Portraits inachevés
Sur les photos je n’apparaissais pas. Il aurait fallu un angle improbable, un reflet, un morceau de miroir brisé ; mais ça ne s’est pas fait. Dans le texte, parfois, oui, c’est arrivé. J’ai gardé en moi la trace de cette après-midi finissante. C’est en moi qu’elle s’est écrite. J’en ai en moi les lignes, les traces. Mais le souvenir est de plus en plus difficile à raviver. Il s’y mêle des phrases et sans doute la façon dont je me la suis racontée sans même y penser a pris le pas sur ce qui s’est vraiment passé (il ne s’est rien passé). De tout ce temps, il ne se passera presque rien. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il est si difficile de le redire. La nuit est tombée depuis longtemps, à présent, et enveloppe d’oubli le jour.
C’était un des derniers jours d’août. Il n’y a pas longtemps… les images s’en estompent. Que me restera-t-il alors des autres, les souvenirs d’autrefois ? Il me semble que si je m’étais avisée d’en parler plus tôt, mes souvenirs auraient eu une netteté photographique, tandis qu’aujourd’hui ils vont chercher leurs mots, hésiter, et finalement peut-être se perdre dans les méandres de la mémoire sans remonter jusqu’aux phrases qui les diraient. Il me semble qu’ils ont pris l’habitude de se dire, qu’ils ne prennent plus les mots qui les désigneraient, mais qu’ils les assemblent infidèlement. J’ignore quand ils se sont perdus… après tout, là n’est pas la question. Une chose est sûre : ils ont une vie indépendante, qui se détache de moi et qui bientôt ne m’appartiendra plus.
De l’eau, seulement…qui glisse entre les doigts…quand on se souvient de l’attraper…
L’après-midi finissait sous la pluie indécise… vraiment on ne pouvait pas être sûr qu’il pleuvait. Il y a toujours une réponse à donner au monde (au moins il est toujours possible de déplorer son absence) qui a le pouvoir étrange de nous faire renoncer à toute évasion hors de lui. Nous épuisons ainsi nos possibles, nos mains se resserrent, se crispent : nous oublions , c’est plus simple, les autres, les possibles, les évasions, que nous laissons à d’autres.
On était rentré. Jardin abandonné à la pluie. Elle ne tombait pas encore, elle n’avait pas commencé à marquer le sol de traces circulaires, et déjà, il lui appartenait comme il avait si vite appartenu aux herbes folles, aux ronces, aux feuilles mortes, aux branches cassées des arbres fruitiers, si vite, après la mort du vieil homme, qu’on aurait dit faible. Déjà les branches de l’arbre frémissaient des promesses de fraîcheur dans la lourdeur du jour. Il y a avait quelque chose qui finissait. On allait vers un ailleurs (et comment alors ne pas sentir l’impatience de cet ailleurs, de cet autrement ? comment ne pas sentir l’impatience du changement ?).
Elle viendrait. Le linge séchait sur les fils distendus, autrefois en métal, (trois générations de femmes y avaient étendu les lessives, perdu des pinces à linge, en bois, puis en plastique, dans l’herbe, accroché le matin des draps lourds et trempés, qui le soir sentiraient le soleil dans la pénombre des chambres à coucher, senti l’eau de la lessive couler sur les bras étirés, remonter dans les manches des vêtements et s’infiltrer dans l’étoffe) : il avait été replié vers le garage, plus ou moins entassé, étalé dans la pièce encombrée, chaises de jardin empilées, encastrées, tous jouets d’enfants ramassés à la hâte, jetés là comme des vestiges de vie.
L’orage allait venir, c’est courant en cette saison. On était rentré.
De sorte que je ne sais plus très bien pourquoi ni comment je me suis retrouvée seule dehors. Il n’y avait rien à y faire. Je me suis retrouvée dans le jardin. Seule. Attendre la pluie d’été qui ne se décidait pas. Je l’aurais aimée. Elle me rappellerait les pluies d’été chaudes, les robes d’été collées sur les jambes, les gouttes d’eau qui se rassemblent en un filet minuscule, s’entortille dans le cou, en contournant la nuque, les cheveux rassemblés par elle…j’aurais aimé cette pluie qui ne venait pas et qui seule aurait pu nous laver de nos tristesses et les emporter avec elle.
Elle ne venait pas.
Je l’attendais sous le cerisier dont le feuillage s’ouvre sur le jardin minuscule, se répand sur l’espace des pas, les rattache aux nuages qui passent, au ciel, et à la vie souterraine et obstinée de ses racines : sa frondaison immense en transgresse les limites, passe le mur de galet au-dessus de la rue étroite, qui ramène au printemps la ronde éternel des gamins chapardeurs (ils ne sautent pas assez haut pour emporter dans leurs mains maladroites les fruits précieux, noirs, écrasés de leur désir.
Certainement elle n’est pas loin.
Je me souviens des jeux de mon enfance annonciateurs des orages. Il comptait les secondes entre l’éclair et son bruit, et je multipliais, et nous savions que l’orage se trouvait encore loin, que nous avions le temps encore, de rester un peu, sous l’arbre, puis nous comptions de nouveau, le chiffre des secondes diminuait, mais je n’avais pas peur, il fallait ramasser les jouets éparpillés, puis les premières gouttes atteignaient mes bras, ou les siens, et nous courions alors vers la maison, fermer les volets, et nous comptions encore, jusqu’à être sous le déchaînement de la pluie, bien à l’abri. Les gouttes énormes contre les vitres qui en tremblaient, le toit, rebondissaient dans le jardin, secouaient les rosiers sans mettre un terme à notre été. Elles n’étaient qu’une manifestation de cet été sans fin et triomphant de l’enfance. Une soirée fraîche sentirait la terre humide, l’herbe, dans l’air lavé de cet orage, Un matin clair… Et puis nous comptions encore, toujours, victorieux, quand l’orage s’éloignait, comme si notre décompte patient, vigilant, avait maîtrisé le cours du monde, et calmer ce déchaînement.
La surface des choses ne nous est rien ; ce n’est pas là que nous sommes.
Elle n’est plus très loin. Je suis seule sous le cerisier. À demi mort, toujours immense. Je suis seule à présent. Sans doute sur les montagnes. Elle descendrait rageuse. Ce serait un orage d’été, qui secoue les frondaisons et flétrit les pétales.
Le vent faiblit, les branches s’apaisent. La pluie ne vient pas. Ce jour finira sans elle, comme tant de jours finissent sans avoir rien tenu, ni de leur promesse ni de leur menace. S’ouvrait alors un espace plus vide encore que le jardin, depuis longtemps déserté par le vieux jardinier, qui savait tenir le lieu, la terre, les plantes, leur profusion insensée, les insectes minuscules qui les auraient dévorées, en respect et s’entendre avec eux. Incessamment. Obstinément. Il a déserté le jardin. Comme l’orage déserte ce temps qui lui était déjà consacré. S’ouvre un temps vide, sous un ciel gris.
Il se reflète dans un vieux miroir ébréché. Les adjectifs ne lui manquent pas, de ce qui a dû être ses ambitions cassées, fissuré, fracturé, presque morcelé, il attend contre le mûr de ciment gris. Alors dans ce morceau d’espace qui n’existe pas, il se passe une chose…les enfants courent dans le jardin, passent devant le miroir, tâches de couleurs vives sur le vert sombre des lierres, le gris du ciel, s’arrêtent un instant dans leur course, rient, se disputent, assises devant lui, sans le voir, sans prendre garde à cet autre monde qu’elles traversent pourtant de leurs jeux. Elles n’y prennent pas garde : il y a dans le monde lisse, presque brisé du miroir, deux enfants, deux taches de couleurs qui virevoltent ; elles s’avancent, rentrent dans le cadre, se perdent un peu dans les brisures, s’immobilisent un instant, et puis ressortent du cadre, et s’éloignent de nouveau dans le monde doux du jardin.
Assise sur les marches de l’escalier, sans bouger, j’ai oublié la pluie, son absence, je photographie leurs passages… parfois le miroir redouble le monde, d’autres fois il donne à voir ce qui ne se donne pas dans le monde. Parfois, il y a l’enfant et son double, tous deux songeurs, presque réunis, assis l’un contre l’autre, se tournant le dos, se frôlant de l’épaule, ignorants l’un de l’autre, sans qu’on sache si c’est par insouciance, si c’est par la grâce de cette légèreté que nous avons tant perdue, à laquelle il s’abandonne si facilement, dans le repos, le rêve, la trêve d’un instant. Soudain l’enfant repart, inatteignable, dans son monde, clos, de jeux mystérieux et graves, mais il reste son reflet dans cet angle improbable, où le ciel et une bordure dorée encadre un coin de jardin dans lequel un enfant gai ignore tout de cela, de l’attente perdue, et de la grâce perdue. Et puis… la pluie a commencé très doucement à tomber. Nous sommes restées un peu dans ce monde qui pour la première fois se disait double. C’était une pluie de fin d’été. Elles ont cessé de virevolter dans ces deux mondes, j’avais peur de les perdre. Elles auraient pu se glisser dans le monde en écho de ce miroir, elles auraient pu dans leurs pas imprévisibles le préférer aux aspérités de notre lieu… elles sont pourtant venues, à ma suite, et quand elles sont enfin rentrées dans la maison, je les ai senties, toutes palpitantes de leurs jeux.
La carte mémoire de l’appareil affichait une erreur. Nulle part il n’y a trace de ces images.
Pourtant, ce qui arrive…à la surface des choses…ne nous est rien.
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