Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

vendredi 25 décembre 2009

Vanités…, V



Les papiers sont froissés, que les mains avides ont attrapés. Froissements et déchirements, les mains les ont agrippés, en dépit des irisations, des reflets, argentés des ornements, des pampilles. Toute cette débauche n'a servi à rien : elles ont arraché les rubans les liens les faveurs et on aurait dit que rien ne les pourrait arrêter.

Je crois (mais sans en être sûre, je n'ai pas eu le temps de bien voir tant l'opération a pris peu de temps) que sur l'un d'eux il y avait un frêle papillon multicolore et transparent, qui gît au soir sous un fauteuil. Où il a glissé, personne ne s'est penché pour le reprendre. Il gît là, dans le salon redevenu désert et sombre. L'opération s'est répétée ainsi, toute semblable, un nombre de fois incalculable, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à déballer. On peut le voir autrement et penser qu'elle s'est répétée jusqu'à ce que tous les papiers soient épars sur le sol.

Puissance désirante : les ficelles récalcitrantes se sont vues coupées d'un geste sûr, parfois agacé, les emballages se sont éparpillés sur le sol, rejoignant les papiers qui un instant auparavant les recouvraient, cadavres abandonnés, ils sont tombés de par toute la pièce, ce fut un vrai carnage, de désirs réalisés, de regards de convoitise comblés, d'attente implorante, trompée, déçue, abusée, assouvie, non sans une légère pointe d'angoisse. Mais très légère : une petite incision de l'angoisse très douce dans nos vertèbres. Et nous continuions néanmoins à nous pencher pour ramasser le paquet suivant — jusqu'à ce qu'il ne restât rien.

Ce fut un vrai carnage de désirs, et d'objets du désir. Tentative erronée de combler ce petit vide que nous portons tous en nous, et dans lequel nos angoisses ne manquent pas de résonner au soir, dans le silence de la nuit. Un petit vide autour duquel nous nous déployons, nous dessinons des volutes, des circonvolutions — et tous ces détours ne servent qu'à cela, ne pas entendre ce petit bruit vide que nous faisons lorsque nous nous heurtons au monde. Une légère volute de fumée que le vent dissipera bien vite.

— Pourquoi, une fois de temps en temps, ne pas aller se coucher avec la douceur d'avoir entre nos doigts, pour quelques instants, de pauvres trésors qui nous rappellent les rêves d'autrefois ? Et se blottir dans la douceur de l'enfance retrouvée, la main refermée sur un secret fragile.

mercredi 23 décembre 2009

Vanités…, IV


(En hommage à G. Bachelard, et à tant d'autres)

La flamme avait dansé toute la soirée.

Elle avait condensé autour d'elle la lourde nappe damassée, blanche, empesée, qu'on avait repassée à même la table pour assurer au tissu un tombé parfait, sur les angles aigus, sur les bords parfaitement droits. On avait vérifié l'alignement des couverts d'argent aux bords des assiettes si fines qu'elles auraient dû en devenir transparentes. Les verres s'alignaient devant chaque convive comme les tuyaux d'un orgue appelé à n'être silencieux que dans le désert de la grande salle à manger. Les liquides mystérieux en eux monteraient, descendraient, et les rires s'animeraient. Et la vie coulerait.

La flamme avait tremblé toute la soirée.

Elle avait été le point de convergence, tout en haut du chandelier d'argent, des souffles, des rires, des voix entrecroisées, qui pendant des heures avaient joué un air de gaieté folle sur la fuite du temps. Surplomb lumineux et légèrement tremblant. On avait bien eu l'impression parfois, que l'air était un peu surjoué, que n'étaient pas tout à fait éliminées des tons, des accents, une petite rancœur, une légère tension ; là une vibration les trahissait, ici, la stridence d'un rire vibrait désagréablement à l'oreille, et parfois le tremblement des mains renversait quelques gouttes de vin qu'un serviette de lin absorbait aussi vite.

Parfois les couverts heurtaient désagréablement les assiettes, et, gênés de cette stridence incongrue, les convives riaient un peu plus fort, les conversations reprenaient un peu trop vite, et les rires se déployaient de nouveau, emplissant l'espace de la salle, désespérant d'en pouvoir atteindre les recoins les plus sombres.

Défilés des plats, des vins, des extases. Elle avait fondu. Coulé le long du chandelier autrefois prêt pour l'apparat. Voilà que la parade se terminait en débandade. Les serviettes froissées gisaient sur les places vides. Les convives avaient déserté. Les nourritures il y a peu exquises commençaient déjà leur lente corruption dans les assiettes souillées. Elle s'était déformée, verticalité languissante, et de longues coulées irrégulières enlaçaient maintenant la tige du chandelier.

Quand un souffle l'éteignit, il monta une odeur de cendres dans la verticalité perdue.




dimanche 20 décembre 2009

Vanités…, III

(En hommage à Jean Follain)

On revient, on reviendra.

L'étrange mélodie des pas qui nous portent, pour chacun d'entre nous, est unique au monde. Rythme du cœur — la vie palpite dans la marche, le déséquilibre contrôlé, repris. À chaque pas, un nouveau miracle, aérien et terrestre. Dansant au dessus du vide, et nous ne sommes pas encore tombés depuis que nous avons pris notre envol.

Mais la joie s'émousse, comme la lame rouillée d'un couteau.

On ressortira le service à thé anglais dont la fine porcelaine s'est portée à tant de lèvres. Peut-être encore une fois… les miettes se disperseront-elles dans les assiettes ; contre le service intact, miraculeusement, les fourchettes d'argent tinteront discrètement. Les ont-elles ébréchées… Le lait gonflera ses volutes dans la boisson brûlante. Et l'après-midi passera, à l'abri du vent qui dehors secoue les grands arbres.

On lèvera avec des gestes attentifs les flûtes de cristal ; les bulles du champagne encore une fois élèveront leurs colonnes aléatoires. La transparence de l'instant n'occultera rien. Et les rires se tisseront capricieusement — jusqu'à quand ?

On ne remarquera pas la fissure qui court sur le grand plat de service. Il résiste encore bien à la morsure du feu. Les plats fumants sortent du four, il faut des mains très assurées pour les porter jusqu'à la table et les enfants s'écarteront puis tendront leurs assiettes en riant.

Mais les générations reculent dans l'oubli. Quelque chose s'est ébréché. Le vieux réveil ne marche plus, sur le rebord de la cheminée. Quelque chose qui grince et dissone est en passe de prendre le dessus. À jamais.

vendredi 18 décembre 2009

Vanités…, II


Le regard micro-chirurgical qui est le sien depuis des années est formé à scruter les défauts les plus infimes de la peau, le relâchement des muscles des paupières, le creusement du sillon naso-génien. Elle s'inquiète, sans certitudes, de l'affaissement de l'ovale du visage que vraisemblablement rien ne pourra lui éviter. À l'examen, elle découvre ce matin, aux alentours de 6h32, avec une curiosité médicale, une nouvelle ridule, sise au coin des yeux — dans une symétrie presque parfaite. Elle plisse les paupières.

Elle perçoit, dans le miroir d'une salle de bains aseptisée, le rebours du temps qui s'affiche sur le cadran de l'horloge numérique. Jeux de reflets entre le temps et elle, il passe, elle demeure, elle s'affaisse sans le voir, mais tout de même le sait, et finalement elle passe, et le temps continue… à se demander si, une fois qu'elle aura disparu, une fois que tous les accidents de tous les êtres auront disparu, il restera encore quelque chose sur quoi le temps pourra passer…

Ses paupières lui révèlent alors le froissement impitoyable des tissus, les plis légèrement incisés — la répétition des mêmes expressions encore, dans la répétition des scènes de la vie, a froissé son visage. Sans doute, elle a encore ri plaisamment dans le vide d'une soirée, sans doute, elle a souri complaisamment à une aventure possible, et sous la pluie elle a eu du mal à conduire jusque chez elle.

Son visage depuis quelque temps a entrepris de se caricaturer de lui-même par un jeu de déformations successives et impalpables. Il s'y emploie si insidieusement qu'elle tente chaque matin de se convaincre que rien, en elle, ne change. Semblable presque en tout point à ce qu'elle a été hier, elle sera demain presque semblable à ce qu'il lui a été donné d'être encore aujourd'hui, et ainsi en ira-t-il de la suite de ses jours, dans un effondrement calme, dans une apocalypse presque immobile que tous les matins, elle vient constater, enfermée seule dans une salle de bains, et que tous les matins elle continue de s'épuiser à nier.

mercredi 16 décembre 2009

Vanités…, I


(En hommage à Witkiewicz)

J'imagine (mais au fond je n'en sais rien) que d'un coup la colère l'a saisi ; alors il a brisé rageusement le miroir où sa belle indolente se savait si séduisante. Il a traversé la pièce presque vide dont le miroir constituait le seul luxe évident, et ses pas résonnèrent pesamment sur le parquet. Il ne marqua aucun temps. L'objet de sa vanité vola en éclats contre le mur opposé. Le bruit du verre brisé fut amplifié par la nuit.

C'est pur miracle, s'il ne s'est pas coupé. Arrêté dans sa fureur par l'image incomplète qui soudain lui est renvoyée, il réalisa à l'instant même, de lui, fait un portrait morcelé : fragments de lui. Dans le verre éclaté, fissuré, torturé.

J'imagine (mais au fond je n'en sais rien) qu'il s'est accroupi au-dessus de l'objet autrefois complaisant, redevenu fascinant, et qu'il a oublié là le monde. Mais comment ses doigts auraient-ils pu ne pas glisser sur ces fissures ? Les certitudes du monde se fendillent. Il a bien dû vouloir les parcourir.

L'image est lisse ; elle tombe dans un néant qui l'absorbe et l'aspire. Voilà que son visage est parcouru de lignes nettes qui le raient de la surface de ce monde. Hachures.

Oublia-t-il toute colère ? Je pense seulement qu'il s'apparut un instant tel qu'en lui-même. En équilibre au-dessus de l'abîme. Dévoré par l'obscurité alentour, pourtant son regard droit nous fixe par delà la nuit.