Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

dimanche 3 octobre 2010

Carnets lointains, XVII (chorégraphique)


La chorégraphie était demeurée étrangement statique. 

Je m'éloigne et pendant la remontée des couloirs vers la sortie, la scène qui vient de s'écouler se déroule devant mes yeux, dans un espace intérieur ; elle ne s'intercale pas dans la vision, néanmoins s'interpose autour de moi. Espace intérieur de la projection d'une scène que, je le sais bien, je suis en train de recomposer. La recomposition commence, la mémoire commence son œuvre, commence ses métamorphoses, ses métaphores, ses déplacements, ses trahisons subtiles. Elle se joue du passé et l'englobe, l'enfouit, l'enchâsse dans le présent, nous n'y pouvons rien.

Nous étions précisément disposés sur le quai. Et pendant tout le temps que le contrôle a pris, quelques minutes, nous sommes restés fixes dans l'espace.

L'enfant et la femme policier un peu à l'écart, vers la bouche du couloir, et l'enfant imitait en les atténuant les gestes de son père, se rapprochait du mur, cherchait sans doute sa protection dans une proximité mimée avec lui, lui qui était incapable de rien pour elle, retenu dans un autre espace. Elle lui jetait obliquement des regards qui rattachaient la scène qu'elle jouait à la scène principale. Le père évitait de la regarder. Mais on devinait qu'elle était à la frontière de son champ de vision, et qu'il ne quittait pas des yeux ce territoire lointain, inatteignable, où elle était tenue, où il ne pouvait se rendre. Il faisait face aux deux policiers, acculé contre le mûr, dans la posture d'un animal traqué, évitait tant bien que mal tout ce qui était fierté et aurait pu paraître agressivité, dans le contexte où il se trouvait, mesurait ses gestes, ses paroles, ses regards. Il avait l'habitude de la scène, à l'évidence. Il savait comment la jouer. Il savait qu'il ne passerait que s'il jouait d'une certaine manière. La condition sine qua non était qu'il tienne une certaine note, la même, toujours. Sans la moindre variation.

La distraction me fait manquer un embranchement. Je tourne en rond dans la station, incapable de retrouver mon chemin.

Je me sentais débutante à côté de lui. Très inexpérimentée. Nous étions trois, disposés en triangle autour de leurs groupes, regardant fixement les rails, et le regard attaché à ce qui se nouait derrière nous. Nous tentions de manifester une contenance de voyageur, tout en manifestant tacitement que nous n'en étions pas. Silencieux. Évitant de nous regarder. Évitant toute collusion entre nous. Indifférence jouée, dans le redoublement du jeu et de l'indifférence : nous jouions l'indifférence jouée. tout en regardant fixement les rails, sans doute un peu trop raides. Il n'empêche que mes mains, dans mes poches, ont commencé à trembler. J'étais à peu près sûr de n'avoir pas mes papiers sur moi et toute ma contenance a volé en éclats quand le métro est entré en gare, et qu'aucun de nous ne l'a pris. Nous avons laissé descendre les quelques voyageurs qui sont passés, indifférents, puis nous avons laissé les portes se refermer sans faire le moindre mouvement, sans bouger d'un pas, et quand le train est reparti, la scène s'est dessinée dans toute sa netteté.

On ne prend pas forcément ses papiers quand on saute par la fenêtre.

Le visage du policier qui m'a hurlé sa question était incroyablement tendu,  tout son corps s'avançait vers moi, qui tentai seulement de ne pas trop me recroqueviller sous sa pression, de ne pas trop reculer sous son avancée, mais je compris à l'instant que son instinct était très sûr. Nous étions à un embranchement. Un point de bascule. Encore une fois tout allait basculer dans un sens, et soudainement, sur l'intervention de son collègue, tout est reparti dans un autre. Balancement. Contre-balancement. Épuisant.

Les forces du monde, auxquelles il est impossible de résister.

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