Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 29 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (une fine couche de glace)


J'ai toujours l'impression de marcher sur une fine couche de glace. Cela n'a rien à voir avec des considérations météorologiques. Je marche. Et il me semble que l'équilibre est un miracle. Encore un pas. Et à chaque pas je m'attends à ce que la fine couche de glace sur laquelle je me suis aventurée se rompe d'un coup.  Ou plutôt, je m'étonne qu'elle ne rompe pas, je m'attends à ce qu'elle se brise et qu'elle vole en éclats. J'entends un bruit sec. Ce n'est pas à proprement parler que je l'entends : il y a quelque motif imaginaire dans mon cerveau qui entend ce bruit autant qu'il le produit. Mais comme je n'y crois pas, que je ne lui accorde aucune réalité, je ne parlerais pas pour autant d'hallucination. Il n'empêche. Je m'attends constamment à ce que la glace cède. La fissure s'est rouverte sous mon pas, et plus rien ne le retient dans la chute.

Alors recommence la longue scène déjà jouée de la noyade. Jusque dans les moindres détails. Elle se répète. Toujours la même. Au début le noyé se débat, puis il se fatigue et comme ses gestes sont désordonnés… ses gestes sont épouvantablement désordonnés, de sorte que sans cesse plus d'efforts lui deviennent nécessaires mais lui permettent de rester de moins en moins longtemps à la surface de l'eau, là où ses poumons attrapent un peu d'air mêlé d'eau (il gesticule trop pour se retenir à la fine frontière que l'on appelle surface et qu'il serait bien difficile de  saisir conceptuellement afin de s'y tenir pour respirer un peu : dans le monde physique, les surfaces se pénètrent les unes les autres, il est  vain de chercher la pureté mathématique de ce que la méréologie appelle une surface, tous ses efforts ne lui servent à rien,  pour des raisons qui se conçoivent aisément, et il se débat et se débattant il se noie sans que je sache très bien quel argument provoque sa fin). Je n'ajoute pas à cela les modifications qu'apporteraient à la scène une eau glacée, et la présence coupante des glaces brisées selon des angles aigus.

Était-ce alors parce que la route aérienne passait au dessus du Pôle ou bien parce qu'elle pouvait traverser, selon d'autres tracés, les plaines immensément enneigées de Sibérie ? Mais par la grâce de ce détour, sans doute par la grâce de ce détour, je n'eus plus la sensation que le sol, sous mes pas, allait se dérober. La surface du monde ne risquait plus, je ne sais pas pour quelle exacte raison, de se craqueler sous mon avancée et de la compromettre, de l'interrompre, et de m'obliger à rejouer, une nouvelle fois, la scène si souvent répétée de la noyade. Les souvenirs ne se perdaient pas. Le passé ne sombrait pas. Les espoirs ne défaillaient pas encore. Le monde était plein et impénétrable, et j'écartais du revers de la main la question défaillante de la surface pour m'avancer en lui.

Il n'y a donc plus aucune raison pour que je perde pied et me noie dans l'angoisse, pour que je m'enfonce dans les profondeurs sporadiques et violentes de l'angoisse, je ne sombre pas. Pour la première fois, je ne marche pas sur des craquelures.

Le rêve que je traverse est épais et dense comme une nuit de brouillard. J'ai traversé pour venir ici des mers inconnues dont j'ignore jusqu'au nom. Je me déplace dans un labyrinthe de noms, ils s'égrènent, et je n'en reconnais presque aucun. Il me faut faire un effort immense pour les retenir dans ma mémoire. Le rêve est lourd et opaque. Il ne se déchirera pas. Il est possible d'y revenir, je ne risque rien, il se dissipe un instant, mais il demeure toujours là, à portée de main, accessible.

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