Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 27 octobre 2009

Abstraction au voyage, XIII


… ou le voyage comme abstraction … une (mauvaise) définition glânée pourtant dans la Stanford Encyclopedia of Philosophyme souffle que l’objet abstrait est un objet concret dont on a enlevé certains traits inessentiels…

dans l’escalier mécanique, un mégot a roulé — dans l’air déjà étouffé du matin, du métro, je n’ai pas senti l’odeur du tabac, aucune trace d’un possible goût de fumée qui aurait pu me parvenir. Mais il est tombé entraînant dans sa course une myriade d’étoiles rougeoyantes sur l’acier strié des marches ;

or cela (très exactement) se joue dans le temps suspendu du voyage — lui (qui jeta sa cigarette allumée), le voilà maintenant qui court le long du train sur le quai, dans la lumière du matin ; chacun de ses pas précipités devrait produire un bruit sourd et du choc sourd de son pas sur le sol, il ne me parvient pas même un écho, pas même étouffé. Aucun martèlement, aucune scansion : il est impossible d’en rien percevoir. Il remonte dans une course effrenée, sans faire aucun bruit, le quai presque désert…

Pourtant cette définition est fausse. Pour des raisons qu’ici je ne dis pas (les lieux du langage possible se sont précisés).

Elle devient (très exactement) possible dans l’abstraction du voyage — à la lisière de la forêt, manquera l’odeur des sous-bois en automne, de la terre imprégnée d’eau, des feuilles recouvertes les unes des autres, il manquera les bruissements des branches, les pas qui s’enfoncent un peu dans la boue, les chaussures ne sont pas même devenues pesantes de la flaque imprudemment (non)traversée — et pourtant nous frôlons la lisière d’un bois en automne, et ne nous est pas même donnée la possibilité de… C’est à n’y rien comprendre.

Nous voici dépouillés de nos sens — il ne nous reste que la vision — qui à présent nous délivre des messages qui ne s’accordent plus à rien. Ni avec l’odeur de la pluie, ni avec l’eau ruisselante sur nos joues. Nous, abstraits, traversons un paysage abstrait. Ce soir, nous le traverserons en sens inverse, il n’y aura plus rien à voir (seulement des éclaboussures insignifiantes de lumières dans la nuit noire).

dimanche 18 octobre 2009

Abstraction au voyage, XII


Se peut-il (vraiment ?) qu'il faille recommencer ?

L'été avait déployé les mouvements, leurs ombres portées étaient courtes et glissaient sur le sable, la chaleur du jour avait doré la peau, et le vent de la mer ne laissait sur les doigts que le goût du sel —l'insouciance de l'été permettait de nouveau d'effleurer les joies de l'enfance (elles sont donc possibles ? même s'il n'est plus temps de tendre la main vers elles). 

À présent que le jour décline de plus en plus vite, et que la nuit gagne, je reste figée à cette seule pensée. Elle est passée fugacement, un dimanche soir, pendant que le monde sombrait dans la nuit sans oubli, elle revient, insistante, et s'insinue dans l'esprit qu'elle ne lâche plus : je me rends compte maintenant qu'il va falloir reprendre l'oscillation pendulaire. À mes jours se déroberont deux fois par semaine trois heures dix-huit minutes.

Et pour cela il faut revenir, attendre, aux pieds des tours à la verticale écrasante, réserver, prévoir, programmer, hacher le temps d'allers et de retours, je comprends qu'aucun déploiement ne sera plus possible pendant des mois. Pour dormir il faudra se replier sur soi, trouver une improbable solution. Le sectionnement du temps sera aussi un sectionnement de l'espace.

Les déplacements (puisqu'en effet le corps est déplacé, c'est la seule chose dont je sois sûre, je n'ai pas trouvé de réponse à la question de Poincaré, je ne sais pas, je l'avoue, si nos idées voyagent avec nous, si les voyages les modifient, si nous sommes autres dans des lieux autres, je n'en sais rien) reprennent. Il faudra de nouveau descendre le boulevard, laisser la lumière croître et décroître pendant que les trains imperturbablement roulent, et dans l'aube comme dans le crépuscule, il faudra coûte que coûte retrouver la légèreté de la marche.

samedi 17 octobre 2009

Abstraction au voyage, XI


Déjà vus
les voitures alignées immobiles le long du quai, elles attendent le départ, la pluie ruisselle sur les vitres, les grappes de voyageurs se détachent du quai le long des voitures, les adieux, les embrassades, les petits groupes soudés encore pour quelques minutes, et celui qui courra dans dix-neuf minutes et remontera tout cela, vide, hors d'haleine et qui sait ?

Déjà usé
l'espoir minimal et qui parfois suffit puisqu'on marche seul vers la tête du train, d'avoir au moins deux places pour y déposer tout, le cartable, la bouteille d'eau, le journal, le portable, tout ce qui ne servira à rien peut-être — mais qui accompagne cette plongée dans l'extériorité, de 6h04 jusqu'à 22h41, fidèlement si on oublie les épuisements des batteries. Espoir désespérant sous cette forme vide.  Usé jusqu'à la trame. Il vaudrait mieux ne rien…

Déjà entendues
les annonces, les invitations, les voix, les promesses, entendus mille fois, les cliquetis des portables, claviers d'ordinateur, clavier de téléphone, et la musique qui sort des casques, ad nauseam, tellement qu'on va tout de suite vers la voie D alors qu'on a vingt-deux minutes d'absence (comprenne qui pourra) et qu'on prendra le train qui s'y trouvera sans même en vérifier la destination,

Connues,
les impressions à venir durant les trois heures dix-huit minutes à venir… toutes connues, toutes éprouvées, les balancements, les vibrations, les vrombissements, le sommeil qui va et ne vient pas, l'ennui de l'esprit qui ne s'accroche pas à ce livre, à cet autre non plus, la main qui laisse glisser les billets de train, au lieu de les tendre au contrôleur qui interrompt les rêveries vagues diffuses floues … et qui tombent dans le vide…

La seule hypothèse est dans le regard … et tout remettre à neuf.

Abstraction au voyage, X



Je me demande où nous sommes…

Si nous nous défaisons des conventions, et même s'il est entendu que le paysage défile, bien sûr, il nous reste encore quelques repères, la vitesse ne nous a pas fait tout perdre, j'en conviens, une citadelle abrupte sur un éperon barré, les éoliennes battant à la même cadence l'air de leurs bras épais, il y a peut-être un léger décalage, la fumée épaisse, verticale des tours de la centrale nucléaire, et même l'ombre de la montagne qui se détache sur le ciel crépusculaire,

si nous enlevons tout cela, je me demande où nous sommes. Sommes-nous vers les abords de Lyon, ou bien remontons-nous la voiture 5 vers le wagon-bar ? Je suis perdue …

Au moins le long courrier dans le ciel à la verticale de ce monde s'est-il arraché au sol dans un effort presque héroïque ; puis il a traversé la masse des nuages, retrouvé le soleil et trace à présent dans l'éther un trait presque parfait — dont la ligne se délitera peu à peu après s'être épaissie — puis retrouvera le sol dans un geste d'oiseau blessé.

Nous n'avons rien fait de tel. La lourde masse du train s'est mise en mouvement presque poussivement, et suit depuis lors le quai, le tracé qui lui est alloué, jusqu'à frôler d'autres quais, freiner peut-être, reprendre sa course, de nouveau laisser l'inertie le reprendre à l'arrivée dans une dernière gare, avant de tout recommencer.

Mais entre Aix et Paris, où sommes-nous ? Je ne demande pas, comprenez, un lieu géographique. Les coordonnées de ce point  (longitude, latitude) ne sont ici d'aucune pertinence. Ce point, nous n'y restons pas. Zénon(s) paradoxaux, nous y passons et nous n'y passons pas. Et de ce qui instancie chaque point dans le monde, de ce qui le particularise, en fait mon lieu géographique ici et maintenant, ombre, vallée, descente, pont sur le fleuve, frôlement de l'autoroute, cela ne nous est rien. Sans passer par aucun point de ce monde, nous revenons d'Aix à Paris.

Pourtant nous sommes sur le sol. Ancrés par l'acier et les lourdes traverses dans la terre. Déplacés d'un point terrestre à un autre. Mais entre ces deux points 

je ne comprends pas où nous sommes…

mercredi 14 octobre 2009

Abstraction au voyage, IX


 

Petite décomposition musicale… la journée s’est finie dans une débandade de possibles… tout se resserre autour d’une obsession (une obsession unique) : 19h28 ! forcer la main du destin pour avoir, en dépit de tout, le train de 19h28, quoi qu’il arrive, quoi qu’il en soit ! Même s’il n’est pas le dernier. Même s’il reste un autre possible pour le retour. Qu'importe ? Il faudra pour cela passer victorieusement les files ininterrompues de voitures sur l’autoroute, entrer dans la ville, sous la pluie de novembre, remonter en courant le boulevard désespérant (mais il signale l’abstraction à la ville… la possibilité du départ…), ignorer les pas, les passants entrecroisés à la porte de la ville, tissant l’art de la rencontre, du négoce, des affaires (pour moi mystérieux, sans attrait), et ouvrir droit devant l’échappée vers un ailleurs (qui n’est que le retour au point de départ, mais tout de même : un ailleurs).

Parfois, sur la droite, la présence de la mer irrémédiable et bleue… derrière les grues les bastingages les pontons, lignes barrées horizontales verticales qui se croisent s’entremêlent parfois s’annulent… griffures…  il y a cette ouverture béante sur un ailleurs intact… au-delà des hâchures des brisures de l’espace et du temps.

Remonter le boulevard traverser la gare courir encore même si… ne pas s’arrêter à la pluie jusqu’au cœur de la nuit, qu’importe ?, courir sans s'arrêter jamais de peur de ne pas se relever vers les grands wagons alignés, immobiles, encore, les remonter jusqu’à la combinaison parfaite des numéros de train, de voiture, de place …  dès lors qu’elle sera obtenue, elle permettra à l’instant même de cesser tout effort, de s'affaler à sa place, de sombrer dans l’oubli d’une liste d’iPod, de fermer les yeux à toute recomposition sociale et l’espace du voyage, d’ignorer tous les paysages —

Les morceaux défileront, sans pitié, (reprise — comme sur partition, à partir de là tout a déjà été vu) répéter interrompre laisser défiler fermer les yeux surtout fermer les yeux (impossible de dormir, mais la négation du monde, vous comprenez ? est à cette condition), à la condition très exacte de décomposer obstinément toute mosaïque en éclats insignifiants, de faire éclater l'unité du moi dans des éclats musicaux, recomposition des émotions, je n’en ai plus de miennes, tout me vient de la liste lecture, l’iPod me berce de ses rêves pré-enregistrés —

Je n’ai qu’à laisser défiler trois heures dix-huit  minutes.

vendredi 9 octobre 2009

Abstraction au voyage, VIII


Lundi 2 novembre 2009, 05h47. La gare (de Lyon, décidément !, vous avez le souci de l’anecdotique…) sera traversée de vents-coulis qui se couleront le long de mon échine et contre lesquels ni mon manteau ni mon écharpe ne pourront rien, ils s’insinueront juste au creux du cou, là où il reste encore un peu de la chaleur de la nuit, y couleront, … la gare, … traversée des pas des voyageurs, identiquement rapides et toujours endormis, tous hagards, soumis au même rythme,  même cadence, un balancement, de l'arrachement au sommeil, des rêves effacés qui furent leurs, ô combien, avant les renoncements, sans fixer leurs regards ternes, ils enlèveront leurs sacs  — personne depuis longtemps ne tient  leur main agrippée dérisoirement à des poignées de sac.

Je monterai dans la nuit le marche-pieds de ce voyage, non, il s’agit bien de voyage, de ce mouvement pendulaire… il s’agit bien de voyage… quelle dérision… oscillation pendulaire… aller… retour… annulation … reprise… effacement… recommencement… entre Paris et Aix (décidément, vous y tenez). De quel voyage dérisoire parlons-nous, au juste ? Celui qui ramène d’un point B au point A de sorte que nous ne savons plus ce que nous fuyons ni vers quoi nous allons, ni seulement dans quel sens nous parcourons ce segment d'espace ? Tout repos n’est que provisoire, toute halte est fortuite, rien ne nous retiendra jamais. 

L'abstraction au voyage n'est pas toujours possible.

Pauvres de nous…, la fuite ne sera donc jamais assez lointaine, assez pure, pour ne pas nous ramener au point exact de notre départ. Après tous ces efforts…

Nous présentons le billet aller-retour, mais dans quel sens se fait l’oscillation ? De A à B ? De B à A ? Je ne suis pas pour l’anecdotique, vous comprenez ? L’oscillation se répétera. Éternel aller-retour qu’il faut présenter au contrôleur : à moitié prix, si nous sommes condamnés à (l’éternel) retour…

Pour les siècles des siècles, retentiront 

les claquements sonneries éclats de voix éclats les sonneries les annonces café thé petit déjeuner les claquements de rires toux excusez-moi les appels qui claquent à mes oreilles écartent toute docilité aux rêves

(et sans elle, il n’est pas la moindre abstraction au voyage)

Les mouvements du train nous rappellent sans répit que nous sommes enfermés, tous, dans un mouvement pendulaire sans pitié, sauf ceux, ceux-là je les aime tant, qui partent les yeux pleins de rêves, ils iront vers le port et prendront un bateau, n’importe lequel, et reviendront, beaucoup plus tard, et sur eux, le vent de la mer et du désert aura tout effacé…

Nous continuons de nous débattre. Englués. L'abstraction au voyage n'est pas toujours possible.

vendredi 2 octobre 2009

Éclats de jour la nuit (Vase communicant, Jean-Yves Fick)


Éclats de jour la nuit

L'automne

l'été y revient d'un ressac brusque

un rêve

comme ciels clairs

lumière et chaleur

douces parmi le jour

aux petites feuilles déjà jaunies

sont alors images qui se lèvent

soudaines sautes de vent qu'on croyait abolies

mais non

il y a dans ces jours déjà l'essentiel.


On voit

la silhouette d'un homme

taille médiocre jeune encore

il marche

et titube fatigue

dans la solitude sèche et immense

des dunes

il marche

la mélancolie pour seule compagne

il marche

un petit boitier au côté

s'arrête

le porte à son oeil

photographie

on ne saurait dire

on ne sait quoi

le sait-il lui-même?

il marche.


Il n'y a rien ici

du désirable factice

-lieu âpre et rude et doux-

rien

si ce n'est

un jour qui finit

rien que le bruit

ample

immense

régulier

le souffle large

le flot Océan qui bat

sa mesure haute

des lampes clignent au loin

palpitent dans l'odeur des algues

de la mer proche

un rai de Cordouan

marbre régulier rythme la brume légère

rythmes aussi

dessus de petits coquillages

de petits cailloux

de petites herbes sèches

qui respirent

les vagues longues ou courtes

le soir

les chardons

bruissent

quand s'écoulent les sables

secs

en petits monticules

impondérables.


Encore cette ombre

encore cet arbre

mort

encore un reflet

mi-terre mi-eau

écriture du vent

qu'on ne saurait déchiffrer

qu'en une langue perdue

le dernier soir seul étend son empire.


Plus tard

plus pâle

plus maigre

ce sont mois écoulés

comme monceaux

croulent

la même silhouette

penchée

oublie son latin

dans l'ombre rouge du laboratoire

improvisé

s'imposent

d'autres gestes

les odeurs

acides

acétiques

les bains

révélateurs et fixateurs

périmés

d'où les voiles gris

dans la naissance neuve

de ce qui fut

qu'on n'avait pas bien vu

et laissé reposer

au noir

en petits formats

et tout cela

pêle-mêle

sèche

au vent du printemps indifférent.



Sous verre

poussières

gris terne des chambres

des appartements

au gré des

errances

ici

toujours plus loin

dans un peu de temps

un fil

de vie

peu d'objets

pour suivre.



Dans le dernier lieu

un homme un peu voûté

sous la lampe

la pénombre tout autour

range des livres

retrouve

sous verre encore

un regard

qui n'attendait

que lui

le temps arrêté

passé présent

la vieille magie

opère

charme

aussi fluide

aussi belle

aussi claire

et c'est pénombre tout autour

la nuit cède


un trait de sable

rien qu'un trait de sable

dans l'estuaire

une forme

insaisissable

inespérée

esquisse un pas de danse

la musique est là

dans le geste

la joie native

les courants de vie

inexplicables

retrouvés

quand

fluent et refluent

les vents et les vagues

les bancs de sables

doux aux pas

aux pieds nus

et les vies anonymes

croisées là

dans un regard


La plume note

comme bruissent voix d'enfants

derrière une porte close

les rires menus retenus

ils ne trouvent pas le sommeil

l'éclat des jours bruit clair pour eux

le monde est de nuit.


Jean-Yves Fick