Une crevette vivante servira d'appât. Elle frétille pendant qu'il la transperce difficilement d'un hameçon effilé. Non pas à cause de ses mouvements. Plutôt, à cause de sa petite taille. Chair translucide bientôt traversée d'un crochet de métal brillant. Mes doigts s'y seraient ouverts.
À peine sorti de l'eau, le poisson, ruisselant, se débat. Je tente d'oublier la douleur de la gorge que je sais déchirée. Le serveur le prend d'une main dans le filet vert où il s'agite. Sans doute, il commence à étouffer. Applaudissements. Ils saluent la prise. Rythme saccadé, reprise, silence, une nouvelle saccade.
Autour de nous, les gens discutent. Les paroles et le brouhaha ne cessent pas. Les regards ne se détournent pas. Ils semblent ne rien remarquer. La lumière des néons rend l'endroit étrangement sans relief. Ils mangent, tout autour de nous — l'espace se cloisonne et se compartimente. Je suppose qu'il étouffe. Ailleurs. Plus loin. Ils mangent.
Comment il le tue… je ne sais pas. L'idée approche des marges de la conscience. Je la repousse, entends ne pas m'en préoccuper. Faudrait-il discuter de tout cela que le vocabulaire me manquerait, échapperait à mon emprise… pourquoi ne pas oublier aussi qu'il le tue ? Oublier peut suffire au bonheur.
Quand on apportera le plat de glace, immense, où il aura été découpé en fines lamelles, il suffira de rompre toute connexion mentale entre cette scène et le repas qu'elle a précédée. Il faudra peut-être un effort particulier pour déjouer les pièges du récit, pour esquiver sa temporalité linéaire, mais cela paraît possible. Je me retiens pour ne pas glisser, les mots forment un réseau fin dans lequel les esprits jouent, se répondent, s'affrontent, se jaugent. Ma main cherche la surface lisse de l'aquarium. Et parfois, à intervalle régulier, résonne un rire sec. Il claque dans l'air. Retombe aussi vite.
La chair est étrangement ferme. Je m'absorbe toute entière dans la déconnexion des situations. Effort tendu vers une unique rupture, artificielle et volontaire, dont je ressens vivement le besoin. Décaler les possibles. Faire en sorte qu'il ne coïncident plus.
Sur la glace, les nageoires continuent de vibrer. Détourner les yeux ? ce serait possible, si cet étrange phénomène n'attirait si puissamment l'attention. Nous le mangeons, il est vivant. C'est sa chair vivante que nous mangeons. L'arrête dorsale enroulée sur elle-même souffre-t-elle, pendant que je mange la chair qui fut sienne, souffre-t-elle des mille entailles qui lui furent faites ?
La fascination se mêle à l'écœurement. Sans que ce dernier parvienne à dominer.
Longtemps, je n'ai pu manger ni viande, ni poisson, par impossibilité d'oublier ces "êtres", juste avant leur mort.
RépondreSupprimerTrès beau texte, sensible, intense...
c'est joli "décaler les possibles" comme projet
RépondreSupprimer@unouveaucompte olivier
au-delà de la fascination,
RépondreSupprimeren sortir,
"décaler les possibles" oui,
"déjouer les pièges du possible" aussi..
oui, dépasser tout cela
et alors là, seulement là,
écrire
ne nous reste qu'à lire,
en suspens dans tes mots,
happés,
fascinés tout autant
Tu es simplement géniale Isabelle... On demeure accroché à l'appât de tes mots je t'assure...
RépondreSupprimerÀ bientôt!