Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 15 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (mondain)

Réduction drastique de toute absurdité, dont fait partie de plein droit, dans ce cas, la perte de temps.

J'étais prête à saisir les fils, à les tendre jusqu'à faire apparaître la limite de leur résistance. Pendant trois jours, il faudrait constamment aller à l'essentiel, dormir le moins possible, et ne pas dormir, ici, deviendrait naturel, mais rien au monde ne devrait entamer l'infusion de la ville en moi. Aucun obstacle ne devait s'interposer entre elle et moi. Je me préparais à un pluie d'atomes selon une inclinaison inconnue — celle que les anciens Épicuriens appelèrent clinamen et qui leur permettait d'expliquer les illusions des sens (j'en aurai) et la liberté (j'en connaîtrai le goût) — et j'étais bien décidée à demeurer en alerte, à saisir tout, à me saisir de tout ce qui aurait pu passer à ma portée, à n'abandonner rien de ces quelques journées (elles se résoudraient bientôt à n'être plus que quelques souvenirs impossibles à atteindre, et vers lesquels je tendrais en vain la main).

Éviter le temps perdu, quand on dérobe trois jours dans un monde possible autre que le monde qui en général a la faveur de notre indexicalité, et qu'absurdement on appelle actuel (en croyant que cela lui confère quelque préséance, en croyant dur comme fer qu'il saura opposer une résistance que les autres mondes n'ont pas, croyance qui nous égare et nous trompe et nous abuse, et par dessus tout, nous enferme) me semble relever de la plus élémentaire prudence. Je serais bien surprise que vous en disconveniez, et au fond assez peu encline à en discuter. Il fallait suivre la ligne de ses rêves, ne pas s'en éloigner, ne pas accepter le moindre écart.

Pourtant il me fallut dévier de mon chemin, en direction de quelque mondanité absurde, dans une soirée balayée par une pluie torrentielle et tiède. Il n'est pas toujours possible de s'échapper et je venais de me trouver à court d'arguments. C'était ridicule et rageant. J'avais beau avoir affronté toute cette pluie, je ne parvenais pas à être transie de froid. Je m'en voulais. Autour du buffet, les regards s'entrecroisaient sans qu'il soit possible de rien retenir. Les visages portaient un masque dont ils ne savaient comment se défaire, si tant est que cela leur fût encore possible. Les verres se remplissaient, se vidaient… Il circulait des cartes de visite, dont je devinais constamment l'éclair de blancheur dans la pénombre. Tout cela glissait, sans consistance. Il y avait des effets de cour, des recompositions factices, un cercle de courtisans se défaisait, se reformait ailleurs, autour d'un autre courtisé, et la chorégraphie de ce ballet, pour être tacite, et connue de ses seuls exécutants, n'en était pas moins d'une complexité redoutable — quelques faux-pas mortels me firent rire, j'en conviens. Je n'ai aucune compassion dans certains contextes.

Pourquoi alors nous engagea-t-il, lui et moi, dans une telle conversation ? Je m'attendais à tout, sauf à devoir, dans cette soirée sans intérêt (un instant auparavant, encore, j'aurais tout donné pour rejoindre dans le dédale du métro tokyoïte l'un des quartiers les plus improbables que j'aurais pu trouver, pour en enivrer ma mémoire, pour laisser s'imprimer dans mon cerveau toutes les impressions les plus surprenantes, démultipliées, comme les lumières électriques qui animent les façdes des immeubles, les rendent mouvantes et gigantesques, et illisibles), abattre toutes mes cartes, jouer tous mes possibles, jouer le plus abruptement possible, et défendre pied à pied, en dépit de la rumeur des cocktails, de la légère bousculade autour du buffet, en dépit d'elles, le cercle le plus incandescent de ce que je voulais penser.

Et quand il me vint un tremblement de désespoir (être là, debout, au milieu d'une ville dont je ne démêlais pas les fils, loin de tout, si loin, sans avoir mangé ni dormi depuis trop longtemps pour moi, qui plus est devoir, à travers les méandres d'une langue qui n'est pas la mienne, accéder à sa pensée, à la mienne, la lui dire, résister à toutes les peurs, sociales certes, mais les peurs très anciennes, celles des enfants qui se croient perdus, et l'impression soudain de ne plus rien savoir, même pas comment revenir, je n'étais même plus sûre de retrouver ma chambre, minuscule, quelque part dans l'étendue de la ville — maintenant encore cela me paraît impossible), je ne sais par quel miracle il le comprit et posa sa main sur mon bras.

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