Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 27 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (réalisation)

La distance se constitue au fur et à mesure, dans les strates des souvenirs, les mots tournent dans mon esprit, et la valse lente des impressions ne cesse pas. Pas pour le moment.

Elles s'éloignent … étrange odeur presque fraîche, un peu trop douce pourtant, légèrement écœurante, quand je poussais la porte de ma chambre dont la fenêtre ne s'ouvrirait jamais, elle parvenait à mon visage et me rappelait que j'étais loin … reviennent… la fatigue intense de ce soir étouffant et humide où je ne retrouvais plus mon chemin dans le dédale des stations, et l'angoisse m'aurait prise au-delà de toute fatigue si la curiosité ne l'avait finalement emporté dans un curieux jeu de balance et de contrebalancement … la sidération des saveurs étranges, au hasard des plats choisis en toute ignorance de ce que je faisais, sans aucune prévision possible, et parfois je tombais sur les consistances invraisemblables des desserts translucides, élastiques et fades, parsemés de graines noires et découpés en rectangles parfaits dont il n'était possible que de détruire la géométrie avant de satisfaire ma curiosité et de réaliser ma déception… égarée …

La distance se reconstitue, et la mélancolie parfois vient reprendre le dessus. Il me semble que je regarde des photos, et que les odeurs ont disparu les premières, la profondeur est lisse, je voudrais pouvoir tendre la main, et je ne rencontre que la surface des choses. La surface plane et inconsistante du monde, sur laquelle nous glissons, tentons de nous retenir mais rencontrons la trahison des choses.

Et pourtant… là-bas nul trajet n'était déjà connu de moi … nulle habitude ne venait à mon secours … la réitération ne fut pas à l'ordre du jour … mes pas ne me portaient qu'au prix d'un effort constant, de décisions réitérées, d'opérations complexes sous-tendues d'analogies précises que je construisais méticuleusement … il fallait inciser le monde et les arracher une à une … les signes distinctifs (je tentais de les dérober au monde) ne se donnaient pas volontiers … et les quartiers, les stations, les rues demandaient à ma mémoire des stratagèmes inouïs, incroyablement coûteux, peu convaincants au fond … toute inscription dans le monde exigeait une attention particulière, un effort réel et constant, soutenu tout du long sans qu'il ne fût jamais possible, un temps soit peu, de glisser dans un ailleurs, de se replier comme toujours sur l'incessant monologue.

C'est ici précisément que la pensée se taisait. Je tentais d'inscrire mon chemin dans la ville, d'un point à un autre, recherche entêtée de quelque objet métallique, oublié ensuite sur ma table, indispensable pour le moment, mais il n'était possible de penser à rien d'autre. Regarder les façades défiler. Repérer les enseignes. Constater les angles des rues. Mémoriser la couleur des trottoirs. Retenir photographiquement une affiche, prendre le risque de se repérer à la présence immobile d'un mendiant.

Pour la première fois, le face-à-face avec le monde était silencieux. Ouvrir les yeux. Ne plus parler. Ne pas se laisser distraire. La ville de plein fouet. Calmement. Avancer.

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