l’interstice minuscule de mon écharpe et de mon col, me giflait le visage, rendait presque insupportable la brûlure du café… Cette idée de pique-nique ne tenait pas la route. Il restait une dernière solution qu’il fallait adopter, sans plus attendre, sans tergiverser : le repli stratégique vers une terre hospitalière. Julien Gracq venait de mourir. Je poussai donc la porte de José Corti. Je le reconnais, il manque, à tout ce que je vais dire, un peu de poussière. Quelques toiles d’araignée auraient été parfaites. Quand je suis entrée, il me sembla, je dois me tromper, que la libraire était assise en haut, sur la vieille mezzanine, et qu’elle mangeait elle aussi un sandwich, les jambes dans le vide, je dois me tromper. Je n’ai pas tout de suite aperçu l’autre femme, une peu plus âgée, un peu plus voûtée, qui apparut soudain derrière une pile de livres. Elles me laissèrent fureter dans le rayon de poésie anglaise sans m’adresser un regard. Et peu à peu mes doigts se réchauffaient.

C’est à ce moment là qu’il fit irruption, demandant d’une voix assurée Les jardins en quinconque de Sir Thomas Browne, il précisa bien Sir Thomas Browne : ils les  avait vus en vitrine la semaine dernière, il les exigeait à présent, où étaient-ils ? La question résonna dans la lumière de l’hiver, dans le silence de la librairie engourdie. Elle avait pris, sous l’effet de mon mal de tête, une précision incroyable, comme un tracé parfaitement droit à travers l’espace, de lui à moi. Les deux vieilles filles comprirent immédiatement le danger : elles retournaient à présent les piles de livres, cherchant ce tome, désigné, exigé, qu’elles avaient égaré. Pendant ce temps, il regardait les livres, comme s’il n’avait jamais posé cette question, comme s’il n’avait pas déclenché ce cataclysme. Entrée du libraire aux petites lunettes d’acier : bien qu’accueilli par la même question, reprise par les deux vieilles filles, il me parut d’abord résister mieux au choc. Il posa son chapeau, accrocha soigneusement son manteau, aligna consciencieusement la bordure de quelques papiers. La menace ne l’effleurait donc pas…. Mais une insistance le percuta de plein fouet et il se mit lui aussi à retourner toutes les piles. J’espérais bien tomber avec nonchalance sur le titre introuvable, mais la recomposition du monde n’alla pas jusqu’à ce point de perfection (je crois que vous en demandez trop, je n’ai que 7 minutes et je suis en train de les outrepasser). Et c’est au moment où la plus extrême tension avait été atteinte, où il semblait que le sol tremblait, que les piles de livres allaient s’effondrer qu’il se produisit la chose la plus inespérée qui soit : de la même voix, aussi décidée, il décréta que ça n’avait pas d’importance : il repasserait, et d’ici là ils l’auraient bien retrouvé. Les trois gardiens de la librairie, à l’heure où je vous parle, continuent à chercher fiévreusement :  leur sort n’a pas d’apaisement. Mais de mon côté, allez savoir pourquoi, je suis rentrée tranquillement à vélo.

 

vendredi 7 août 2009

Portraits inachevés

 

Portraits inachevés


Sur les photos je n’apparaissais pas. Il aurait fallu un angle improbable, un reflet, un morceau de miroir brisé ; mais ça ne s’est pas fait. Dans le texte, parfois, oui, c’est arrivé. J’ai gardé en moi la trace de cette après-midi finissante. C’est en moi qu’elle s’est écrite. J’en ai en moi les lignes, les traces. Mais le souvenir est de plus en plus difficile à raviver. Il s’y mêle des phrases et sans doute la façon dont je me la suis racontée sans même y penser a pris le pas sur ce qui s’est vraiment passé (il ne s’est rien passé). De tout ce temps, il ne se passera presque rien. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il est si difficile de le redire. La nuit est tombée depuis  longtemps, à présent, et enveloppe d’oubli le jour.

 

C’était un des derniers jours d’août. Il n’y a pas longtemps… les images s’en estompent. Que me restera-t-il alors des autres, les souvenirs d’autrefois ? Il me semble que si je m’étais avisée d’en parler plus tôt, mes souvenirs auraient eu une netteté photographique, tandis qu’aujourd’hui ils vont chercher leurs mots, hésiter, et finalement peut-être se perdre dans les méandres de la mémoire sans remonter jusqu’aux phrases qui les diraient. Il me semble qu’ils ont pris l’habitude de se dire, qu’ils ne prennent plus les mots qui les désigneraient, mais qu’ils les assemblent infidèlement. J’ignore quand ils se sont perdus… après tout, là n’est pas la question. Une chose est sûre : ils ont une vie indépendante, qui se détache de moi et qui bientôt ne m’appartiendra plus.

 

De l’eau, seulement…qui glisse entre les doigts…quand on se souvient de l’attraper…

 

L’après-midi finissait sous la pluie indécise… vraiment on ne pouvait pas être sûr qu’il pleuvait. Il y a toujours une réponse à donner au monde (au moins il est toujours possible de déplorer son absence) qui a le pouvoir étrange de nous faire renoncer à toute évasion hors de lui.  Nous épuisons ainsi nos possibles, nos mains se resserrent, se crispent : nous oublions , c’est plus simple, les autres, les possibles, les évasions, que nous laissons à d’autres.

 

On était rentré. Jardin abandonné à la pluie. Elle ne tombait pas encore, elle n’avait pas commencé à marquer le sol de traces circulaires, et déjà, il lui appartenait comme il avait si vite appartenu aux herbes folles, aux ronces, aux feuilles mortes, aux branches cassées des arbres fruitiers, si vite, après la mort du vieil homme, qu’on aurait dit faible. Déjà les branches  de l’arbre frémissaient des promesses de fraîcheur dans la lourdeur du jour. Il y a avait quelque chose qui finissait. On allait vers un ailleurs (et comment alors ne pas sentir l’impatience de cet ailleurs, de cet autrement ? comment ne pas sentir l’impatience du changement ?).

 

Elle viendrait. Le linge séchait sur les fils distendus, autrefois en métal, (trois générations de femmes y avaient étendu les lessives, perdu des pinces à linge, en bois, puis en plastique, dans l’herbe, accroché le matin des draps lourds et trempés, qui le soir sentiraient le soleil dans la pénombre des chambres à coucher, senti l’eau de la lessive couler sur les bras étirés, remonter dans les manches des vêtements et s’infiltrer dans l’étoffe) : il avait été replié vers le garage, plus ou moins entassé, étalé dans la pièce encombrée, chaises de jardin empilées, encastrées, tous jouets d’enfants ramassés à la hâte, jetés là comme des vestiges de vie.

 

L’orage allait venir, c’est courant en cette saison. On était rentré.

 

De sorte que je ne sais plus très bien pourquoi ni comment je me suis retrouvée seule dehors. Il n’y avait rien à y faire. Je me suis retrouvée dans le jardin. Seule. Attendre la pluie d’été qui ne se décidait pas. Je l’aurais aimée. Elle me rappellerait les pluies d’été chaudes, les robes d’été collées sur les jambes, les gouttes d’eau qui se rassemblent en un filet minuscule, s’entortille dans le cou, en contournant la nuque, les cheveux rassemblés par elle…j’aurais aimé cette pluie qui ne venait pas et qui seule aurait pu nous laver de nos tristesses et les emporter avec elle.

 

Elle ne venait pas.

 

Je l’attendais sous le cerisier dont le feuillage s’ouvre sur le jardin minuscule, se répand sur l’espace des pas, les rattache aux nuages qui passent, au ciel, et à la vie souterraine et obstinée de ses racines : sa frondaison immense en transgresse les limites, passe le mur de galet au-dessus de la rue étroite, qui ramène au printemps la ronde éternel des gamins chapardeurs (ils  ne sautent pas assez haut pour emporter dans leurs mains maladroites les fruits précieux, noirs, écrasés de leur désir.

 

Certainement elle n’est pas loin.

 

Je me souviens des jeux de mon enfance annonciateurs des orages. Il comptait les secondes entre l’éclair et son bruit, et je multipliais, et nous savions que l’orage se trouvait encore loin, que nous avions le temps encore, de rester un peu, sous l’arbre, puis nous comptions de nouveau, le chiffre des secondes diminuait, mais je n’avais pas peur, il fallait ramasser les jouets éparpillés, puis les premières gouttes atteignaient mes bras, ou les siens, et nous courions alors vers la maison, fermer les volets, et nous comptions encore, jusqu’à être sous le déchaînement de la pluie, bien à l’abri. Les gouttes énormes contre les vitres qui en tremblaient, le toit, rebondissaient dans le jardin, secouaient les rosiers sans mettre un terme à notre été. Elles n’étaient qu’une manifestation de cet été sans fin et triomphant de l’enfance. Une soirée fraîche sentirait la terre humide, l’herbe, dans l’air lavé de cet orage, Un matin clair… Et puis nous comptions encore, toujours, victorieux, quand l’orage s’éloignait, comme si notre décompte patient, vigilant, avait maîtrisé le cours du monde, et calmer ce déchaînement.

 

La surface des choses ne nous est rien ; ce n’est pas là que nous sommes.

 

Elle n’est plus très loin. Je suis seule sous le cerisier. À demi mort, toujours immense. Je suis seule à présent. Sans doute sur les montagnes. Elle descendrait rageuse. Ce serait un orage d’été, qui secoue les frondaisons et flétrit les pétales.

 

Le vent faiblit, les branches s’apaisent. La pluie ne vient pas. Ce jour finira sans elle, comme tant de jours finissent sans avoir rien tenu, ni de leur promesse ni de leur menace. S’ouvrait alors un espace plus vide encore que le jardin, depuis longtemps déserté par le vieux jardinier, qui savait tenir le lieu, la terre, les plantes, leur profusion insensée, les insectes minuscules qui les auraient dévorées, en respect et s’entendre avec eux. Incessamment. Obstinément. Il a déserté le jardin. Comme l’orage déserte ce temps qui lui était déjà consacré. S’ouvre un temps vide, sous un ciel gris.

 

 Il se reflète dans un vieux miroir ébréché. Les adjectifs ne lui manquent pas, de ce qui a dû être ses ambitions cassées, fissuré, fracturé, presque morcelé, il attend contre le mûr de ciment gris. Alors dans ce morceau d’espace qui n’existe pas, il se passe une chose…les enfants courent dans le jardin, passent devant le miroir, tâches de couleurs vives sur le vert sombre des lierres, le gris du ciel, s’arrêtent un instant dans leur course, rient, se disputent, assises devant lui, sans le voir, sans prendre garde à cet autre monde qu’elles traversent pourtant de leurs jeux. Elles n’y prennent pas garde : il y a dans le monde lisse, presque brisé du miroir, deux enfants, deux taches de couleurs qui virevoltent ; elles s’avancent, rentrent dans le cadre, se perdent un peu dans les brisures, s’immobilisent un instant, et puis ressortent du cadre, et s’éloignent de nouveau dans le monde doux du jardin.

 

Assise sur les marches de l’escalier, sans bouger, j’ai oublié la pluie, son absence, je photographie leurs passages… parfois le miroir redouble le monde, d’autres fois il donne à voir ce qui ne se donne pas dans le monde. Parfois, il y a l’enfant et son double, tous deux songeurs, presque réunis, assis l’un contre l’autre, se tournant le dos, se frôlant de l’épaule, ignorants l’un de l’autre, sans qu’on sache si c’est par insouciance, si c’est par la grâce de cette légèreté que nous avons tant perdue, à laquelle il s’abandonne si facilement, dans le repos, le rêve, la trêve d’un instant. Soudain l’enfant repart, inatteignable, dans son monde, clos, de jeux mystérieux et graves, mais il reste son reflet dans cet angle improbable, où le ciel et une bordure dorée encadre un coin de jardin dans lequel un enfant gai ignore tout de cela, de l’attente perdue, et de la grâce perdue. Et puis… la pluie a commencé très doucement à tomber. Nous sommes restées un peu dans ce monde qui pour la première fois se disait double. C’était une pluie de fin d’été. Elles ont cessé de virevolter dans ces deux mondes, j’avais peur de les perdre. Elles auraient pu se glisser dans le monde en écho de ce miroir, elles auraient pu dans leurs pas imprévisibles le préférer aux aspérités de notre lieu… elles sont pourtant venues, à ma suite, et quand elles sont enfin rentrées dans la maison, je les ai senties, toutes palpitantes de leurs jeux.

 

La carte mémoire de l’appareil affichait une erreur. Nulle part il n’y a trace de ces images.

 

Pourtant, ce qui arrive…à la surface des choses…ne nous est rien.

 

 


jeudi 6 août 2009

Dans la forêt

 

 

Le cavalier perdu dans la forêt

 

 

 

Les pages ont la légèreté d’une fumée, elles glissent entre les doigts. La main distraite ailleurs ne les retient pas, pas vraiment. Du moins, si on y regardait de plus près, si les gestes se décomposaient sous le regard anatomique, les yeux grand ouverts sur cette parcelle précisément déterminée du monde, on verrait que dans ce cadre ainsi fixé, elle tremble légèrement. Qu’elle ne réprime pas tout à fait d’impalpables hésitations avant d’atteindre son lieu exact. La lumière de la lampe n’atteint pas tous les recoins de la chambre. Il faudra se pencher, tendre la main, reprendre le livre tombé sur le sol, l’ouvrir de nouveau, le parcourir… les yeux glissent en diagonale, peut-être l’heure avancée de la nuit a-t-elle ici affirmé son influence, et le regard passe à travers les phrases, en retient quelques bribes, des murmures, qui parviennent alors à traverser l’espace, à traverser l’esprit. Qui parviennent à s’inscrire dans le regard.  Dans la mémoire. Ils y restent, oui. Tandis que la tête se penche sur lui. Sur lui, la nuque s’arrondit, on dirait, avec tendresse. On ne pourrait pas dire que, dans ce geste, il ne met pas la tendresse dont il est capable.

 

Le cavalier pourtant… Où est-il ? Il ne réapparaît pas. Où est-il ? Il a déjà dû s’éloigner, sans doute, résolu en ses actions, le plus qu’il pouvait — seul, dans le soir qui tombe — comme tant d’autres, avant lui, se sont éloignés. Effacé(s) par les lointains d’un soir qui tombe. D’autres viendront aussi, bientôt, qui suivront ses traces, effacées. Évidemment, puisqu’elles ont disparu, ils ne déchiffreront pas le sol meuble, ni le sol détrempé des pluies du printemps, ni le sol cassé en poussière qui supporte l’été vertical. Toutes traces perdues. Ils se pencheront, scruteront, les yeux grand ouverts, ils fixeront de leur regard immense l’attente insoluble de l’indice indéchiffrable. Eux aussi, que personne n’a même vus passer…

Dans mon histoire, il n’y a pas de pluriel, pas de théorie des voyageurs, bruyante, colorée, animée, excitée par la fuite que trace le voyage dans le monde : dans cette histoire, il est volontairement seul, résolument seul, et tout est noyé sous la brume, puis tout sombre dans la nuit. Il ne sera pas facile de distinguer tous les aléas… sans doute pas. Ce sera ma seule trahison, mais je ne savais pas tirer toutes ces perspectives. Est-ce une erreur ? Je ne sais pas… vraiment… je n’en sais rien… rien du tout. Alors simplifions.

 

Pensez à lui, pensez d’abord comme c’est pénible et laborieux.  

 

Il avait déjà sur lui toute la course du jour. Il portait déjà tout le poids de la poussière de l’été, elle s’agrippait aux jointures de ses mains, aux rides de son visage, son regard s’était laissé crisper dans la lumière du jour, ou peut-être sous la pluie  (le temps était horrible, on n’avait jamais vu ça par ici, un temps pareil, en cette saison), peut-être la pluie lui coulait-elle le long des joues, peut-être détrempait-elle son chapeau, peut-être entrait-elle dans sa bouche, elle passait entre ses lèvres, collait les étoffes devenues froides sur son corps, tissus gorgés d’eau : un enfant se serait arrêté pour pleurer, de dénuement, d’épuisement. Ils ne doivent  pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place… encore moins s’arrêter en une place… Lui se contente de ce ruissellement continu qui s’abat sur lui, lui seul. Car pourquoi pleurer si personne ne vous tend une main ? Ça ne sert à rien, si plus personne n’essuie les pleurs sur votre joue avant que les larmes n’aient atteint la commissure de vos lèvres, avant qu’elles ne soient entrées dans votre bouche et que toute l’amertume ne s’en soit insinuée là, entre vos lèvres ? Alors, personne ne sait plus vous consoler, et donc, simplement, évidemment, vous ne pleurez plus. Du moins, est-ce ainsi que parfois les choses nous sont présentées. Il faut penser aussi au trouble, les larmes troublent le regard. Il ne lui paraît donc pas utile de mêler les siennes à la nuit. La pluie d’octobre y suffit à elle seule. Et voilà que, dans cet infini dont il ne parvient pas à sortir — un moment pourtant, cela n’aurait dû être qu’un moment, cela n’aurait jamais dû s’étirer dans le temps, les pas de sa monture se perdant dans les herbes, les branches des arbres heurtant son visage, et toute la mécanique des pas se détraquant doucement — voilà qu’il sait. Soudain il comprend. Il devine. Il vient à sa conscience. Qu’il est perdu. L’ont perdu, les pas, l’un après l’autre. Les erreurs. Les chemins. Les croisements. Tout s’est détraqué, et maintenant il est perdu. Il a peut-être suffi d’une hésitation… une seule a pu suffire, aussi imperceptible qu’elle ait été, pour détraquer la mécanique de ses pas et finalement le perdre. Il est possible, oui, que ce soit simplement les arbres, tous noyés dans le soir qui tombe, tous les mêmes, impénétrables, indifférents. Ils auraient dû avoir pour unique soin d’indiquer le ciel, de désigner cet espace ouvert au-dessus de sa tête, et ce faisant ils le cachent et ils le dérobent aux regards, et l’enferment encore plus qu’il n’est : ils dérobent tout l’espace. Rien d’autre… Et comme s’il le falait encore, leur sont venus en aide les nuages, gris, uniformes, invisibles dans la nuit lourde et qui pourtant sont bien là, indifférents à lui, puisque au-dessus de lui il n’y a plus rien, et qu’il ne peut rien suivre du regard, ses yeux ne rencontrent rien qu’une masse horizontale, aussi opaque que la forêt, dont il n’est plus possible, de les distinguer.

Et si par aventure les entrelacs des branchages offrent encore aux regards une forme quelconque, un entrecroisement de traits noirs, des griffures sur le ciel déjà si sombre, mais quelque chose qui pourrait encore ressembler à un tracé, un signe, une direction, et qui serait en mesure de lui redonner espoir, d’insinuer en lui un peu d’espoir, alors le vent s’en mêle et les secoue, et il n’est même pas possible de continuer à les suivre tant leurs balancements imprévisibles les dérobent aux regards. Les yeux désorientés croient suivre un arbre, remonter le long d’une branche, et ce faisant, dans un effort qu’il n’est pas envisageable ici de représenter, il vaut mieux y renoncer, ils glissent inévitablement vers des ailleurs qu’ils ne maîtrisent pas, et ne s’en rendent compte que lorsque toute l’opacité de la forêt lui revient en mémoire. Les simulacres des arbres se recomposent sur le ciel noir, sans ordre, s’agitent, se penchent, se bousculent, s’entrelacent, s’entre-emmêlent, sans espoir de fin. Aucun regard ne pourrait les percer. Le vent entremêlant leur forme, même pas, leurs ombres, et ils oscillent et se balancent ; cela finit de le désorienter.

 

Comprenez : il n’a rien à quoi retenir son regard. Ce qui défile devant lui n’a pas de forme. Les hâchures qui parfois se dessinent sur le fond obscur de la nuit ne suffisent pas à recomposer un paysage qu’il pourrait traverser, dans lequel il cheminerait et duquel, enfin, il pourrait sortir. Tout s’est mêlé, dans cette indétermination, de la terre, de l’eau, des méandres du fleuve, des bras morts, chemins oubliés, le ciel rejoint la cime des arbres, aucune lueur ne traverse l’espace rendu dense par la nappe de brouillard qui monte peu à peu et se répand dans tous les angles du paysage… Il ne lui reste rien à quoi se retenir. Tout a glissé dans le soir qui tombe, la brume qui monte, les lignes fondues, tout se confond, les ombres s’allongent indéfiniment … Quelles étaient donc ces choses-là ? C’était la terre, le ciel, et toutes les choses que j’apercevais par l’entremise de mes sens.  Mais il n’y peut rien. Il ne dépendait pas de sa volonté de retrouver le tracé du chemin, si les lignes, d’elles-mêmes, sous ses yeux incrédules, se sont estompées jusqu’à s’effacer complètement. Son attention, c’est là une certitude, était entière, toute entière fixée sur le monde alentour, exigeante et aiguë. Elle ne s’est pas relâchée, pas plus que sa main ne s’est relâchée sur les rênes et n’a laissé sa monture aller au hasard de ses pas. Mais le chemin s’est effacé (à propos du chemin, cette forme réflexive, à laquelle vous tenez, visiblement, là, oui, précisément là, elle convient). Personne depuis longtemps ne s’y était engagé, voilà tout, les temps sont troublés, les temps sont difficiles, les hommes se sont repliés sur leurs activités propres, retranchés derrière les mûrs de leur demeure, ils ont refermés les lourdes portes derrière eux, pour protéger leur sommeil, et les traces se sont perdues avec les saisons, les herbes emmêlées, les ronces épineuses, entrelacées, les branchages, il s’est retrouvé pris au piège et maintenant, oui, il est perdu. Le monde informe l’a égaré dans l’espace qui s’est ouvert devant ses pas et qui s’est refermé sur lui, un peu plus, encore, au fur et à mesure qu’il avançait. Un univers indifférent, sans lignes ni perspective sur un ailleurs. Même pas hostile. Lui ne peut que continuer. Que pourrait-il faire d’autre ? Il avance. Il traverse des méandres asséchés, des marais embourbés, des clairières minuscules, des massifs de ronce, que peut-il faire d’autre ?

 Sans plus rien savoir, sans plus rien croire, sans savoir quel combat livrer, vers quel parti se tourner, quel ennemi affronter, de la nuit, du silence qui s’abat et auquel il n’est pas possible de faire confiance, il ne sait plus rien, il avance. Il est traversé de tensions, de cris, de craquements, de sifflements, de bourrasques, de murmures, qui le transpercent de part en part, bien plus que le froid de la pluie qui imbibe son manteau… Je me désaccoutumerai désormais de prendre confiance…

 

Le monde qui l’absorbe est plein mais lui ne prend plus pied, un univers uniforme qui l’a perdu, trompé, détourné de son chemin. Plein ou vide, c’est tout un. Cela ne change rien, car aucun trait ne retient le regard. Rien de saillant. Ce qu’il lui faudrait, c’est une ligne de crête… Non, c’est inutile, n’essayez pas ici les hypothèses d’école, ne tentez pas de suivre les embranchements des raisonnements dont les contradictions permettent de fermer l’arbre logique et de conclure à la vérité de la contraposée… parce que des embranchements, des arbres, des croisements, des carrefours, des impasses, dans ce monde-là, il y en a déjà eu assez ! Il n’y a pas de raison d’en mettre d’autres. Arrêtez : ne lui compliquez pas les choses avec vos hypothèses d’école, soyez sérieux : il est perdu au plus sombre de la nuit et de la forêt. Maintenant, dans les ombres du crépuscule, vous ne tracerez rien, aucun trait ne prendra corps, tout s’estompera dans ce paysage crépusculaire. Ne tentez pas d’écrire ici. Lui, il avance. Il continue. Il tient, alors que rien, pourtant, plus rien ne le retient.

Et puis le monde de la pensée est si simple au regard de ce qu’il traverse…, vous nous parlez de quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l’arithmétique et la géométrie, par exemple…et vous êtes là, assis, à l’abri de ces murs (et je ne vous parle même pas de tout ce luxe dans lequel vous vous lovez) ; lui, il va passer la nuit dans la forêt sans rien à boire, rien à manger, pas de lieu où dormir. Je n’en dirai pas plus, vous en savez assez, à présent, pour essayer de comprendre. Tout ce qu’il lui reste, de tout ce qui l’entourait autrefois, il y a bien longtemps, dans un temps qui lui paraît soudain aussi éloigné que toute lisière, toute trace de chemin, c’est un mouvement continuel, le balancement des pas de son cheval, et cela, rien ne doit l’arrêter, et à cela il faut qu’il se tienne. Surtout, qu’il ne glisse pas dans le sommeil, surtout, qu’il ne s’endorme pas. Ne simplifiez pas les choses. Il a tellement sommeil, il est tiré, absorbé, si profondément dans la nuit, il voudrait fermer les yeux, glisser dans l’abandon du sommeil : il se contenterait alors, pour tout mouvement, du balancement régulier de son cheval, il renoncerait si facilement, au point où il en est, il serait tout entier replié hors de ce monde, en lui, dans ses pensées, perdu en elles, il les connaît, il s’y trouve bien, la tentation est immense… évidemment, il ne peut pas céder à cette force, qui pourrait l’entraîner, le faire tomber de cheval, et finalement le faire glisser brutalement sur un sol dans lequel il n’a plus confiance. La terre elle-même à présent ne le porte plus aussi solidement qu’autrefois, mais que lui resterait-il alors ? Non, ne compliquez pas les choses, c’est bien assez difficile comme cela, sans y ajouter vos interventions formelles. C’est si profondément désorientant.

 

Et même… à supposer qu’il soit une hypothèse d’école, il n’est sans doute rien d’autre qu’une hypothèse d’école… il est perdu, tout de même…

 

Il continue à avancer (encore n’est-ce pas lui qui avance). Il se creuse, dans les ténèbres qui vont à sa rencontre, un vide immense. De ses pensées. De ses regards. Les ombres s’allongent. Se fondent. S’entrecroisent. Les ombres descendent le long des troncs, entremêlent les lignes, les courbes, les simplifient, les estompent, les effacent, et sous son regard il ne reste que la masse opaque des arbres. Et la masse invisible du ciel (dont on sait par ailleurs, mais c’est une autre histoire, tous les voyageurs qu’il a guidés sur la masse informe immense et dangereuse des océans, tous ceux qu’il a bien voulu ramener à bon port,  mais c’est une toute autre histoire que la sienne…). Il pourrait disparaître si facilement du regard. Du texte aussi. Vous comprenez comme c’est dangereux ? Nous y sommes. Si nous perdons sa trace, s’il se perd aussi dans notre mémoire, qui se souviendra qu’il est passé par là ? Mais avancez ! Y a rien à voir. Justement, c’est ça le problème. Y a rien à voir. Circulez. Pas une étoile, pas une croix à la croisée des chemins (ce n’est donc pas une croisée, techniquement parlant) … pas une carte sur laquelle il puisse jeter un regard. Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée… comment revenir, reprendre pied, assurer un pas, comment … ? Il ne sait plus comment revenir, il n’a plus rien sur quoi assurer sa démarche, il hésite,  il trébuche peut-être, parfois… et cette angoisse, il est bien possible, aussi fortement qu’elle puisse étreindre sa gorge, il est très possible qu’il ne se la dise même pas, qu’il la conserve, intacte, informulée, qu’il la préfère dans le vague de ses pensées à partir desquelles, pourtant, aussi arc-bouté puisse-t-il être, elle diffuse sans cesse, s’insinuant de toutes parts dans un monde horizontal dont l’horizon tout à l’heure a basculé et l’envahissant sans rencontrer plus d’obstacle. La nuit l’a englobé. Non, arrêtez, ne dîtes pas cela : la nuit ne l’a pas enveloppé. Arrêtez les poncifs ! On ne pourra pas discuter comme ça ! Il est perdu, vous vous souvenez ? Si j’étais Sofia Coppola, il serait perdu dans la banlieue en écoutant Pete Doherty en boucle sur son i-pod, il serait ivre d’un mélange de vodka et de bière, et ça ne changerait rien à l’affaire ! Vous comprenez ? Plus rien… Rien ne l’enveloppe. Rien ne le protège. Il est seul dans le monde. Les lignes de fuite, il faut être peintre derrière son chevalet pour en parler. Autour de lui, tout a fui, en fait. Il voudrait fuir, lui aussi, il lui faudrait un lieu d’où fuir, un autre lieu où fuir, ses talons alors s’enfonceraient dans les flancs de sa monture, il reprendrait sa course d’autrefois, il irait quelque part, il progresserait, ses pas le porteraient, il pourrait mesurer des distances, apprécier ses efforts, son habileté de cavalier… il n’est pas sûr, il ne peut pas être assuré qu’en fuyant il ne finisse pas, par des détours invraisemblables, par manque de chance, par hasard, un hasard malheureux, mais pas impossible dans les conditions où nous l’avons placé, il ne peut pas être sûr qu’il ne finira pas par retourner contre eux les pas qu’il a accumulés et qu’il ne retournera pas là d’où il a fui, seulement plus éreinté encore, plus écrasé… Il lui reste une issue, une seule : il tracera une ligne de fuite et ne la changera point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui l’ait déterminé à la choisir.

 

Aucun appui. Rien de saillant. Rien n’accroche son regard. Rien n’arrête sa marche. Parfois peut-être il trébuchera, mais ce sera sans gravité. Il ne tombera pas. Une pierre un peu glissante et blanche qu’il n’aura pas pu voir, peut-être, ou une branche morte arrachée par la tempête de l’hiver précédent, laissée à terre, entrelacée de lierre ou de ronces. Il ne tombera pas. Il sursautera peut-être. Il ne glissera pas dans le sommeil, c’est certain. Il s’en remet au hasard le plus acéré. Vous ne vous inquiétez pas outre mesure, n’est-ce pas ? Il est perdu dans la forêt, oui, mais la nuit finira et il finira bien, lui aussi, par… et que ce monde s’étale horizontalement ne change rien à l’affaire. …comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au dessus. Je m’efforcerai néanmoins… Tous ses gestes sont des arrachements. Rien ne le soutient ; il s’enfonce dans un monde informe, rien ne le tient : ça doit surprendre, non ? Qu’au début il n’ait pas su, pas pu bouger, qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Mettez-vous à sa place, essayez : il y faut un effort de sa volonté dont vous ne pouvez même pas vous représenter le début, le premier tremblement de sa volonté, vous en êtes bien incapable  — à moins que plongé dans les mêmes conditions… il faut que je prenne garde de ne pas prendre imprudemment… il continue à avancer… je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps… monde vide, monde plein, monde magmateux, c’est tout un. Peut-être a-t-il moins peur s’il imagine un monde vide… De toutes façons, il ne lui reste que le hasard du premier mouvement de sa volonté : elle le portera, si plus rien ne le porte.

 

La pluie ruisselle toujours sur son visage et plus rien maintenant ne le protège. Maintenant vous êtes convaincus ? Il ne cherche pas un lieu : il cherche seulement à arriver au moins à la fin quelque part où vraisemblablement il sera mieux que dans le milieu d’une forêt… Il ne cherche plus le repos, la fin de tout mouvement, de ce balancement que lui impose les pas de sa monture, de ce ruissellement de la pluie, il ne fuit pas la fatigue ni le froid, il ne fuit pas: il cherche autre chose que son regard seul décide dans le paysage, où il n’y a rien à voir à travers l’épaisseur de la nuit. Il décide, par la seule force de son regard qui trace les traits de ce paysage sans perspective, il prend la décision d’une ligne droite, N’importe laquelle, cela n’importe plus maintenant. Dans n’importe quelle direction, peu importe, ce n’est plus cela qui importe. Vous comprenez à présent… Il n’est pas en son  pouvoir de discerner les chemins, les traces, les marques, les pas des autres, de ceux, tous ceux qui sont déjà sortis, s’ils sont sortis… il n’a plus confiance. Il se fie uniquement à une ligne droite, celle qu’il tient, par le pouvoir de sa volonté, le pouvoir de ses yeux aveuglés par la nuit, par la force de tout son corps au dessus de son cheval, la force de ses jambes qui tiennent la direction, de ses mains fatiguées sur le cuir des rênes ruisselant de pluie. Il tiendra.

 

À présent, sa volonté trace une ligne droite à travers toute la page.

 

 

mercredi 5 août 2009

Munch

Est-ce lui ?

 

J’ai du mal à voir. De loin, dans cette pièce immense, où les visiteurs se bousculent, se croisent, se toisent parfois, s’évitent, parfois se font signe, là une femme se penche vers l’oreille d’une autre, plus âgée, silhouette lourde et fatiguée, elle lui chuchote quelque chose, et toutes deux regardent en direction de qui me semble être lui. De si loin, dans cette foule, il est difficile d’assurer avec certitude que c’est bien lui qui apparaît, si sombre, par delà les écharpes colorées et les manteaux sombres.

 

Est-ce lui ? Encore une fois des silhouettes s’interposent entre lui et moi. Cette autre, étonnamment plus grande que moi, qui n’ai pas l’habitude de ne pas dépasser d’une tête les autres femmes, m’obstrue la perspective que j’étais parvenue à prendre. Je me déplace. Je veux le voir. M’approcher. Il n’y a que lui, dans cette salle, qui aspire ainsi l’espace, qui exerce une telle attraction sur chacun

— au point que tout, à côté de lui, paraisse pâle et fatigué.

 

Ce ne peut être que lui.

 

C’est le sien, ce visage à jamais anonyme (la liste de tous ceux qui, un jour, un moment, l’ont porté comme un masque, serait trop longue à écrire même si certains parfois, s’y sont essayés, recueillant toute trace d’eux avec une infinie tendresse, dans les décombres des villes en ruines, des villages abandonnés, des maisons détruites, des prisons, de l’enfer), dont nous n’oserons jamais croiser le regard, dont nous n’essuyerons jamais les larmes avec le plat de notre main, ni la sueur froide de la fièvre ou de la peur, dont nous ne caresserons pas la joue pour en effacer le regard de terreur, pour en apaiser les souffrances, dont nous n’apaiserons pas la fièvre alors pourtant qu’il grelotte, que nous ne baiserons pas, alors que nous devrions, à genou, nous incliner devant lui et le révérer, ce visage distordu, déformé, qu’un cri transperce, ce visage de toutes les victimes qui, un jour, une nuit, n’importe quand, peut-être même à ce moment précis où ce cri ultime leur échappa, l’aube était douce et le jour s’annonçait magnifique et écrasé de soleil, mais déjà rongé d’angoisse, s’est abîmé d’angoisse, visage de toutes les victimes qui, tordues de douleur, se sont effondrées sur elles, sous les coups de leur assassin, de leur bourreau, qui sont tombées sous les coups du sort, du destin, de l’injustice, de l’histoire, de la haine, de la folie, de la raison froide et calculatrice, instrument perverti de la lumière, qui sont tombées sous ses coups

 

pour finir,

oubliées…

oubliées de tous,

ou presque…

 

Certains continuent à passer, sans le voir. Les yeux rivés sur le plan du Musée.

Il arrête tout,

Le temps,

L’espace,

La possibilité même de respirer,

Il oblige à le regarder. Impossible de faire un pas de plus. Chercher son regard des yeux. Tenter peut-être de le ramener à nous.

 

Inconsistants fantômes, nous passons devant elles, à côté d’elles, peut-être, tout près du lieu du drame, peut-être  croisons-nous un rescapé encore halluciné, arrivé caché dans un camion, accroché à un pneu, à un radeau gonfable ballotté sur les vagues, par chance, si c’en est une, il n’est pas tombé dans la mer, il est devenu aussitôt sdf dans une de nos villes, accueillantes à toute forme de misère, ô combien : elle l’ingère, la hume, en renifle l’odeur de sueur et de poussière, la reconnaît comme sienne et finalement elle emmène le malheureux rescapé dans un parc public, le fait asseoir un peu à l’écart de l’aire de jeux des enfant encore innocents, peut-être pour un temps encore ni bourreaux ni victimes (on peut le penser, mais enfin, ce n’est pas tout à fait sûr, et si j’étais vous, je ne parierais pas, tout de même, ou pas trop, il vaut mieux ne pas avoir à examiner de trop près ni leurs corps ni leurs âmes — je vous aurais prévenus, tant pis pour vous si vous soulevez les pans du vêtement et trouvez des traces de coups qu’il faudra faire semblant de ne pas avoir vues), lui trouve une petite place à l’ombre, lui qui vient de l’espace immense écrasé de soleil, lui dont les frères reposent à présent dans une fosse commune

 

(mais il ne le sait pas et une sourde inquiétude le torture jusque dans ses rêves, alors que d’autres qui les y ont poussés ne s’en soucient pas, et que d’autres encore se blesseront nuit et jour à cette pensée jusqu’à la fin des temps, car s’il n’y a pas de Dieu pour nous consoler tous, de toutes nos peines, il n’y aura aucune consolation, nous le savons et de cela non plus nous ne nous consolons pas, de cela nous ne pourrons jamais plus nous consoler, cela nous déchirera constamment depuis que nous savons que Dieu n’existe pas, c’est-à-dire depuis que nous avons cessé d’espérer qu’Il existe, jusqu’à ce que toute trace de nous ait disparu de tout univers possible)

 

où comme eux, en rien différents d’eux, toutes les victimes s’empilent, s’entassent, s’amoncellent, et s’enchevêtrent et pouriront comme nous tous, mais eux, après la honte misérable, les existences détruites, et les espoirs anéantis une fois pour toutes, et le malheur lancinant aussi, et poignant, et l’injustice ultime : pour finir avec une balle dans la tête — en mettant les choses au mieux – alors que nous, nous prendrons notre temps, nous agoniserons dignement, nous y arriverons, portés par nos proches qui nous pleureront, nous regretteront éternellement, nous mettront en terre après avoir tenu notre main en pensant aux regrets éternels qu’ils éprouveront de nous avoir perdu, pendant que nous poussions notre dernier soupir, endormis de morphine dans des lits tous semblables, bien alignés le long d’un couloir d’hôpital dans lequel déjà nous étions venus tenir la main etc… ?

 

Est-ce donc là son visage, à lui qui n’a pas reçu de consolation, que nous ne sommes pas venus assister, lui, dont nous avions pourtant entendu le malheur, dont nous savions que le malheur obstinément le poursuivait : il se rapprochait, chaque jour il se rapprochait, sans doute dans une salle en sous-sol, à la porte blindée, quelques pantins portant étoiles avançaient en même temps des épingles de couleurs sur une carte, enfonçant par là même le malheur dans le sol qu’ils avaient choisi pour y planter leur haine, nous savions pour l’entendre répéter tous les soirs et tous les matins, pour le lire au petit-déjeuner et dans les trajets en métro, que vers lui le malheur avançait,

passait les cols,

descendait dans la plaine, comme un vent immense et mauvais venu des lointains, comme une vague de fond : son malheur.

 

Voilà qu’il s’empare de la route, fait sauter les barrages, méconnaît les frontières, et enfin pénètre jusque dans la maison de Celui-qui-maintenant-est-un-cri.

 

La pauvre porte de bois, à l’ancienne serrure, n’a pas résisté. Elle a cédé bien vite sous les coups de pieds des hommes en armes. Qu’importe le nom de l’ordre pour lequel ils venaient, le nom de celui qui leur avait donné la permission de tout détruire ? Cela ne change plus rien à présent. Pour lui, cela ne change plus rien. Et ce bruit sec est peut-être le moment où il a compris que, de lui, de tout ce qui est sien, c’en est fini

et il a hurlé.

 

Et c’en fut fini de sa vie d’antan, en un instant c’en fut fini, de tout ce que les mains usées de ses ancêtres avaient patiemment poli, patiemment amassé, tous ces objets destinés à sa vie la plus doucement quotidienne, pour Lui qu’ils aimaient depuis des générations, à travers la suite de leurs existences, sans le connaître, sans même l’avoir tenu dans leurs bras, à travers la suite infinie de leurs déboires, de leurs élans, de leurs espoirs, tendrement protégés, et qui maintement, avaient tous cédé en même temps que cette serrure : d’un coup sec.

 

Est-ce Lui,

que nous avons laissé mourir ? Que nous n’avons pas protégé quand il en avait besoin ? Est-ce Lui que nous avons abandonné ? Avec toutes les foules de ceux que nous n’avons pas consolés,

avec la foule immense  des enfants abandonnés au vent mauvais…

auxquels nous n’avons pas ouvert nos bras, que nous n’avons pas emportés dans la nuit, pour les coucher dans un lit bien chaud, pour les border après avoir embrassé leur front avant le sommeil, sans jamais oublier d’embrasser leur front, enfants que nous avons laissés dehors, seuls dans le froid de la mort que nous n’oserions pas affronter,

et pour eux il nous est seulement permis d’élever des stèles, au pied desquelles il serait encore inconvenant que nous osions pleurer, au pied desquelles nous pouvons seulement déposer nos fautes ! Il arrive que nous ne puissions pas nous en détourner, et alors, une angoisse soudaine nous assaille. Pensez que ce qu’ils ont subi, nous ne savons pas comment cela se supporte.

Qu’ils nous pardonnent.

 

Est-ce pour ces enfants qu’Il pousse à jamais ce cri ?

Figé dans la salle feutrée du Musée National.

Il glace. Il transperce.

Et de quoi nous plaindrions-nous ? Quelle douleur l’a transpercé, Lui, pour qu’Il expulse ainsi de lui un cri inaudible ?

 

Heureusement pour moi, il a les yeux fermés.

 

Car la carte de son malheur se dessinait tous les soirs sur les écrans du salon, au moment où nous prenions l’apéritif, au moment où, la journée passée à gagner notre vie, à assurer notre confort, à participer au jeu social, à jouer avec les autres le même jeu qu’eux, la frénésie quotidienne nous laissait au calme tranquille de la vie amicale, ambiance détendue, éclats de rires feutrés et verre à la main, tintements de fête et de plaisir, nous attendions la météo pour décider du week-end : chacun, pour faire bonne figure, y allait de son commentaire, apitoyé ou géopolitique (en général, les femmmes apitoyées, les hommes géopolitiques, répartition des rôles bien convenable, mais parfois certains se trompaient sans qu’il faille y voir autre chose d’un petit déraillage social, n’allons pas cependant les soupçonner de tendances sexuelles libertaires, une petite fantaisie dans le rôle social, rien de plus, je vous assure, et personne qui serait allé contester les décisions du sous-sol plus loin que dans son salon). 

 

Parce que ce soir, décidément, les gros titres appelaient un commentaire un peu plus soutenu qu’un regard indifférent, celui qu’en général nous leur accordons à eux tous, tous ces malheureux ? Parce que ce soir, nous aurions tous été des monstres de ne pas lui accorder toute notre attention ?

 

Il ne serait pas possible de soutenir son regard. Il n’ouvrira pas les yeux, n’est-ce pas ? Il ne plantera pas dans les miens son regard inimaginable, il ne m’adressera pas une indicible question ?

 

Était-ce vers Lui que ces colonnes de fumée, ces chars, ces armées en marche se dirigeaient, sûrement, avec la précision du destin, mais un destin décidé par les hommes, d’autres hommes encore (je ne les connais pas, ne peux rien vous en dire, renseignez-vous, les livres d’histoire, je pense, vous en diront un peu plus), sans transcendance, sans principe de justice, intérêts purs, matériels, quelques puits de pétroles fumant sur nos écrans, deux tours qui tombent, une étudiante qui meurt ici, un autre écrasé par un char qu’il affronta seul, sur une place vide, de la seule force de son regard, et une vague géante, enfin, pour emporter le tout ?

 

Lui, comme nous tous,

Abandonné(s)

Jeté(s) par l’ouragan dans l’éther sans oiseaux

Navigue dans un monde sans consolation,

Oublié(s) de tous

Seul(s), seul(s) au monde, seul(s) dans l’océan des chagrins, des pertes, des deuils,

Sans rien, à quoi nous tenir, à quoi nous retenir, sans une main qui se tende et nous relève,

Et nous arrache à cette tempête.

 

Pourtant, pourtant nous le savons bien, et cela a tellement excité notre intellect, ce fut un jour grandiose, un jour à retenir dans notre vie intellectuelle, un moment certainement d’intenses connexions neuronales, d’excitation cognitivo-spirituelle, de griserie électro-cérébrale, d’ivresse synaptique ! Les doigts courraient sur les claviers, les écrans faisaient défiler les petites suites de caractères (elles auraient dû nous mettre en garde, nous aurions dû nous méfier). Les doigts couraient, s’agitaient, et pendant ce temps le Philosophe Australien, du haut de sa chaire (il a beaucoup publié, beaucoup polémiqué, il est traduit dans plusieurs langues, il va au gré des invitations de ville en ville répandre ce qu’il en pense, de tout, de rien, et, loué soit-il, il a des assistants, des thésards, des bourses, des prix, une chaire, même porte son nom, il s’est constitué une armada, une suite princière, qu’il emmène, qu’il protège, qu’il place, qui se place, qui l’entoure… il est… impérialement professoral ! Il faudra que je lui demande un rendez-vous. Avez-vous son adresse électronique ?), en onze points donc, tous imparables, incontestables, tous articulés, soigneusement enchaînés les uns aux autres comme des prisonniers à fond de câle, d’une inconstestable beauté et d’une rigueur sans appel, nous a démontré (et nous étions convaincus, et nous étions ébahis, et nous l’écoutions tous, bouche bée, et parfois, seulement parfois, l’amphithéâtre bruissait d’un murmure admiratif

 

comme on en imagine seulement au passage des imposantes robes de taffetas de la reine, et de ses dames d’honneur, dont les paniers imposants se froissaient sans doute les uns contre les autres, dans les embrasures des portes, troupe bruissante de secrets et de rires, et d’intrigues amoureuses, peut-être politiques, politico-amoureuses en tout cas, qui toutes, elles aussi, un jour, sont passées de la fête à la prison, des soupers après l’opéra à la place de Grève, au matin blême, à l’heure où autrefois  elles rentraient légères et épuisées, enfin se glisser dans un lit de dentelles pour y reposer leur fatigue tant cherchée, et ce jour-là leurs têtes sanglantes ont roulé à terre, jusque dans le panier du bourreau, et avec elles un monde a péri,

 

… et nous écoutions tous et nous ne pouvions pas enfoncer un coin dans les articulations bien serrées de sa pensée qui nous éblouissait, nous aveuglait de sa lumière) or donc, il nous a démontré qu’

 

il n’y a pas de différence entre laisser mourir et tuer

 

, (c’était tout simple et très puissant en même temps, très élégant en somme, et assez révolutionnaire, vous ne trouvez pas ? et convaincant, tout à fait convaincant — mais alors comment arrivons-nous encore à bavarder en regardant des mondes s’écrouler derrière nos écrans, dans nos salons bourgeois ? il semble que nous n’avons pas bien tiré toutes les conséquences pratiques de ce que Monsieur le Professeur a essayé, en vain, de faire entendre de notre assemblée, tout comme il me semble que les croyants ne tirent pas toujours très justement les conséquences pratiques de leur dogme, en cela, nous pourrions jeter à la poubelle d’un même geste rageur, et les religions, et toute la philosophie !), il nous a démontré que c’est d’un même geste que nous laissons mourir Celui que nous savons en danger et que nous prenons un poignard pour l’enfoncer dans une poitrine encore palpitante de Celui qui respire l’air frais de la nuit, il a asséné sur nos têtes électrisés, pendant que, follement excités, nos doigts ne cessaient plus de courir sur les claviers (quelques uns encore, notaient avidement, sur du papier, avec des crayons, mais leurs notes sont inutilisables — en revanche, il est probable que la conférence ait été enregistrée, je ne me souviens plus très bien, vous devriez regarder sur le site de l’Université), il a asséné

 

qu’il n’y a pas de différence

 

il n’y a pas de différence entre laisser mourir celui qui vacille de faim sur notre écran de télévision, ombre écrasée du soleil de l’Afrique, qu’un souffle de vent ferait tomber dans la fosse commune, ce n’est pas de notre faute si nous nous informons de lui,

 et le tuer de nos propres mains

 

puisque nous pouvons en donner l’ordre, déléguer, diluer les mille gestes qui mèneront à leur mort, ou bien simplement, comme nous le faisons tous, rester dans l’indifférence de notre salon bourgeois.

 

Mais nous ne sommes pas des assassins…

 

La dilution, la multiplication des étapes entre Nous regardant et Lui souffrant, les relais, les indifférences, les regards détournés ne changent rien, les kilomètres, la distance, l’ignorance de son nom, de sa vie, de son adresse, comment le trouver ? comment le retrouver ? comment lui tendre la menue monnaie qui encombre notre poche : nous avons laisser se produire les enchaînements de causes et d’effets, nulle part nous n’avons enfoncé un coin dans la mécanique, haineuse ou indifférente, la détermination ou l’absence de volonté politique, l’une et l’autre, ont poursuivi leur chemin dans le monde sous nos yeux. Elles ont poursuivi leur course et finalement sont arrivées jusqu’à sa porte. N’est-ce pas amusant que nous soyons tous coupables, tous jugés coupables, tous vraiment condamnés, condamnés à l’enfer, à la chute dans les profondeurs éternelles, abyssales, parce que, par ce merveilleux instrument de divertissement familial, posé dans le salon, en bonne place, plateaux télé, cacahuètes, reprends un peu de salade mon chéri, nous savons tous qu’Il va périr et nous ne changeaons même pas de chaîne, nous n’avons même pas détourné notre regard, nous avons suivi son agonie jusqu’à ce qu’elle nous ennuie, sans compter qu’à une heure de grande écoute, c’est un peu dur pour les enfants, non ?

 

Et professoralement il en tira donc la conclusion très wittgensteinienne, stylée et provocante tout à la fois, de la conférence : la ressemblance de famille, entre tuer et laisser mourir, est telle, elle est si prononcée, si aigüe, qu’il n’est pas possible de la tenir, elle échappe, impalpable, comme un sable trop fin entre les doigts de celui qui, rescapé, sur le rivage, regarde les vagues auxquelles il a échappé, se briser le long du rivage qu’enfin il a rejoint, et l’esquisser à coup de traits blancs, … et qui, rêvant de ce à quoi il va revenir, de cette vie qui l’attend et dans laquelle il voudrait se lover, caresse le sol qui le soutient de nouveau, sur lequel peut-être tout à l’heure il s’endormira apaisé, sur ce sol encore tiède du jour  qui sait épouser son corps.

 

Je résume, donc. Il y a un air de famille (comprenez bien, vraiment une ressemblance entre les situations, comme vous avez le nez de votre grand-père, ou les cheveux de votre arrière grand-mère) un air de famille vraiment troublant entre tuer et laisser mourir — il y a un air de famille saisissant entre Celui qui crie et nous, qui sommes abandonnés, cela nous le savions, bien, humanité souffrante, en pleurs, sur le chemin de larmes, tout cela nous la savons et cela nous console doucement, la nuit, au creux de nos angoisses confortables. Mais, le saviez-vous ?, il y a un autre air de famille, tout aussi bien dessiné, tout aussi net, précisément tracé, entre Eux, eux dont je ne sais rien, eux dont je ne veux pas parler, Eux que Lui et Moi (et Vous ?) préférerions inexistants, abolis dans la nuit, enfermés dans leur salle en sous-sol, salle de crise, au sub-level 5, dont la clef immatérielle est une pupille fixe et sans âme, et Nous qui L’avons laissé mourir. La syntaxe nous sauve, elle Les éloigne de Nous, elle écarte de Nous cette proximité répugnante, cette accusation odieuse, elles Nous lave de tout soupçon, Nous lave de Nos fautes, Nous évite de Nous sâlir mais si le Philosophe Australien a raison, alors il y a une ressemblance troublante entre Nous, qui l’avons laissé mourir, et Eux, qui l’ont tué. Entre Eux et Nous. Nous sommes comme Eux. Je résume encore — mais je ne trahis pas.

 

Nous l’avons trahi, Lui qui était notre frère dans l’abandon et l’éther sans oiseaux.

 

Nous avons laissé notre visage se déformer, d’autres traits apparaître que nous ne portions pas autrefois, et ce masque à présent est devenu impossible à enlever de nos visages, je me demande parfois s’il ne les a pas dissouts, s’il reste quelque chose de ce regard qu’autrefois nous portions sur le monde, je me demande sans cesse pourquoi nous avons laisser s’opérer cette métamorphose plus ignoble encore que les cafards…

Et Lui est seul cette fois, seul au monde, seul dans le carcan dont l’ensserrent sa souffrance et  sa peur, il étouffe dans le carcan que lui sont sa souffrance et sa peur. Car dans ce monde, Nous Leur ressemblons. Et il ne Lui reste plus, à Lui qui est seul et qui souffre ultimement, qu’à crier pour Nous repousser, pour Nous avertir, pour Nous condamner.

 

Comment avons-nous perdu la grâce que nous avions, enfants ? Comment avons-nous oublié tout cela, qu’il fait mal de s’écorcher les mains contre un mûr rugueux, que nous avons besoin de confier nos peines, de reposer notretêtequ’il est bon de se glisser dans un lit, de boire de l’eau fraîche tendue par une main attentive, que nous aimions par dessus tout que l’on nous fête, que l’on nous embrasse, qu’il nous semblait alors que le monde, devant nous, s’ouvrait et que nous pouvions aller en lui… ?

 

Alors,

Avec le dernier souffle d’air qui lui reste, du fond lointain de l’immense solitude qui sera la sienne,

Il rassemble ses dernières forces, celles de tous Ceux qui n’en peuvent plus, de Ceux qui sont tombés à terre et qui se sont faits piétiner (qu’Ils soient sanctifiés), et

 

Il crie.

 

D’un cri immense, du cri que tous Ceux qui, comme Lui, ont été abandonnés ont poussé. Ce cri-là, oui, exactement le même. Tous Ceux qu’un vent mauvais a emportés, Eux qui dansaient, aimaient, pleuraient embrassaient leurs enfants, serraient dans leur bras tendres et chauds leurs amis de retour de voyage, racontaient des histoires dans le calme de la nuit, et qui maintenant ne sont plus que des ombres frêles, fantômes de nos mémoires. Pour toutes ces ombres, Il crie. Non. Il est un cri. Ses traits se sont déformés, pour effacer encore cette ressemblance que nous n’avons pas su porter. Il n’est plus comme Nous. Il ne regarde plus, Il ne voit plus, Il a cessé même de respirer, Il hurle.

De douleur, de désespoir, de chagrin, de peine, d’horreur.

Ses espoirs perdus, Sa vie brisée, Ses pères disparus, Ses enfants désolés, Son monde fini.

 

La chose la plus étrange est que son cri est silencieux.

Inaudible. Personne jamais n’entendra son cri. Personne jamais ne supportera l’intensité de ce cri auquel d’autre cris lui répondent (nous ne sommes pas les derniers, nous ne sommes pas les derniers à souffrir, mais nous ne sommes pas non plus les derniers)

Ce cri ne commence pas et ne se finit pas ; il (se) fige.

 

Personne, jamais, ne pourra l’entendre. Et pourtant… il n’est pas impossible qu’Il nous sauve.