Sur le bureau s'éparpillaient quelques objets que, dans la précipitation de tout départ, j'avais arrachés à la vie d'avant, empaquetés plus ou moins bien, écrasés à la va vite dans une valise, et que j'avais espéré retrouver un peu plus loin dans le monde, après quelque intervalle de temps et d'espace, inenvisagé, au fond très abstrait, quelques rebondissements, pendant lesquels j'avais cherché mon passeport plusieurs fois dans mes poches, avec une certaine fébrilité parfois, tenté de me convaincre de mon immobilité, lu, écrit d'une main mal assurée, cherché le sommeil au fond de ma conscience, plus lointain encore que mes rêves disparus, et regardé au loin par une fenêtre minuscule qui donnait sur la nuit.
Le temps et l'espace se craquèlent. Ils perdent leur linéarité sous des interruptions constantes. Nous passons d'un monde à l'autre, ignorants des balancements et des basculements qui nous ont menés là. Et nous nous retrouvons ailleurs...
Tous mes efforts précis de réduction, de concision, d'allègement n'y avaient rien pu, il y avait là, émergés d'un autre monde, mon carnet, une vingtaine de liasses reliées entre elles d'un jeu complexe d'élastiques entrecroisés que je ne démêlais jamais tout à fait, de peur de ne pas savoir les recomposer (en ai-je perdues ?), le stylo qui choisit d'émerger de mon sac à intervalles irréguliers, selon des périodicités dont il décide, sur lesquelles je ne peux rien, parfois très lentes, et qui me servit à les noircir, quelques feuilles de papier à lettre, à l'en-tête de l'hôtel dont le nom me servit de mot de passe pour aborder ces lointains, mon iPhone devenu étonnamment inutile alors, des cartes d'embarquement un peu froissées, quelques timbres pour un autrefois lointain, une enveloppe portant une raturée que ma mémoire cherchait à restituer, ce très exact désordre vers lequel mes souvenirs se retirent de moi, comme une vague, pour revenir à la marée descendante, vers ce seul ailleurs.
Je m'en rends compte, à présent, il est trop tard, j'aurais dû renoncer d'un coup sec à refermer ma main sur quelque objet connu, avant de ramasser la clef de ma chambre, de la glisser dans ma poche, et de claquer la porte anonyme. Ou bien, une fois cette première erreur faite, il aurait fallu ne pas lui surajouter une seconde erreur, impossible à défaire, et dans ce monde, ne pas les avoir rassemblés, ne pas avoir repris l'avion dans une matinée grise.
A présent, une contrepartie de moi est restée à Tokyo. Celle qui est revenue s'efface lentement de la carte du monde. David Lewis a eu systématiquement raison de n'accorder aucun privilège au monde actuel sur tous les autres mondes possibles, et je souscris à cette proposition, aussi abstraite et incompréhensible soit-elle.
Il y a toujours, éparpillés, des feuillets de moi qui se noircissent, une tasse de thé vert fumant, la monnaie que m'ont laissée les déplacements du jour, un paquet de cigarettes... Mes mains ne sont pas passées sur eux, dans un geste que je regrette encore, dans un matin ultime. Je n'ai rien défait. Je n'ai surtout pas défait la seule certitude que j'aie eue entre les doigts, aussi absurde soit-elle, avant même d'être sortie de l'aéroport : que je pourrais vivre ici, sans jamais regretter l'Europe, ni sans chercher des yeux ses aubes atroces. Je ne sais d'où elle me vint, mais elle était déjà dans ma main comme un talisman, lorsque trois touristes japonais me demandèrent de les photographier, alors que j'attendais une hypothétique navette.
Cette heure-là de ma vie m'avait laissée comme un bois flotté, léger, usé par la mer, pâle, défait de toute provenance, de toute détermination autre que l'ici et le maintenant, sans écorce, lisse, doux, incapable de rien que de se laisser porter par les vagues. Je n'ai pas fait cela... Je n'ai pas renoncé à elle, n'est-ce pas ? Je n'ai pas étouffé ainsi le dernier battement de mon coeur...
J'aurais dû demeurer, bois flotté sur ces rivages inconnus. Ne jamais revenir.
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