Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 28 septembre 2010

Carnets lointains, VII (voltige)


La chute n'est rien. 

Mais pourquoi a-t-il fallu que, parmi toutes les images cruelles qui tournent en ce moment dans mon esprit et qui entament une danse macabre et vertigineuse, il y ait celle, à côté des êtres décharnés qui hantent nos cauchemars, à côté des supplications de toutes sortes auxquelles nous sommes restés sourds, désespérément insensibles (le monde nous le rend bien), celle-là même d'Icare, au moment de son écrasement sur le sol, joue tendue pour une ultime caresse avant que ses rêves ne lui broient le visage ? Les images voltigent, je n'ai rien bu, je n'ai pris aucune substance qui obscurcisse mon esprit, aucune autre qui le rende plus aigu, je n'ai besoin de rien :

il me suffit de demeurer dans mon état normal pour que le monde me soit insupportable.

Pourquoi faut-il, en plus de tout, qu'Icare (et moi avec lui, et moi comme lui) tombions sur la joue, qui appellerait les caresses d'une main lointaine et qui reçoit la gifle cinglante du monde avec toute la violence qu'il lui est possible de déchaîner, et cette violence se déchaîne tout particulièrement, je ne sais pourquoi, contre les rêveurs, qu'il s'emploie à briser avec une cinglante attention ? Les danses macabres nées des angoisses du Moyen-Âge ne sont rien à côté de ce vertige, vertige absolu du monde contemporain, je n'ai pas peur de la peste ni de la colère de Dieu, les ennemis ne sont pas invisibles, le monde nous écrase, nous écrase en commençant par ce qu'il y a de plus fragile. Le visage. Vertige absolu du monde et des villes.

Gifle du monde. De l'existence. Icare finit sa chute sur la joue. Sa colonne vertébrale se désarticule. Ses membres inférieurs l'écrasent une nouvelle fois de leur poids. Je les reçois en plein visage. Tous les rêveurs ont une aile brisée et chancellent sur les chemins du monde.

Chaque matin est un recommencement de cette chute vertigineuse, chaque réveil, chaque arrachement cruel à la douceur des lits, à la chaleur de la nuit, chaque retour dans le jour, tout commence  toujours par cette chute brusque dans le monde, joue tendue, écrasement promis dans les déséquilibres du jour, tous les matins nous recommençons la chute vertigineuse d'Icare, nous sommes arrachés à nos rêves, aux mots qui nous bercent, qui hantent nos sourires dans le sommeil mystérieux, on nous extirpe de nos rêves, de nos joies, et nous nous écrasons sur le sol dans le désordre de nos pensées, dans le vertige de nos espoirs sectionnés, et la douleur invisible de nos ailes brisés nous laisse muets.

Voltige. Fil tendu de la douleur, qui nous couperait jusqu'au sang. Il faut passer. Je ne sais comment, mais il faut passer.

Notre vie est exercice de pure voltige.

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