Il va falloir avancer. Je ne vois plus comment il serait encore possible de faire autrement. Un pas, et puis un autre encore. Avancer hors des eaux internationales de l’aéroport. Prendre son tour derrière le trait jaune, un peu érodé, qui trace sur le sol gris le moment où je ne pourrai plus reculer. Arrivée à ce point, je ne vois pas comment faire. Suivre la progression de la file, celle des étrangers ; et alors il n’y aura pas moyen d’éviter le douanier, il prendra mon passeport, je pense pouvoir éviter son regard, le plus possible je l’éviterai, mais je lui tendrai la pièce demandée, les feuillets jaunes qu’ils ont distribués dans l’avion.
Après tout il demeure encore possible qu’il me refuse l’entrée. Aucun signe, aucun indice n’interdit de le penser. Je calme l’angoisse qui m’étreint doucement la gorge. Elle m’étreint sûrement la gorge. Il n’y aurait rien à faire. Il ne pourrait qu’être inutile de protester. Sous cette hypothèse très simple, je ferais demi-tour, je reprendrais ma place dans l’avion, exactement la même, je ne bougerais pas, presque pas, et je n’aurais rien d’autre à faire que de laisser passer sur moi les onze prochaines heures, elles viendraient annuler les onze dernières, je les laisserais glisser sur moi. Le temps ainsi se déferait, s’annulerait, l’espace se remonterait jusqu’à ce que je reprenne ma place, à l’aéroport de Nice, un peu auparavant, un peu embarrassée d’avoir échoué, certes, d’avoir été renvoyée, mais au fond soulagée.
Vertige. Hamlet s’avançait et ne s’avançait pas.
J’ai un dernier espoir : qu’il me renvoie. Je serais presque portée à lui accorder ma confiance. Volontairement j’ai mal rempli le questionnaire, laissé vide la dernière page. Toute ma volonté tendue à travers les aéroports, les préparatifs les distances, les obstacles, les valises, les horaires, s’est défaite d’un seul coup. Je crois qu’elle vient de céder. Mais il ne me pose même pas de questions. Il remplit lui-même le formulaire et me confond ainsi. Puis sans remord il me fait signe d’entrer dans le pays. Cette fois, je ne peux rien faire.
Je ne sais pas entrer dans un pays. La frontière est une ligne imaginaire. Elle n’est rien d’autre qu’une pure construction de l’esprit. Je reconnais que les îles ont des frontières naturelles, mais ce n’est pas cela qui est en jeu ici. Je ne suis pas arrivée par bateau, les côtes ne me sont pas apparues lentement, et le rivage ne s’est pas dessiné peu à peu, au dessus des flots. Comment passe-t-on une ligne imaginaire ? De quel pas franchit-on une ligne imaginaire ? C’est presque impossible…
Hamlet vacille un instant. Puis s’immobilise. J’ai cru qu’il allait tomber. Un col de dentelle blanche sourd de son pourpoint noir.
C’est presque machinal, je crois que c’est purement de l’ordre du réflexe. J’emboîte le pas de celui qui un instant auparavant a subi le même coup du sort, il doit être aussi désorienté que moi, il descend les escaliers, je le suis, il sait peut-être où il va, mais il me perd dans le hall immense et gris. Il fait doux ; tout est pris dans un halo d’humidité. Je regarde autour de moi. Cherche une porte. Les inscriptions pour moi sont muettes. Une bouffée d’air tiède venue de dehors vient me happer. C’était aussi simple que cela.
juste un pas après l'autre..
RépondreSupprimerà la mesure de nos mots qui s'étirent,
de nos pensées qui nous usent..
franchir ou pas cette frontière ?
imaginaire.. ou pas..
peu importe - ne rien cesser, poursuivre même..
"Suis ton risque : à te voir, ils s'habitueront. (R. Char)