Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 1 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (transparence)

La matière en fine couche transparente s’est répandue sur mes pensées. Par la grâce de l’extension de son élasticité fine et cassante, paradoxe fragile, elle recouvre à présent toute chose d’une distance équivoque et friable. Une légère strate d’indifférence se dépose sur le monde, tout autour de moi, et fait qu’il me devient presque aisé de le traverser. La distance géographique s’étend en strates successives que je ne parviens plus à remonter dans l’autre sens. Le retour paraît compromis, et je ne pourrais pas nager longtemps à contre-courant.

Les images incompréhensibles passent devant mes paupières. Je ne sais pas comment héler ce taxi. Il s’arrête et je ne sais pas comment lui demander l’adresse qui m’attirerait dans la ville. Elles se réfractent dans le cercle noir de ma pupille. Mon doigt pointe sur une carte un point que je crois fixe dans l’espace, mais les tracés qui y mènent se superposent, s’entrelacent, s’emmêlent et je sens bien que je ne parviendrai nulle part. Et pourtant quelque mouvement interne à la ville auquel je ne suis pour rien me dépose au lieu demandé dans une langue que personne ici n’entend.

Je ne cherche pas à les retenir. Qu’elles passent. Qu’elles me traversent. Elles descendront dans les eaux vertes et profondes de ma mémoire, se déposeront en elle, plus tard elles remonteront à la surface quand rien ne les appellera plus. Il est dit que contre les courants violents, il ne faut pas lutter. La seule stratégie possible est l’abandon sans arrière pensée. Qu’ils nous emportent.

J’imagine des courants silencieux, des images qui se dissolvent peu à peu sous l’érosion liquide des larmes, les couleurs se mélangent, les formes se confondent, la fatigue de tous les chagrins coule sur eux, eau salée des pleurs qui roulent sur ma joue et se perdent au loin.

Je ne sais pas où nous allons. Je n’ai pas compris ce que, d’une voix monocorde, il a demandé au chauffeur. Il s’est penché vers lui, a murmuré quelques mots, et nous sommes partis. Je ne parviens pas, alors que toute mon attention est déployée, constamment, que je traque dans le monde tout indice possible, je ne parviens pas à identifier un seul nom propre que je pourrais ensuite rouler dans mon esprit comme un caillou sous la paume de ma main avant de le lancer dans le fleuve. La voiture remonte la ville vers des confins dont jusqu’au nom est ignoré de moi. Et s’il fallait défaire ce mouvement, l’annuler, je ne saurais pas rentrer seule. Je serais perdue au milieu de cette ville, de ses avenues, de ses silhouettes noires des tours qui se dressent dans la brume.

L'érosion fait son œuvre. Je lâche prise. Ce doit être cela, le moment où l’on abandonne.

1 commentaire:

  1. Merci de partager toujours aussi merveilleusement tes impressions dans ce carnet tokyoïte.
    J'aime le moment - que tu décris si bien - où je me sens suffisamment dépassée dans une situation pour enfin décider de "lâcher prise".
    Un grand soulagement quand j'y parviens malgré cette furieuse envie qui me taraude de vouloir toujours maîtriser les choses et les événements.

    J'aime quand "la matière en fine couche transparente" se répand sur tes pensées.♥
    @SabineWe (sur Twitter et Blip.fm)

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