Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 9 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (éparpillée)

Sous l'effet de l'insomnie, ce ne peut être que sous l'effet de l'insomnie, dont certains traits sont devenus parfaitement identifiables, et ne laissent pas trop de doute sur la cause qui les a entraînés à sa suite, c'est sous son effet, il n'y a pas à en douter, que le monde a commencé, à un moment que je n'ai pas repéré avec assez de précision, à présent je m'en rends compte, ce dut être quelque chose comme un glissement assez furtif, assez silencieux, pour n'être pas saisi sur le vif, dans son surgissement … alors le monde a commencé à se décomposer, lentement, par petites saccades insensées, des crispations étranges et des dégringolades.

Il était possible, certes, au premier abord, de n'y pas prêter trop attention, de laisser glisser le regard de côté. Un pas de travers, un léger déplacement latéral… et tout redevenait possible. Il était même possible d'éviter de trébucher, de se retenir et de ne pas tomber, de ne pas glisser, de ne pas renoncer à la verticalité d'un coup sec. Et la tête n'alla pas heurter le sol. Ce ne fut qu'un délitement, rien de plus qu'un délitement, rien de plus grave qu'un délitement. De petites fissures se firent dans la perception, quelques dysfonctionnements qui rendaient le monde incompréhensible et dissonant, impressions fugaces et discordantes… dont les différents éléments ne se recomposaient pas. De la mosaïque sensorielle, des odeurs, des couleurs, des sons, l'unité ne se recomposait pas.

Bien sûr, l'attention se portait avec une sûreté immédiate d'un trait de pinceau parfaitement calligraphié, sur les mouvements verticaux, descendants, de ces petites plaques de réalité qui se détachaient de la façade, rebondissaient contre elle, et atterrissaient aux pieds des passants, elles s'y écrasaient, rebondissaient dans des myriades d'éclats, s'éparpillaient sur le trottoir mouillé par la pluie et les pas des passants faisaient le reste, les emportaient, les dispersaient, les entraînaient dans toute la ville, descendaient les boulevards, disparaissaient dans les ruelles et les jardins.

La pluie sur les vitres … éclaboussures faibles des flaques … elle ne rejaillit même pas … les façades des immeubles y ont un reflet tremblant … petite dislocation … elle glisse le long des vitres, il s'y dessine quelques pleins … des flocons de givre se sont formés sur la fenêtre de l'avion et mes yeux les fixaient sur le bleu inatteignable du ciel … elles s'éteignent et se rallument… les gouttes constellent l'étoffe noire et profonde, l'étoilent… elles glissent contre la nuque… une femme baisse la tête et son corps se courbe quand elle monte lentement dans le taxi… elle est vêtue d'un kimono coloré et chatoyant… et ainsi tous les scintillements palissent.

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