Infusion lente des feuilles dans l'eau claire et brûlante… elles se déplient. Se déploient. Et la vie qu'elles eurent au soleil, en buisson odorant, redevient presque palpable. En s'ouvrant, elles laissent échapper leur suc dans l'eau, il la colore, elle lui répond d'une teinte vive, et se transforme d'elles. La brûlure de l'ébullition traverse doucement la paroi de la tasse et contre elle, la pulpe des doigts se réchauffe, à la limite de la douleur, juste un peu en-deçà. De l'eau, la transparence qui fut se voile d'une teinte verte et prononcée, qu'à première vue, je n'aurais pas identifiée comme étant celle du thé. Il a fallu que je me prête à quelque déplacement le long d'une ligne imaginaire, ou peut-être même que j'outrepasse cette ligne dessinée sur le sol, pour que cette boisson verte et mousseuse me devienne une tasse de thé.
Ou bien il faut penser que les frontières se traversent comme la surface lisse des miroirs. Il n'est pas même nécessaire de chercher sur eux, du bout des doigts, quelque fissure qui menacerait de le fendre pour se glisser en lui. Il ne serait nécessaire de chercher aucune dislocation, aucune destruction. Le mécanisme serait lent et calme et très sûr. Il serait possible de passer outre la surface, de disparaître dans ce monde, de s'y fondre, de s'y laisser happer.
Mais le monde dans lequel alors nous nous absorberons laissera exhaler un parfum très sûr ; il se mêlera ensuite à toutes les odeurs que nous respirerons, traversera d'un souffle les souvenirs que nous contemplerons, passera comme une respiration sur notre visage quand nous voudrons dormir et que nos paupières seront closes sur notre monde intérieur. La lente alcoolisation des rêves a commencé. Le processus est en marche, irréversible, et bientôt il faudra revenir, tendre à nouveau la main vers cette minuscule tasse de thé, sur laquelle une femme, élégante, traverse d'un pas relevé un cours d'eau.
Alors des objets en viendront à apparaître de leur propre chef à des milliers de kilomètres, à des heures de vol. De minuscules objets qu'il serait possible de ne pas remarquer, mais qui, assurément, ne viennent pas d'ici. Un sachet transparent couvert de caractères japonais, et hermétiquement clos qu'un douanier m'imposa. Le menu très détaillée, photos à l'appui, de ce que j'aurais pu vouloir manger. Ils ponctueront l'espace, se glisseront dans ma main sans que je m'y attende. Aussi fragmentaires et imprécises soient-elles, des bribes de ce monde se sont introduites dans ma mémoire, et y déposent leur suc, d'où un long processus alchimique a commencé, que je ne veux pas interrompre. Je ne peux que revenir, soir après soir, dans les odeurs de pluie, les salles blafardes des restaurants, sous les clignotements absurdes des affiches, dans la foule calme sous l'averse, entièrement ponctuée de parapluies transparents.
Je ne puis éviter, au soir tombé, de me raconter à nouveau cela qui fugitivement m'a impressionnée et sur quoi mes yeux se ferment juste avant le sommeil.
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