J’ignore absolument pourquoi je suis entrée. Ce n’est pas la question, d’ailleurs, je ne me la suis pas posée. Il me fallait entrer. Je passais dans cette rue, au moins deux fois par jour, je savais que c’était ma dernière chance. Pourtant les basses retentissaient jusque dans mes os. Mes vertèbres vibraient, lorsque j’arrivai à la hauteur de la vitrine. Ne me demandez pas pourquoi je suis entrée. Il n’y avait tout simplement plus d’autre chance, et il n’y en aurait plus jamais. Je déteste le bruit, tout assourdissement m’est une souffrance. Partout ailleurs j’aurais fui, et l’éloignement ne m’avait pas changée à ce point, même si, j’en conviens, certains de mes repères avaient disparu. Je cherche le silence. Je me laisserais d’ailleurs volontiers descendre dans les grandes profondeurs si j’étais sûre de m’y plonger dans un gouffre sans bruit. Rien ne me retiendrait plus. Et les courants marins m’emporteraient vers le fond. M’aspireraient. M’engloutiraient enfin, je l’ai tant attendu. Mais je suis entrée.
Parfois même les monologues intérieurs me pèsent. Eux que rien n’arrête, pas même l’alcool, puisque le vertige peut nous prendre, allongé sur un lit d’hôtel, ivre, épuisé, et que le monologue cependant peut ne pas s’arrêter, ne pas se suspendre, pas un instant, et les mêmes angoisses peuvent continuer à tourner en rond au dessus de nos têtes, et nous frôler par moments ; même ces mots pèsent trop lourdement sur moi. Je cherche sans doute l’impossible silence, qui se déposerait en strates atonales dans des phrases successives. Je n’avais donc aucune raison d’entrer dans un tel lieu, et le ressort psychologique ici ne joue plus.
Puisque j’ai poussé la porte. Des dizaines de places assises s’alignaient, sur plusieurs étages, des fauteuils sans doute confortables (ils semblaient permettre aux corps de s’affaisser sur eux-mêmes), face à des dizaines de machines qui dans une profonde dissonance clignotaient, s’arrêtaient, sonnaient, se dissociaient, reprenaient de plus belle, et tintaient, pulsaient, vibraient. Je n’étais pas certaine que cela fût supportale. Je crois bien qu’il n’y a que des hommes, plutôt jeunes. Mais il est impossible de tout embrasser du regard. Tous, ils sont assis dans ce vacarme. Ils regardent tous devant eux. Seuls quelques uns de leurs muscles doivent se contracter, les mêmes, tandis que tous les autres sont abandonnés à l’inutilité. Vision analytique de la scène. Pourtant je ne suis sous l’emprise de rien d’autre que d’une fatigue extrême, d’un décalage, d’une absence à moi-même qui est mon lot quotidien. Leurs mains se crispent sur des manettes. Leurs yeux restent fixes, de sorte que je ne croise aucun regard. Personne ne m’a vue, personne ne me regarde. Peut-être que ne pas croiser de regard, ne devoir soutenir aucun regard, soudain, a allégé ma souffrance.
Aucun d’eux ne s’est aperçu de ma présence. Tous tiennent une même position, et n’y dérogent pas. Je pourrais n’être pas là. Être ailleurs. C’est exactement ce que je cherche depuis que la conscience me torture. Je les regarde. Il m’est impossible de détacher mon regard. Il me semble que cela dure un temps infini. Aucun ne s’individue. Je cesse en retour d’être clouée au sol de douleur par les regards qui ont cessé de se poser sur moi. Ici personne, jamais, ne me regardera dans les yeux. Ils ne regardent que les billes d’acier. Ils jouent des milliers de billes d’acier, parfaitement identiques, qui attendent d’être saisies dans des paniers déposés contre leur fauteuil. De temps en temps, je suppose quand la précédente s’est perdue, ils en prennent une autre, sans regarder où se posent leurs doigts, selon les lois les plus secrètes du hasard. Même elle, ils ne la regardent pas. La douleur cesse de palpiter au creux de mes tempes.
Je porte par hasard à la main gauche une bague d’une infinie complexité qui se referme, si je le veux, sur une boule d’acier semblable en tout point à celle qui en ce moment même fixe leur attention. Mes caprices décident en la matière. Je peux l’enlever ou la remettre. Elle est certes un peu trop grande, mais j’ai trouvé un moyen de la faire tenir à mon doigt. Mon pur caprice règne seul en maître. Cela peut-il expliquer qu’un calme immense ici m’ait envahie, qu’il soit descendu en moi, qu’il m’ait enveloppée ?
Alors je pus me laisser glisser sans lutter au plus profond de l’abîme ; et ses méandres m’aspirèrent. Le ciel était très loin. La tempête ailleurs faisait rage. Même le monologue intérieur, un instant, s’était tu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire