Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 29 septembre 2010

Carnets lointains, X (ivresse)


 Ma vision, par un mécanisme chimique que je ne reconnais pas, est devenue analytique.

Il est peu probable que la chute, à elle seule, ait eu de telles conséquences. J'aurais peut-être pu ne jamais m'en apercevoir. Disons, si j'avais été absolument seule dans un lieu  vide, j'aurais pu ne pas soupçonner ce phénomène. Mais dans ce nocturne urbain, il aurait été impossible de ne pas noter immédiatement les modifications successives de ma vision. Impossible de leur échapper, au milieu des lumières qui clignotent, des voitures qui s'arrêtent aux feux, qui repartent dans des nuages de fumée, au mileu des taxis qui glissent dans la circulation, des piétons qui traversent les carrefours comme des bancs d'animaux marins.

Tout a commencé par les visages. 

Je devais sans doute être seule dans la foule, comme on est toujours, seul dans la foule, à un carrefour immense, en bas des tours, je venais de me relever et sentais encore sur moi l'humidité du trottoir sur lequel je m'étais écrasée, elle avait traversé l'étoffe, sans rencontrer d'obstacle en dépit des superpositions, nous étions tous, isolés, monades sans fenêtre sur le monde, face à une autre foule qui, en face, allait traverser dans un sens opposé au nôtre, portée par un courant différent, il était difficile d'imaginer que nous étions tous aussi seuls, mais je pensais à tout autre chose,  à la pesanteur du monde, au froid humide que je sentais sur mes jambes, je regardais l'accroc qui déchirait l'ourlet, je sentais confusément que, lorsque le signal nous serait donné, foule paisible et passive, de reprendre notre pas, les deux flots se rencontreraient, qu'il s'ensuivrait un entremêlement calme, presque miraculeux, personne ne serait bousculé, nous nous croiserions sans heurt, toujours aussi seuls. Sans échanger un mot.

Quand, insensible pour commencer, le mouvement a repris, j'ai relevé la tête et c'est alors que tout a basculé.

Sur le fond soudain plat et fade du monde, décor de fond d'une vision déréglée, je n'ai plus vu que les regards. Les iris et les pupilles de tous ceux qui venaient en face de moi. Aucune déformation. Des accentuations. Seuls les pupilles et les iris, dans ce flot calme d'informations visuelles, je ne voyais que cela. La fente des yeux prenait, ainsi détachée sur le fond du monde, une forme étonnamment géométrique. Aigüe. Je croisais cette foule silencieuse, et sur tout le décor urbain infiniment complexe, je ne voyais que les regards, deux yeux, multipliés par la foule, pupilles et iris, dans une mandorle parfaitement dessinée, parfaitement découpée. Pupilles et iris. Mandorles. J'ai fermé les yeux, regardé mes ballerines, relevé la tête, et c'était toujours la même chose

Pupilles et iris. Dans des mandorles. Innombrables. Fixes.




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