Il faisait trop froid ces mercredis d’hiver où il m’accompagnait dans sa vigne la plus haute. Agrippé aux coteaux arides, j’étais minuscule au milieu de ces hectares de schiste étendus à perte de vue. Toutes ces rangées rectilignes de ceps rachitiques me donnaient la nausée. Chacun d'eux était rehaussé d’un bouquet défraîchi de sarments nus. Rameaux encore en bataille, rebelles bien qu'improductifs et agonisants. La vigne avait donné ses fruits puis lentement perdu ses feuilles pour ne ressembler maintenant qu‘à un vaste champ de brouillonnes et mornes ramures. Ce paysage affligeant me procurait une profonde tristesse. Mais il fallait en finir avec ces rebuts. Afin que la vie reprenne, il était nécessaire de nettoyer en donnant les derniers coups de riflard ; primordial de tailler un à un tous les pieds de vigne, bien à ras au-dessous du deuxième œil de chaque sarment. Dame nature ferait le reste plus tard et donnerait nouvelle vigueur à la souche porteuse et relance au cycle créateur.
Mais il était trop tôt et ce spectacle de dévastation, cette nature amollie me paralysaient. Je regardais au loin s’éloigner la voiture. Je devais - c’était ma mission de fils - travailler deux heures ce matin, minimum. Je comptais déjà les minutes enfuies dans ce paysage dépouillé. L’anxiété grondait dans mon ventre pour remonter jusqu’à ma gorge congestionnée. Je réajustais mon bonnet en laine pour calfeutrer mes oreilles du froid. Mes yeux piqués par le froid perlaient quelques tièdes suintes lacrymales qui embuaient mon visage transi. Le mistral descendait des couloirs de la montagne noire et violemment balayait la terre asséchée et mon allant déjà en berne. Je ne pouvais pas rester là. Trop d’oppression malgré l'espace, trop de silence malgré l'air criant sur mon visage.
Saturé par cette langueur angoissante, je m’imposais pourtant à entreprendre le premier cep. Les grands ciseaux fraîchement aiguisés élaguaient les sarments à la perfection. Le manche en bois écaillé me râpait les mains. Chaque pression déclenchait une douleur dans mes phalanges et un bruit métallique résonnait dans l’immensité de l’espace pour revenir châtier mes oreilles ourlées dans la laine. Un pied puis un autre et au sol, tombaient peu à peu les cadavres des miséreux arçons arrachés à leur mère nourricière. Cela ne faisait qu’ajouter du fiel à l’acrimonie ambiante. Les minutes ne passaient pas. Je n’avançais pas. Mon contrat moral conclu tacitement avec mon géniteur taraudait mon exaspération. Et de m’interroger sur ma place dans ce tableau de désolation, sur le plaisir que mon père pouvait trouver à un tel travail obscur.
Une heure tout au plus. Juste la moitié du temps défini par l’autorité pour donner un cadre à l’exécution de la tâche et je décidais de renoncer. Je comptais le nombre de ceps vaincus. Cela ne faisait qu’une vingtaine de rangées. A peine un dixième de la vigne était débarrassé de ses boyaux défunts. Clairsemés, ils jonchaient la terre ocre sous mes pas incertains et dessinaient déjà ceux assurés de mon père qui, le soir venu, viendrait contrôler le travail effectué. Je redescendais à pieds, regagnais honteux la maison mais heureux de m'être extrait de la contrainte et exempté d’une heure de la tristesse des lieux.
Aucune remontrance ne m'était infligée. Mon père ne disait jamais mot de mes missions bâclées.
De ses terres je garde aujourd’hui une douceur amère. Au savoureux souvenir de l’homme en communion avec son vignoble se confronte la sensation âcre d’une transmission de passion inaboutie. Il aurait tant aimé que je sois à son image. Il a tant œuvré pour me faire partager sa besogne élevée à un plaisir intense. Chaque saison amenait son lot de découvertes paysannes. De la taille des ceps de vignes en hiver à la vendange des fruits de son labeur en automne, il n’a eu de cesse de m’apprendre, de me communiquer son goût de l’authentique, de m’inoculer le travail solitaire et humble de sa glèbe.
Et ses yeux tantôt lumineux, tantôt désabusés, ont suivi mon adolescence égarée dans une ambiguïté persistante. Entre respect paternel, action et soutien que je devais lui apporter et rébellion incessante sur un travail assommant auquel je ne voulais me soumettre.
Ce tableau de matin froid et à la pointe de l'aube tardive de l'hiver, cette tâche ardue, et cette solitude me touche. Le filtre des grandes émotions d'enfance sublime cette heure pesante mais belle. mon passage préféré :
RépondreSupprimer"Je ne pouvais pas rester là. Trop d’oppression malgré l'espace, trop de silence malgré l'air criant sur mon visage."
C'est un beau texte, Arf, où on partage l'effroi que suscitait ce paysage en toi et la nostalgie de n'avoir pas réussi à contenter l'attente paternelle. Mai sc'est notre travail d'enfant, de s'affranchir des attentes pour tracer sa propre route. Qu'en dit le père que tu es devenu ?
RépondreSupprimeradmirable - ne peux dire mieux - sauf à paraphraser minablement
RépondreSupprimer"Mon père ne disait jamais mot de mes missions bâclées." tristesse des lieux, silences. Très beau texte
RépondreSupprimerJe ne peux m'empêcher (cela m'est venu en cours de lecture) de faire le parallèle entre le travail d'écriture et ce travail d'élagage. Travail répétitif, long. Morne s'il n'est pas porté par un désir. Et dur !
RépondreSupprimerC'est un beau texte.
La touchante pudeur d'un amour de deux êtres qui se sont tourné autour, un froid brûlant.
RépondreSupprimerLes mots pour le dire et... le goût du vin, peut-être ?
Florence Noël > Petit calvaire d'enfant qui devait aider son papa, oui ! La réalité était certainement tout autre pourtant l'angoisse est encore aujourd'hui palpable.
RépondreSupprimerFrédérique M > J'essaie d'être un père différent mais me surprend aussi à ressembler au mien, parfois. Je ne leur impose rien de semblable pour le moment. Mes enfants sont encore jeunes. Je ne sais pas comment je serais avec eux quand viendra l'adolescence et les périodes dévoués à la rébellion. Et surtout, je ne sais pas quel regard ils auront sur leur enfance lorsqu'eux mêmes auront quarante ans et qu'ils interprèteront mes actions d'aujourd'hui et de demain. Autant de questions que finalement, je pense inutile de se poser tant que je serais capable de maintenir l'amour qui nous lie.
Brigetoun > Mais si, paraphrase ! Merci.
cjeanney > Oui, c'est étrange, je n'ai pas le souvenir de remontrances exagérées alors que la peine, la colère, la frustration étaient vraiment importantes.
Gilles > Je n'ai pas assez écrit pour endurer les mêmes sensations que l'élagage des ceps de vignes ! Peut être parce que justement j'y mets et y prends du désir. :)
Balmolok > Tournés autour et jamais retrouvés. Oui, j'aime beaucoup le vin. Mais c'est venu bien après. :)
moi qui n'aime pas la foule , j'applaudis des deux mains !
RépondreSupprimerÉmouvante, cette scène que je trouve terrible: je suis toujours glacé intérieurement quand je passe l'hiver devant ces vignes où des gens travaillent, taillent. «Comment peuvent-ils?» je me demande… Là, c'est un enfant… Et là, il y a le regard du père, hors champs, la déception que l'on devine…
RépondreSupprimerMerci, Arf, pour ce texte magnifique de vérité et d'émotions contrariées.
RépondreSupprimerAloredelam > Effectivement, il n'y avait pas foule dans la grande vigne d'en haut. Il aurait fallu que je prenne chaque pied de vigne pour un individu. Je me serais senti moins seul peut être.
RépondreSupprimerLe coucou > Un travail que très peu accepte aujourd'hui. En plaine encore la vie tourne autour. Ici, dans ces coteaux, aucune âme qui vive, le froid, la solitude, c'était trop pour un petit bonhomme qui ne rêvait que de bruit assourdissant pour s'extirper de la torpeur.
Epamin' > Merci à toi Epamin' de me lire avec cette constance.
ce qui n'a pas été dit entre le père et le fils à ces moments là, me pèse et donne à ce texte sa puissance et sa beauté.
RépondreSupprimerOn dit qu'il faut "écouter" la vigne pour s'"écouter soi" (ici à Bordeaux)j'ai arpenté ce texte tendre et pudique pour imaginé la liane qui vous reliait ton père et toi qui devait être sans doute aussi difficile à maîtriser que la liane des sentiments.
RépondreSupprimerJe te dis la même chose, ami Arf!
RépondreSupprimerbeau et émouvant, Arf ! merci et bravo de partager cela avec nous.
RépondreSupprimerJe me trompe où ce texte pourrait faire partie d'un ensemble plus vaste consacré à la figure paternelle, aux échanges et aux ratages liés à cette même figure ?
amicalement
MJ
Lautreje > et oui, la somme des non-dits me fait écrire aujourd'hui.
RépondreSupprimerMathilde > J'ai entendu la vigne mais jamais vraiment écouter. Il y avait un effet larsen sur notre ligne de sentiments.
Epamin' > :)
Oui marianne Jaeglé, d'ailleurs, le sujet est récurrent sur mon blog dans la catégorie "souvenirs", entre autres. Merci ! :)
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