Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 8 août 2009

Soudaine et surprenante recomposition du monde

Petite recomposition du monde

 

(en 2 pages et 7 minutes)

 

 

Je le reconnais, la journée avait plutôt mal commencé. Il allait être quatorze heures, j’avais déjà perdu la matinée à chercher une carte bleue ( remontons au point de départ, toute l’histoire, sans cela, serait incompréhensible : je m’étais promis ce matin-là — il faut dire que je me fais des promesses tous les matins : de terminer ma conférence, de finir un cours, de cirer mes bottes, cadeau de rupture de moi à moi, de recoudre la doubure de mon manteau qui partait en lambeaux, l’extérieur le cache bien, laine douce, d’un beau noir, rien à dire, et deux pans qui s’envolent dans le vent de l’hiver, seulement mes bagues, à l’intérieur, passant dans la manche, accrochant un fil ici ou là, une couture, ont finement, soigneusement, je dirais méthodiquement lacéré l’ensemble de sorte que, lorsque je dois passer le bras dans ce dédale de fils, de lambeaux de tissus, de vestiges d’une chaleur perdue, je ne sais jamais où elles vont rester arrêtées dans le mouvement ; et j’avais ajouté à la liste de mes promesses insouciantes, dans l’enthousiasme des matins héroïques et du café brûlant, de me faire couper les cheveux, j’avais lucidement renoncé à passer à la banque).

Tout fut brusquement abrogé… ah oui, non, pour la conférence, ce n’était pas possible, j’allais devoir régler quand même fissa cette histoire de caractère intelligible, caractère sensible. Les cheveux attendraient. Ah oui, la conférence : il fallait réserver le billet de train, pour Dijon, 07h23 gare de lyon, en plein mois de janvier… oui, je vais régler tout de suite, non, (ne pas arriver avant 06h53 à la gare, au moins), mon numéro de carte… oui, attendez, je vous le donne tout de suite, excusez-moi, je la cherche, … un instant … oui, excusez-moi… bon, je vous rappelle, désolée… et avait commencé une longue séance de fouilles de l’appartement, aussi truffé d’objets déglingués qu’il avait perdu des pièces par un phénomène étrange, au fil des ans et des naissances, je me souviens très bien comme il avait paru grand la première fois que je l’ai vu, vide et spacieux, trompeur. Maintenant les étagères prenaient des formes concaves sous des entassements hétéroclites, des sommes méréologiques étaient prêtes à s’effondrer, et les tentures dissimulaient mal, sous leurs formes convexes, de futurs éboulements…

Il fallait fermer les yeux, vous ne le saviez pas ? Mon arrière grand-mère (elle me terrifiait : joueuse de golfe et de bridge à 94 ans, elle descendait tous les ans faire une cure thermale par ce train qu’elle s’obstinait  à appeler le P.L.M., j’avais quatre ans, on me reprenait pour que je ne la vouvoie pas, regards désapprobateurs des adultes, je les voyais à hauteur des genoux, et tout en haut, quand je relevais la tête, je dsitinguais leurs regards et leurs sourcils un peu trop dessinés: la dernière fois que j’ai eu cette impression, il avait fallu ajouter quelques substances illicites)… je me souviens qu’elle disait d’un air contrarié en détachant les syllabes, chaque syllabe, comme si elle pensait que c’était la condition ultime pour que je comprenne : « on ne cherche pas avec les jambes, on cherche avec la tête », et je saisissais bien que cela n’était valable qu’à la condition exacte  et impérieuse que je montre que j’avais une tête susceptible de fonctionner à peu de choses près comme les leurs, je me sentais sotte, jambes ballantes, assise sur un lit immense d’une chambre d’hôtel, ces jambes inutiles que j’essayais de garder un peu plus immobles, ça avait l’air de tellement la contrarier… J’en avais renversé ma bouteille de coca sur la moquette du palace d’un coup de pied malencontreux (ô combien…).

Et c’est effectivement ainsi que je retrouvai ma carte bleue, marquant cette page 431 qui explique magistralement le schème de la causalité — enfin, disons que je comprenais qu’avec ça j’aurais dû le comprendre —, et sur lequel je venais de passer les insomnies des nuits  de Noël, quand tout le monde dort, repu de cadeaux et de foie gras, et qu’un coin de ma conscience projeté vers cette conférence de janvier m’empêchait de dormir, sans compter l’attente impatiente d’un sms.

Bon, eh bien, voilà, tout s’arrangeait, il n’était que treize heures quinze, après tout, je m’étais levée à 06h45, j’avais préparé trois petits déjeuners, bu cinq cafés, pris deux petites mains pour entraîner leurs propriétaires respectives à l’école, et j’avais réservé un billet de train et même, retrouvé une carte bleue dont la disparition ne m’aurait pas effleurée si je n’avais pas réservé ce billet de train…

N’en parlons plus. Il reste une solution : oublier tout cela, claquer la porte, rouler à vélo, face au vent, acheter un sandwich, le plus compliqué, le plus savant, le plus improbable possible, profiter du pâle et faible soleil d’hiver, comme on dit dans les romans, dans un de ces fauteuils invraisemblables du Luxembourg qui incitent à un effondrement corporel aux limites toujours repoussées. Un coin au soleil, un sandwich pastrami—œeuf—tomate séchée—roquette, un café fumant dans un gobelet de carton, cette journée pouvait encore s’arranger, mon humeur aussi, si en plus parvenait à me couper vraiment du monde, volume à fond, n’importe quoi, Vivaldi ou les Babyshambles, pendant que confluaient autour de moi, convergeant vers la sortie du jardin, jean slim, feutre mou, cheveux un peu longs, quelques petits clônes proprets d’on ne savait plus qui, allant rejoindre leurs salles de classe.

C’était oublier le vent. Glacial, il s’introduisait par l’interstice minuscule de mon écharpe et de mon col, me giflait le visage, rendait presque insupportable la brûlure du café… Cette idée de pique-nique ne tenait pas la route. Il restait une dernière solution qu’il fallait adopter, sans plus attendre, sans tergiverser : le repli stratégique vers une terre hospitalière. Julien Gracq venait de mourir. Je poussai donc la porte de José Corti. Je le reconnais, il manque, à tout ce que je vais dire, un peu de poussière. Quelques toiles d’araignée auraient été parfaites. Quand je suis entrée, il me sembla, je dois me tromper, que la libraire était assise en haut, sur la vieille mezzanine, et qu’elle mangeait elle aussi un sandwich, les jambes dans le vide, je dois me tromper. Je n’ai pas tout de suite aperçu l’autre femme, une peu plus âgée, un peu plus voûtée, qui apparut soudain derrière une pile de livres. Elles me laissèrent fureter dans le rayon de poésie anglaise sans m’adresser un regard. Et peu à peu mes doigts se réchauffaient.

C’est à ce moment là qu’il fit irruption, demandant d’une voix assurée Les jardins en quinconque de Sir Thomas Browne, il précisa bien Sir Thomas Browne : ils les  avait vus en vitrine la semaine dernière, il les exigeait à présent, où étaient-ils ? La question résonna dans la lumière de l’hiver, dans le silence de la librairie engourdie. Elle avait pris, sous l’effet de mon mal de tête, une précision incroyable, comme un tracé parfaitement droit à travers l’espace, de lui à moi. Les deux vieilles filles comprirent immédiatement le danger : elles retournaient à présent les piles de livres, cherchant ce tome, désigné, exigé, qu’elles avaient égaré. Pendant ce temps, il regardait les livres, comme s’il n’avait jamais posé cette question, comme s’il n’avait pas déclenché ce cataclysme. Entrée du libraire aux petites lunettes d’acier : bien qu’accueilli par la même question, reprise par les deux vieilles filles, il me parut d’abord résister mieux au choc. Il posa son chapeau, accrocha soigneusement son manteau, aligna consciencieusement la bordure de quelques papiers. La menace ne l’effleurait donc pas…. Mais une insistance le percuta de plein fouet et il se mit lui aussi à retourner toutes les piles. J’espérais bien tomber avec nonchalance sur le titre introuvable, mais la recomposition du monde n’alla pas jusqu’à ce point de perfection (je crois que vous en demandez trop, je n’ai que 7 minutes et je suis en train de les outrepasser). Et c’est au moment où la plus extrême tension avait été atteinte, où il semblait que le sol tremblait, que les piles de livres allaient s’effondrer qu’il se produisit la chose la plus inespérée qui soit : de la même voix, aussi décidée, il décréta que ça n’avait pas d’importance : il repasserait, et d’ici là ils l’auraient bien retrouvé. Les trois gardiens de la librairie, à l’heure où je vous parle, continuent à chercher fiévreusement :  leur sort n’a pas d’apaisement. Mais de mon côté, allez savoir pourquoi, je suis rentrée tranquillement à vélo.

 

3 commentaires:

  1. ah bon elle était à la page 43 la carte bleue , je croyais qu'elle s'était glissée dans une boite de boursin vide qui avait dégringolé de son statut d'icone imperturbable à celui de rebut indésirable et avait chuté en cahotant dans le sac poubelle qui comme une plante carnivore (déchetivore pour être exact) l'avait engloutit , oh sinistre destin du boursin , ....(suite sur les vents de l'inspire)

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  2. De la lecture fraîche pour une écriture fournie, de l'adverbe qui soigne jusqu'au substantif qui fait sortir la fameux moelle.

    En prime, le lecteur que je suis, se ravit de voir la touiteuse dépasser les 140 caractères sans les multiplier pour autant par 1000.

    :)

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  3. "Les deux vieilles filles comprirent immédiatement le danger : elles retournaient à présent les piles de livres, cherchant ce tome, désigné, exigé, qu’elles avaient égaré."

    Pourquoi ne puis-je pas y croire ? La fin de ce texte qui ne s'effiloche pas une seconde s'effondre comme une pile de livres.

    Mais tu écris si bien, Isabelle, un régal.

    Je reviendrai.

    (^_~)

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