Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

dimanche 13 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (ignorance)

J'ignore ce qu'il peut demeurer de moi à Tokyo.

Je me regarde dans le miroir de la mémoire. Je m'examine d'un œil attentif, sans grande tendresse. Moi sous l'aspect de Tokyo, moi en tant que depuis quelques temps déjà, je me raconte Tokyo, moi sous l'aspect Tokyoïte. Comprenne qui pourra…

Je me raconte ces quelques jours, faits d'heures quant à elles innombrables, dont j'ignore comment elles ont pu toutes s'y glisser, comme on se raconte des histoires pour s'endormir, pour s'extraire de ce monde et de sa pesanteur, et au fond, pour apaiser toute angoisse. J'ai accédé une unique fois à un autre monde possible, où tous les bruissements, toutes les odeurs, tous les sortilèges étaient différents de ceux que nous connaissons si bien ici, et qui se sont usés, et je le raconte, encore et encore, j'écoute ma voix me raconter cette histoire, traquer les moindres traces d'elle en moi, je ne m'en lasse pas, pas encore, encore une fois je me la raconte et je débusque les images et les impressions d'elle, aussi fugitives soient-elles, même s'il faut pour cela descendre dans les profondeurs de l'oubli. Je ne les laisserai pas sombrer. Je retirerai tous les éclats perdus et les ferai remonter à la surface des phrases.

Je sais qu'un jour il faudra mettre un terme à ces histoires de pluie, de billes d'acier et d'insomnie, mais pour le moment je n'en ai pas envie. De ces quelques jours, je creuse toutes les petites anfractuosités dans mes souvenirs, pour arracher avec les ongles, peu à peu, tous les quartz vibrants d'une minuscule électricité que je pourrai déposer dans mes phrases.

J'ignore ce qu'il peut demeurer de moi là-bas, mon ombre a caressé des murs, mais ils ne s'en souviennent pas. Ma main a froissé des billets de banque qui depuis sont passés dans d'autres mains, et encore d'autres, et je ne pense pas qu'il soit désormais possible de retrouver sur eux ne serait-ce qu'un fragment de mes empreintes digitales. Mon corps s'est reposé sur un lit tiède, ma tête s'est enfoncée dans un oreiller caressant, mais je préfère ne pas imaginer tous les corps qui ont occupé ce lieu, toutes les nuques qui se sont posées là, tous les visages dont les masques se superposent au mien dans la nuit tokyoïte. Les miroirs que j'ai consultés sont encore plus lisses et plus déconcertants… qu'est devenu le reflet de moi qui glissait ou s'arrêtait sur eux puis glissait de nouveau et reprenait sa marche ?

Il n'est guère pensable qu'il soit revenu à Paris.

Je comprends maintenant pourquoi, au moment du départ, j'ai sciemment oublié (comprenne qui pourra) un objet sur la table de ma chambre d'hôtel, celle-là même où tant d'objets depuis ont été déposés, puis repris.

Que ce moi ne soit pas tout à fait détruit…

… sinon j'aurais vraiment fini de revenir.

1 commentaire:

  1. Je crois que tu n'en reviendras jamais ! Cette série de billets est vraiment extraordinaire. Merci !

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