Je pense, en retraçant ces senteurs, et les impressions qu'elles laissent en nous, à cette phrase d'Erri De Luca, que je laisse en suspens dans ma mémoire, cette phrase qui évoque l'horrible odeur du ZyklonB que nous ne connaissons pas et qui pourtant envahit tout le XX ème siècle. Empuantit tout le XX ème siècle. Chacune de ces évocations, chacune d'elle, aussi douce soit-elle, pourrrait porter, en creux, porter cette phrase, au fond d'elle.
Mais je préfère laisser cela dans le silence, qui pour moi l'entoure indéfectiblement.
Que faisons-nous, si nous prenons le langage au sérieux ? De la littérature, de la philosophie, de la logique ? Des mathématiques ? Ou bien de la musique ? Quelles sont les frontières ténues que nous ne devons pas franchir, celles devant lesquelles nous reculons encore une fois, le gué intellectuel que nous ne passerons pas ? Que disons-nous ? Que tairons-nous ? À quoi laisserons-nous franchir la barrière de nos écrans informatiques (puisque nous ne nous parlons plus)?
J'ai rêvé longuement, dans le silence des salles d'attente, dans l'ennui des conférences, dans la touffeur des salles de réunion, devant le paysage qui défile d'un train qui traverse encore un paysage traversé déjà et reconnu, si coutumier qu'il se recompose dans le désordre de ma mémoire, de ce que l'ontologie contemporaine déclare être impossible : un trope flottant… Les tropes (en fait, cela n'importe pas ici, un trope pourrait bien être un particulier concret, s'il n'est pas abstrait, car il pourrait ne pas exister) n'existent qu'en faisceau.
Le trope flottant est donc un objet philosophique impossible et impensable que j'attrape au vol et que je lance ici, dans un autre type de rapport avec le langage, où il devient loisible de jouer avec des idées impossibles.
Un trope flottant serait
… pourrait être ?…
le parfum de cette femme trop parfumée (avez-vous remarqué combien les plus beaux parfums, les plus profonds, les plus savants, deviennent écœurants quand ils sont mal dosés par une main approximative ?) qui flotte encore derrière elle, alors qu'elle est sortie…
… le bruit de l'éclair que plus rien ne soutient dans le monde… puisque l'éclair n'existe plus quand il éclate, ou encore
…l'énigmatique sourire du chat de Ceshire qui reste en suspens encore alors que le chat a disparu… depuis quelques instants…
Le trope flottant est un objet philosophique impossible, certes.
Les senteurs sont des tropes flottants dans mes phrases. Contradiction de la pensée et de la rêverie que, pour le moment, je ne sais résoudre…
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