Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 30 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (vacillement)

Comme autrefois dans la nuit tiède, Hamlet s’avance et ne s’avance pas.

Derrière les fenêtres voilées de cette pièce rendue trop lisse par les néons, au loin, se déploie toute l’extension inatteignable de la ville, dont je n’imagine pas encore les plantes aux volutes repliées s’enroulant sur elles-mêmes pour s’ensuite dérouler au mystérieux gré de leur génération et de leur floraison, plus immense encore que les rêves qui la parcourent. Cependant que leurs minuscules particules de pollen s’insinue dans le souffle d’air de nos respirations, et que leur insensible exhalaison pénètre nos vêtements et nos chairs, je fixe l’écran couvert de signes, dans l’immobilité de qui va s’élancer, ne s’élance pas encore.

Dans la nuit tiède, il s’avance et ne s’avance pas. Au bord du gouffre. Ne se retient à rien. Vacille.

Mes mains sont glacées sans doute de la pluie fine, peut-être est-ce la peur qui les immobilise sur le clavier ; elle les retient de tenter une nouvelle phrase. Il ne sera possible que de dire d’une voix point trop monocorde ce qui s’inscrit sous mes yeux. Il faudra jouer la partition sans rien improviser, dans une langue qui n’est pas mienne ; à tout instant, il se peut qu’elle se dérobe, il ne peut être exclu qu’elle m’abandonne dans les arcanes d’une pensée rendue silencieuse, qu’elle rompe ainsi sans scrupule le fil de mes idées. Il deviendrait alors impossible de le ressaisir. Le mouvement tout entier doit être contenu dans son commencement. Je le sais. Il ne peut s’agir que d’un pur déploiement des inférences.

Personne ne détourne son bras et quand il sera trop tard, tous se récrieront d’une seule voix, il a tué Polonius — il ne le sait pas mais son ignorance ne change rien.

La fixité du temps et de l’espace clouent sur place, ici et maintenant, dans un ici inconnu. Je ne peux qu’imaginer des sommeils que je connais et que je ne connais pas dans des chambres aveugles ; plus tard, des mains soulèvent selon des gestes séculaires de fragiles tasses remplies d’un thé vert et mousseux, dans un matin presque froid. Je tente de les reproduire ; ils se dérobent à mes membres devenus raides. Le monde s’ouvre en un vaste vertige. Les miroirs se couvrent de buée, se refusent à me renvoyer mon image. Je me souviens, d’une vitrine, de cette poupée sans tête, elle avait la taille d’une petite fille, habillée d’une robe de tulle rose ruisselante de pierreries. Il y en avait deux, réparties de part et d’autre de la porte fermée. Aucune n’avait de tête. Je ne sais plus ce qu’il y a derrière la vitre. La lumière blanche des néons n’empêche pas l’impression tenace que je suis plongée au plus intime d’une nuit lointaine, dans laquelle les yeux de ceux qui sont chers à mon cœur se referment sur leurs rêves. Il faut en retour la traverser et à l’instant transpercer le silence.

Comme sa lame a traversé les chairs dans l’axe de son bras, j’entends soudain ma voix :

« From a modal point of view…

dimanche 28 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (partition)



La partition tremble un peu dans ma main. Signes noirs griffonnés sur des pages blanches, qu'une prudence précautionneuse a numérotées de un à dix-sept ; elles ne tomberont certes pas, ne m'échapperont pas, puisque je me retiens à elles, qui vacillent dans l'espace, à mi-hauteur, même si ma main glacée se crispe. Je m'avance dans le vide de cette lumière artificielle. Il manque sous mes doigts la douceur du violon, son bois tiède.

Dehors, il tombe une pluie tiède venue d'ailleurs (elle a traversé des mers inconnues de moi) sous laquelle j'aurais aimé marcher des heures… au hasard des pas indécis, abandonnés à l'immense…

Il faut suivre le fil invisible et tendu des pas, puis celui, plus invisible encore et plus tendu de la pensée, se retenir à lui. Retenir les regards. Agripper les esprits dans l'ouverture béante de la scène — elle m'enferme, m'enserre, les limites spatiales en sont fixées pour exactement quarante-cinq minutes dans le temps desquelles la discussion est comptée. Pause. Café. Plus tard. De 14h45 à 15h15 mais nous n'en sommes pas là.

J'aurais regardé les façades des immeubles se refléter dans les flaques d'eau, tremblées sous les risées du vent, dans ces minuscules océans…et ma mémoire photographique s'en serait imprégnée autant qu'il est possible…

Le silence pèse soudain sur mes seules épaules ; à travers lui, compact et brut, il faut lancer ma voix. La première phrase est la plus assourdissante ; il faut passer du silence au bruit, de l'immobilité au mouvement autour de l'axe resté immobile de l'âme, comme aurait dit Aristote. Ensuite, les mots se lient les uns aux autres, il faut, à l'évidence, que tout soit contenu dans la première phrase tenue jusqu'à la fin. Dans une langue qui n'est pas la mienne, traverser tous les écarts.

La pluie, les rêves, les souvenirs, les phrases auraient infusé les uns dans les autres jusqu'à délivrer un étrange parfum. Philtre imprécis et inutile des souvenirs.

Puis le choc frontal et violent de la discussion. Carnassiers. Je connais le jeu. Il m'indiffère.

Dehors, le plus loin possible de tout, j'irai manger une soupe brûlante et parfumée, dans un restaurant minuscule et plein de buée, j'écouterai sans les comprendre les phrases qui voleront autour de moi, reliée seulement à leur musicalité, dans la douceur du décalage.

samedi 27 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (solitude)



Alors même que je n'étais encore jamais venue, et que sans doute je ne reviendrai pas (mais cela paraît moins certain, tant notre connaissance de l'avenir achoppe sur toute singularité et laisse ouverts de larges interstices par lesquels s'engouffrera autre chose), je sus sans hésiter, avec une certitude nette, que c'était là le point auquel il me fallait parvenir, dans une rue dont un instant auparavant j'avais du mal encore à retenir le nom, et dont je distinguais approximativement, à l'intérieur des syllabes, le propre et le commun du lieu, confondant l'un et l'autre, et qu'on désignerait, pour plus de facilité, comme ma destination.

Sous une pluie battante, les voitures m'empêchèrent quelques minutes de traverser la large avenue ; j'évitais seulement de regarder, de côté, l'improbable Tour Eiffel colorée qui prétendait entrer dans mon champ de vision, et tentais de rejoindre la Tour d'un style très tardivement gothique… toute la divergence du monde ne m'atteignait pas. Je ne sais pas dire pourquoi, si ce n'est parce que, pour parvenir ici, il m'avait fallu traverser des aéroports en grève, et toutes les heures nocturnes de ce voyage dont la fin s'était annoncée par un lever de soleil sur des étendues désertiques et glacées.

Lorsque l'ascenseur s'ouvrit, au sixième étage de la tour, le couloir étroit qui se présentait à moi m'obligea à m'arrêter devant un bureau absolument anodin. Je ne sus pas empêcher l'étonnement de poindre quand, avec une certaine facilité, les deux étudiants trouvèrent sur la liste, mon nom, en toutes lettres, piochèrent un badge que j'aurais dû porter autour de mon cou (il n'aurait su en être question, il n'y a autour de mon cou qu'une chaîne en or fragile, ancienne, et intensément sentimentale), et me remirent des liasses de papiers que je retenais scrupuleusement. Ils avaient laissé échapper comme un geste très léger de stupeur à la découverte de la correspondance entre mon nom et ma personne, dont je ne peux toujours pas m'expliquer la teneur.

J'évitais toute hypothèse — de crainte d'y découvrir un abîme prêt à se dérober sous mes pas. La surface sociale des choses suffirait aisément pour quelques jours. Il est vrai que je me serais bien plutôt attendue à ce qu'ils ne me trouvent pas dans leur liste ; ils se seraient excusés, auraient bredouillé quelque explication incompréhensible, pendant que j'aurais pu fuir, redescendre par l'escalier, le plus vite possible, retraverser l'avenue, et prendre à l'aéroport le premier avion vers le couchant, trempée de cette pluie fine mais absolument sauve.

Il fallut toutefois avancer. La salle anonyme et impossible à localiser dans quelque pays que ce soit n'était pas même éclairée par la lumière du jour. Des néons l'inondaient de leur lumière crue. Je remarquais quelques visages que je sus identifier pour les avoir croisés dans des mondes virtuels, et allais me placer juste à côté de l'un d'entre eux.

Bientôt, je me lèverais, traverserais la salle et parlerais à mon tour. Je sus alors que j'étais arrivée à la pointe la plus extrême de la solitude.

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (fascination)



Une crevette vivante servira d'appât. Elle frétille pendant qu'il la transperce difficilement d'un hameçon effilé. Non pas à cause de ses mouvements. Plutôt, à cause de sa petite taille. Chair translucide bientôt traversée d'un crochet de métal brillant. Mes doigts s'y seraient ouverts.

À peine sorti de l'eau, le poisson, ruisselant, se débat. Je tente d'oublier la douleur de la gorge que je sais déchirée. Le serveur le prend d'une main dans le filet vert où il s'agite. Sans doute, il commence à étouffer. Applaudissements. Ils saluent la prise. Rythme saccadé, reprise, silence, une nouvelle saccade.

Autour de nous, les gens discutent. Les paroles et le brouhaha ne cessent pas. Les regards ne se détournent pas. Ils semblent ne rien remarquer. La lumière des néons rend l'endroit étrangement sans relief. Ils mangent, tout autour de nous — l'espace se cloisonne et se compartimente. Je suppose qu'il étouffe. Ailleurs. Plus loin. Ils mangent.

Comment il le tue… je ne sais pas. L'idée approche des marges de la conscience. Je la repousse, entends ne pas m'en préoccuper. Faudrait-il discuter de tout cela que le vocabulaire me manquerait, échapperait à mon emprise… pourquoi ne pas oublier aussi qu'il le tue ? Oublier peut suffire au bonheur.

Quand on apportera le plat de glace, immense, où il aura été découpé en fines lamelles, il suffira de rompre toute connexion mentale entre cette scène et le repas qu'elle a précédée. Il faudra peut-être un effort particulier pour déjouer les pièges du récit, pour esquiver sa temporalité linéaire, mais cela paraît possible. Je me retiens pour ne pas glisser, les mots forment un réseau fin dans lequel les esprits jouent, se répondent, s'affrontent, se jaugent. Ma main cherche la surface lisse de l'aquarium. Et parfois, à intervalle régulier, résonne un rire sec. Il claque dans l'air. Retombe aussi vite.

La chair est étrangement ferme. Je m'absorbe toute entière dans la déconnexion des situations. Effort tendu vers une unique rupture, artificielle et volontaire, dont je ressens vivement le besoin. Décaler les possibles. Faire en sorte qu'il ne coïncident plus.

Sur la glace, les nageoires continuent de vibrer. Détourner les yeux ? ce serait possible, si cet étrange phénomène n'attirait si puissamment l'attention. Nous le mangeons, il est vivant. C'est sa chair vivante que nous mangeons. L'arrête dorsale enroulée sur elle-même souffre-t-elle, pendant que je mange la chair qui fut sienne, souffre-t-elle des mille entailles qui lui furent faites ?

La fascination se mêle à l'écœurement. Sans que ce dernier parvienne à dominer.




vendredi 26 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (loin de Tokyo)



Pourquoi ?, disiez-vous.

Les feuilles de ce carnet ne se détachent pas de moi. Toutes les autres se sont envolées, celles écrites un soir d'été sur la marche du jardin, à l'ombre des pivoines sanglantes qui dans la nuit s'ouvraient, exhalaient un parfum presque écœurant, celles écrites dans des chambres d'hôtel entre des draps froids et lisses, que parfois je compte, dénombre, quand je cherche l'oubli, elles ont toutes disparu de ma mémoire — n'y passent que comme des nuées lointaines, et d'ailleurs je ne les cherche pas ; il n'y avait ni vent mauvais, ni geste rageur de la main, je vous le promets, je n'ai rien déchiré.

Mais les circuits improbables, indéchiffrables qui faisaient, à l'intérieur de ma boîte crânienne, les connexions électriques qu'en d'autres temps on aurait appelées mes idées, tous, ils se sont effacés. Et à ce moment-là, la question m'a transpercée. S'est vrillée dans mon âme.

Les yeux et les consciences étaient si clairement ajustés, l'un à l'autre. Le déplacement qu'habituellement j'opère n'était pas possible. Art de l'esquive, du paradoxe. Les gens d'habitude ne tiennent pas tant à leurs questions. Il n'y a aucune difficulté à se dérober. Mais face à vous me sont revenues par bouffées les images de là-bas

la collégienne immense dans le même uniforme que ses camarades … ce jeune homme à l'accent parfaitement anglais qui riait tellement : il avait découvert que je cherchais mon chemin dans le métro en tenant à la main un plan du réseau ferroviaire… je me perdais donc à chaque pas avec un peu plus de sérieux et de précision … et moi aussi j'avais ri… cette femme si précieusement vêtue d'un kimono complexe et merveilleux, lourd, coloré, il pleuvait, tout était noyé dans le gris qui venait de la mer (quelle mer ? je ne sais pas ? celle dans laquelle j'avais vu des fleuves glacés se jeter dans l'aube absurde d'un hublot d'avion… une autre peut-être… un océan dont le nom me transperce… je ne sais pas, j'étais si perdue, vous comprenez ?)… elle relevait un pan de son vêtement pour monter dans un taxi et il sembla qu'un instant toute la ville s'immobilisait, figée autour d'elle… je crois même qu'il n'y avait plus aucun bruit

… puis le mouvement reprit, et le bruit de nouveau, et la foule traversa le carrefour démesuré.

J'étais perdue mais je n'avais pas peur.

mercredi 17 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (décalages)


Dans la soirée, mes yeux se décillent. J’abandonne les rivages d’une veille artificielle ; la lutte pour gagner des intervalles de conscience s’achève. La pluie a cessé, la chaussée luit. La course en taxi n’en finit pas — je ne sais pas où nous allons. Il ne paraît pas utile de le demander. Sur ce point, j’abandonne…

La ville défie toute limite. Voilà une vingtaine de minutes que nous roulons. Je ne vois rien changer — je ne suis pas certaine, en dépit de ce trajet, que nous nous soyons déplacés en elle. Cette course pourrait être vaine.

Sans qu’il soit possible de le prévoir, elle s’arrête. Je regrette presque que soit atteint le point (un restaurant) où ce déplacement selon l’espace et le temps se terminera. Se profilent de nouveaux obstacles alors que je m’attachais à saisir selon le grain le plus fin dont ma mémoire se révèlerait capable les moindres particules de ce monde, sans espoir de retour.

Décalages enchâssés. Les stratégies conventionnelles sont empêchées. S’ouvre une partie inconnue, qu’il faut jouer plus finement, pieds nus. Le contact avec le monde devient doux et léger. Je ne m’étonne pas qu’un petit requin glisse contre la vitre de l’aquarium en contrebas duquel je suis assise — il reviendra contre ma main appuyée à la vitre.

Le poisson brillant, tout juste sorti de l’eau, est apporté sur un grand plat. Les baguettes soulèvent la chair presque transparente découpée en lamelles ; elles ouvrent un arc de cercle autour de l’arrête dorsale, enroulée sur elle-même. De fines algues violettes dessinent sur la glace de minuscules entrelacs. Les conversations se ponctuent de rires étranges. Ils claquent sèchement. Un requin glisse à la limite de mon champ de vision. Je suis étrangement heureuse.

Il est impossible de ne pas remarquer que les nageoires, encore tenues par un peu de chair, s’agitent dans le vide.

lundi 15 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (pluie)



Il me semblait que l'avenue s'éloignait de tout centre ville possible. Un long trait droit, de part et d'autre bordé de béton gris, de verre fumé, trop large pour que je m'y sente bien ; elle remontait en direction de l'autoroute (je croisais d'ailleurs en marchant contre le vent des navettes arrivant tout droit de l'aéroport, pleines de touristes hébétés). On m'avait donné un plan, presque entièrement dans une langue inconnue, dont je tentais de reconnaître les signes élégants, complexes, muets. Le monde résistait à la superposition. Il y avait déjà vingt bonnes minutes que je marchais, sous la pluie, j'avais oublié, perdue dans le flot des impressions inconnues, le décompte des rues, exclusivement celles sur la gauche, qui seul aurait permis de me situer sur le papier d'abord, dans le monde ensuite.

Gonflé d'humidité, d'air marin, il se froissait, se gondolait, et devenait bien peu présentable, à supposer que j'aie croisé âme qui vive, disposée à me remettre dans le droit chemin. Les immeubles immenses se succédaient, une enseigne que je devinais, entreprise automobile, assurance, une autre qui me demeurait indéchiffrable — et personne à qui poser une question.

Parfois, on passait devant une minuscule et précieuse maison, au toit vernissé. Elle retenait autour d'elle un halo de verdure.

Et puis les immeubles de nouveau se dressaient de plus belle, façades fermées, opaques dans un monde indéchiffrable. Le plan, gorgé d'eau, se déchirait peu à peu dans ma main. J'aurais pu rebrousser chemin, revenir sur mes pas, retrouver l'hôtel, repartir. Tout se serait défait, aurait pratiqué une entrée en déliquescence. Ce ne fut peut-être que le hasard … sur la gauche, apparut soudain la porte symbolique. Son bois grenat tranchait. Un escalier montait à flanc de colline, dans un monde autre où le temps immémorial reprenait son cours. Les graviers gris ne portaient nulle trace de pas. À chaque nœud, chaque rameau d'un arbre nu, un message fidèle en papier presque transparent bougeait à peine dans le vent. Un énorme grelot pendait devant la porte, retenu par une corde épaisse, au nœud savant. À l'intérieur, on devinait des objets d'un rituel majestueux et obscur — je n'en sus pas plus. Tout cela resta nimbé de silence et de bruine, bien que cela m'évoquât d'autres images qui me reviennent au moment où j'écris ces lignes. Une statue rongée par le temps gardait l'entrée. Peut-être un oiseau fit-il entendre quelques notes, au loin.

Je sus seulement que j'aurais pu rester là, sans bouger. Très longtemps.

dimanche 14 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (insomnie)'



La porte se referme. Elle claque. D'un bruit sourd, les gonds terminent leur mouvement de rotation, et son poids enclenche le verrou. De sorte que je n'ai plus rien à faire. Me voilà, encore trempée de la tempête maritime qui a balayé la ville, ruisselante d'un orage dans une mer inconnue, à peine aperçue de l'avion, dans la lumière du petit matin, seule, enfermée dans un espace que quelques pas suffisent à traverser, et qu'il me faut, pour quelques nuits encore, considérer comme ma chambre, alors même que, je le sens bien, les gestes qu'il y faut inscrire ne sont pas exactement les miens… On admettra comme un décalage entre les mouvements que mon bras, spontanément, accomplirait, et les emplacements des objets.

Je la traverse dans sa dimension la plus grande pour aller à la fenêtre, essayant ainsi le geste de toutes les rêveries d'enfant devant un monde si vaste qu'il nous aspire. Mon front se pose sur la vitre. Elle ne s'ouvrira pas. Du dix-septième étage, toutes les ouvertures sont condamnées. Les flots des voyageurs se sont taris. Quelques silhouettes éparses attendent sur les quais le passage d'un train dont je ne perçois pas le bruit. Il arrive pourtant comme un trait lumineux. Elles montent. Il s'éloigne et le quai, pour un moment, redevient vide. Puis quelques unes apparaissent, immobiles, sans doute brisées par la fatigue, envahies de sommeil ou d'alcool.

La rêverie n'a qu'un temps et un temps la surface lumineuse de l'ordinateur me reliera à des voix familières. Elles se dispersent dans leur jour, dont les échos me parviennent, s'étonnent de me trouver là, de l'autre côté d'un monde, derrière l'écran de leur ordinateur. Leurs murmures s'entrecroisent et pendant que les nouvelles se diffusent, je crois même que le passage des trains a cessé.

Un peu plus tard, les heures auront perdu leur sens. L'électronique s'est-il déglingué dans l'éloignement ? Ma conscience parfaitement aiguisée est en plein désaccord avec toutes les indications qui me sont données. Les heures s'affichent, invraisemblables. Je sais seulement que je suis au cœur de la nuit, tellement avancée en elle que les programmes de la télévision deviennent surréalistes. Au bout d'un autre moment, ils ne me surprennent même plus, de jeunes femmes aux tresses roses croisent des rock stars inconnues, un skieur fait une chute, un homme parle doucement, les yeux presque baissé, des danseurs s'agitent, tout cela devient confus, vague et mes yeux se ferment — lorsque pointent les premières lueurs d'un jour autre.

jeudi 11 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (vertige)



Plongée dans la ville, au matin. La première impression viendra du vent.

Dans l'aéroport, il règne un calme surprenant. Ses portes s'ouvrent et me projettent dans un monde humide et presque tiède, sous la pluie ; je ne le reconnais pas. L'air marin arrive par bouffées et m'indique un ailleurs. Les arbres se courbent sous les prémisses de la tempête. Elle viendra plus tard.

Rien de déjà vu. Tout surprend.

Puis la ville approche, et les repères s'estompent. Les caractères deviennent autres, dont les traits s'étirent et s'entrecroisent. Les panneaux défilent sur l'autoroute. Se multiplient. Sans doute ils se répètent, mais je n'en sais rien, ne perçois rien de tel. Nous roulons sur des inscriptions. Je les regarde, et elles restent muettes. Plus la ville approche, plus sa complexité se profile. Pour moi, elle demeure obstinément muette.

Je perds la lisibilité du monde.

Une voix dans le haut-parleur, féminine. Elle semble à mon oreille suivre précisément une ligne musicale qui monte, descend, remonte, ligne plus lente que les miennes, plus douce aussi. Les mots s'égrainent dont je ne connais pas même les limites. La phrase s'étire à mon oreille.

J'entre dans un monde bruissant, musical, silencieux parfois — mais dans lequel les mots m'échapperont pendant des jours entiers. Ils glisseront entre mes doigts sans que je les puisse presque jamais retenir. De quelques uns, seulement, je me saisirai précautionneusement comme de sauf-conduit, et les invoquerai dans le dédale des lieux.

Pour la première course, à l'entrée du métro, je recule. Les plans incroyablement complexes ne se superposent pas. Je tente de les recouper, et mon esprit déploie des efforts désordonnés. Les couleurs des lignes s'entrecroisent. Je ne parviens pas à les suivre. Les stations se recouvrent, et leurs limites m'échappent tout autant que leurs noms. Une foule résolue suit des itinéraires calmes que je ne détecte pas.

Pourtant le dernier soir, par une suite de miracles opérés selon les lignes d'une synchronisation parfaite, je découvrirai l'immensité de la ville, du haut d'une tour. La brume estompera ses contours et ses limites se déroberont. Mais le regard plongeant qui me sera offert en saisira l'extension ponctuée de lumières diffuses.

Dans la pénombre géométrique du lieu, comment ne pas remarquer une plante dont les spirales, mystérieusement, s'enroulent sur elles-mêmes ?






dimanche 7 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (insomnie)



Il n'y a rien d'autre à faire, à ce moment là de la soirée, qu'à marcher, entre les obligations du jour (elles ont sombré dans le passé) et l'insomnie nocturne (elle se profile). Il doit être possible de gagner un peu de temps, en jouant sur les déplacements dans l'espace, pour n'être pas enfermé entre les murs d'une chambre dans laquelle, pour quelques heures encore, il sera impossible de dormir.

Il vaut mieux sortir. La pluie tombe. Une pluie fine, presque tiède ; sous elle, on pourrait marcher des heures. Elle ne gêne pas la pérégrination dans la ville. Les pas luisent, laissent une trace fugace sur le bitume des trottoirs. Sur eux, les reflets se jouent des lumières innombrables, capricieuses, électriques : elles clignotent sur les façades immenses d'immeubles qui, dans la nuit, ne sont rien d'autre que le support de ces fantasmes de consommation, puis tombent du ciel, rabattues par cette averse sur le sol, où elles se redéploient dans l'horizontalité.

Pendant que je m'absorbe dans cette transformation des lignes, un autre glissement, tout aussi calme, se produit. Je m'étais arrêté à un carrefour, et voilà que la masse compacte des parapluies transparents, qui, tous, attendaient un signal pour traverser, se met en branle, calmement. Ils approchent. Des myriades de parapluies transparents, qu'on achète pour quelques yens, un peu partout dans la ville, et à travers lesquels il est encore possible de voir les clignotements discontinus des enseignes. Moi-même, je crois, en avais un que j'ai dû abandonner dans les arcanes insondables des douanes et de l'aéroport, au retour.

La foule arrive à ma hauteur. Je ne bouge pas. Elle se fend pacifiquement, comme un ban immense de méduses qui s'ouvrirait sur les flancs d'un rocher, emporté par un courant. Je ne bouge pas. Aucun d'eux ne me bouscule. Ils vont leur chemin précautionneux, flottent au-dessus du sol, se fendent quand ils arrivent près de moi, et glissent dans la ville qui les absorbe et les éparpille au loin, dans ses méandres innombrables.

Un peu plus tard, il me faudra admettre ma défaîte, renoncer à m'abandonner aux milliers de cheminements possibles qui auraient pu me porter tout au long de la nuit, retrouver non sans mal le chemin jusqu'à l'hôtel, en me défiant des ruelles étroites dont j'ignorerai tout, et retrouver la fixité du lieu.

Les heures d'insomnie s'égraineront, je le sais déjà, à regarder les lumières qui fractionneront ma nuit.




vendredi 5 mars 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (anti-pittoresque)



Je pensais en y allant, en dépit du vrombissement des moteurs de l'avion, des vibrations de la carlingue, des annonces calmes et apaisantes des voix désincarnées-mais-féminines, soumise comme je l'étais alors à un temps qui n'était plus le mien (et voilà que l'espace autour de moi s'était singulièrement réduit, pour onze heures, à n'être plus qu'un fauteuil et une tablette), que si je ne les écrivais pas, ces précieux souvenirs qui s'allaient fabriquer dans les quelques jours à venir se perdraient, qu'ils ne resteraient d'eux qu'expressions figées, celles que j'aurais répétées à mon retour à tous ceux qui m'auraient demandé "… ?", et que des particules de mémoires, des éclats, quelques pépites peut-être, disparaîtraient sous les vêtements étriqués de phrases toutes faites, qui n'étaient pas pour eux. Vêtements trop serrés de ce langage social, usé jusqu'à la trame, et qui nous sert à nous cacher derrière les convenances conventionnelles de nos rapports à autrui.

Je sais que la mémoire est recomposition, qu'elle recolle, acolle, défait, éclate, reprend, déforme, transforme jusqu'à la métamorphose tout ce qui dans le monde nous a seulement effleuré. Et ce n'est pas dans les méandres de ce jeu que je l'accompagnerai. Elle me trahira peut-être embrouillera mes phrases, me trompera, se jouera de moi si elle le veut. J'ignorerai ce jeu entre elle et moi.

Je me contenterai de chercher la réponse à une unique question que je n'ai eu la présence d'esprit de poser à aucun de ces visages que j'ai croisés pourtant, et qui, à un moment ou à un autre, ont ajusté leurs deux pupilles noires aux deux miennes, et qui passeront ici, le jeune étudiant rieur et bilingue qui me démontra que je me repérais dans le métro avec le plan du train, l'immense écolière qui portait son plateau et me dépassait de deux têtes, la femme élégante qui me posa quelques questions sur Paris, le vendeur d'électronique qui perdit presque une heure pour me permettre de brancher mon ordinateur, les deux amies qui riaient dans le métro et se photographiaient, le serveur fatigué et affable d'un petit bar à soupe — un bref instant nous nous sommes rencontrés, croisés, et les paroles que nous avons échangées se sont dispersées dans l'air de Tokyo.

Conserveront-ils une trace de moi comme je garde en moi le souvenir d'eux ? Suis-je pour partie restée ?

Part-on jamais ?

De ses terres (Vase communicant avec http://fut-il-ou-versa-t-il.blogspot.com/)



Il faisait trop froid ces mercredis d’hiver où il m’accompagnait dans sa vigne la plus haute. Agrippé aux coteaux arides, j’étais minuscule au milieu de ces hectares de schiste étendus à perte de vue. Toutes ces rangées rectilignes de ceps rachitiques me donnaient la nausée. Chacun d'eux était rehaussé d’un bouquet défraîchi de sarments nus. Rameaux encore en bataille, rebelles bien qu'improductifs et agonisants. La vigne avait donné ses fruits puis lentement perdu ses feuilles pour ne ressembler maintenant qu‘à un vaste champ de brouillonnes et mornes ramures. Ce paysage affligeant me procurait une profonde tristesse. Mais il fallait en finir avec ces rebuts. Afin que la vie reprenne, il était nécessaire de nettoyer en donnant les derniers coups de riflard ; primordial de tailler un à un tous les pieds de vigne, bien à ras au-dessous du deuxième œil de chaque sarment. Dame nature ferait le reste plus tard et donnerait nouvelle vigueur à la souche porteuse et relance au cycle créateur.

Mais il était trop tôt et ce spectacle de dévastation, cette nature amollie me paralysaient. Je regardais au loin s’éloigner la voiture. Je devais - c’était ma mission de fils - travailler deux heures ce matin, minimum. Je comptais déjà les minutes enfuies dans ce paysage dépouillé. L’anxiété grondait dans mon ventre pour remonter jusqu’à ma gorge congestionnée. Je réajustais mon bonnet en laine pour calfeutrer mes oreilles du froid. Mes yeux piqués par le froid perlaient quelques tièdes suintes lacrymales qui embuaient mon visage transi. Le mistral descendait des couloirs de la montagne noire et violemment balayait la terre asséchée et mon allant déjà en berne. Je ne pouvais pas rester là. Trop d’oppression malgré l'espace, trop de silence malgré l'air criant sur mon visage.

Saturé par cette langueur angoissante, je m’imposais pourtant à entreprendre le premier cep. Les grands ciseaux fraîchement aiguisés élaguaient les sarments à la perfection. Le manche en bois écaillé me râpait les mains. Chaque pression déclenchait une douleur dans mes phalanges et un bruit métallique résonnait dans l’immensité de l’espace pour revenir châtier mes oreilles ourlées dans la laine. Un pied puis un autre et au sol, tombaient peu à peu les cadavres des miséreux arçons arrachés à leur mère nourricière. Cela ne faisait qu’ajouter du fiel à l’acrimonie ambiante. Les minutes ne passaient pas. Je n’avançais pas. Mon contrat moral conclu tacitement avec mon géniteur taraudait mon exaspération. Et de m’interroger sur ma place dans ce tableau de désolation, sur le plaisir que mon père pouvait trouver à un tel travail obscur.

Une heure tout au plus. Juste la moitié du temps défini par l’autorité pour donner un cadre à l’exécution de la tâche et je décidais de renoncer. Je comptais le nombre de ceps vaincus. Cela ne faisait qu’une vingtaine de rangées. A peine un dixième de la vigne était débarrassé de ses boyaux défunts. Clairsemés, ils jonchaient la terre ocre sous mes pas incertains et dessinaient déjà ceux assurés de mon père qui, le soir venu, viendrait contrôler le travail effectué. Je redescendais à pieds, regagnais honteux la maison mais heureux de m'être extrait de la contrainte et exempté d’une heure de la tristesse des lieux.

Aucune remontrance ne m'était infligée. Mon père ne disait jamais mot de mes missions bâclées.

De ses terres je garde aujourd’hui une douceur amère. Au savoureux souvenir de l’homme en communion avec son vignoble se confronte la sensation âcre d’une transmission de passion inaboutie. Il aurait tant aimé que je sois à son image. Il a tant œuvré pour me faire partager sa besogne élevée à un plaisir intense. Chaque saison amenait son lot de découvertes paysannes. De la taille des ceps de vignes en hiver à la vendange des fruits de son labeur en automne, il n’a eu de cesse de m’apprendre, de me communiquer son goût de l’authentique, de m’inoculer le travail solitaire et humble de sa glèbe.

Et ses yeux tantôt lumineux, tantôt désabusés, ont suivi mon adolescence égarée dans une ambiguïté persistante. Entre respect paternel, action et soutien que je devais lui apporter et rébellion incessante sur un travail assommant auquel je ne voulais me soumettre.