Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

vendredi 25 décembre 2009

Vanités…, V



Les papiers sont froissés, que les mains avides ont attrapés. Froissements et déchirements, les mains les ont agrippés, en dépit des irisations, des reflets, argentés des ornements, des pampilles. Toute cette débauche n'a servi à rien : elles ont arraché les rubans les liens les faveurs et on aurait dit que rien ne les pourrait arrêter.

Je crois (mais sans en être sûre, je n'ai pas eu le temps de bien voir tant l'opération a pris peu de temps) que sur l'un d'eux il y avait un frêle papillon multicolore et transparent, qui gît au soir sous un fauteuil. Où il a glissé, personne ne s'est penché pour le reprendre. Il gît là, dans le salon redevenu désert et sombre. L'opération s'est répétée ainsi, toute semblable, un nombre de fois incalculable, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à déballer. On peut le voir autrement et penser qu'elle s'est répétée jusqu'à ce que tous les papiers soient épars sur le sol.

Puissance désirante : les ficelles récalcitrantes se sont vues coupées d'un geste sûr, parfois agacé, les emballages se sont éparpillés sur le sol, rejoignant les papiers qui un instant auparavant les recouvraient, cadavres abandonnés, ils sont tombés de par toute la pièce, ce fut un vrai carnage, de désirs réalisés, de regards de convoitise comblés, d'attente implorante, trompée, déçue, abusée, assouvie, non sans une légère pointe d'angoisse. Mais très légère : une petite incision de l'angoisse très douce dans nos vertèbres. Et nous continuions néanmoins à nous pencher pour ramasser le paquet suivant — jusqu'à ce qu'il ne restât rien.

Ce fut un vrai carnage de désirs, et d'objets du désir. Tentative erronée de combler ce petit vide que nous portons tous en nous, et dans lequel nos angoisses ne manquent pas de résonner au soir, dans le silence de la nuit. Un petit vide autour duquel nous nous déployons, nous dessinons des volutes, des circonvolutions — et tous ces détours ne servent qu'à cela, ne pas entendre ce petit bruit vide que nous faisons lorsque nous nous heurtons au monde. Une légère volute de fumée que le vent dissipera bien vite.

— Pourquoi, une fois de temps en temps, ne pas aller se coucher avec la douceur d'avoir entre nos doigts, pour quelques instants, de pauvres trésors qui nous rappellent les rêves d'autrefois ? Et se blottir dans la douceur de l'enfance retrouvée, la main refermée sur un secret fragile.

mercredi 23 décembre 2009

Vanités…, IV


(En hommage à G. Bachelard, et à tant d'autres)

La flamme avait dansé toute la soirée.

Elle avait condensé autour d'elle la lourde nappe damassée, blanche, empesée, qu'on avait repassée à même la table pour assurer au tissu un tombé parfait, sur les angles aigus, sur les bords parfaitement droits. On avait vérifié l'alignement des couverts d'argent aux bords des assiettes si fines qu'elles auraient dû en devenir transparentes. Les verres s'alignaient devant chaque convive comme les tuyaux d'un orgue appelé à n'être silencieux que dans le désert de la grande salle à manger. Les liquides mystérieux en eux monteraient, descendraient, et les rires s'animeraient. Et la vie coulerait.

La flamme avait tremblé toute la soirée.

Elle avait été le point de convergence, tout en haut du chandelier d'argent, des souffles, des rires, des voix entrecroisées, qui pendant des heures avaient joué un air de gaieté folle sur la fuite du temps. Surplomb lumineux et légèrement tremblant. On avait bien eu l'impression parfois, que l'air était un peu surjoué, que n'étaient pas tout à fait éliminées des tons, des accents, une petite rancœur, une légère tension ; là une vibration les trahissait, ici, la stridence d'un rire vibrait désagréablement à l'oreille, et parfois le tremblement des mains renversait quelques gouttes de vin qu'un serviette de lin absorbait aussi vite.

Parfois les couverts heurtaient désagréablement les assiettes, et, gênés de cette stridence incongrue, les convives riaient un peu plus fort, les conversations reprenaient un peu trop vite, et les rires se déployaient de nouveau, emplissant l'espace de la salle, désespérant d'en pouvoir atteindre les recoins les plus sombres.

Défilés des plats, des vins, des extases. Elle avait fondu. Coulé le long du chandelier autrefois prêt pour l'apparat. Voilà que la parade se terminait en débandade. Les serviettes froissées gisaient sur les places vides. Les convives avaient déserté. Les nourritures il y a peu exquises commençaient déjà leur lente corruption dans les assiettes souillées. Elle s'était déformée, verticalité languissante, et de longues coulées irrégulières enlaçaient maintenant la tige du chandelier.

Quand un souffle l'éteignit, il monta une odeur de cendres dans la verticalité perdue.




dimanche 20 décembre 2009

Vanités…, III

(En hommage à Jean Follain)

On revient, on reviendra.

L'étrange mélodie des pas qui nous portent, pour chacun d'entre nous, est unique au monde. Rythme du cœur — la vie palpite dans la marche, le déséquilibre contrôlé, repris. À chaque pas, un nouveau miracle, aérien et terrestre. Dansant au dessus du vide, et nous ne sommes pas encore tombés depuis que nous avons pris notre envol.

Mais la joie s'émousse, comme la lame rouillée d'un couteau.

On ressortira le service à thé anglais dont la fine porcelaine s'est portée à tant de lèvres. Peut-être encore une fois… les miettes se disperseront-elles dans les assiettes ; contre le service intact, miraculeusement, les fourchettes d'argent tinteront discrètement. Les ont-elles ébréchées… Le lait gonflera ses volutes dans la boisson brûlante. Et l'après-midi passera, à l'abri du vent qui dehors secoue les grands arbres.

On lèvera avec des gestes attentifs les flûtes de cristal ; les bulles du champagne encore une fois élèveront leurs colonnes aléatoires. La transparence de l'instant n'occultera rien. Et les rires se tisseront capricieusement — jusqu'à quand ?

On ne remarquera pas la fissure qui court sur le grand plat de service. Il résiste encore bien à la morsure du feu. Les plats fumants sortent du four, il faut des mains très assurées pour les porter jusqu'à la table et les enfants s'écarteront puis tendront leurs assiettes en riant.

Mais les générations reculent dans l'oubli. Quelque chose s'est ébréché. Le vieux réveil ne marche plus, sur le rebord de la cheminée. Quelque chose qui grince et dissone est en passe de prendre le dessus. À jamais.

vendredi 18 décembre 2009

Vanités…, II


Le regard micro-chirurgical qui est le sien depuis des années est formé à scruter les défauts les plus infimes de la peau, le relâchement des muscles des paupières, le creusement du sillon naso-génien. Elle s'inquiète, sans certitudes, de l'affaissement de l'ovale du visage que vraisemblablement rien ne pourra lui éviter. À l'examen, elle découvre ce matin, aux alentours de 6h32, avec une curiosité médicale, une nouvelle ridule, sise au coin des yeux — dans une symétrie presque parfaite. Elle plisse les paupières.

Elle perçoit, dans le miroir d'une salle de bains aseptisée, le rebours du temps qui s'affiche sur le cadran de l'horloge numérique. Jeux de reflets entre le temps et elle, il passe, elle demeure, elle s'affaisse sans le voir, mais tout de même le sait, et finalement elle passe, et le temps continue… à se demander si, une fois qu'elle aura disparu, une fois que tous les accidents de tous les êtres auront disparu, il restera encore quelque chose sur quoi le temps pourra passer…

Ses paupières lui révèlent alors le froissement impitoyable des tissus, les plis légèrement incisés — la répétition des mêmes expressions encore, dans la répétition des scènes de la vie, a froissé son visage. Sans doute, elle a encore ri plaisamment dans le vide d'une soirée, sans doute, elle a souri complaisamment à une aventure possible, et sous la pluie elle a eu du mal à conduire jusque chez elle.

Son visage depuis quelque temps a entrepris de se caricaturer de lui-même par un jeu de déformations successives et impalpables. Il s'y emploie si insidieusement qu'elle tente chaque matin de se convaincre que rien, en elle, ne change. Semblable presque en tout point à ce qu'elle a été hier, elle sera demain presque semblable à ce qu'il lui a été donné d'être encore aujourd'hui, et ainsi en ira-t-il de la suite de ses jours, dans un effondrement calme, dans une apocalypse presque immobile que tous les matins, elle vient constater, enfermée seule dans une salle de bains, et que tous les matins elle continue de s'épuiser à nier.

mercredi 16 décembre 2009

Vanités…, I


(En hommage à Witkiewicz)

J'imagine (mais au fond je n'en sais rien) que d'un coup la colère l'a saisi ; alors il a brisé rageusement le miroir où sa belle indolente se savait si séduisante. Il a traversé la pièce presque vide dont le miroir constituait le seul luxe évident, et ses pas résonnèrent pesamment sur le parquet. Il ne marqua aucun temps. L'objet de sa vanité vola en éclats contre le mur opposé. Le bruit du verre brisé fut amplifié par la nuit.

C'est pur miracle, s'il ne s'est pas coupé. Arrêté dans sa fureur par l'image incomplète qui soudain lui est renvoyée, il réalisa à l'instant même, de lui, fait un portrait morcelé : fragments de lui. Dans le verre éclaté, fissuré, torturé.

J'imagine (mais au fond je n'en sais rien) qu'il s'est accroupi au-dessus de l'objet autrefois complaisant, redevenu fascinant, et qu'il a oublié là le monde. Mais comment ses doigts auraient-ils pu ne pas glisser sur ces fissures ? Les certitudes du monde se fendillent. Il a bien dû vouloir les parcourir.

L'image est lisse ; elle tombe dans un néant qui l'absorbe et l'aspire. Voilà que son visage est parcouru de lignes nettes qui le raient de la surface de ce monde. Hachures.

Oublia-t-il toute colère ? Je pense seulement qu'il s'apparut un instant tel qu'en lui-même. En équilibre au-dessus de l'abîme. Dévoré par l'obscurité alentour, pourtant son regard droit nous fixe par delà la nuit.


mardi 3 novembre 2009

Abstraction au voyage, XIV


Attente… interminable… qui s’étire dans la nuit… interminable ligne tracée dans la nuit entre Aix-en-Provcnce… étirement des distances… entre Aix-en-Provence et Paris.

Neuf cent quatre-vingt kilomètres.

Les voisins mangent des sandwichs … chiffonnent et puis replient des papiers qui font trop de bruit et qu'ils ont déplissés… leur repas à partager… ils rient entre eux … (ou huit cent quatre vingt dix ?) leur temps passe vite, je le sens… ils parlent trop fort … pas très fort en fait… ils partent… le mien se dilue dans l’ennui…

Ligne interminable du temps. Trois heures dix-huit minutes… à disperser, à oublier…

L’ennui en vient à se diluer dans l’attente… mon reflet dans la nuit… quelques lumières insignifiantes… mon reflet sur la vitre… quelques lumières incompréhensibles… insaisissables… une gare… on ne prend pas de voyageurs, je ne sais pas où nous sommes … le train est sans arrêt de Marseille à Paris… trois cent quatre vingt dix huit minutes de mouvement pur : dilution de l’attente dans l’ennui… les reflets défilent, le paysage est insaisissable, plongé dans la nuit.

L’espace manque. Les jambes se croisent, se décroisent, se replient… la main reprend le journal (il a glissé), récupère le sac tombé à terre… Il manque un peu d’air frais, une caresse sur la joue, comme lorsque, enfant, assise à l’arrière de la voiture, je laissais l’air du soir m'envelopper, nous rentrions dans la nuit, je ne sais d’où, et la nuit toute entière était une caresse….

Impatience. Reprendre sur le quai luisant la course, à pas précipités. Se précipiter dans la nuit, la ville immense. Se séparer de tous ces compagnons de voyage (anonymes tous, plongés en eux-mêmes maintenant que l’heure a tourné). Se défaire de ces ombres.

Et reprendre pied dans le cours de la vie.

mardi 27 octobre 2009

Abstraction au voyage, XIII


… ou le voyage comme abstraction … une (mauvaise) définition glânée pourtant dans la Stanford Encyclopedia of Philosophyme souffle que l’objet abstrait est un objet concret dont on a enlevé certains traits inessentiels…

dans l’escalier mécanique, un mégot a roulé — dans l’air déjà étouffé du matin, du métro, je n’ai pas senti l’odeur du tabac, aucune trace d’un possible goût de fumée qui aurait pu me parvenir. Mais il est tombé entraînant dans sa course une myriade d’étoiles rougeoyantes sur l’acier strié des marches ;

or cela (très exactement) se joue dans le temps suspendu du voyage — lui (qui jeta sa cigarette allumée), le voilà maintenant qui court le long du train sur le quai, dans la lumière du matin ; chacun de ses pas précipités devrait produire un bruit sourd et du choc sourd de son pas sur le sol, il ne me parvient pas même un écho, pas même étouffé. Aucun martèlement, aucune scansion : il est impossible d’en rien percevoir. Il remonte dans une course effrenée, sans faire aucun bruit, le quai presque désert…

Pourtant cette définition est fausse. Pour des raisons qu’ici je ne dis pas (les lieux du langage possible se sont précisés).

Elle devient (très exactement) possible dans l’abstraction du voyage — à la lisière de la forêt, manquera l’odeur des sous-bois en automne, de la terre imprégnée d’eau, des feuilles recouvertes les unes des autres, il manquera les bruissements des branches, les pas qui s’enfoncent un peu dans la boue, les chaussures ne sont pas même devenues pesantes de la flaque imprudemment (non)traversée — et pourtant nous frôlons la lisière d’un bois en automne, et ne nous est pas même donnée la possibilité de… C’est à n’y rien comprendre.

Nous voici dépouillés de nos sens — il ne nous reste que la vision — qui à présent nous délivre des messages qui ne s’accordent plus à rien. Ni avec l’odeur de la pluie, ni avec l’eau ruisselante sur nos joues. Nous, abstraits, traversons un paysage abstrait. Ce soir, nous le traverserons en sens inverse, il n’y aura plus rien à voir (seulement des éclaboussures insignifiantes de lumières dans la nuit noire).

dimanche 18 octobre 2009

Abstraction au voyage, XII


Se peut-il (vraiment ?) qu'il faille recommencer ?

L'été avait déployé les mouvements, leurs ombres portées étaient courtes et glissaient sur le sable, la chaleur du jour avait doré la peau, et le vent de la mer ne laissait sur les doigts que le goût du sel —l'insouciance de l'été permettait de nouveau d'effleurer les joies de l'enfance (elles sont donc possibles ? même s'il n'est plus temps de tendre la main vers elles). 

À présent que le jour décline de plus en plus vite, et que la nuit gagne, je reste figée à cette seule pensée. Elle est passée fugacement, un dimanche soir, pendant que le monde sombrait dans la nuit sans oubli, elle revient, insistante, et s'insinue dans l'esprit qu'elle ne lâche plus : je me rends compte maintenant qu'il va falloir reprendre l'oscillation pendulaire. À mes jours se déroberont deux fois par semaine trois heures dix-huit minutes.

Et pour cela il faut revenir, attendre, aux pieds des tours à la verticale écrasante, réserver, prévoir, programmer, hacher le temps d'allers et de retours, je comprends qu'aucun déploiement ne sera plus possible pendant des mois. Pour dormir il faudra se replier sur soi, trouver une improbable solution. Le sectionnement du temps sera aussi un sectionnement de l'espace.

Les déplacements (puisqu'en effet le corps est déplacé, c'est la seule chose dont je sois sûre, je n'ai pas trouvé de réponse à la question de Poincaré, je ne sais pas, je l'avoue, si nos idées voyagent avec nous, si les voyages les modifient, si nous sommes autres dans des lieux autres, je n'en sais rien) reprennent. Il faudra de nouveau descendre le boulevard, laisser la lumière croître et décroître pendant que les trains imperturbablement roulent, et dans l'aube comme dans le crépuscule, il faudra coûte que coûte retrouver la légèreté de la marche.

samedi 17 octobre 2009

Abstraction au voyage, XI


Déjà vus
les voitures alignées immobiles le long du quai, elles attendent le départ, la pluie ruisselle sur les vitres, les grappes de voyageurs se détachent du quai le long des voitures, les adieux, les embrassades, les petits groupes soudés encore pour quelques minutes, et celui qui courra dans dix-neuf minutes et remontera tout cela, vide, hors d'haleine et qui sait ?

Déjà usé
l'espoir minimal et qui parfois suffit puisqu'on marche seul vers la tête du train, d'avoir au moins deux places pour y déposer tout, le cartable, la bouteille d'eau, le journal, le portable, tout ce qui ne servira à rien peut-être — mais qui accompagne cette plongée dans l'extériorité, de 6h04 jusqu'à 22h41, fidèlement si on oublie les épuisements des batteries. Espoir désespérant sous cette forme vide.  Usé jusqu'à la trame. Il vaudrait mieux ne rien…

Déjà entendues
les annonces, les invitations, les voix, les promesses, entendus mille fois, les cliquetis des portables, claviers d'ordinateur, clavier de téléphone, et la musique qui sort des casques, ad nauseam, tellement qu'on va tout de suite vers la voie D alors qu'on a vingt-deux minutes d'absence (comprenne qui pourra) et qu'on prendra le train qui s'y trouvera sans même en vérifier la destination,

Connues,
les impressions à venir durant les trois heures dix-huit minutes à venir… toutes connues, toutes éprouvées, les balancements, les vibrations, les vrombissements, le sommeil qui va et ne vient pas, l'ennui de l'esprit qui ne s'accroche pas à ce livre, à cet autre non plus, la main qui laisse glisser les billets de train, au lieu de les tendre au contrôleur qui interrompt les rêveries vagues diffuses floues … et qui tombent dans le vide…

La seule hypothèse est dans le regard … et tout remettre à neuf.

Abstraction au voyage, X



Je me demande où nous sommes…

Si nous nous défaisons des conventions, et même s'il est entendu que le paysage défile, bien sûr, il nous reste encore quelques repères, la vitesse ne nous a pas fait tout perdre, j'en conviens, une citadelle abrupte sur un éperon barré, les éoliennes battant à la même cadence l'air de leurs bras épais, il y a peut-être un léger décalage, la fumée épaisse, verticale des tours de la centrale nucléaire, et même l'ombre de la montagne qui se détache sur le ciel crépusculaire,

si nous enlevons tout cela, je me demande où nous sommes. Sommes-nous vers les abords de Lyon, ou bien remontons-nous la voiture 5 vers le wagon-bar ? Je suis perdue …

Au moins le long courrier dans le ciel à la verticale de ce monde s'est-il arraché au sol dans un effort presque héroïque ; puis il a traversé la masse des nuages, retrouvé le soleil et trace à présent dans l'éther un trait presque parfait — dont la ligne se délitera peu à peu après s'être épaissie — puis retrouvera le sol dans un geste d'oiseau blessé.

Nous n'avons rien fait de tel. La lourde masse du train s'est mise en mouvement presque poussivement, et suit depuis lors le quai, le tracé qui lui est alloué, jusqu'à frôler d'autres quais, freiner peut-être, reprendre sa course, de nouveau laisser l'inertie le reprendre à l'arrivée dans une dernière gare, avant de tout recommencer.

Mais entre Aix et Paris, où sommes-nous ? Je ne demande pas, comprenez, un lieu géographique. Les coordonnées de ce point  (longitude, latitude) ne sont ici d'aucune pertinence. Ce point, nous n'y restons pas. Zénon(s) paradoxaux, nous y passons et nous n'y passons pas. Et de ce qui instancie chaque point dans le monde, de ce qui le particularise, en fait mon lieu géographique ici et maintenant, ombre, vallée, descente, pont sur le fleuve, frôlement de l'autoroute, cela ne nous est rien. Sans passer par aucun point de ce monde, nous revenons d'Aix à Paris.

Pourtant nous sommes sur le sol. Ancrés par l'acier et les lourdes traverses dans la terre. Déplacés d'un point terrestre à un autre. Mais entre ces deux points 

je ne comprends pas où nous sommes…

mercredi 14 octobre 2009

Abstraction au voyage, IX


 

Petite décomposition musicale… la journée s’est finie dans une débandade de possibles… tout se resserre autour d’une obsession (une obsession unique) : 19h28 ! forcer la main du destin pour avoir, en dépit de tout, le train de 19h28, quoi qu’il arrive, quoi qu’il en soit ! Même s’il n’est pas le dernier. Même s’il reste un autre possible pour le retour. Qu'importe ? Il faudra pour cela passer victorieusement les files ininterrompues de voitures sur l’autoroute, entrer dans la ville, sous la pluie de novembre, remonter en courant le boulevard désespérant (mais il signale l’abstraction à la ville… la possibilité du départ…), ignorer les pas, les passants entrecroisés à la porte de la ville, tissant l’art de la rencontre, du négoce, des affaires (pour moi mystérieux, sans attrait), et ouvrir droit devant l’échappée vers un ailleurs (qui n’est que le retour au point de départ, mais tout de même : un ailleurs).

Parfois, sur la droite, la présence de la mer irrémédiable et bleue… derrière les grues les bastingages les pontons, lignes barrées horizontales verticales qui se croisent s’entremêlent parfois s’annulent… griffures…  il y a cette ouverture béante sur un ailleurs intact… au-delà des hâchures des brisures de l’espace et du temps.

Remonter le boulevard traverser la gare courir encore même si… ne pas s’arrêter à la pluie jusqu’au cœur de la nuit, qu’importe ?, courir sans s'arrêter jamais de peur de ne pas se relever vers les grands wagons alignés, immobiles, encore, les remonter jusqu’à la combinaison parfaite des numéros de train, de voiture, de place …  dès lors qu’elle sera obtenue, elle permettra à l’instant même de cesser tout effort, de s'affaler à sa place, de sombrer dans l’oubli d’une liste d’iPod, de fermer les yeux à toute recomposition sociale et l’espace du voyage, d’ignorer tous les paysages —

Les morceaux défileront, sans pitié, (reprise — comme sur partition, à partir de là tout a déjà été vu) répéter interrompre laisser défiler fermer les yeux surtout fermer les yeux (impossible de dormir, mais la négation du monde, vous comprenez ? est à cette condition), à la condition très exacte de décomposer obstinément toute mosaïque en éclats insignifiants, de faire éclater l'unité du moi dans des éclats musicaux, recomposition des émotions, je n’en ai plus de miennes, tout me vient de la liste lecture, l’iPod me berce de ses rêves pré-enregistrés —

Je n’ai qu’à laisser défiler trois heures dix-huit  minutes.

vendredi 9 octobre 2009

Abstraction au voyage, VIII


Lundi 2 novembre 2009, 05h47. La gare (de Lyon, décidément !, vous avez le souci de l’anecdotique…) sera traversée de vents-coulis qui se couleront le long de mon échine et contre lesquels ni mon manteau ni mon écharpe ne pourront rien, ils s’insinueront juste au creux du cou, là où il reste encore un peu de la chaleur de la nuit, y couleront, … la gare, … traversée des pas des voyageurs, identiquement rapides et toujours endormis, tous hagards, soumis au même rythme,  même cadence, un balancement, de l'arrachement au sommeil, des rêves effacés qui furent leurs, ô combien, avant les renoncements, sans fixer leurs regards ternes, ils enlèveront leurs sacs  — personne depuis longtemps ne tient  leur main agrippée dérisoirement à des poignées de sac.

Je monterai dans la nuit le marche-pieds de ce voyage, non, il s’agit bien de voyage, de ce mouvement pendulaire… il s’agit bien de voyage… quelle dérision… oscillation pendulaire… aller… retour… annulation … reprise… effacement… recommencement… entre Paris et Aix (décidément, vous y tenez). De quel voyage dérisoire parlons-nous, au juste ? Celui qui ramène d’un point B au point A de sorte que nous ne savons plus ce que nous fuyons ni vers quoi nous allons, ni seulement dans quel sens nous parcourons ce segment d'espace ? Tout repos n’est que provisoire, toute halte est fortuite, rien ne nous retiendra jamais. 

L'abstraction au voyage n'est pas toujours possible.

Pauvres de nous…, la fuite ne sera donc jamais assez lointaine, assez pure, pour ne pas nous ramener au point exact de notre départ. Après tous ces efforts…

Nous présentons le billet aller-retour, mais dans quel sens se fait l’oscillation ? De A à B ? De B à A ? Je ne suis pas pour l’anecdotique, vous comprenez ? L’oscillation se répétera. Éternel aller-retour qu’il faut présenter au contrôleur : à moitié prix, si nous sommes condamnés à (l’éternel) retour…

Pour les siècles des siècles, retentiront 

les claquements sonneries éclats de voix éclats les sonneries les annonces café thé petit déjeuner les claquements de rires toux excusez-moi les appels qui claquent à mes oreilles écartent toute docilité aux rêves

(et sans elle, il n’est pas la moindre abstraction au voyage)

Les mouvements du train nous rappellent sans répit que nous sommes enfermés, tous, dans un mouvement pendulaire sans pitié, sauf ceux, ceux-là je les aime tant, qui partent les yeux pleins de rêves, ils iront vers le port et prendront un bateau, n’importe lequel, et reviendront, beaucoup plus tard, et sur eux, le vent de la mer et du désert aura tout effacé…

Nous continuons de nous débattre. Englués. L'abstraction au voyage n'est pas toujours possible.

vendredi 2 octobre 2009

Éclats de jour la nuit (Vase communicant, Jean-Yves Fick)


Éclats de jour la nuit

L'automne

l'été y revient d'un ressac brusque

un rêve

comme ciels clairs

lumière et chaleur

douces parmi le jour

aux petites feuilles déjà jaunies

sont alors images qui se lèvent

soudaines sautes de vent qu'on croyait abolies

mais non

il y a dans ces jours déjà l'essentiel.


On voit

la silhouette d'un homme

taille médiocre jeune encore

il marche

et titube fatigue

dans la solitude sèche et immense

des dunes

il marche

la mélancolie pour seule compagne

il marche

un petit boitier au côté

s'arrête

le porte à son oeil

photographie

on ne saurait dire

on ne sait quoi

le sait-il lui-même?

il marche.


Il n'y a rien ici

du désirable factice

-lieu âpre et rude et doux-

rien

si ce n'est

un jour qui finit

rien que le bruit

ample

immense

régulier

le souffle large

le flot Océan qui bat

sa mesure haute

des lampes clignent au loin

palpitent dans l'odeur des algues

de la mer proche

un rai de Cordouan

marbre régulier rythme la brume légère

rythmes aussi

dessus de petits coquillages

de petits cailloux

de petites herbes sèches

qui respirent

les vagues longues ou courtes

le soir

les chardons

bruissent

quand s'écoulent les sables

secs

en petits monticules

impondérables.


Encore cette ombre

encore cet arbre

mort

encore un reflet

mi-terre mi-eau

écriture du vent

qu'on ne saurait déchiffrer

qu'en une langue perdue

le dernier soir seul étend son empire.


Plus tard

plus pâle

plus maigre

ce sont mois écoulés

comme monceaux

croulent

la même silhouette

penchée

oublie son latin

dans l'ombre rouge du laboratoire

improvisé

s'imposent

d'autres gestes

les odeurs

acides

acétiques

les bains

révélateurs et fixateurs

périmés

d'où les voiles gris

dans la naissance neuve

de ce qui fut

qu'on n'avait pas bien vu

et laissé reposer

au noir

en petits formats

et tout cela

pêle-mêle

sèche

au vent du printemps indifférent.



Sous verre

poussières

gris terne des chambres

des appartements

au gré des

errances

ici

toujours plus loin

dans un peu de temps

un fil

de vie

peu d'objets

pour suivre.



Dans le dernier lieu

un homme un peu voûté

sous la lampe

la pénombre tout autour

range des livres

retrouve

sous verre encore

un regard

qui n'attendait

que lui

le temps arrêté

passé présent

la vieille magie

opère

charme

aussi fluide

aussi belle

aussi claire

et c'est pénombre tout autour

la nuit cède


un trait de sable

rien qu'un trait de sable

dans l'estuaire

une forme

insaisissable

inespérée

esquisse un pas de danse

la musique est là

dans le geste

la joie native

les courants de vie

inexplicables

retrouvés

quand

fluent et refluent

les vents et les vagues

les bancs de sables

doux aux pas

aux pieds nus

et les vies anonymes

croisées là

dans un regard


La plume note

comme bruissent voix d'enfants

derrière une porte close

les rires menus retenus

ils ne trouvent pas le sommeil

l'éclat des jours bruit clair pour eux

le monde est de nuit.


Jean-Yves Fick


mercredi 30 septembre 2009

Abstraction au voyage, VII


On comprendra que, aux environs du soixante-seizième voyage, je me sois mis à user de tous les procédés envisageables d’abstraction au voyage, que j’aie commencé à les répertorier, quitte à les inventer, que je les aie essayés, approfondis, suscités parfois. Le sommeil en est un, mais  aléatoire, décevant : bien souvent il se décompose, mosaïque d’images, ou s’interrompt, vient trop tard, l’arrivée arrache aux rêves, et laisse pantelants sur le quai, défaits, égarés.

Processus d’arrachement au monde — la plainte reviendra en boucle au long des minutes égrenés du voyage, traversera les espaces, elle voilera le regard sur le monde traversé à la vitesse absurde de ce déplacement qui abolit la géographie… vieja pared del arrabal…seule la répétition peut empêcher la superposition, éviter la surimposition des strates réelles. Rien de ce qui se répète ne se surajoute au monde … mi companera… mais l’annule ; un homme passe dans le couloir, une odeur de café à la main … tu madreselva …l’annonce, sans doute du wagon-bar, et la voix enjouée … mi primera confession … cette fois m’indiffèrent, je ne céderai pas à ses promesses, rien ne me parvient au cœur de ce silence qui est mien.

Le décompte n’est plus celui imposé des heures, décomptes des kilomètres, des poteaux électriques, des traverses, des secousses … vieja pared del arrabal… le rythme des pas des danseurs … imaginaire… imaginé… tu sombra fue mi companera…décompte dans l’oubli des lumières, elles ponctuent notre remontée vers le Nord… yo junto a vos… la chanson se répète, elle donne sa temporalité, tonalité… madreselvas en flor… dont les lumières du monde ne sont plus que les ponctuations … mi primera confession…l’intensité s’est déplacée.

Passe l’ombre du vieux poète aveugle sur un monde autre qui a sombré peut-être dans l’oubli de nos mémoires mais il est possible encore de rêver, sur lui d’ouvrir une porte dans un quartier de Buenos Aires (hors de l’oscillation subie, du va-et-vient dont l’aller et le retour s’abolissent l’un l’autre). Hors de tout cela… Il serait donc possible d’un ailleurs dont nous rêvons encore, au creux de ce tango[1], quand le train s’immobilise et nous déverse sur le quai.

 

 

 



[1] Les paroles sont de L.C. Amadori, Madreselva, 1931

dimanche 27 septembre 2009

Abstraction au voyage, VI

 

Le quai est luisant de pluie. La file des voyageurs se délite le long des rames, immobiles encore pour un temps. Les pas glissent de la pluie récente. Les groupes montent, des grappes se détachent, la foule se raréfie. En tête du train, peut-être parce que la pluie récente a rendu les pas hésitants, il ne reste presque plus personne quand je monte dans le train.

Abandonner tout sac délasse l’épaule. La pluie reprend, glisse verticalement sur la fenêtre. Dans exactement treize minutes, elle traversera la vitre selon une ligne horizontale sous l’effet de la vitesse, le train étant lancé lui-même en un déplacement presque horizontal. Les ingénieurs auront pris soin, avant de nous renvoyer à notre point de départ, de lisser toute aspérité. Nous ne descendrons ni ne remonterons les reliefs sensibles aux pas. Nous traverserons le paysage de part en part, toute possibilité de pont immense et suspendu, de tunnels aveugles étant saisie. Tunnels aveugles, où il n’est pas possible de s'assurer de l'horizontalité : peut-être tombons-nous à la verticale, rien de ce qui nous vient des yeux n'empêche de le penser.

Le train remonte la vallée, à égale distance de l’autoroute et du fleuve, dans une parallèle méfiante à leurs tracés. Les éoliennes sont l’indice dressé dans la plaine du souffle du vent. Il nous est contraire et descend vers la mer ; sur elle, il s’ira perdre au large en un déploiement insensé. Les éoliennes impassibles marquent la remontée vers le nord.

Le sac entrouvert a glissé sur le sol. Les yeux se font indécis, le livre ouvert se ferme peu à peu, et la tête s’appuie sur la main, le coude glisse, un bras replié contre lui, le voyageur, peu à peu, glisse dans le sommeil, sommeil fragile, ponctué des annonces, entrecoupés des passages. Le poids de la journée l’emporte, le corps s’affale doucement, le dormeur inconscient remonte vers le Nord.

Bien plus tard, le train freinera sur des kilomètres, avant que les portes ne coulissent. Les profondeurs du métro s'ouvriront pour avaler les voyageurs.


vendredi 25 septembre 2009

Abstraction au voyage, V



L'abstraction comme absence — s'abstraire, s'extirper et ainsi peut-être il deviendrait possible de se mettre à l'abri, au creux de sa conscience, au creux de ce monde silencieux dans lequel lentement parfois passe un rêve,  et son ombre immense se projettera dans mes yeux, sous mes paupières fermées, pendant que je ne regarderai pas le monde qui, dehors, au-delà, sombre dans la nuit, sans que rien ne parvienne du souffle du crépuscule.

L'abstraction comme ligne très concrète de défense 

(le vrai problème philosophique, ce que nous ne comprenons pas, ce qui nous déborde, nous englobe, nous trouble, ce n'est pas le monde maîtrisé de l'abstraction dont nous sommes en mesure de distinguer, à travers les livres de logique dans lesquels rien n'est un bavardage, les mécanismes subtiles par lesquels elle procède, de traquer dans leurs articulations intimes les règles d'instanciation, qui nous ramènent de l'abstraction au monde, ce qui nous perd, c'est la profusion concrète du monde, qui nous égare, nous excède, et dans laquelle nous ne savons pas trouver de point fixe).

Ce cercle d'exclusion ramène à soi, par la force de l'intime, de l'usuel. Le train me déplace d'un endroit à un autre, et pendant tout ce temps, quelques objets organisent autour de moi un espace maîtrisé, dans lequel, si je tends la main, il est possible de ressaisir — et tout cela glisse file dans un paysage inatteignable — ce qui ailleurs resterait une marque du quotidien. Nous sommes lancés dans le monde sur des rails de métal à une vitesse telle qu'elle rend le défilement du monde presque insignifiant. Linéarité de notre mouvement qui déjoue les vallées et les pentes. Il se resserre autour de moi un cercle dont la circonférence minuscule porte une signification qui ne m'échappe pas, et qui n'admet pas le déplacement. Ainsi, nous restons, impassibles, et le déplacement ne nous trouble pas.

Abstraction aux conditions du voyage. 
Inlassablement, en boucle, le même air se répète en boucle sous mon casque. Je ne change rien. L'immobilité est une défense. Quelques minutes de musique, et tout recommence. 

Le paysage en deux dimensions sombre dans la nuit de l'hiver, sur la vitre contre laquelle l'obscurité vient se coller, se fondre, je ne distingue que mon visage
— aux pupilles trouées de ténèbres.

jeudi 24 septembre 2009

Abstraction au voyage, IV



Il arrive que dans une même journée les voyages s'articulent les uns aux autres d'un point à un autre et de cet autre au premier et qu'en une même journée ainsi les mille sept cents quatre-vingts kilomètres parcourus à la vitesse moyenne de trois cents kilomètres/heure me ramènent en quelques heures à mon point de départ. 

Le paysage a glissé sur la vitre, dans un sens, nous avons laissé les lacérations urbaines des abords des grandes villes, la centrale nucléaire, les vallées froides et ombrées, les autoroutes frôlées, les villages abrupts et à pic, le fleuve, et un éclair bleuté sur la mer, et puis de nouveau les lacérations des abords des villes, et dans un autre sens remontons de ces nouvelles lacérations vers la centrale nucléaire, des vallées intactes si nous n'y passions pas, qui sombrent dans le crépuscule, vers le fleuve immense (il n'est plus qu'un souvenir), la nuit tombe, et se déchire de lacérations de lumières qui la traversent, le train freine et le quai nous laisse retrouver nos mouvements propres mais vacillants.

La journée commencée dans la gare déjà fébrile échoue sur la gare désertée et les dix-sept heures ainsi passées dans le mouvement immobile entre ce lieu et ce même lieu, dans l'éloignement et le retour, ne sont plus qu'une agitation vaine dans le temps, une immobilité spatiale, à la grande vitesse d'un éloignement extrême. Qui me ramène au même endroit.




mardi 15 septembre 2009

Abstraction au voyage, III

 

Résignation au mouvement d’un point A à un point B.

Nous sommes déplacés d’un point A à un point B — ou bien serait-il plus juste de préciser quelle translation vectorielle nous subissons, qui nous prend en un point A, sous le coup du départ et des adieux, et nous laisse en un point B, comme si la vague d’espoir et d’allant qu’il nous avait fallu venait soudain mourir en ce point (B) ? Translation sud-est de neuf cent quatre-vingts kilomètres (ou huit cent quatre vingt dix ?).

Chute verticale ! et la caresse de la joue touchant terre, le contact tiède de la terre sur sa joue tendue, comme pour une caresse, tendue vers la caresse de la main — avant l’écrasement de son corps, à terre.

La chute est horizontale, elle n’a pas le panache qu’en Icare nous admirons : presque personne ne la remarque. Pauvre de nous, ployés sous nos (sacs ?), dûment étiquetés, notre nom écrit comme sur des papiers où s’alignaient autrefois des phrases, notre main tendue vers le contrôleur, vaguements inquiets, notre main qui revient à son point de départ, ou peu s’en faut, contre notre flanc, peut-être dans un tremblement imperceptible, avec un billet simplement perforé,

— d’une piqûre d’épingle.

Référentiel qui traverse l’espace, vers le Nord ou le Sud, sur une carte imaginaire : nous  y tentons de minuscules déplacements. Icare fila dans le Ciel, le traversa, s’écrasa sur le sol après une dernière caresse (je reste persuadée qu’il y eut un infime instant où le sol à lui seul fut tout entier à Icare une caresse), et rien ne le fit trembler dans sa chute à travers le souffle du vent.

Nous sommes assis depuis deux heures vingt-sept minutes, nos vêtements se froissent, comme se froissent nos corps. Nos mains se salissent dans la saleté déposée. Et l’air se sature de ces inspirations expirations baîllements respirations bouches entrouvertes sur des  paroles perdues . Icare en un soupir tomba du Ciel et c’en fut finit de lui.

Combien de voyages pendulaires, d’oscillations entre un point A (Paris) et un point B (Marseille) me faudra-t-il pour me briser comme Icare en un point de chute qui soit enfin mien ? Condamnée, vous dis-je, à la translation vectorielle entre A (Paris) et B (Marseille) ou entre (A) Marseille et B (Paris) — usure du monde ?

 

Abstraction au voyage, II


Il faut imaginer un point (minuscule), glissant le long de la ligne à grande vitesse du sud-est de Paris à Marseille, sur une distance de neuf cent quatre-vingts kilomètres (ou huit cent quatre vingt dix ?). Il faut fournir un invraisemblable effort pour s’imaginer devenu point minuscule, descendant le long de la ligne à grande vitesse, entre deux cercles, deux épingles rouges sur la carte. Seul un travail aigu d’abstraction permettra de se représenter soi-même comme un point minuscule, descendant en trois heures et dix-sept minutes le long de cette ligne incurvée, qui part de Paris, frôle un fleuve, se termine à Marseille.

C’est presque impossible.

Le train traverse le paysage, toujours le même, qui glisse sur la vitre.

Il n’est possible de rien — ni de tendre la main — ni de sentir la vivacité de l’air — ni de marcher dans ce paysage, rendu plat sous le trait que trace cette ligne de laquelle aucun de nos rêves, aussi puissant soit-il, ne nous fera jamais dévier. Condamnés que nous sommes à ce mouvement pendulaire Paris-Aix-Paris-Aix-Paris (sauf certains, qui ont l’air heureux, qui partent en voyage et peut-être sentiront sur eux le vent de la mer).

L’impossibilité de l’écart rend le voyage vectoriel.

Un tunnel duquel nous ne pouvons sortir. Dos au paysage —j’avance, point minuscule, dont la présence ou l’absence à elle seule ne changerait rien. (Je) glisse le long de cette ligne, à une vitesse extravagante, qui pourrait l’être plus, qui l’a été moins. Me voilà propulsée dans le paysage — sans en rien sentir —. Je suis incorporée à un tube métallique pressurisé — et rien ne m’assure plus de son horizontalité.

(Je) pourrait être n’importe qui et s’absorbe entièrement là, dans la parenthèse, ouverte, refermée, pendant trois heures dix-sept minutes. (Je) n’est rien d’autre qu’une variable frégéenne.

Rien ne garantit l’horizontalité du paysage. Une chute en arrière serait possible. Tombant ainsi … une chute sur le dos… pourrait fracasser, mais ne surprendrait pas outre mesure. Elle ne serait pas même vertigineuse. Alors que celle d’Icare, ne serait-ce qu’un court instant, l’instant bref de son extase, a dû être … vertigineuse.

Tombant ainsi qu’Icare dans le paysage horizontal, (je) passe inaperçu(e), Icare inaperçu, et m’écrase sans bruit au terminus, où je me relève et me remets à marcher, un peu ivre, dans ce non-lieu gris auquel tous nos voyages aboutissent.

Vous êtes perdu, à cet endroit du texte, ne savez pas de quelle gare je parle, dans quelle gare ce miracle a lieu quotidiennement, tous ces Icares qui se relèvent, reprennent leur fardeau, et se remettent à marcher, leur valise à la main, leur sac sur l’épaule ? C’est donc bien cela… l’abstraction au voyage.

lundi 14 septembre 2009

Abstraction au voyage, I

 

Mouvement oscillatoire entre deux lieux (pour l’anecdote, Paris et Aix-en-Provence).

— pour la seule anecdote.

Le temps s’arrête en un lieu (Paris, Gare de Lyon, papiers gras et gris, annonces précédées de notes enjouées, que nous, accablés sous le poids de nos (sacs ?), écoutons aux aguets des retards…, un parmi les autres eux-mêmes comme des animaux inquiets, le temps s’arrête à 15h16.

Il reprendra trois heures dix-sept minutes plus tard en Gare de Marseille

— si tout va bien. Parce qu’il est plus simple pour aller de Paris à Aix-en-Provence, au lieu d’Aix –en-Provence qui me fut alloué comme mon lieu il y a de cela des années, de descendre du train à Marseille. L’anecdotique n’aide donc pas dans ce cas.

Il sera arrivé qu’il prenne trois heures douze minutes de plus, cinq heures de plus, qu’il ne reprenne qu’en pleine nuit sans que ces variations aléatoires puissent en quelque façon être prévues par qui les subit. Il arrive que le retard soit sans commune mesure avec l’impatience ou l’angoisse dont il est cause.

Entre temps, il y aura eu trois heures dix-sept minutes suspendues entre deux lieux —

Trois heures dix-sept minutes répétées deux fois par semaine répétées environ vingt-cinq fois dans l’année, sur une période de dix années…dont il n’y a pas lieu de penser qu’elle se termine…

Qui m’auront déplacée d’un lieu en un autre.

Il est possible que la très exactement même durée de voyage se soit intercalée entre d’autres horaires. Cette variation-là n’est pas signifiante (sauf pour la lumière, oui, pour la lumière elle change tout mais nous n’en sommes pas là).

La question est devenue, au fil de ces années :

Où va se perdre le temps suspendu entre ces deux lieux ?

C’est la répétition de ces voyages, comprenez-vous ? , qui fut cause de leur abstraction. Après le cinquantième voyage, tous les voyages se sont mis à se ressembler. Il est devenu de plus en plus difficile de les distinguer les uns des autres, dans un sens ou dans l’autre, alors même que, par un effet d’optique que je n’explique pas, à l’intérieur de leur temporalité (suspendue entre deux lieux qui n’en sont pas), les détails se sont exacerbés.

jeudi 10 septembre 2009

Senteur XI, La flamme éteinte de la bougie



Rêverie de la flamme éteinte. 

La flamme de la bougie : soufflée. Les lèvres s'en sont approchées. Elles s'en sont rapprochées. Elles se sont arrondies autour du souffle, vivant et tiède, venu d'une inspiraton plus longue, plus profonde. Elles ont soufflé et sous ce filet d'air tenu comme une note de musique, filet de vie, expulsé ainsi de la bouche un instant redevenue muette, (voilà qu'elle est rendue au silence après les rires et les réparties, et les saillies, et les sourires, et les paroles échangées, entrecoupées — sans merci), sous le souffle, la flamme a protesté, elle a vibré un peu, crépité sans doute, petitement, flammèche, elle a tremblé et s'est éteinte, dispersée. 

Il est possible que l'opération ait été répétée.

Alors, la lumière s'est redistribuée dans la pièce, et se redisposant, s'applatissant, se déployant de nouveau , régulièrement, les rêveries se sont dissipées, les volumes se sont remis en place, puisque que la lumière coulait dans la pièce sans plus laisser palpiter d'ombres. Les vibrations se sont tues. 

Il est monté des fils de fumée tortueusement emmêlées, dans une verticale complexe qui ondoyait. Cette odeur… un peu solennelle… des fêtes qui se terminent, des lumières qu'on rallume. 

La main s'en approche, dont les doigts se resserrent, et le mystère finit.

samedi 5 septembre 2009

Senteur X, la nuit étoilée



Elle s'en apercevait bien, elle avait presque complètement perdu cette journée, commencée dans la nuit, à la gare de Lyon,  fracas des trains, annonces monocordement envoûtantes, annonçant des départs et des retards, journée étirée insensiblement jusqu'à la nuit suivante, sans qu'elle n'eût presque pu rien voir du jour, et presque terminée. Il lui restait de son matin, toujours sur son épaule, un sac de cuir marron, informe, qui pendait sur sa hanche et lui compliquait un peu la marche. La bandoulière avait, par la force de la répétition, usé l'épaule presque jusqu'à la trame. Mais pour l'heure, elle ne s'en souciait pas.

Le contenu de son bagage peu à peu s'était modifié. De l'intérieur du sac, quelques papiers utilisés un moment avaient disparu, à présent sans plus d'usage, la bouteille thermos au matin pleine de thé brûlant l'avait réveillée, réchauffée dans les attentes et le vent, s'était vidée peu à peu, du livre, quelques pages s'étaient tournées, la batterie de l'ordinateur portable s'était vidée jusqu'à atteindre le message promettant la perte du travail en cours en l'absence d'enregistrement, sans que cela modifiât en rien le poids, qui depuis le matin, pesait sur cette journée.

Il lui restait à rejoindre dans la nuit, la vieille ville, à déposer son sac à l'hôtel, prendre une douche et disparaître dans la nuit, loin des jeux de pouvoir dans lesquels elle s'était, toute la journée, confinée. Elle remontait la rue tracée d'un trait de plume par un cardinal-duc, faubourg autrefois très neuf né de son imagination capricieuse. 

Ville du sud, minérale, sous un ciel d'hiver étoilé et pur. Le vent soulevant parfois les pans de son manteau qui par endroit s'effilochaient.

Les façades régulières alignaient leurs fenêtres closes, et quand elle passa devant la fontaine, elle sentit l'odeur de l'humidité monter dans la nuit. Il se formait sur son manteau de minuscules gouttes d'eau, qui luisaient, sous les lueurs des réverbères. Parfois une silhouette poussait une lourde porte de bois, se glissait sous un porche, absorbée dans sa nuit.

Quand, de la boutique de l'antiquitaire à laquelle parfois elle accordait un regard, sortirent deux hommes. Ils portaient sur leurs épaules, comme le mât d'un bâteau, au centre duquel reposait un immense lustre de cristal, un lustre démesuré, féérique dans la nuit obscure, cliquetant et scintillant. 

Elle s'arrêta pour les regarder s'éloigner en silence dans la rue orthogonale, dans le halo que dessinait autour d'eux une brume imperceptible.


vendredi 4 septembre 2009

Senteur IX, respiration


 
Après avoir traversé la cafétéria déserte, veilleuses aux faibles lueurs, pris l'ascenseur étouffant, et pas trop regardé le linoléum bien ciré des sols huileux presque, après la pluie battante qui m'a transie, lorsque, au bout du couloir, la porte de ma chambre s'ouvre sous la pression de ma main, celle restée libre des bagages, des papiers, au soir, après tout ce voyage, arrivée dans une ville inconnue, la monnaie recherchée au fond d'une poche, du bout des doigts, un distributeur repéré au hasard de signes qui ne me parlent pas, décelé les bus… enfin, au terminus de la ligne 3, l'adresse indiquée.

La porte s'ouvre et l'espace de la chambre n'offre rien à quoi se raccrocher — il glisse — de la porte à l'évier, de l'évier au lit jusqu'à la fenêtre, rien ne retient et ses couleurs n'existent plus. Aucun objet familier, aucun livre corné, aucun pull froissé, en boule ne retient le regard, n'arrête les gestes, n'incite à se pencher vers lui.

Sol luisant, étagères vides, et le vent dehors aspire les rideaux à l'extérieur…

Je n'imagine pas y dormir. A dix-sept ans, on apprivoise sa liberté en punaisant au mur un portrait de Rimbaud, on ne voit pas la fissure qui court à côté, qui serpente, ni le coin décollé du papier peint qui suinte perfidement… Mais ce soir…

Je n'imagine pas, dans cette chambre, l'abandon du sommeil. 

D'ailleurs le lit n'est pas fait. Les draps blancs et la couverture marron, rêche, n'appellent pas le repos. Le journal de la veille, d'une ville inconnue, je le lis sans le décrypter, il en vient le parfum d'une vie autre, dont les possibles me sont étrangers. Je les traverserai quelques jours, quelques nuits, sans désir de rester.

La pluie à présent crépite. Dehors, les lumières des réverbères et les halos des phares sont devenus incertains. Monte une odeur de pluie qui tombe à verse, elle dégoulinera pendant des jours le long des vitres. Elle commence, et déjà monte son odeur immense, le vent l'introduit dans la chambre, il introduit l'odeur des pluies immenses dans la nuit des villes inconnues, et la fraîcheur humide, et l'air nocturne et vif. 

Comme une respiration…


mercredi 26 août 2009

Senteur, en théorie…


Je pense, en retraçant ces senteurs, et les impressions qu'elles laissent en nous, à cette phrase d'Erri De Luca, que je laisse en suspens dans ma mémoire, cette phrase qui évoque l'horrible odeur du ZyklonB que nous ne connaissons pas et qui pourtant envahit tout le XX ème siècle. Empuantit tout le XX ème siècle. Chacune de ces évocations, chacune d'elle, aussi douce soit-elle, pourrrait porter, en creux, porter cette phrase, au fond d'elle. 

Mais je préfère laisser cela dans le silence, qui pour moi l'entoure indéfectiblement. 

Que faisons-nous, si nous prenons le langage au sérieux ? De la littérature, de la philosophie, de la logique ? Des mathématiques ? Ou bien de la musique ? Quelles sont les frontières ténues que nous ne devons pas franchir, celles devant lesquelles nous reculons encore une fois, le gué intellectuel que nous ne passerons pas ? Que disons-nous ? Que tairons-nous ? À quoi laisserons-nous franchir la barrière de nos écrans informatiques (puisque nous ne nous parlons plus)?

J'ai rêvé longuement, dans le silence des salles d'attente, dans l'ennui des conférences, dans la touffeur des salles de réunion, devant le paysage qui défile d'un train qui traverse encore un paysage traversé déjà et reconnu, si coutumier qu'il se recompose dans le désordre de ma mémoire, de ce que l'ontologie contemporaine déclare être impossible : un trope flottant… Les tropes (en fait, cela n'importe pas ici, un trope pourrait bien être un particulier concret, s'il n'est pas abstrait, car il pourrait ne pas exister) n'existent qu'en faisceau.

Le trope flottant est donc un objet philosophique impossible et impensable que j'attrape au vol et que je lance ici, dans un autre type de rapport avec le langage, où il devient loisible de jouer avec des idées impossibles.

Un trope flottant serait
… pourrait être ?…
le parfum de cette femme trop parfumée (avez-vous remarqué combien les plus beaux parfums, les plus profonds, les plus savants, deviennent écœurants quand ils sont mal dosés par une main approximative ?) qui flotte encore derrière elle, alors qu'elle est sortie…
… le bruit de l'éclair que plus rien ne soutient dans le monde… puisque l'éclair n'existe plus quand il éclate, ou encore
…l'énigmatique sourire du chat de Ceshire qui reste en suspens encore alors que le chat a disparu… depuis quelques instants…

Le trope flottant est un objet philosophique impossible, certes. 
Les senteurs sont des tropes flottants dans mes phrases. Contradiction de la pensée et de la rêverie que, pour le moment, je ne sais résoudre…





lundi 24 août 2009

Senteur VIII



Quand l'été finissait, on faisait revenir en cuisine le grand chaudron de cuivre qui avait attendu son heure dans le couloir. Il avait passé là des jours indifférents, pluvieux ; le vert-de-gris avait fait son œuvre sur ses parois. Il s'était déposé. L'avait rongé. Lentement. Sa menace s'étendait sur les flancs auxquels il n'était plus possible de rien confier. Calmement il avait envahi le monde domestique.

Son poison menaçait, il était au centre de leur attention. 

Alors les gestes revenaient,
Elles reprenaient leur tâche,
Protégées derrière des tabliers immenses et blancs qui soulignaient leur silhouette dans la pénombre des volets pas tout à fait ouverts.

Je me souviens
du vinaigre qui bouillonnait dans le ventre du chaudron,
de son odeur âpre et des yeux qui pleuraient,
et de la colonne de vapeur que la cheminée ne suffisait pas à aspirer.

Alors
quand de nouveau ses flancs brillaient, qu'ils avaient retrouvé leur éclat orangé,
elles versaient dans sa gueule ouverte
les fruits gorgés de la lumière et du vent de l'été, et des chaleurs que nous avions fuies derrière les murs épais,

et les ensevelissaient sous le sucre qui scintillait 
avant de sombrer…

Même si nous sortions, même si nous nous éloignions,
l'odeur douce monterait, resterait après même que le feu fut éteint,
elle nous écœurerait presque, le soir venu, 
dans le secret de nos lits,
nous étreignant encore. Nous reverrions sans le vouloir les cuillères de bois, longues, dégoulinantes au dessus de l'assiette blanche, un peu ébréchée, cette tâche sur le sol noircie du passage imprudent et joueur de nos pieds nus…

Certitude de l'été pour les matins d'hiver… Les pots s'aligneraient demain sur les étagères, repartiraient dans les valises, serviraient de menue monnaie envers les voisins. Pour le moment, ils attendaient sur la table de la cuisine déserte. On n'entendait plus que la petite pulsation de l'horloge.



samedi 22 août 2009

Senteurs VII

La senteur VII est une odeur retrouvée, au hasard d'une route poussiéreuse, dans la chaleur de l'été. 

La poussière est rouge… ocre, et le paysage alors peut commencer à se dessiner. 

Cette odeur suffira-t-elle à tracer sous nos yeux la route qui sinue, la poussière que le vent balaie (ocre, je vous l'ai dit, couleur de peintre, de couchant, de levant, de lumière dans les yeux, de la chaleur de la terre) ? Les vignes se protègent du vent dans les creux des flancs âpres de ces montagnes.

Nous revenions de la mer. Cette mer dont le goût reste sur la peau plus longtemps que celui de l'océan. Les enfants fatigués de leurs jeux, au soir infiniment lent qui s'étire sur le sable, serrent dans leur main un coquillage et se mordent doucement les lèvres ; dans le secret de leurs rêveries, ils font leur délice mystérieux de ce sel ultramarin et ne regardent plus que les vagues au loin.  Et les vagues, et leur écume, et le tracé à même la frontière indécise de la plage, là où elles viennent, étales, sur le sable encore chaud, et nous suivions alors l'ondulation infinie de la trace par elles laissée.

Les montagnes parfois portent des noms assez anciens pour inciter aux questions sans réponse, aux songes de couleurs, aux caresses qu'apporte le vent. Et les entrées maritimes…

Alors, je ne sais plus pourquoi, je ne sais plus pour quelle raison sans importance, nous nous sommes arrêtés sur le bord de la route. Sur la terre ocre, au bord des vignes encore vertes, j'ai frôlé du bras un plant de fenouil sauvage. Mes doigts ont pressé, sans y penser, les graines encore immatures de ses ombelles. Elles ont déposé sur ma peau cette odeur qui monte au soir, après les journées chaudes, cette odeur presque âpre qu'on sent dans les ermitages vides, accrochés sur des rochers à vif, dans des châteaux en ruines d'où, au loin, on aperçoit la mer, dans les chemins déserts qu'on suit entre les vignes et les rochers…

Je ne l'avais plus senti depuis des années… et pourtant elle est restée dans mes rêves.





dimanche 16 août 2009

Senteurs VI



Quand on sort du village, le regard suit la ligne hésitante et douce des toits. 

Laissez derrière vous le clocher ajouré qui se détache sur le ciel. À côté de lui, vous voyez ?, se penche le cyprès aigu et léger qui indique la tombe dont je vous ai parlé. Vous dépasserez le lavoir, ses deux bassins symétriques, répétition à l'identique, et vous emprunterez un moment le chemin qui longe la rivière sous le couvert des arbres. Le figuier que j'aimais s'est perdu dans les broussailles. Mais son odeur parfois se laisse discerner.

Eau vive. Tumultes et éclaboussures.
Même la centrale électrique ne l'a pas arraisonnée.

Puis vous tournez vers les collines arrondies. Elles déferlent par vagues douces dans le regard. Je sais que sur leur herbe elles faisaient sécher le linge : à même l'herbe fraîche, les draps étalés parsemaient les pentes. Je ne me représente ni la morsure du froid sur leurs mains, ni la dureté des gestes, les tâches sur le linge. Tâches de fruit, de terre. De sang ? 

Je sais seulement que les draps de toile que j'ai ressortis cet été de l'armoire sont lourds, 
épais, 
de toutes ces nuits, 
de tous ces gestes.

Il disait (je m'en souviens) : "se coucher dans des draps frais, c'est peut-être suffisant, après tout ce qu'on sait, et ce qu'on a vécu". Et je ne comprenais pas, alors. Maintenant je dépose au creux de la nuit
entre la toile un peu rêche
la fatigue bienfaisante de la marche
la veille trop longue de l'enfant malade
les rêves enfuis, au fil des jours, je leur confie ma lassitude et les angoisses de l'insomnie, et l'écoute des nuits qui passent, et les réveils pâles.

Abandon du corps
dans le lin frais, qui sent bon le vent et le soleil.


samedi 15 août 2009

Senteurs V



Fin de l'acte III. 
Un peu abasourdie de ce mélange de classicisme et de sauvagerie brutale, à l'entr'acte, j'hésite à quitter ma place.
Les yeux encore fixés
rivés
à la scène.

Du premier rang du parterre. Les acteurs suent, postillonnent, font des efforts tellement visibles pour éructer élégamment. Leurs visages maquillés sont des masques. De plus loin, ils recouvreraient leur aisance — mais, là, de si près, se perçoivent leur souffrance, leur travail, la mécanique de leurs gestes. Deux guerriers immenses s'affrontent en alexandrins. Vus de ma place, ils inspireraient une terreur enfantine, presque archaïque, contre laquelle l'artifice de la situation protège.


Dans la barbarie maîtrisée de sa colère,
il a levé son verre au dessus du vide,
ses muscles se sont contractés un peu plus qu'il ne voulait,
il l'a cassé
tendu au dessus de moi.
Le verre éclaté sous la pression s'est répandu en une myriade de bouts tranchants, a glissé sur ma veste, s'est répandu sur ma jupe.

Il faudrait que je me lève pour secouer ces éclats d'un autre monde.

La salle à présent est presque vide. J'arpente les couloirs du théâtre quand
d'une porte silencieuse
est sortie la Reine, robe immense de taffetas bleu gris qui souligne ses cheveux roux
— ou est-ce l'inverse ?
Visage anxieux de  me croiser. 
J'ai l'impression qu'elle ne devrait pas être là
ou voudrait ne pas me croiser. Je m'efface contre le mur. Elle disparaît par une autre porte.

J'ignorais 
que les apparitions ont une odeur d'iris.

jeudi 13 août 2009

Senteurs IV


Il y a longtemps de cela, je vous parle d’un temps qui n’existe plus, amitiés dissoutes dans les souvenirs, les souvenirs faute d’être convoqués se défont, les liens se sont dénoués, même s’il reste quelques frémissements parfois, pleins d’une nostalgie qui sait se taire et ne pas nous blesser, si ce temps a existé, si je ne me trompe pas sur lui, alors il s’est perdu dans cette brume que le temps lui-même ne dissipera pas, bien au contraire, il l’obscurcira et la rend plus tenace que la bruine et tous nos efforts pour revenir à lui, pour retrouver ces traces seront plus stériles que l’angoisse et ne sauront que nous blesser…il y a longtemps de cela, nous marchions aux bords des canaux, le premier d’entre eux traça un trait articificiel et droit dans un paysage hivernal, à travers les arbres nus, nous conduisit plus loin, encore, nous étions si jeunes et nos pas nous portaient où nous voulions, vers un ancien clocher, qui se dressait dans un paysage presque enneigé (en fait, ce n’était que du givre, un givre épais que le soleil d’hiver ne parvenait pas à faire fondre, il brillait sous sa lumière, scintillait, nous renvoyait dans les yeux tous ses éclats mais il ne fondait pas, obstinément, il résistait dans le froid) : il faisait si froid, nous sommes entrés dans cette auberge, et nous nous sommes réchauffés auprès d’un feu qui craquait et nous brûlait presque, et nous étions contents et loin de tout, et tout cela à présent me paraît si loin, moi qui me trouve dans un présent que je n’habite pas, et qui m’enserre, et qui m’étouffe, à tel point que je finirai par y mourir. Puis nous sommes revenus vers la ville, en bâteau, et une fois débarqués, nous avons longé dans ce silence qui autrefois ne nous séparait pas les façades et les balcons, les murs fermés, les portes secrètes et silencieuses, nous nous sommes glissés contre elles, contre leur pierre blonde, et froide, et presque coupante, dans la lumière de l’hiver. Le monde était aquatique et minéral, et nous étions seuls en lui. Le sol givré gardait seulement des traces de pas, par endroit un empreinte apparaissait, on suivait quelques pas bien découpés sur la luisance des pierres, puis ils se perdaient et on ne savait plus du tout ce qu’ils étaient devenus ; je pensais parfois qu’il pouvait avoir glissé dans l’eau verte du canal. Il en montait une odeur que le froid atténuait mais dans lequel elle se détachait bien, une odeur d’eau croupissante, épaisse, verte, insondable, presque immobile, où sans doute quelques algues languissantes entraient en décomposition. L’odeur montait dans l’air immobile de l’hiver, et il était impossible, en rentrant chez soi, de ne pas trébucher, de ne pas manquer de tomber et alors de ne pas penser à tous ces mystères, à ceux qui avaient glissé, qui ne s’étaient pas retenus, à tous ceux qui étaient tombés, qu’on avait poussés au détour d’une ruelle, qui seront aller respirer à pleins poumons cette eau trouble et menaçante, menaçante à chaque pas, se noyer en elle, qui s’y sont glissés, peut-être et qui s’entremêlent à présent aux algues et aux courants, comme nous nous entremêlons aux rubans effilochés de notre passé.

mercredi 12 août 2009

Senteurs III

Billet illégal, de pensées enfumées, d'odeur de tabac, de cigarettes qui brûlent… non fumeurs s'abstenir : ici les souvenirs sont tabagiques ! 

Il était assis à son bureau, et régnait seul au milieu d'une pièce, fenêtre ouverte sur les peupliers frissonnants et sur la ville lointaine, en contrebas. Les étagères s'incurvaient sous le poids des livres, sans jamais atteindre le point de rupture toujours repoussé où pourtant je les attendais, une de ces bibliothèques qui alternent sans rien devoir au hasard les couleurs, les tailles, bordeaux, gris, un alignement de vert sapin, une touche de bleu roi, noir aux écritures blanches, puis de nouveau ce beige un peu terne, les couvertures descendaient, remontaient, dans un mouvement écrit sur la portée musicale de la pensée et de la science… certains livres se couchaient à l'horizontal, d'autres laissaient s'échapper des bouts de papier plus ou moins bien coupés, plus ou moins déchirés, parfois couverts de notes. Je me souviens d'entassements de piles de papier ; mais peu de catastrophes, finalement, pas d'effondrements ; parfois quelques nouveaux arrivants dans des enveloppes matelassées, bientôt soupesés, appréciés, interrogés, et auxquels il réservait un accueil attentif.

Silence. Le silence calme de la pensée. Les mots ne peuvent s'ajuster que sous cette très exacte condition. Profondeur du silence dans laquelle se recueillent les idées.

Il fumait… D'une main il écrivait, de temps en temps levait les yeux, tournait une page, faisait tomber les cendres dans un cendrier, presque plein la plupart du temps… parfois, il marchait de long en large… et dans ces moments là, la fumée de la cigarette s'élevait, verticalement, depuis la table, remontait le long des livres, dans un filet étroit… puis il se rasseyait, tirant une bouffée de tabac… et quand il la rejetait, levant les yeux, alors sans doute le tabac et la fumée partaient en volutes dans ses pensées, se confondaient en hypothèses, et je pensais qu'il régnait dans le troisième monde, celui des objets intelligibles, et de l'immatériel, une odeur de tabac, que la fumée trouvait un moyen mystérieux de se faufiler de notre monde de la pesanteur dans ce monde immatériel, qu'elle le reliait à ses idées, et qu'ainsi il les retrouvait … Rembrandt, après tout, invite son philosophe à monter un escalier en volutes pour rejoindre les siennes…

Je me souviens qu'il y avait à terre, posé contre un mur, le portrait d'un homme plus âgé que lui, aux chevaux déjà blancs, et avec lequel il entretenait une ressemblance assourdissante. Et que tout cela était infiniment complexe… comme les formules qu'il écrivait patiemment.

Le bonheur a l'odeur du tabac sur des pages couvertes de signes.