Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 29 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (verticale)

L'ascenseur s'envola jusqu'au cinquante-et-unième étage, sans effort, sans à-coup. Il ne marqua rien que la linéarité pure du glissement. Cela ne sembla rien. Un jeu. Le petit groupe un instant retint son souffle dans les conversations mondaines, et souligna de son silence la verticalité stricte du mouvement qui mit un terme aux complexes pas de deux que l'esplanade avait permis ; nul ne regarda plus rien. L'entrecroisement des regards n'accrocha rien, un instant, les pupilles ne s'affrontèrent pas, renoncèrent à se fixer ailleurs que vers le sol, se retinrent à de petites insignifiances, à des discrétions tranquilles, dans un flottement indécis, et les numéros des étages défilèrent si vite que je crus à une erreur.

Il n'y avait assurément plus rien d'autre à faire, lorsque les portes se rouvrirent silencieusement sur ce monde, avant que ne reprennent les conversations, que de coller le front à la baie vitrée. Sortir de l'espace clos, du groupe en passe de retourner à son bavardage conventionnel pour soirée mondaine, et prendre appui contre la vitre. Y déposer un instant ses rêves enfouis. Je reviendrai plus tard. Peut-être… Pour le moment des possibles ressurgissent dont j'avais oublié le vol silencieux.

Je m'approche jusqu'au point exact où le contact froid et lisse contre mon front se fait trop net, quelque chose s'interpose entre moi et le vide, quelque chose s'interpose dans l'espace de l'envol possible, distance invisible, je ne pourrai pas tomber, je ne pourrai pas faire un pas de plus, qui me relâcherait dans un ailleurs, qui me délivrerait de la pesanteur, quelque surface dont la propriété est d'être parfaitement transparente, indétectable sauf pour la pulpe tendre des doigts, pour la joue tiède, se glisse entre l'envol et sa possibilité.

Je ne pourrai pas me glisser hors de cet espace, hors de cette soirée, hors de ce monde. Contre cet invisible arrêt de ma course, mon souffle se condense, et son exhalaison suffit à faire apparaître la limite des possibles, celle que nul n'outrepassera. Je peux alors toucher la frontière cristallisée par la tiédeur de mon souffle (qu'elle arrête). Les rêves se déploient soudain dans toute leur inaccessibilité froide. Ils me caressent de leur aile immense.

Je m'appuie de tout mon corps contre cette transparence verticale. Je suis déjà parvenue si haut que je n'aperçois plus le sol et n'en sens plus la gravité horizontale, mon regard ne se porte plus que sur des lignes verticales dont rien ne m'assure qu'elles se plongent dans le sol, elles pointent une indication en direction de la brume de mer, en soulignent la possibilité… Alors il me semble que mes pieds ne touchent plus rien et qu'en me penchant un peu je pourrais…

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