Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

dimanche 16 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (étouffer)

J’ai dû descendre, je crois, dans des profondeurs telles qu’il n’y avait plus rien à entendre. La signification des phrases s’estompa la première, sous le grondement des réacteurs de l’avion, avant même que nous ayons été arrachés au sol. Une femme blonde parlait, sans doute s’adressait-elle aux autres, ou à moi, cela n’avait pas d’importance, et je comprenais de moins en moins bien ce qu’elle nous disait. À l’évidence, son visage articulait des sons, formait des énoncés ; il me semblait que les muscles contractés de sa face exprimaient l’intention vague de communiquer, et qu’ils s’obligeaient tout en même temps à tenir une crispation souriante au prix d’efforts inouïs ; malgré cela je ne parvins pas à me raccrocher à leur phrasé. Il avait cessé de me retenir. Je commençai à perdre pied.

Cela ne fut pas tout de suite évident, sans quoi je serais descendue sans attendre de l’avion, j’aurais quitté ma place tant qu’il en était encore temps, je n’aurais pas accepté de partir, je me serais débattue, je ne me serais pas laissée emporter au loin par le ressac. Mais à ce moment-là, il était encore possible de faire comme si de rien n’était. La puissance de négation qui nous caractérise pour l’essentiel suffisait encore à ce que rien ne fût modifié.

Un peu plus tard, je ne perçus plus qu’un phrasé musical. J’aurais dû y découvrir quelque sens, désormais m’en sentis incapable. La ligne mélodique montait, descendait, remontait sur la fin, restait interminablement en suspens dans une attente de réponse : elle excluait absolument d’être comprise de moi. Les deux impressions se superposèrent, sans plus aucun moyen de les concilier. Je cherchais des phrases, des mots, la trace, même presque effacée par les vagues, de leur signification ; je ne me saisis que de lignes musicales absolument déroutantes. Il n’y avait rien à découvrir sous les pierres que je retournai.

Cette autre voix… Elle n’aurait pas dû se déployer dans la musicalité pure, je pensais qu’elle se serait soucié d’annoncer un itinéraire, de nous guider d’un point de l’espace à un autre, dans ce monde traversé d’autoroutes, ponctué d’arrêts indéchiffrables. Je l’attendais d’elle. Pourquoi décida-t-elle de nous perdre dans des profondeurs, plus éloignées encore de la clarté du monde, par un phrasé déroutant, qui me berçait doucement ? Je reconnus alors la tentation insidieuse de l’abandon.
Pourtant, par un effet de retour improbable, je me retins de tomber, m’agrippant à quelques caractères lisibles dans le flux de ceux que je ne savais plus lire, qui s’abattaient à présent le monde, ruisselaient sur le bitume de l’autoroute, détrempaient le papier des affiches, menaçaient les panneaux de la corrosion. Nous roulions sur eux, glissions contre eux. Ils s’insinuèrent dans ma nuque. Ils parvinrent à se glisser jusque dans ma poche, dans mes mains, ils commencèrent à m’envelopper, me recouvrirent. Malgré tout, je m’en gardai, reconnus de loin le nom de l’hôtel, et crus quelque instant possible de toucher encore le sol ferme, d’y prendre appui pour remonter vers la surface du monde.

Mais d’elle, il ne fut pas question. Elle était hors de ma portée, même si je tendais les bras. Elle demeura lointaine et inatteignable derrière de fines couches de cellophane et d’angoisse entremêlées. Elles s’étaient tissées l’une à l’autre et à présent recouvraient mon visage, se collaient sur mes joues, empêchaient mon souffle de les traverser, se mêlaient comme des algues à mes cheveux dégoulinants de pluie, enveloppaient mes mouvements, les ralentirent, les engourdirent.
Et dès lors je perdis tout réflexe de survie. Aucune respiration, aucune musique n’ourlèrent plus mes pas. J’entendis bruire en moi les pas sourds de la foule, la rumeur de la ville résonna dans mes tympans, des effluves me traversèrent venues d’on ne sait où, les images s’imprimèrent sur ma rétine que mes paupières avaient cessée de protéger.

Fixité calme de qui regarde fixement sa noyade se faire, et descend à reculons dans l’opaque du monde.

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