Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 22 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (éloignement)


Au cœur des nuits sans sommeil, je tentais de comprendre la douceur nimbée de pluie de ce monde, de la respirer pour qu'elle entre en moi, et l'insomnie qui affûte les sens et les impressions donnait une acuité plus fine aux perceptions que j'avais d'elle ; elle se lovait dans l'étrangeté des odeurs, qui plus que tout me frappa, étrangeté de ces odeurs que jamais alors je n'avais senties, et qui traversa le manque de sommeil jusqu'à transpercer net. 

Il se glissait sur moi, en moi, des odeurs que je n'avais jamais encore perçues, ni dans le crépuscule apaisant, et même s'il dévale les courbes des collines dont la pente descend par paliers jusqu'à la Méditerranée en suivant des ondulations bleutées, ni dans les mélanges d'épices surprenants et forts du grand marché du Caire, que je ne rejoignais jamais que le soir venu, une fois la chaleur écrasante du jour passée. Cependant que je connaissais jusqu'au parfum intense de l'Océan, celui qui flotte sur les pierres parfaitement ajustées du phare de Cordouan, dont la grande chaussée intacte depuis quatre cents ans s'est laissé recouvrir par les mousses et les algues vertes et les coquillages, et  alors même que d'elle, il émane l'Océan aussi intensément qu'il soit possible de le respirer, je ne connaissais rien de plus étrangement enveloppant que ces effluves.

Elles seules arrêtèrent les mots et les élans et le ressac des phrases. Il n'y eut plus que la seule impression, pure, nette de toute parole, et qui arrête tout effort, toute emprise : elle résiste, un peu en-deça, la main se tend, l'esprit recherche en lui non sans une légère inquiétude, et les souvenirs échappent, sans vraiment s'être perdus, mais la distance qu'ils entretiennent avec toute tentative de les saisir dans un fin réseau bruissant ne se laisse jamais entièrement réduire.

Ce qui nimbait en elles était aussi de silence. 

Il faut se repenser enveloppé de silence, le monde est loin, assourdi, il ne me circonscrit même plus et s'arrête, d'un mouvement précis et brisé selon une coupure sèche, à la fenêtre hermétiquement close qui lisse de sa surface parfaite ce brouillard, alors que peut-être il monterait et caresserait de son souffle  toute surface en surplomb de la ville ; de très loin me parviennent quelques phrases, elles s'affichent sur l'écran de l'ordinateur qui me paraît vu d'ici comme une phosphorescence subtile, elles s'affichent d'elles-mêmes dans la nuit, mais je ne me relève pas pour les lire, et laisse faire ce clignotement triste. 

Je peux enfin m'allonger au creux de l'épaisseur de ce silence, m'y laisser protéger de toute la distance que ces milliers de kilomètres ont mis d'un trait entre moi et ce qui me poursuit partout où les mots enserrent tout élan et le réfléchissent dans un miroir lisse et froid. Il est parfaitement juste de s'y laisser absorber, d'y disparaître, de s'y laisser anéantir doucement. D'y trouver pour un peu le repos et la fin de l'angoisse et la fin de l'errance.

Mais pourquoi fallut-il revenir et reprendre l'angoisse et l'errance, les retrouver là, exactement, où je les avais laissées, c'est-à-dire précisément derrière cette porte close qu'il fallut bien rouvrir dans la nuit, et de retour à elles, de nouveau, tout perdre ?


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