Je pensais en y allant, en dépit du vrombissement des moteurs de l'avion, des vibrations de la carlingue, des annonces calmes et apaisantes des voix désincarnées-mais-féminines, soumise comme je l'étais alors à un temps qui n'était plus le mien (et voilà que l'espace autour de moi s'était singulièrement réduit, pour onze heures, à n'être plus qu'un fauteuil et une tablette), que si je ne les écrivais pas, ces précieux souvenirs qui s'allaient fabriquer dans les quelques jours à venir se perdraient, qu'ils ne resteraient d'eux qu'expressions figées, celles que j'aurais répétées à mon retour à tous ceux qui m'auraient demandé "… ?", et que des particules de mémoires, des éclats, quelques pépites peut-être, disparaîtraient sous les vêtements étriqués de phrases toutes faites, qui n'étaient pas pour eux. Vêtements trop serrés de ce langage social, usé jusqu'à la trame, et qui nous sert à nous cacher derrière les convenances conventionnelles de nos rapports à autrui.
Je sais que la mémoire est recomposition, qu'elle recolle, acolle, défait, éclate, reprend, déforme, transforme jusqu'à la métamorphose tout ce qui dans le monde nous a seulement effleuré. Et ce n'est pas dans les méandres de ce jeu que je l'accompagnerai. Elle me trahira peut-être embrouillera mes phrases, me trompera, se jouera de moi si elle le veut. J'ignorerai ce jeu entre elle et moi.
Je me contenterai de chercher la réponse à une unique question que je n'ai eu la présence d'esprit de poser à aucun de ces visages que j'ai croisés pourtant, et qui, à un moment ou à un autre, ont ajusté leurs deux pupilles noires aux deux miennes, et qui passeront ici, le jeune étudiant rieur et bilingue qui me démontra que je me repérais dans le métro avec le plan du train, l'immense écolière qui portait son plateau et me dépassait de deux têtes, la femme élégante qui me posa quelques questions sur Paris, le vendeur d'électronique qui perdit presque une heure pour me permettre de brancher mon ordinateur, les deux amies qui riaient dans le métro et se photographiaient, le serveur fatigué et affable d'un petit bar à soupe — un bref instant nous nous sommes rencontrés, croisés, et les paroles que nous avons échangées se sont dispersées dans l'air de Tokyo.
Conserveront-ils une trace de moi comme je garde en moi le souvenir d'eux ? Suis-je pour partie restée ?
Part-on jamais ?
Quel plaisir de te lire à nouveau.
RépondreSupprimerUne métamorphose par le voyage...
Jubilation à la lecture de celle-ci :
"Je sais que la mémoire est recomposition, qu'elle recolle, acolle, défait, éclate, reprend, déforme, transforme jusqu'à la métamorphose tout ce qui dans le monde nous a seulement effleuré."
Je me réjouis de la suite à venir.
@SabineWe (sur Twitter)
Entre ce texte et celui qui tu as publié chez moi, je ne peux m'empêcher de penser à Lost In translation. Peut être est-ce simplement Tokyo qui me fait penser à ce film ? En tout cas, on plonge avec toi dans les rapports sociaux convenus que l'on voudrait voir plus soutenus. Le voyage n'est-il pas finalement un aspect de cette fuite vers l'autre qui, au final, nous ramène au point de départ. Jusqu'au jour où dans un hôtel, accoudé au bar, un quinquagénaire qui sirote un whisky rencontre une jeune fille blonde...
RépondreSupprimerLe complément parfait du texte que j'ai lu hier. Je vais emporter dans ma mémoire les questions qu'il soulève, et sans doute en trahir le sens, mais il mérite qu'on s'y attarde.
RépondreSupprimerPart-on jamais?
RépondreSupprimerSans doute pas, ce serait échapper, se dérober à son existence, à son être.
Partir deviendrait-il alors une insomnie existentielle?
Partir... plutôt ce sentiment de ne jamais être là.