Affiner. Les modes d'être. La façon dont, à notre pas, nous avançons dans le monde. Traces, empreintes. Ce qui, de nous, n'est pas passé. Creux de nous sur le sol
au rythme de nos pas
l'un après l'autre
Et notre tête sur l'oreiller, pleine des images nocturnes de notre liberté, associations pures, passages des possibles purs sous nos paupières closes, arabesques de nos pensées que nous tentons, le jour durant, de rendre rectilignes, qu'au matin nous aurons oubliés, et notre tête dans l'oreiller dessine un creux très arrondi.
Mais ces pierres, aussi tendres soient-elles (je me souviens, au dessus d'une porte de ce visage rongé entièrement, à l'intérieur des lieux pourtant, souffrant de l'érosion et de la corrosion comme si le vent et les embruns, de face, de front, les attaquaient) gardent-elles, de nous, la mémoire ? Quelle forme d'existence aurons-nous quand nous serons redescendus de ce lieu minuscule, circulaire, en aplomb ? Je me souviens de mon ombre minuscule projetée trente mètres plus bas, à côté de celle d'Ulysse, aussi minuscules que nous ayons été ainsi projetés dans l'espace, nous étions très reconnaissables lui et moi, à des détails très précis, dessinés comme dans une eau-forte.
Nos présences glissaient sur la nacre interne de ce monde.
L'eau de l'océan, pleine de sable, imbibait nos pas, sur nous s'étaient accrochés des éclats de sable (nos pas en rendaient compte, au bruit très reconnaissables, de l'eau que nous emportions avec nous et que nous laissions peu à peu, sur chaque dalle de ce sol que nous foulions, nos pas devenus bruyants et glissants me donnaient envie de marcher pieds nus mais ce sol était froid et glissant, et mes pieds nus sur le sol auraient dessiné plus précisément ma présence).
Pourquoi
nos ombres projetées
aussi loin, aussi bas,
exerçaient-elles sur moi, sur lui, une telle attraction
qui aurait pu être une fascination,
dont nous tentions de faire en sorte
qu'elle
limite
la portée que sur nous nous lui accorderions ?
Je ne me confonds pas avec mon ombre. Je ne suis pas encore parmi les ombres. Et Ulysse a entendu les sirènes mais ne les a pas rejointes dans la mort.
samedi 30 avril 2011
vendredi 29 avril 2011
132.4.2
- C'était quoi, ce bruit ?
- Quel bruit ? J'entends rien.
- Chut ! Écoute... Là ! Tu entends ?
- Non ...
- Mais si ! Écoute.
- Attends, oui, oui, j'y suis.
Quelque chose, au loin, cliquetait. Cliquetait dans les escaliers. Descendait. Dégringolait.
- Là ! Tu entends maintenant ?
- Oui, là oui.
- C'est quoi ?
Si les choses commençaient à partir en morceaux, à dégringoler de leur asile dans le vent pour retourner sur le sol de marbre carrelé, alterné, noir blanc, blanc noir, noir blanc, blanc noir, comme la psalmodie par un élève ennuyé des rimes embrassées, je ne donnais pas cher de nous. Mais Ulysse ne semblait pas s'émouvoir. Il cherchait une raison dans le monde à ce tintement régulier.
- Regarde.
- Quoi ?
- Ça vient de tes poches.
- Quoi ?
Je regardais la déchirure qui, en effet, zébrait l'une d'elle, bien que la découverte d'Ulysse m'ait laissée, au départ, très sceptique. Les fils effilochés se séparaient les uns des autres, formaient une frange pitoyable, et trahissaient au moins toute la confiance que j'y avais mise, autrefois, il y a bien longtemps de cela, aux temps anciens. Son contenu métallique et sonore n'avait pas demandé son reste, et s'en était échappé et voilà qu'à présent, sans marquer la moindre hésitation, il continuait sa course dans les escaliers. Me délestant de tout le poids du monde. Me délestant de tout le poids de la matérialité. Qui à présent dégringolait fuyait s'échappait m'échappait.
Aurais-je pu prononcer en mon for intérieur prière plus muette que celle qui peu à peu se disait là, sans que j'y sois pour rien ?
- Quel bruit ? J'entends rien.
- Chut ! Écoute... Là ! Tu entends ?
- Non ...
- Mais si ! Écoute.
- Attends, oui, oui, j'y suis.
Quelque chose, au loin, cliquetait. Cliquetait dans les escaliers. Descendait. Dégringolait.
- Là ! Tu entends maintenant ?
- Oui, là oui.
- C'est quoi ?
Si les choses commençaient à partir en morceaux, à dégringoler de leur asile dans le vent pour retourner sur le sol de marbre carrelé, alterné, noir blanc, blanc noir, noir blanc, blanc noir, comme la psalmodie par un élève ennuyé des rimes embrassées, je ne donnais pas cher de nous. Mais Ulysse ne semblait pas s'émouvoir. Il cherchait une raison dans le monde à ce tintement régulier.
- Regarde.
- Quoi ?
- Ça vient de tes poches.
- Quoi ?
Je regardais la déchirure qui, en effet, zébrait l'une d'elle, bien que la découverte d'Ulysse m'ait laissée, au départ, très sceptique. Les fils effilochés se séparaient les uns des autres, formaient une frange pitoyable, et trahissaient au moins toute la confiance que j'y avais mise, autrefois, il y a bien longtemps de cela, aux temps anciens. Son contenu métallique et sonore n'avait pas demandé son reste, et s'en était échappé et voilà qu'à présent, sans marquer la moindre hésitation, il continuait sa course dans les escaliers. Me délestant de tout le poids du monde. Me délestant de tout le poids de la matérialité. Qui à présent dégringolait fuyait s'échappait m'échappait.
Aurais-je pu prononcer en mon for intérieur prière plus muette que celle qui peu à peu se disait là, sans que j'y sois pour rien ?
132.4.1
Il y a eu un temps, très éphémère, où nous avons joué, et puis, sans que rien ne soit remarquable, est venu un temps où nous avons oublié de le faire. À peu près complètement. Nos mouvements se sont empesés, ralentis, comme si nous étions pris dans un béton très collant qui, peu à peu, prenait. Mais que prend-il ? Il prend, le ciment prend, le béton prend, la colle aussi. Ils prennent. Que nous prennent-ils ? Il doit bien y avoir quelque chose qu'ils nous prennent pour que nous employions ce vocable, sans complément, sans rien, pour que la phrase entre nos lèvres ne puisse pas s'accomplir. Ils prennent donc notre souffle ? C'est donc à couper le souffle.
Pourtant, je ne comprends pas, nous ne construisons que des châteaux de sable, très fragiles et très éphémères, eux aussi, qui nous allaient si bien.
A présent, voilà que les liaisons atomiques se hérissent, immobilisent le présent, percent de toutes leurs forces, et il faudrait penser que nous n'y pouvons rien, que nous nous résignons ? On a toujours tort de se résigner. Voilà que les liaisons atomiques autrefois souples n'ont plus aucune souplesse. Sans doute en est-il ainsi, lentement, des articulations cachées au plus profond du corps, dans le silence de la vie biologique. Autrefois souples, elles ont sans doute insensiblement commencé à perdre leur souplesse. Lentement. Subrepticement. Dans le silence de ce qui s'accomplit. Ça prend. Le monde prend. Nous aussi. La prise est solide. Immobilise.
L'éphémère, pourtant, nous allait si bien.
Les châteaux construits s'effondraient s'écroulaient et à l'époque nous éclations de rire sans même couvrir le bruit des vagues. L'éphémère nous allait bien. Toujours il nous entoure. Je ne comprends pas : il n'y a d'éternel que l'éphémère. Il s'effondrait et nous en riions. Notre seule et unique éternité devrait être la légèreté de l'éphémère et du mouvement, qui dénoue les paradoxes. Lieu naturel de ce que nous sommes, qui s'éloigne dans le passé éternel.
La mer monte et bientôt elle nous entourera.
Pourtant, je ne comprends pas, nous ne construisons que des châteaux de sable, très fragiles et très éphémères, eux aussi, qui nous allaient si bien.
A présent, voilà que les liaisons atomiques se hérissent, immobilisent le présent, percent de toutes leurs forces, et il faudrait penser que nous n'y pouvons rien, que nous nous résignons ? On a toujours tort de se résigner. Voilà que les liaisons atomiques autrefois souples n'ont plus aucune souplesse. Sans doute en est-il ainsi, lentement, des articulations cachées au plus profond du corps, dans le silence de la vie biologique. Autrefois souples, elles ont sans doute insensiblement commencé à perdre leur souplesse. Lentement. Subrepticement. Dans le silence de ce qui s'accomplit. Ça prend. Le monde prend. Nous aussi. La prise est solide. Immobilise.
L'éphémère, pourtant, nous allait si bien.
Les châteaux construits s'effondraient s'écroulaient et à l'époque nous éclations de rire sans même couvrir le bruit des vagues. L'éphémère nous allait bien. Toujours il nous entoure. Je ne comprends pas : il n'y a d'éternel que l'éphémère. Il s'effondrait et nous en riions. Notre seule et unique éternité devrait être la légèreté de l'éphémère et du mouvement, qui dénoue les paradoxes. Lieu naturel de ce que nous sommes, qui s'éloigne dans le passé éternel.
La mer monte et bientôt elle nous entourera.
132.4
Il était donc tout aussi absurde de partir que de rester. Nous en étions arrivés à ce point. Il faut bien prendre la mesure de notre situation. C'est-à-dire qu'il était absurde de rester, nous ne pouvions évidemment pas demeurer là, sans fin, dans ce minuscule espace, circulaire, clos et ouvert tout à la fois, lui-même absurde, et qu'il était absurde de partir, partir pour aller où, pour retourner où, pour fuir où et chercher refuge où ? D'un certain point de vue, la seule chose qui aurait eu du sens aurait pu être l'oubli, dont la grâce, à ce moment précis, ne nous fut pas donnée. Si, ici et maintenant, nous n'avons pas gagné ses rives, alors sans doute, il ne nous serait donné que trop tard, trop loin dans le monde. Il fallait en tirer les conclusions, en essayant autant que faire se peut, dans ce dédale marin, de respecter les liens des propositions entre elles, et abandonner la seule stratégie cohérente pour apprendre à jouer des paradoxes.
Jouer des paradoxes, entendons : les déjouer.
Séparer, distinguer, affiner ne suffiront plus. On peut toujours, n'importe où, tracer une ligne et décider que les choses qui sont placées à sa droite sont telles, et que les choses qui sont placées après elle sont telles. On peut toujours. Et même lui donner du sens. Faire en sorte qu'elle ait du sens. Qu'elle ne soit pas absurde. On peut faire en sorte que ce qui est arbitraire assume une fonction bien pratique en vérité. Mettez-vous là et ne bougez pas. N'avancez pas. Reculez. Encore un peu. Encore. Encore un peu. Voilà c'est bon. Ne bougez plus. Attendez-moi là. Surtout ne bougez plus, hein ? Attendez que je revienne. J'en ai pour un instant. Je vous dirai quand vous pourrez avancer.
Et voilà, ça recommence : vous vous retrouvez collé contre un mur, à ne pas bouger, en attendant que votre tour vienne. Finisse par venir. C'est lent. Mais vous ne bougez pas. Est-ce que ça va finir un jour ? Mais quand même, vous ne bougez pas. C'est ce qu'on vous a appris.
Il vient toujours un moment où ça ne fonctionne plus.
Il vaut mieux dénouer les lignes, dénouer les paradoxes, retrouver la fluence des choses, et celle du langage. Non, ce n'est pas cela. Pas exactement. C'est tout un. Rendre les choses de ce monde fluides en les faisant simplement glisser dans le langage. Il n'est pas nécessaire de faire un éclat ou de se jeter dans le vide. Alors elles deviendront fluides. Le monde n'est pas si hostile, après tout, il est seulement silencieux. Sa temporalité est un peu chaotique, et pas toujours très convaincante. Mais on doit pouvoir arranger cela.
Il suffit d'écouter la cadence. Et la musique se recomposera autour des silences.
Jouer des paradoxes, entendons : les déjouer.
Séparer, distinguer, affiner ne suffiront plus. On peut toujours, n'importe où, tracer une ligne et décider que les choses qui sont placées à sa droite sont telles, et que les choses qui sont placées après elle sont telles. On peut toujours. Et même lui donner du sens. Faire en sorte qu'elle ait du sens. Qu'elle ne soit pas absurde. On peut faire en sorte que ce qui est arbitraire assume une fonction bien pratique en vérité. Mettez-vous là et ne bougez pas. N'avancez pas. Reculez. Encore un peu. Encore. Encore un peu. Voilà c'est bon. Ne bougez plus. Attendez-moi là. Surtout ne bougez plus, hein ? Attendez que je revienne. J'en ai pour un instant. Je vous dirai quand vous pourrez avancer.
Et voilà, ça recommence : vous vous retrouvez collé contre un mur, à ne pas bouger, en attendant que votre tour vienne. Finisse par venir. C'est lent. Mais vous ne bougez pas. Est-ce que ça va finir un jour ? Mais quand même, vous ne bougez pas. C'est ce qu'on vous a appris.
Il vient toujours un moment où ça ne fonctionne plus.
Il vaut mieux dénouer les lignes, dénouer les paradoxes, retrouver la fluence des choses, et celle du langage. Non, ce n'est pas cela. Pas exactement. C'est tout un. Rendre les choses de ce monde fluides en les faisant simplement glisser dans le langage. Il n'est pas nécessaire de faire un éclat ou de se jeter dans le vide. Alors elles deviendront fluides. Le monde n'est pas si hostile, après tout, il est seulement silencieux. Sa temporalité est un peu chaotique, et pas toujours très convaincante. Mais on doit pouvoir arranger cela.
Il suffit d'écouter la cadence. Et la musique se recomposera autour des silences.
mercredi 27 avril 2011
132.3
Souvent j'ai eu peur que les mots n'échouent. Je regardais les vagues se briser, éclater sur les rochers, je sentais le vent passer sur moi, m'englober, ne même pas se scinder autour de moi. Et j'avais peur que les mots n'échouent. On ne peut pas totalement écarter cette hypothèse. On ne peut pas entièrement être sûr. On ne peut rien savoir. Alors, au fond, ce n'était pas tout à fait insensé d'avoir peur que les mots échouent.
Ils auraient pu retomber de cette très haute spirale enroulée sur elle-même sur le vide dans son mouvement propre ils auraient pu tomber, et dans ce cas, le vent les aurait projetés contre la paroi, les aurait heurtés contre les parois, je crois qu'ils seraient devenus aussi tranchants que du verre. On ne peut pas entièrement écarter cette hypothèse mais il était impossible de faire autrement, et il a bien fallu prendre le risque de les lâcher à la verticale de ce que nous étions.
Je me souvenais de ces mots de Shakespeare, la reine à Hamlet, dans la très belle traduction d'Yves Bonnefoy, "comme autant de poignards tes mots entrent dans mes oreilles", entendue un soir d'été, très éloigné d'ici et de maintenant. La souffrance est atroce et aiguë et vive, bien plus vive que bien des vies, je pensais à cela, je ne pouvais pas m'empêcher de la sentir, je pensais bien qu'ici, affûtés par la violence du vent, ils allaient devenir tranchants comme du cristal cassé qu'une fête cérémonieuse et oubliée n'a pas su protéger. Et qu'il n'était pas impossible qu'ils se retournent contre nous, dans un souffle de vent.
Mais il n'y fallait pas penser. Je me tournai seulement vers Ulysse et lui assénai, avec la plus grande tranquilité possible, commme on joue son atout :
- On ne rentre pas. On part.
- On est déjà partis.
- Non mais, cette fois, on ne rentre pas. On part pour de bon.
- Tu pensais que j'allais où ? Que je rentrais ? Que je rentrais où ?
- À Ithaque ! Évidemment ?
- Tu crois cela ? Tu crois toujours cela ? Mon Ithaque s'est perdue ...
- Mais je te suivais !
- Tu avais tort : c'est moi qui te suis.
- Tu me suis ?
- Je te suis et je suis toi. La réciproque est vraie. Ce qui nous retient l'un à l'autre est parfaitement symétrique. Tu vois ?
Ils auraient pu retomber de cette très haute spirale enroulée sur elle-même sur le vide dans son mouvement propre ils auraient pu tomber, et dans ce cas, le vent les aurait projetés contre la paroi, les aurait heurtés contre les parois, je crois qu'ils seraient devenus aussi tranchants que du verre. On ne peut pas entièrement écarter cette hypothèse mais il était impossible de faire autrement, et il a bien fallu prendre le risque de les lâcher à la verticale de ce que nous étions.
Je me souvenais de ces mots de Shakespeare, la reine à Hamlet, dans la très belle traduction d'Yves Bonnefoy, "comme autant de poignards tes mots entrent dans mes oreilles", entendue un soir d'été, très éloigné d'ici et de maintenant. La souffrance est atroce et aiguë et vive, bien plus vive que bien des vies, je pensais à cela, je ne pouvais pas m'empêcher de la sentir, je pensais bien qu'ici, affûtés par la violence du vent, ils allaient devenir tranchants comme du cristal cassé qu'une fête cérémonieuse et oubliée n'a pas su protéger. Et qu'il n'était pas impossible qu'ils se retournent contre nous, dans un souffle de vent.
Mais il n'y fallait pas penser. Je me tournai seulement vers Ulysse et lui assénai, avec la plus grande tranquilité possible, commme on joue son atout :
- On ne rentre pas. On part.
- On est déjà partis.
- Non mais, cette fois, on ne rentre pas. On part pour de bon.
- Tu pensais que j'allais où ? Que je rentrais ? Que je rentrais où ?
- À Ithaque ! Évidemment ?
- Tu crois cela ? Tu crois toujours cela ? Mon Ithaque s'est perdue ...
- Mais je te suivais !
- Tu avais tort : c'est moi qui te suis.
- Tu me suis ?
- Je te suis et je suis toi. La réciproque est vraie. Ce qui nous retient l'un à l'autre est parfaitement symétrique. Tu vois ?
132.2
La coquille très fine, à cet endroit du coquillage renversé, échoué, de sorte que je ne saurais dire s'il s'agit ou non de son sommet, n'a pas résisté à nos regards. Nous pouvions faire le tour aussi rapidement que nous ne le souhaitions, aux risques et périls de notre équilibre, mais, au fond, nous l'avions perdu depuis bien longtemps, notre équilibre, alors cela n'avait pas trop d'importance. Et puis Ulysse avait le pied marin, je ne crois pas que le vent aurait pu le déséquilibrer si facilement que cela.
Alors il fallut bien regarder. En bas. Alentour. Autour de nous. Regarder. Le monde bien au-dessous de nos pieds se déroulait, en bas, tout en bas, comme une carte de GoogleMaps, mais imprécise et brumeuse. Après tout, quand on a besoin de vérifier que quelqu'un, qu'on vient de rencontrer, existe bien, qu'il ne sort pas tout à fait de notre imagination, on le Google-ise, me semble-t-il (bien que je ne sois pas certaine de la forme ni de la conjugaison de ce verbe nouveau) et on cherche dans les repères secrets de son iPhone où on a été ces derniers temps. Je ne sais plus où je suis. Alors je me triangule avec quelques satellites qui croisent au dessus de ma tête et qui m'assurent que je ne suis pas perdue. Et je m'évite la panique lorsque mon gps cesse de me dire que je suis bien ma route, que c'est bien ma route que je suis.
Et tout en bas, le monde se déroulait à plat comme une photographie de Google Maps. Mais il était moins précis. Assurément moins précis. Les contours se perdaient un peu. S'estompaient. Je ne retrouvais pas cette assurance du monde qu'il y a dans les photos parfaites qu'on peut en trouver. Il y avait la brume, la marée qui, montante, allait l'effacer. Il n'y avait, du monde, presque rien, un dédale sinusoïdal entre les rochers rougeoyants et le trait clair souligné de vert de la chaussée d'accès au phare. Et l'océan dont je ne suis sûre qu'il n'échappe pas autant qu'il est possible à ces représentations.
Parce que, de l'océan, il me faut l'odeur et les embruns sinon je n'en ai rien. Les odeurs du monde manque sur les images lisses et photographiques.
Je me demandais ce qu'aurait donné sur Google Maps, la nuée des étoiles de mer en galaxie enroulée, éparpillée. J'en attendais la cartographie avant la nouvelle marée montante avec une impatience que je ne maitrisais pas. Mais Ulysse ici regardait tout autour de lui et non pas à ses pieds, et je décidais, moi aussi, de laisser faire le vent qui, dans mes cheveux, insistait et mélangeait tout. Il n'y avait que cela à faire, plein vent, plein soleil, brûler et oublier, la brûlure et l'oubli, la brûlure de l'oubli, morsure de la mémoire, à choisir je préférerais la légèreté, si elle est encore possible, si, à travers la très fine ouverture de cette coquille claire et pâle au sommet de laquelle Ulysse m'avait emmenée, elle peut redevenir possible.
Il fallait, ici, s'enivrer de vent.
Alors il fallut bien regarder. En bas. Alentour. Autour de nous. Regarder. Le monde bien au-dessous de nos pieds se déroulait, en bas, tout en bas, comme une carte de GoogleMaps, mais imprécise et brumeuse. Après tout, quand on a besoin de vérifier que quelqu'un, qu'on vient de rencontrer, existe bien, qu'il ne sort pas tout à fait de notre imagination, on le Google-ise, me semble-t-il (bien que je ne sois pas certaine de la forme ni de la conjugaison de ce verbe nouveau) et on cherche dans les repères secrets de son iPhone où on a été ces derniers temps. Je ne sais plus où je suis. Alors je me triangule avec quelques satellites qui croisent au dessus de ma tête et qui m'assurent que je ne suis pas perdue. Et je m'évite la panique lorsque mon gps cesse de me dire que je suis bien ma route, que c'est bien ma route que je suis.
Et tout en bas, le monde se déroulait à plat comme une photographie de Google Maps. Mais il était moins précis. Assurément moins précis. Les contours se perdaient un peu. S'estompaient. Je ne retrouvais pas cette assurance du monde qu'il y a dans les photos parfaites qu'on peut en trouver. Il y avait la brume, la marée qui, montante, allait l'effacer. Il n'y avait, du monde, presque rien, un dédale sinusoïdal entre les rochers rougeoyants et le trait clair souligné de vert de la chaussée d'accès au phare. Et l'océan dont je ne suis sûre qu'il n'échappe pas autant qu'il est possible à ces représentations.
Parce que, de l'océan, il me faut l'odeur et les embruns sinon je n'en ai rien. Les odeurs du monde manque sur les images lisses et photographiques.
Je me demandais ce qu'aurait donné sur Google Maps, la nuée des étoiles de mer en galaxie enroulée, éparpillée. J'en attendais la cartographie avant la nouvelle marée montante avec une impatience que je ne maitrisais pas. Mais Ulysse ici regardait tout autour de lui et non pas à ses pieds, et je décidais, moi aussi, de laisser faire le vent qui, dans mes cheveux, insistait et mélangeait tout. Il n'y avait que cela à faire, plein vent, plein soleil, brûler et oublier, la brûlure et l'oubli, la brûlure de l'oubli, morsure de la mémoire, à choisir je préférerais la légèreté, si elle est encore possible, si, à travers la très fine ouverture de cette coquille claire et pâle au sommet de laquelle Ulysse m'avait emmenée, elle peut redevenir possible.
Il fallait, ici, s'enivrer de vent.
132.1.1
Évidemment il y a toujours, parfois, comme un possible, simplement comme une tentation possible la possibilité de l'absurde, à quoi, s'oppose, depuis toujours, du moins depuis aussi longtemps que je m'en souvienne, la possibilité d'Ulysse. Il me faut en dire quelques mots, ici, à ce point du texte, car elle est toujours, parfois, en arborescence hostile au dessus de tous les possibles. Je profite de la disparition ponctuelle d'Ulysse de l'autre côté de cette structure, sans quoi je n'aurais pas osé en dire ne serait-ce que le premier souffle d'une syllabe. Je n'ai pas beaucoup de temps.
Ai-je dit que les possibles ont une structure arborescente ? Je ne m'en souviens pas : le vent emporte tout, même mes souvenirs. Parfois il emporte jusqu'aux silhouettes et aux ombres. Il a fait quelques tentatives sur les personnes mais a, semble-t-il, senti notre désapprobation profonde. Nous avons été quelques uns à lui en faire part. Et depuis lors nous sommes quelques uns à le surveiller.
Je reprends. À partir d'ici, ici et maintenant, n'importe quel ici, n'importe quel maintenant, il est possible que tu ailles en x et il est possible que tu ailles en y (il va de soi que je te souhaite plutôt d'aller en y mais il est possible que tu sois obligée d'aller en x, la structure arborescente des possibles ne permet pas sur eux une emprise plus sûre ni plus ferme). Mais seul l'un de ces possibles se réalisera (de ces possibles, un et un seul se réalisera) : tu iras en x ou tu iras en y. C'est l'un ou l'autre, simplement là, tu hésites entre x et y, disons, tu te demandes si tu peux éviter x, et tu es là, au bord du monde, assis, immobile (combien de temps encore penses-tu pouvoir tenir cette posture ?). En d'autres termes, savoir cette arborescence ne sert à rien.
Et il faut noter par ailleurs que, comme toutes les autres, cette théorie peut être fausse de part et part. Je ne fournis, avec les théories, aucune garantie.
Donc, il est possible, au regard de cette arborescence que je ne sais pas dessiner, mais qui, certainement, présente de profondes analogies avec la structure fine des arbres aux tout premiers jours du printemps, quand ils paraissent encore plus nus parce que les premières feuilles commencent à peine à souligner leur dépouillement, qu'on n'apercevait plus et qui soudain redevient évident, il est toujours possible de mettre un terme à toute arborescence.
Par exemple, ici, de faire le choix du vide vertical qu'on marquera en plongeant droit vers le sol.
Mais Ulysse, revenant déjà, en empêche. Il semblerait que la possibilité d'Ulysse rende impossible de suivre cet embranchement. Je finis par me demander si Ulysse n'ouvre pas la route à des possibles qu'il trace dans le monde exactement comme, sur le sable, il imprime avec force la marque de ses pas.
Il n'est pas impossible que la structure tourbillonnaire de ce récit le perde tout à fait. Je ne fournis, avec les textes, aucune garantie d'aucune sorte.
Ai-je dit que les possibles ont une structure arborescente ? Je ne m'en souviens pas : le vent emporte tout, même mes souvenirs. Parfois il emporte jusqu'aux silhouettes et aux ombres. Il a fait quelques tentatives sur les personnes mais a, semble-t-il, senti notre désapprobation profonde. Nous avons été quelques uns à lui en faire part. Et depuis lors nous sommes quelques uns à le surveiller.
Je reprends. À partir d'ici, ici et maintenant, n'importe quel ici, n'importe quel maintenant, il est possible que tu ailles en x et il est possible que tu ailles en y (il va de soi que je te souhaite plutôt d'aller en y mais il est possible que tu sois obligée d'aller en x, la structure arborescente des possibles ne permet pas sur eux une emprise plus sûre ni plus ferme). Mais seul l'un de ces possibles se réalisera (de ces possibles, un et un seul se réalisera) : tu iras en x ou tu iras en y. C'est l'un ou l'autre, simplement là, tu hésites entre x et y, disons, tu te demandes si tu peux éviter x, et tu es là, au bord du monde, assis, immobile (combien de temps encore penses-tu pouvoir tenir cette posture ?). En d'autres termes, savoir cette arborescence ne sert à rien.
Et il faut noter par ailleurs que, comme toutes les autres, cette théorie peut être fausse de part et part. Je ne fournis, avec les théories, aucune garantie.
Donc, il est possible, au regard de cette arborescence que je ne sais pas dessiner, mais qui, certainement, présente de profondes analogies avec la structure fine des arbres aux tout premiers jours du printemps, quand ils paraissent encore plus nus parce que les premières feuilles commencent à peine à souligner leur dépouillement, qu'on n'apercevait plus et qui soudain redevient évident, il est toujours possible de mettre un terme à toute arborescence.
Par exemple, ici, de faire le choix du vide vertical qu'on marquera en plongeant droit vers le sol.
Mais Ulysse, revenant déjà, en empêche. Il semblerait que la possibilité d'Ulysse rende impossible de suivre cet embranchement. Je finis par me demander si Ulysse n'ouvre pas la route à des possibles qu'il trace dans le monde exactement comme, sur le sable, il imprime avec force la marque de ses pas.
Il n'est pas impossible que la structure tourbillonnaire de ce récit le perde tout à fait. Je ne fournis, avec les textes, aucune garantie d'aucune sorte.
mardi 26 avril 2011
132.1
Toutes les formes possibles de l'échec auraient pu être aussi circulaires et aussi parfaitement closes sur elles-mêmes que le minuscule espace ouvert sur l'∞ auquel nous sommes arrivés alors, au sommet de cet escalier qui, tout en n'en finissant plus, en finissait tout de même, à un moment donné, finit par en finir, à un moment où je ne l'espérais plus, où j'avais fini par n'attendre plus rien, où même, j'avais accepté de ne plus rien en attendre.
La minuscule circonférence d'un cercle, ouverte dans la coquille de cet impérieux coquillage, inutile presque et presque abandonné, était à une hauteur vertigineuse. Nous y eûmes accès par une ouverture qui laissait à peine passer les épaules d'Ulysse (les miennes s'y effacèrent sans difficulté aucune, comme si je n'avais pas existé, c'est du moins l'impression que j'eus à voir l'angle singulier que dût accepter de prendre Ulysse et la simplicité de mon passage et je ne pus m'empêcher d'entendre sonner cette phrase dans mon esprit :
- Comme si je n'existais pas.).
Ulysse disparut sur ma gauche, presque immédiatement, et remonta cet espace dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, et sans que je sus pourquoi, le sens inverse des aiguilles d'une montre paraissait le seul qui convint ici, qu'il adopta sans aucue hésitation tant il savait, dans toutes les situations du monde, trouver le passage qui convenait. Le sens du temps et de son passage, à cet endroit-là du monde, aurait paru absurde. Je disparus à sa suite et la porte derrière moi claqua sous la violence du vent.
Il paraissait tout aussi absurde de partir que de rester.
Faire le tour de cet espace ne devait pas prendre plus d'une ou deux minutes. Une, sans doute. Bien que je choisisse cette approximation sans aucune certitude, tant, à cet instant, le temps avait fini de se dissoudre dans l'air marin. Mais il fallait se retenir d'accepter sans réserve cette corrosion, quelle que soit la force de la tentation qu'elle était capable d'exercer, et qu'elle ne se privait pas d'exercer. Car le temps devait bien continuer d'exister, et sans doute d'attaquer nos existences, mais il était difficile de le mesurer à une aune qui ne fût pas celle de l'océan tout entier et du déferlement des vagues. De sorte qu'il devenait difficile de lui accorder la moindre attention.
La minuscule circonférence d'un cercle, ouverte dans la coquille de cet impérieux coquillage, inutile presque et presque abandonné, était à une hauteur vertigineuse. Nous y eûmes accès par une ouverture qui laissait à peine passer les épaules d'Ulysse (les miennes s'y effacèrent sans difficulté aucune, comme si je n'avais pas existé, c'est du moins l'impression que j'eus à voir l'angle singulier que dût accepter de prendre Ulysse et la simplicité de mon passage et je ne pus m'empêcher d'entendre sonner cette phrase dans mon esprit :
- Comme si je n'existais pas.).
Ulysse disparut sur ma gauche, presque immédiatement, et remonta cet espace dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, et sans que je sus pourquoi, le sens inverse des aiguilles d'une montre paraissait le seul qui convint ici, qu'il adopta sans aucue hésitation tant il savait, dans toutes les situations du monde, trouver le passage qui convenait. Le sens du temps et de son passage, à cet endroit-là du monde, aurait paru absurde. Je disparus à sa suite et la porte derrière moi claqua sous la violence du vent.
Il paraissait tout aussi absurde de partir que de rester.
Faire le tour de cet espace ne devait pas prendre plus d'une ou deux minutes. Une, sans doute. Bien que je choisisse cette approximation sans aucune certitude, tant, à cet instant, le temps avait fini de se dissoudre dans l'air marin. Mais il fallait se retenir d'accepter sans réserve cette corrosion, quelle que soit la force de la tentation qu'elle était capable d'exercer, et qu'elle ne se privait pas d'exercer. Car le temps devait bien continuer d'exister, et sans doute d'attaquer nos existences, mais il était difficile de le mesurer à une aune qui ne fût pas celle de l'océan tout entier et du déferlement des vagues. De sorte qu'il devenait difficile de lui accorder la moindre attention.
lundi 25 avril 2011
L'∞, 132
- Au point où nous en sommes, tu ne peux plus reculer.
- Toi non plus.
- Non.
- Alors on est pareils, toi et moi.
Les mots me brûlaient les lèvres presque autant que le sel. Au point où j'en suis, je ne peux plus reculer. Et lui non plus. Le sel brûle mes lèvres presque autant que les mots qui s'en échappent. Les mordre jusqu'au sang cette fois ne suffira pas, même si cela pourrait encore une fois paraître une échappatoire tentante. Alors il faut bien parler. Il faut bien que les mots sortent. Les uns après les autres. Presque tous en même temps.
Crever la surface fine et lisse de silence, celle qui nous enserre.
Une autre. Il y a plusieurs silences, plusieurs qualités différentes du silence. Il ne se suspend pas de la même manière entre les êtres. Ni dans les phrases. Il y a plusieurs silences. Ce silence sidéral autour duquel toutes nos phrases s'agrègent comme des galaxies. Autour duquel elles s'enroulent comme les queues des galaxies. Et puis il y a, ailleurs, autrement, ce silence froid et lisse qui peu à peu nous immobilise. Un autre. Un silence autre. Froid. Pesant. Qui arrête les mots sur nos lèvres et les laisse là, et nous laisse seuls, tout à notre brulure dévorante.
Alors, quand bien même on pourrait en craindre toutes les formes possibles de l'échec, toutes les métamorphoses risibles de nos impossibilités, et les entorses, et les pas mal assurés, et les anamorphoses grotesques, il faut tenter de le percer de le transpercer de passer outre. Passer outre lui. Extravagance. Transgression. Extravagance transgressive. Tout à la fois et rien de tout cela ne suffira. Ne saura suffire.
-Alors voilà, je termine.
- Vas-y.
- Oui, j'y vais, un instant.
Quand nous avons percé la très fine coquille au sommet de laquelle nous étions parvenus, et que le vent et le soleil et le bruit des vagues tout ensemble se sont mêlés et m'ont heurtée de plein front, j'ai eu peur de vaciller de retomber en arrière, dans ce silence immobile, et que le langage contre lui ne suffise plus. Alors j'ai compris qu'il fallait tenter une polyphonie. Mêler ma voix à autre qu'elle. Ce serait la seule façon de commencer à parler de nouveau.
- Toi non plus.
- Non.
- Alors on est pareils, toi et moi.
Les mots me brûlaient les lèvres presque autant que le sel. Au point où j'en suis, je ne peux plus reculer. Et lui non plus. Le sel brûle mes lèvres presque autant que les mots qui s'en échappent. Les mordre jusqu'au sang cette fois ne suffira pas, même si cela pourrait encore une fois paraître une échappatoire tentante. Alors il faut bien parler. Il faut bien que les mots sortent. Les uns après les autres. Presque tous en même temps.
Crever la surface fine et lisse de silence, celle qui nous enserre.
Une autre. Il y a plusieurs silences, plusieurs qualités différentes du silence. Il ne se suspend pas de la même manière entre les êtres. Ni dans les phrases. Il y a plusieurs silences. Ce silence sidéral autour duquel toutes nos phrases s'agrègent comme des galaxies. Autour duquel elles s'enroulent comme les queues des galaxies. Et puis il y a, ailleurs, autrement, ce silence froid et lisse qui peu à peu nous immobilise. Un autre. Un silence autre. Froid. Pesant. Qui arrête les mots sur nos lèvres et les laisse là, et nous laisse seuls, tout à notre brulure dévorante.
Alors, quand bien même on pourrait en craindre toutes les formes possibles de l'échec, toutes les métamorphoses risibles de nos impossibilités, et les entorses, et les pas mal assurés, et les anamorphoses grotesques, il faut tenter de le percer de le transpercer de passer outre. Passer outre lui. Extravagance. Transgression. Extravagance transgressive. Tout à la fois et rien de tout cela ne suffira. Ne saura suffire.
-Alors voilà, je termine.
- Vas-y.
- Oui, j'y vais, un instant.
Quand nous avons percé la très fine coquille au sommet de laquelle nous étions parvenus, et que le vent et le soleil et le bruit des vagues tout ensemble se sont mêlés et m'ont heurtée de plein front, j'ai eu peur de vaciller de retomber en arrière, dans ce silence immobile, et que le langage contre lui ne suffise plus. Alors j'ai compris qu'il fallait tenter une polyphonie. Mêler ma voix à autre qu'elle. Ce serait la seule façon de commencer à parler de nouveau.
dimanche 24 avril 2011
L'∞, 131
C'est la même chose, alors, qu'en regardant la mer. Je veux dire : le déroulé de la mer. On pourrait rester là, assis, des heures, durant, à regarder le déroulé de la mer. Et si on reste des heures durant à regarder le déroulé de la mer, on peut même faire cesser en soi le déroulement des phrases. On peut imaginer l'arrêter, on peut imaginer parvenir à cette langue de silence, telle une langue de sable au creux de la conscience, celle sur laquelle les vagues effacent toute trace, toute chose, celle sur laquelle les vagues effacent toute trace de toute chose. On peut donc accéder à la plage de silence qui émerge dans le langage, et qui est précisément, exactement, ce que nos phrases tentent de dire, à quoi elles se heurtent, sur quoi elles viennent se briser.
Silence, au centre de nous-même, autour de quoi toutes nos phrases ne cessent pas un instant de s'enrouler.
J'ai fini, dans la spirale double et hypnotique de cet escalier, doublement hypnotique (on la croit ouverte et ciselée dans la pierre et elle ne saurait être plus trompeusement retorse), j'ai fini, en suivant Ulysse pas à pas, un pas et puis un autre, un pas, encore un autre, et ainsi de suite, sans plus penser à rien, j'ai fini, aussi improbable que cela puisse paraitre, aussi invraisemblable que cela soit, vraiment, ne pas être crue m'est indifférent, je n'y prendrai pas garde, je ne m'en soucie pas, j'ai fini, personne ne pourra l'entendre, par atteindre cette minuscule plage de silence, découverte à marée basse.
Vagues et creux, la conscience s'est découverte à elle-même. Pieds nus sur le sable, elle s'est découverte. Elle est apparue peu à peu, exactement selon le mouvement par lequel la mer, à marée descendante, peu à peu, et en revenant, peu à peu, non sans hésiter, regretter, revenir sur ses propres traces, effacer, reprendre, repentir, retentissant, la mer à marée descendante, selon le mouvement très général que soudain elle marquera brusquement, de quelques vagues décisives, en effet, descend et découvre la plage immense.
Vagues. Décisives. La décision du vague. Décision décisive, la dérive radicale et obstinée. Décision incisive. Instance du désir dans le monde. Je désire aller là. Je ne sais pas où. Mais c'est là que je veux aller. Là où mon ombre sur le sol ∞ment pourra s'allonger, au crépuscule, sans que je sente, en moi, le froid remonter vers mon cœur.
- Où est Ithaque ?
- Je n'en sais rien.
- Je te suis.
- Tu as tort, tout autant que tu as raison.
- Je te suis.
Silence, au centre de nous-même, autour de quoi toutes nos phrases ne cessent pas un instant de s'enrouler.
J'ai fini, dans la spirale double et hypnotique de cet escalier, doublement hypnotique (on la croit ouverte et ciselée dans la pierre et elle ne saurait être plus trompeusement retorse), j'ai fini, en suivant Ulysse pas à pas, un pas et puis un autre, un pas, encore un autre, et ainsi de suite, sans plus penser à rien, j'ai fini, aussi improbable que cela puisse paraitre, aussi invraisemblable que cela soit, vraiment, ne pas être crue m'est indifférent, je n'y prendrai pas garde, je ne m'en soucie pas, j'ai fini, personne ne pourra l'entendre, par atteindre cette minuscule plage de silence, découverte à marée basse.
Vagues et creux, la conscience s'est découverte à elle-même. Pieds nus sur le sable, elle s'est découverte. Elle est apparue peu à peu, exactement selon le mouvement par lequel la mer, à marée descendante, peu à peu, et en revenant, peu à peu, non sans hésiter, regretter, revenir sur ses propres traces, effacer, reprendre, repentir, retentissant, la mer à marée descendante, selon le mouvement très général que soudain elle marquera brusquement, de quelques vagues décisives, en effet, descend et découvre la plage immense.
Vagues. Décisives. La décision du vague. Décision décisive, la dérive radicale et obstinée. Décision incisive. Instance du désir dans le monde. Je désire aller là. Je ne sais pas où. Mais c'est là que je veux aller. Là où mon ombre sur le sol ∞ment pourra s'allonger, au crépuscule, sans que je sente, en moi, le froid remonter vers mon cœur.
- Où est Ithaque ?
- Je n'en sais rien.
- Je te suis.
- Tu as tort, tout autant que tu as raison.
- Je te suis.
samedi 23 avril 2011
L'∞, 130
Qu'y faire ? Vient un moment où on est si éloigné de soi qu'il n'y a plus qu'un seul possible, qui rouvre tous les autres, comme une ombelle énigmatique et translucide dans l'air immobile du soir : aller de l'avant. Ne plus revenir. Ne plus regarder
par dessus son épaule. Au point où on en est ... rien d'autre ne pourrait avoir de sens, au regard de ce vide dans lequel nous avançons, que de tout confier au langage, de suivre les méandres et les déambulations des phrases, qui seules traceront quelque cheminement jouable, plonger ses mouvements en elles, comme dans un courant invisible et initial, et ne respirer qu'en fonction de leur ponctuation. Fidèlement. Au regard de leurs articulations, de leur rythme, de leurs plongées, de leurs apnées.
Parfois la violence des rythmes hâche le souffle et presque, le couperait, hachure les élans, les lance, puis tout aussitôt les arrête, au point que, étrangement, il n'y a pourtant que là que l'air ne soit plus étouffant alors.
Je m'aperçus alors que dans ce vide pâle, l'air lacéré sans répit des incisions féroces du vent, cependant même qu'il soufflait, restait tiède et presque écœurant par endroit. Le froid glacé de mes vêtements trempés d'écume et d'embruns ne suffisait pas à me le cacher plus longtemps. Quelque chose comme une vie ∞e et tiède se tenait encore ici, immobile. Je n'aurais su dire d'où venait cette impression qui fit que, un peu plus encore, je me rattachais à l'ombre d'Ulysse, à sa forme de plus en plus sombre et silencieuse, au fur et à mesure que tournaient les heures autour de la spirale envoûtante et blême de l'escalier. Car, il faut bien l'admettre, la première impression en fut presque nauséabonde.
Entre deux mondes, je me rendis soudain compte du profond dégoût que m'inspirait cette tiédeur.
Qu'y faire ... Évidemment marcher, suivre Ulysse, je te suis parce que je suis toi, et je suis capable de ruses, aussi dures que les tiennes, et si je n'en suis pas capable, je les apprendrai, très exactement. Je suis capable de la même cruauté qu'Ulysse riant de la souffrance qu'il infligea à Polyphème. Je peux tout autant que lui apprendre à en rire. Tout cela m'est bien égal et toutes choses étant égales, il faut passer.
par dessus son épaule. Au point où on en est ... rien d'autre ne pourrait avoir de sens, au regard de ce vide dans lequel nous avançons, que de tout confier au langage, de suivre les méandres et les déambulations des phrases, qui seules traceront quelque cheminement jouable, plonger ses mouvements en elles, comme dans un courant invisible et initial, et ne respirer qu'en fonction de leur ponctuation. Fidèlement. Au regard de leurs articulations, de leur rythme, de leurs plongées, de leurs apnées.
Parfois la violence des rythmes hâche le souffle et presque, le couperait, hachure les élans, les lance, puis tout aussitôt les arrête, au point que, étrangement, il n'y a pourtant que là que l'air ne soit plus étouffant alors.
Je m'aperçus alors que dans ce vide pâle, l'air lacéré sans répit des incisions féroces du vent, cependant même qu'il soufflait, restait tiède et presque écœurant par endroit. Le froid glacé de mes vêtements trempés d'écume et d'embruns ne suffisait pas à me le cacher plus longtemps. Quelque chose comme une vie ∞e et tiède se tenait encore ici, immobile. Je n'aurais su dire d'où venait cette impression qui fit que, un peu plus encore, je me rattachais à l'ombre d'Ulysse, à sa forme de plus en plus sombre et silencieuse, au fur et à mesure que tournaient les heures autour de la spirale envoûtante et blême de l'escalier. Car, il faut bien l'admettre, la première impression en fut presque nauséabonde.
Entre deux mondes, je me rendis soudain compte du profond dégoût que m'inspirait cette tiédeur.
Qu'y faire ... Évidemment marcher, suivre Ulysse, je te suis parce que je suis toi, et je suis capable de ruses, aussi dures que les tiennes, et si je n'en suis pas capable, je les apprendrai, très exactement. Je suis capable de la même cruauté qu'Ulysse riant de la souffrance qu'il infligea à Polyphème. Je peux tout autant que lui apprendre à en rire. Tout cela m'est bien égal et toutes choses étant égales, il faut passer.
L'∞, 129
Alors est venu un moment où j'ai cessé de lutter. J'ai pressé le pas, je me suis rapprochée de la possibilité d'Ulysse, je me suis effacée dans la possibilité et j'ai aboli toutes les questions. Il ne restait plus, dans le rythme du jour, que nos pas, nos seuls pas, en spirale ∞e et ataraxique au point d'en pouvoir sembler absurde.
Absurde, ce lieu l'était, assurément, recélant en son sein les initiales obsolètes devenues insignifiantes de ce roi défunt que le monde avait oublié, sauf sur un guide touristique traduit en Américain. Les initiales de ce roi silencieux et de la reine qu'il n'aima pas s'entrecroisaient pour une éternité à échelle raisonnable, sur les parois de la chambre du couple royal, une étiquette rongée d'humidité me l'indiqua, qu'il n'occupa évidemment jamais, chambre vide, dont la seule éternité fut d'être inutilement vaine.
Abandon de soi. Qui commence par la négative. Abandon du soi coquille vide qui ne me protège plus. Je la laisse là. Elle tombe, minuscule, de ma main et j'entends en échos ∞s, sa chute qui, sur les marches, ne cessera plus jamais de rebondir. La coquille est fragile, fragilisée de son usure déjà bien commencée et dès lors ne cessera plus un instant de s'émietter de se briser de se fragmenter dans la chute. Moi inutile. Qui se brise.
Ulysse m'en a indiqué la possibilité. Je ne lutte plus et m'estime satisfaite, dans la pénombre de sa possibilité, de suivre la spirale de nos pensées enroulées, déroulées avant qu'elles ne se brisent comme des vagues lointaines. Encore. Un pas et puis un autre. Une marche et puis une autre. Ascension régulière, indifférente à tout autre chose qu'elle-même. Recommencer continuellement l'ascension, cette marche est la première de l'oubli de moi que je mènerai à son terme dans la possibilité nouvelle et ulysséenne, que moi seule je connais.
Abandon des rites et des rythmes. Reste l'indifférence devant ces initiales inutiles et entremêlées qui n'épuisent pas l'alphabet. Ne se saisissent de rien. S'oublient sans s'effacer. Je tracerai autre chose sur le monde, me loverai dans un possible unique et tonitruant.
Ce mouvement-là appelle sa propre suite. Comme un aimant.
Absurde, ce lieu l'était, assurément, recélant en son sein les initiales obsolètes devenues insignifiantes de ce roi défunt que le monde avait oublié, sauf sur un guide touristique traduit en Américain. Les initiales de ce roi silencieux et de la reine qu'il n'aima pas s'entrecroisaient pour une éternité à échelle raisonnable, sur les parois de la chambre du couple royal, une étiquette rongée d'humidité me l'indiqua, qu'il n'occupa évidemment jamais, chambre vide, dont la seule éternité fut d'être inutilement vaine.
Abandon de soi. Qui commence par la négative. Abandon du soi coquille vide qui ne me protège plus. Je la laisse là. Elle tombe, minuscule, de ma main et j'entends en échos ∞s, sa chute qui, sur les marches, ne cessera plus jamais de rebondir. La coquille est fragile, fragilisée de son usure déjà bien commencée et dès lors ne cessera plus un instant de s'émietter de se briser de se fragmenter dans la chute. Moi inutile. Qui se brise.
Ulysse m'en a indiqué la possibilité. Je ne lutte plus et m'estime satisfaite, dans la pénombre de sa possibilité, de suivre la spirale de nos pensées enroulées, déroulées avant qu'elles ne se brisent comme des vagues lointaines. Encore. Un pas et puis un autre. Une marche et puis une autre. Ascension régulière, indifférente à tout autre chose qu'elle-même. Recommencer continuellement l'ascension, cette marche est la première de l'oubli de moi que je mènerai à son terme dans la possibilité nouvelle et ulysséenne, que moi seule je connais.
Abandon des rites et des rythmes. Reste l'indifférence devant ces initiales inutiles et entremêlées qui n'épuisent pas l'alphabet. Ne se saisissent de rien. S'oublient sans s'effacer. Je tracerai autre chose sur le monde, me loverai dans un possible unique et tonitruant.
Ce mouvement-là appelle sa propre suite. Comme un aimant.
vendredi 22 avril 2011
L'∞, 128
Je n'avais aucune certitude que, de là, dans cette vire ∞e, enroulée sur elle-même, les mots ne retomberaient pas dans le silence de l'oubli. Il n'était pas possible d'en avoir la moindre certitude tiède au creux de nos consciences. Il était tout à fait possible que, durant cet enroulement lent autour du vide, nous laissions tomber quelque mot, quelque parole, et qu'elle ne trouve pas d'autre cheminement possible dans le lieu que la chute, verticale et indifférente. Parfaitement verticale. Parfaitement indifférente. Chute. Les mots, à travers l'espace, se révèlent incapables de trouver la consicence, d'accéder à elle. De la traverser d'échos intermittents. Alors, dans le vide d interstitiel qui transperce notre monde de part en part, ils s'abiment. Infailliblement.
J'imagine que si, de la semelle d'Ulysse, un caillou minuscule aux bords irréguliers s'était soudain détaché, selon le mouvement inverse par lequel il s'était incrusté, il aurait pu rouler ∞ment dans cet escalier, marche après marche rebondissant, enroulant rêveusement sa chute, dans un étrange ralenti, autour de la vis sans fin dont nous entreprenions, Ulysse et moi, de trouver le sommet. Je l'aurais vu alors rebondir dans l'espace, sans d'ailleurs que je cherche à l'arrêter, je l'aurais vu passer à ma hauteur, et rebondir encore, sans fin, sans espoir que sa chute un moment trouve un terme.
Je suis bien obligée de penser que nous ne redescendrons pas ainsi, que nous ne redescendrons pas indifféremment cet escalier en colimaçon, et qu'il nous faudra nous jeter dans le vide, sans autre issue que ce même vide que nous remontons patiemment, jusqu'à l'épuisement de notre souffle, et de nos rêves, et de notre mémoire. Nous remontons le cours de nous-même et de notre conscience, jusqu'à l'épuisement de tout ce que nous avons été dans un autrefois aboli.
Mon unique espoir, pour dire le vrai, est d'y trouver cette zone de silence qui se dépose au creux des phrases, comme un haut-fond affleurant à peine, que seule indique l'écume effervescente et aérienne des vagues lorsque soudain, sur elles-mêmes, elles se retournent et retombent, avant de reprendre leur course vers le rivage étal. Au creux du monde, parfois, on accède tout à fait par hasard à cette zone de silence où toutes nos phrases vont puiser leur vérité, en écho à ce manque nous portons tous au creux de nous-mêmes, et que nous laissons résonner, plus ou moins vastement, dans le secret de nos consciences. C'est cela seul que j'écoute, dans toute phrase, comme un coquillage vide que la mer un instant a rejeté sur le sable habitué aux tempêtes.
Mon attente repose là, unique et incertaine. Me reposer dans un lieu devenu silencieux tant les échos y pourraient être puissants et ravageurs.
J'imagine que si, de la semelle d'Ulysse, un caillou minuscule aux bords irréguliers s'était soudain détaché, selon le mouvement inverse par lequel il s'était incrusté, il aurait pu rouler ∞ment dans cet escalier, marche après marche rebondissant, enroulant rêveusement sa chute, dans un étrange ralenti, autour de la vis sans fin dont nous entreprenions, Ulysse et moi, de trouver le sommet. Je l'aurais vu alors rebondir dans l'espace, sans d'ailleurs que je cherche à l'arrêter, je l'aurais vu passer à ma hauteur, et rebondir encore, sans fin, sans espoir que sa chute un moment trouve un terme.
Je suis bien obligée de penser que nous ne redescendrons pas ainsi, que nous ne redescendrons pas indifféremment cet escalier en colimaçon, et qu'il nous faudra nous jeter dans le vide, sans autre issue que ce même vide que nous remontons patiemment, jusqu'à l'épuisement de notre souffle, et de nos rêves, et de notre mémoire. Nous remontons le cours de nous-même et de notre conscience, jusqu'à l'épuisement de tout ce que nous avons été dans un autrefois aboli.
Mon unique espoir, pour dire le vrai, est d'y trouver cette zone de silence qui se dépose au creux des phrases, comme un haut-fond affleurant à peine, que seule indique l'écume effervescente et aérienne des vagues lorsque soudain, sur elles-mêmes, elles se retournent et retombent, avant de reprendre leur course vers le rivage étal. Au creux du monde, parfois, on accède tout à fait par hasard à cette zone de silence où toutes nos phrases vont puiser leur vérité, en écho à ce manque nous portons tous au creux de nous-mêmes, et que nous laissons résonner, plus ou moins vastement, dans le secret de nos consciences. C'est cela seul que j'écoute, dans toute phrase, comme un coquillage vide que la mer un instant a rejeté sur le sable habitué aux tempêtes.
Mon attente repose là, unique et incertaine. Me reposer dans un lieu devenu silencieux tant les échos y pourraient être puissants et ravageurs.
L'∞, 127
Il faut imaginer une ascension à l'intérieur lisse et vide d'un très ancien coquillage, posé au milieu d'une langue de sable incertaine et provisoire, parfois disparaissant, parfois réapparaissant, sans que je sois en mesure de prévoir ses mouvements, non plus que ceux des eaux qui l'entourent. Instance du provisoire. Ce lieu est capable de se noyer dans ma mémoire et de m'entraîner à sa suite.
Anamnèse.
Ulysse remonte le temps et la coquille vide de ma mémoire, tout ensemble, et qui sait ce que nous retrouverons lorsque cet entrelac de nous et du vide, du vide et de nous, sera entièrement tressé ? Pour le moment, qui dure infiniment, il suffit de suivre la spirale de l'escalier, un pas après un autre. Anamnèse. Si Ithaque est dans le passé, alors il a peut-être quelque chose à espérer de nouveau (je préfère ne pas y penser). Si Ithaque est, comme je le suppose, dans le passé, que faudra-t-il accepter lorsque nous aurons entièrement enroulé cette spirale indifférente ? Je préfère ne pas y penser.
La cordelette de chanvre ponctue nos pas. Ulysse indique de son ombre opaque chacune des ouvertures dans la paroi, fente prudente sur l'univers, par lesquelles on peut seulement voir le vide grandir, s'agrandir constamment, s'élargir, et le vent s'infiltre jusque là, jusque dans mes os. Aucun vêtement de laine n'y suffit. Le vent comme un scalpel pose son métal froid sur la peau qui semble sans défense alors. Aussi nue que sont les âmes quand elles retournent sur leurs pas et revisitent le passé ithaquien.
Ponctuation : la cordelette de chanvre que ma main ne lâche pas. Anamnèse. Le souffle commence à manquer. Alors nous montons en silence. Sur nos pas, des hypothèses différentes pèsent. Mais je remarque que plus nous avançons, plus silencieux ils se font, eux aussi. Il faut dire que cette coquille immense et vide amplifie tous les bruits à l'infini et oblige, ainsi, à la plus grande concentration.
Je suppose qu'il faudra nous jeter violemment du sommet de ce vide, dès que nous l'aurons atteint, je n'y pense pas, mais tout, dans ce lieu vide et calme, le laisse supposer, pendant que toujours en silence nous nous enroulons l'un et l'autre dans la spirale indifférente de cette coquille pâle.
Anamnèse.
Ulysse remonte le temps et la coquille vide de ma mémoire, tout ensemble, et qui sait ce que nous retrouverons lorsque cet entrelac de nous et du vide, du vide et de nous, sera entièrement tressé ? Pour le moment, qui dure infiniment, il suffit de suivre la spirale de l'escalier, un pas après un autre. Anamnèse. Si Ithaque est dans le passé, alors il a peut-être quelque chose à espérer de nouveau (je préfère ne pas y penser). Si Ithaque est, comme je le suppose, dans le passé, que faudra-t-il accepter lorsque nous aurons entièrement enroulé cette spirale indifférente ? Je préfère ne pas y penser.
La cordelette de chanvre ponctue nos pas. Ulysse indique de son ombre opaque chacune des ouvertures dans la paroi, fente prudente sur l'univers, par lesquelles on peut seulement voir le vide grandir, s'agrandir constamment, s'élargir, et le vent s'infiltre jusque là, jusque dans mes os. Aucun vêtement de laine n'y suffit. Le vent comme un scalpel pose son métal froid sur la peau qui semble sans défense alors. Aussi nue que sont les âmes quand elles retournent sur leurs pas et revisitent le passé ithaquien.
Ponctuation : la cordelette de chanvre que ma main ne lâche pas. Anamnèse. Le souffle commence à manquer. Alors nous montons en silence. Sur nos pas, des hypothèses différentes pèsent. Mais je remarque que plus nous avançons, plus silencieux ils se font, eux aussi. Il faut dire que cette coquille immense et vide amplifie tous les bruits à l'infini et oblige, ainsi, à la plus grande concentration.
Je suppose qu'il faudra nous jeter violemment du sommet de ce vide, dès que nous l'aurons atteint, je n'y pense pas, mais tout, dans ce lieu vide et calme, le laisse supposer, pendant que toujours en silence nous nous enroulons l'un et l'autre dans la spirale indifférente de cette coquille pâle.
jeudi 21 avril 2011
L'∞, 126
Je me rappelle (de mon enfance) certains éclairs de conscience comme s'ils étaient d'hier. Je me souviens d'eux mieux que d'aujourd'hui même. Mais la vision de ce grand coquillage posé à même le sol et disparaissant dans le ciel ne pourra s'effacer devant aucune autre.
Plus nous approchions, plus la chaussée bruissait et se froissait de nos pas. Il faut croire qu'Ulysse connaissait le lieu car il frappa et un homme s'effaça devant lui. Pour lui ouvrir la coquille vide et claire. Devions-nous nous enrouler nous aussi autour du vide en spirale qui le constituait en son centre ? Il s'enroulait en effet, assurément il s'enroulait sur une spirale évidée en son centre, j'ignorais que cela fut possible, autour d'une colonne vide, qui allait, je suppose, de l'Enfer jusqu'au Ciel, peut-être au-delà, une spirale autour du vide, soulignée simplement d'un escalier régulier et lent, et pour que nous puissions poursuivre notre ascension autant qu'il le faudrait, une simple cordelette de chanvre ponctuait son enroulement de clous brillants de laiton, autant qu'il en fallait pour soutenir la main, aussi longtemps que cette ascension serait hésitante et légère, imprécise et interrogative, le long de cette colonne de vide pointée vers le ciel.
J'eus à peine le temps de remarquer cela que, derrière moi, une vague énorme referma avec fracas les lourds battants de la porte et des clous de cuivre, agencés en un savant mécanisme, la scellèrent derrière nous sans appel.
Alors nous commençâmes l'ascension patiente, et tout ce que je vis, je ne le vis qu'autour d'une colonne de vide, sans jamais arrêter de marcher, un pas puis l'autre, sans marquer une seule pause le temps infini que dura cette ascension, dans l'ombre intermittente d'Ulysse, qui, selon l'angle qui nous séparait, m'apparaissait ou disparaissait. Mon regard glissait la plupart du temps sur les parois lisses et non pas crayeuses, je les aurais dites nacrées. Il ne me semble pas me tromper. Je vis,au-dessus d'une encoche dans la paroi, mais tout cela demeura très fugace, un visage sculpté aussi rongé par le temps et les éléments que s'il avait été exposé aux déchaînements de la tempête. Et je ne saurais dire si les déchaînements de la houle entraient aussi dans ce vide et, parfois, le remplissaient. L'hypothèse paraissait hasardeuse, autant que notre présence ici.
La corde de chanvre ponctuait toujours, d'un clou de laiton impassible à l'autre, notre ascension silencieuse. Et parfois, une fente minuscule par laquelle passait la lumière du jour me donnait à voir le vide, extérieur aussi bien qu'intérieur.
Plus nous approchions, plus la chaussée bruissait et se froissait de nos pas. Il faut croire qu'Ulysse connaissait le lieu car il frappa et un homme s'effaça devant lui. Pour lui ouvrir la coquille vide et claire. Devions-nous nous enrouler nous aussi autour du vide en spirale qui le constituait en son centre ? Il s'enroulait en effet, assurément il s'enroulait sur une spirale évidée en son centre, j'ignorais que cela fut possible, autour d'une colonne vide, qui allait, je suppose, de l'Enfer jusqu'au Ciel, peut-être au-delà, une spirale autour du vide, soulignée simplement d'un escalier régulier et lent, et pour que nous puissions poursuivre notre ascension autant qu'il le faudrait, une simple cordelette de chanvre ponctuait son enroulement de clous brillants de laiton, autant qu'il en fallait pour soutenir la main, aussi longtemps que cette ascension serait hésitante et légère, imprécise et interrogative, le long de cette colonne de vide pointée vers le ciel.
J'eus à peine le temps de remarquer cela que, derrière moi, une vague énorme referma avec fracas les lourds battants de la porte et des clous de cuivre, agencés en un savant mécanisme, la scellèrent derrière nous sans appel.
Alors nous commençâmes l'ascension patiente, et tout ce que je vis, je ne le vis qu'autour d'une colonne de vide, sans jamais arrêter de marcher, un pas puis l'autre, sans marquer une seule pause le temps infini que dura cette ascension, dans l'ombre intermittente d'Ulysse, qui, selon l'angle qui nous séparait, m'apparaissait ou disparaissait. Mon regard glissait la plupart du temps sur les parois lisses et non pas crayeuses, je les aurais dites nacrées. Il ne me semble pas me tromper. Je vis,au-dessus d'une encoche dans la paroi, mais tout cela demeura très fugace, un visage sculpté aussi rongé par le temps et les éléments que s'il avait été exposé aux déchaînements de la tempête. Et je ne saurais dire si les déchaînements de la houle entraient aussi dans ce vide et, parfois, le remplissaient. L'hypothèse paraissait hasardeuse, autant que notre présence ici.
La corde de chanvre ponctuait toujours, d'un clou de laiton impassible à l'autre, notre ascension silencieuse. Et parfois, une fente minuscule par laquelle passait la lumière du jour me donnait à voir le vide, extérieur aussi bien qu'intérieur.
L'∞, 125
J'avais mal vu. Je n'y peux rien. Marchant dans les pas d'Ulysse, je vois avant toute chose, dans le rapport au réel, entre le lieu et moi, sa silhouette haute et décidée. La chaussée rectiligne entre les deux mondes n'allait, pas, comme d'abord je l'ai cru, de nulle part à ailleurs (fuir x étant ma préoccupation constante dans ce monde instable où je ne fais rien d'autre que fuir mon Ithaque inversée et contradictoire qui ne cesse de se rappeler à moi et dont, même ici, le numéro est encore susceptible de s'afficher, entre nulle part et ailleurs, sur l'écran de mon iPhone, cette hypothèse me convenait parfaitement et me semblait une description très satisfaisante de ce lieu).
Il était surprenant, certes, j'en conviens, qu'une telle chaussée magnifique et parfaite eût été dans un autrefois magnifique, tracée d'un seul trait rectiligne sur le sol bosselé et instable. Je ne peux pas dire que, lors de cette avancée incertaine, je ne me suis pas posé la question. J'ai même dû la poser à Ulysse, mais il était de dos, un peu trop loin de moi, et le vent, sans doute, a emporté mes paroles. Où vont les paroles que le vent emporte ? Où vont-elles, sur la mer infinie, se perdre ?
Les pierres ne cédaient pas aux tentatives des mousses, nulle part elles ne cédaient aux efforts conjugués des coquillages en nuées, elles restaient parfaitement immobiles et supportaient les hésitations ondulées des anémones de mer dans les risées minuscules que le vent ne cessait de jouer dans les flaques d'eau salée. Elles étaient, semblait-il, tout aussi ignorantes des marées et des tempêtes qui, je le sentais de toutes parts, ne pouvaient pas manquer de traverser ce monde. Partout il en portait la trace. Sauf sur ce trait rectiligne et parfaitement ajusté.
Je ne parvenais pas à comprendre comment, dans ces sables (ils auraient dû être mouvants, plusieurs fois lorsque je trébuchais, je pensais que ce sol ne me porterait pas très loin et qu'il allait se révéler mouvant et traître), une telle certitude rectiligne s'était imposée. Les pierres de taille, qu'on devinait blanches et lisses par endroit, refusaient obstinément au temps de se disjoindre. Et par endroit les pas étaient presque assurés. C'est en levant la tête, il fallait pour cela faire effort contre le soleil, et les yeux devenaient alors une fente très fine, semblables aux yeux des félins, que je vis le lieu du monde où Ulysse m'emmenait, et que toutes choses se remirent en leur place.
Nous avancions vers un coquillage élancé et pâle, qui pointait à la verticale vers le ciel, et dont je ne voyais pas l'extrémité dans la brume de mer.
Il était surprenant, certes, j'en conviens, qu'une telle chaussée magnifique et parfaite eût été dans un autrefois magnifique, tracée d'un seul trait rectiligne sur le sol bosselé et instable. Je ne peux pas dire que, lors de cette avancée incertaine, je ne me suis pas posé la question. J'ai même dû la poser à Ulysse, mais il était de dos, un peu trop loin de moi, et le vent, sans doute, a emporté mes paroles. Où vont les paroles que le vent emporte ? Où vont-elles, sur la mer infinie, se perdre ?
Les pierres ne cédaient pas aux tentatives des mousses, nulle part elles ne cédaient aux efforts conjugués des coquillages en nuées, elles restaient parfaitement immobiles et supportaient les hésitations ondulées des anémones de mer dans les risées minuscules que le vent ne cessait de jouer dans les flaques d'eau salée. Elles étaient, semblait-il, tout aussi ignorantes des marées et des tempêtes qui, je le sentais de toutes parts, ne pouvaient pas manquer de traverser ce monde. Partout il en portait la trace. Sauf sur ce trait rectiligne et parfaitement ajusté.
Je ne parvenais pas à comprendre comment, dans ces sables (ils auraient dû être mouvants, plusieurs fois lorsque je trébuchais, je pensais que ce sol ne me porterait pas très loin et qu'il allait se révéler mouvant et traître), une telle certitude rectiligne s'était imposée. Les pierres de taille, qu'on devinait blanches et lisses par endroit, refusaient obstinément au temps de se disjoindre. Et par endroit les pas étaient presque assurés. C'est en levant la tête, il fallait pour cela faire effort contre le soleil, et les yeux devenaient alors une fente très fine, semblables aux yeux des félins, que je vis le lieu du monde où Ulysse m'emmenait, et que toutes choses se remirent en leur place.
Nous avancions vers un coquillage élancé et pâle, qui pointait à la verticale vers le ciel, et dont je ne voyais pas l'extrémité dans la brume de mer.
mercredi 20 avril 2011
L'∞, 124
Sidération. Les étoiles répandues à même le sol dessinent en attendant les vagues de curieuses galaxies, enroulées, déroulées, amas de galaxies éclatantes et perturbées, qui forment un univers en expansion que la marée montante emportera. Je crois que des gamins bruyants et rieurs les ont rassemblées puis répandues sur le sable, vidant leur seau métallique de leurs découvertes amassées tout le long de ce matin infini. Sidération. Elles constellent le sol et Ulysse, sans plus marquer de temps, les dépasse, mais moi, j'y serais restée des heures durant, à cartographier leurs nébuleuses, à scander leurs mouvements relatifs, s'il ne m'avait remise sur le chemin.
Ce pays de l'entre-deux-mondes détourne décidément les pas de leur course réglée.
Il faut en déjouer les pièges insignes, et cela seul Ulysse en a le savoir immédiat, pour accéder de nulle part à une immense et majestueuse chaussée d'accès. À quoi ? À quel lieu ? Il semblerait qu'ici les routes puissent ne mener nulle part, seulement un peu plus loin dans la solitude face à soi seul, face à soi même. Une chaussée d'accès en pierres de taille parfaitement ajustées surgit du sol de sable et d'eau et trace un trait parfaitement droit. Les dalles s'ajustent depuis des siècles, et je le sais simplement parce qu'elles disparaissent presque entièrement, tout en restant parfaitement ajustées les unes aux autres, sans que le moindre interstice ne vienne jouer.
Chaussée bruissante, de l'eau qui se retire, des coquillages qui crissent sous les pas d'Ulysse et sous les miens, crissante et par endroits silencieuse, glissante parfois des algues vertes et légères qui s'y développent et rendent les pas aléatoires et perdus. Leurs chevelures fines s'étalent, s'étoilent, et les pas sur elles sont moins assurés. Il faut imaginer cet entre-deux-mondes instable parmi toutes les choses instables de tous les mondes possibles et même impossibles, et sur cette surface improbable, sur laquelle nous nous déplaçons, ce trait rectiligne et séculaire que nous remontons en silence n'hésite pas un instant. Je me sais minuscule. Un point, rien que cela, rien de plus qu'un point qui remonte une ligne droite, à distance, toujours la même, d'Ulysse, autre point minuscule dans ce lieu de l'entre-deux-mondes. Le silence entre nous s'est instauré depuis que nous sommes sur ce trait hiératique.
Nous avons traversé une galaxie flamboyante, et voilà que nous remontons une ligne immobile.
Ce pays de l'entre-deux-mondes détourne décidément les pas de leur course réglée.
Il faut en déjouer les pièges insignes, et cela seul Ulysse en a le savoir immédiat, pour accéder de nulle part à une immense et majestueuse chaussée d'accès. À quoi ? À quel lieu ? Il semblerait qu'ici les routes puissent ne mener nulle part, seulement un peu plus loin dans la solitude face à soi seul, face à soi même. Une chaussée d'accès en pierres de taille parfaitement ajustées surgit du sol de sable et d'eau et trace un trait parfaitement droit. Les dalles s'ajustent depuis des siècles, et je le sais simplement parce qu'elles disparaissent presque entièrement, tout en restant parfaitement ajustées les unes aux autres, sans que le moindre interstice ne vienne jouer.
Chaussée bruissante, de l'eau qui se retire, des coquillages qui crissent sous les pas d'Ulysse et sous les miens, crissante et par endroits silencieuse, glissante parfois des algues vertes et légères qui s'y développent et rendent les pas aléatoires et perdus. Leurs chevelures fines s'étalent, s'étoilent, et les pas sur elles sont moins assurés. Il faut imaginer cet entre-deux-mondes instable parmi toutes les choses instables de tous les mondes possibles et même impossibles, et sur cette surface improbable, sur laquelle nous nous déplaçons, ce trait rectiligne et séculaire que nous remontons en silence n'hésite pas un instant. Je me sais minuscule. Un point, rien que cela, rien de plus qu'un point qui remonte une ligne droite, à distance, toujours la même, d'Ulysse, autre point minuscule dans ce lieu de l'entre-deux-mondes. Le silence entre nous s'est instauré depuis que nous sommes sur ce trait hiératique.
Nous avons traversé une galaxie flamboyante, et voilà que nous remontons une ligne immobile.
L'∞, 123
- Vraiment je ne sais pas pourquoi je te suis.
- C'est toi qui as demandé à venir là ! Je t'avais prévenue.
- Je sais.
- Tu regrettes ?
- Non ! Non. Avance. Je te suis.
Je te suis parce que je suis toi. Le détour que tu fais pour rejoindre Ithaque, le long détour que les dieux dans leur colère t'imposent, il faut avouer que tu as tout fait pour les provoquer, tu ne peux pas dire le contraire, est le long détour que je fais pour rejoindre ma propre existence. Je n'en suis pas encore à m'enquérir d'Ithaque, quel que soit son nom, où qu'elle soit, quel que soit le lieu de mon lieu naturel, je n'en suis pas là, tout simplement le long détour que tu fais est celui-là même que je dois accomplir, alors je te suis, dans ce paysage lunaire, parce que je suis toi, Ulysse.
Tout de même, cet endroit est lunaire. Ce sol est bosselé dont les creux remplis d'eau arrêtent la marche. Je ne cesse de trébucher et de glisser dans l'eau glacée. Les flaques peu à peu se vident, et se vidant, se soulignent elles-mêmes de traits parallèles les uns aux autres, qui indiquent au fur et à mesure les stagnations de l'eau. Il parait clair que, quand le sol se sera vidé entièrement de son eau, il se remplira entièrement de nouveau, et ainsi de suite, infiniment, de sorte que mes pas s'effaceront et qu'il ne restera ici rien de moi que je connaisse déjà.
Il faut croire qu'ici les règles du jeu sont différentes. Il faut croire que tu les réinventes.
- C'est la lune, ici !
- Tu ne crois pas si bien dire ...
Cela devient sidéral. Sur le sable grège et humide, que le mouvement de l'eau a marqué de son passage, marée montante puis descendante séparées l'une de l'autre par une insensible immobilité, sont étalées des myriades d'étoiles flamboyantes. Rougeoyantes. Elles sont là, à même le sol, et ouvrent une palette de couleurs qui va du rose au pourpre, à l'orange, au violine, en passant par le rouge le plus sanglant. Myriades. Théories. Elles sont là à même le sol. J'ai failli marcher sur l'une d'elles, qui les précédait quelque peu. Violette et sombre. Et seule. Dont j'aurais dû comprendre qu'elle était le signe annonciateur de cette pluie stellaire et immobile.
- Je te suis.
- Tu es moi.
- C'est toi qui as demandé à venir là ! Je t'avais prévenue.
- Je sais.
- Tu regrettes ?
- Non ! Non. Avance. Je te suis.
Je te suis parce que je suis toi. Le détour que tu fais pour rejoindre Ithaque, le long détour que les dieux dans leur colère t'imposent, il faut avouer que tu as tout fait pour les provoquer, tu ne peux pas dire le contraire, est le long détour que je fais pour rejoindre ma propre existence. Je n'en suis pas encore à m'enquérir d'Ithaque, quel que soit son nom, où qu'elle soit, quel que soit le lieu de mon lieu naturel, je n'en suis pas là, tout simplement le long détour que tu fais est celui-là même que je dois accomplir, alors je te suis, dans ce paysage lunaire, parce que je suis toi, Ulysse.
Tout de même, cet endroit est lunaire. Ce sol est bosselé dont les creux remplis d'eau arrêtent la marche. Je ne cesse de trébucher et de glisser dans l'eau glacée. Les flaques peu à peu se vident, et se vidant, se soulignent elles-mêmes de traits parallèles les uns aux autres, qui indiquent au fur et à mesure les stagnations de l'eau. Il parait clair que, quand le sol se sera vidé entièrement de son eau, il se remplira entièrement de nouveau, et ainsi de suite, infiniment, de sorte que mes pas s'effaceront et qu'il ne restera ici rien de moi que je connaisse déjà.
Il faut croire qu'ici les règles du jeu sont différentes. Il faut croire que tu les réinventes.
- C'est la lune, ici !
- Tu ne crois pas si bien dire ...
Cela devient sidéral. Sur le sable grège et humide, que le mouvement de l'eau a marqué de son passage, marée montante puis descendante séparées l'une de l'autre par une insensible immobilité, sont étalées des myriades d'étoiles flamboyantes. Rougeoyantes. Elles sont là, à même le sol, et ouvrent une palette de couleurs qui va du rose au pourpre, à l'orange, au violine, en passant par le rouge le plus sanglant. Myriades. Théories. Elles sont là à même le sol. J'ai failli marcher sur l'une d'elles, qui les précédait quelque peu. Violette et sombre. Et seule. Dont j'aurais dû comprendre qu'elle était le signe annonciateur de cette pluie stellaire et immobile.
- Je te suis.
- Tu es moi.
mardi 19 avril 2011
L'∞, 122
Je me fie à lui. Il connaît le pays, c'est évident. Il suffit de suivre ses pas pour s'en convainre. Il n'y a qu'à suivre ses pas. Il le parcourt en toute certitude, c'est évident, il n'hésite nulle part, sur aucun monticule, on dirait qu'il connait toutes les stries, toutes les concrétions, de ce lieu, voilà une heure que nous marchons et pas une fois il n'a marqué la moindre hésitation, pas une seule fois. Alors même que tous les repères sont mouvants comme du sable et que rien ne demeure, jamais, on dirait que ce pays est celui d'Héraclite, et la mer, chaque fois qu'elle y passe, emporte tout, ce pays est celui d'Héraclite, il a forgé ses rêves et ses angoisses, et nous y sommes, dans le pays toujours fluctuant, et personne ne sait comment en ressortir, car nul jamais n'en est revenu.
Rien dans ce monde n'est constant que son inconstance.
J'ai beau aimer cette phrase, elle est la clef de notre angoisse. Il n'y a rien dans ce monde qui soit constant que son inonstance. Rien n'est constant que son inconstance. Je le suis et pendant que je tente de mettre mes pas dans les siens, le vent de ce monde les efface, elles s'estompent, je ne vois que cela, les traces d'Ulysse sur le monde s'estompant, traces sur le monde s'estompant, Ulysse s'efface, s'effaçant, sur la surface du monde qu'il parcourt, qu'il traverse, je tente de le suivre, mais Ulysse s'éloignant s'estompe, dans la lumière aveuglante. Je fais ce que je peux pour le suivre, mais Ulysse s'éloigne et s'estompe. Toute présence se finit en une absence éclatante. Toute présence aussi éclatante soit-elle se résorbe en une absence déchirante. Ulysse s'éloigne, je ne le retiens pas. Il est inutile de tenter quoi que ce soit, la seule constance est celle de l'inconstance.
Le vent, pour moi, est trop violent. Je ne lui résiste plus.
Si Ulysse ne m'avait pas retenue, je crois que je me serais écrasée contre le mur couvert de mousses, de coquilles, de coquillages, recouvert, entièrement, entièrement recouvert de mousses, de coquilles, vides ou pleines, je n'en sais rien, mais le sol était si glissant, couvert d'algues et de mousses, que mon visage allait s'écraser contre le mur, couvert entièrement jusqu'à hauteur d'hommes de coquilles, et de mousses et de coquillages, et de formes de vie indécises, imprécises, entre deux mondes, aériennes et aquatiques, végétales et animales, tout à la fois l'un et l'autre sans être évidemment ni l'un ni l'autre. Si Ulysse ne m'avait pas retenue, ma main n'y aurait pas suffi.
Je ne sais toujours pas comment il traverse ce monde, entre deux, sa silhouette se dessine avec une telle précision, je comprends seulement qu'il me faut très exactement reproduire son avancée, et ne pas douter, un instant, de la constance de ses ruses.
Rien dans ce monde n'est constant que son inconstance.
J'ai beau aimer cette phrase, elle est la clef de notre angoisse. Il n'y a rien dans ce monde qui soit constant que son inonstance. Rien n'est constant que son inconstance. Je le suis et pendant que je tente de mettre mes pas dans les siens, le vent de ce monde les efface, elles s'estompent, je ne vois que cela, les traces d'Ulysse sur le monde s'estompant, traces sur le monde s'estompant, Ulysse s'efface, s'effaçant, sur la surface du monde qu'il parcourt, qu'il traverse, je tente de le suivre, mais Ulysse s'éloignant s'estompe, dans la lumière aveuglante. Je fais ce que je peux pour le suivre, mais Ulysse s'éloigne et s'estompe. Toute présence se finit en une absence éclatante. Toute présence aussi éclatante soit-elle se résorbe en une absence déchirante. Ulysse s'éloigne, je ne le retiens pas. Il est inutile de tenter quoi que ce soit, la seule constance est celle de l'inconstance.
Le vent, pour moi, est trop violent. Je ne lui résiste plus.
Si Ulysse ne m'avait pas retenue, je crois que je me serais écrasée contre le mur couvert de mousses, de coquilles, de coquillages, recouvert, entièrement, entièrement recouvert de mousses, de coquilles, vides ou pleines, je n'en sais rien, mais le sol était si glissant, couvert d'algues et de mousses, que mon visage allait s'écraser contre le mur, couvert entièrement jusqu'à hauteur d'hommes de coquilles, et de mousses et de coquillages, et de formes de vie indécises, imprécises, entre deux mondes, aériennes et aquatiques, végétales et animales, tout à la fois l'un et l'autre sans être évidemment ni l'un ni l'autre. Si Ulysse ne m'avait pas retenue, ma main n'y aurait pas suffi.
Je ne sais toujours pas comment il traverse ce monde, entre deux, sa silhouette se dessine avec une telle précision, je comprends seulement qu'il me faut très exactement reproduire son avancée, et ne pas douter, un instant, de la constance de ses ruses.
L'∞, 121
Entre deux mondes, ici et là, là et ailleurs. Ailleurs, surtout. Ailleurs qu'ici, autre part, encore plus loin. J'ai tellement insisté que, le lendemain, nous y sommes retournés. N'importe où. Encore plus loin, dans quelque région du pays de l'entre-deux, nous nous sommes avancés dans l'ailleurs du pays de l'entre-deux-mondes, enfin bref, je ne sais plus, je serais bien incapable de le retrouver, d'y revenir seule, vraiment, j'en serais incapable, mais tellement loin de tout qu'il a commencé par refuser quand je lui ai demandé, et puis il a accepté, sans que je sache pourquoi, sans que je connaisse la raison qui l'a fait changer d'avis, je crois d'ailleurs qu'il se garde bien de me la dire, qu'il pense que, si imprudemment, incidemment il me la disait, alors je ne cesserais plus de m'en servir, et que j'irai ainsi où je voudrai, alors il refuse obstinément de me dire pour quelle raison irrationnelle il a changé d'avis, et m'emmène à sa suite, dans ses pas dans cette région très reculée de l'entre-deux-mondes.
Si seulement je pouvais dire qu'il a changé son esprit. He changed his mind mais les mots me le refusent, et quand ainsi je les assemble ils se désassemblent, je ne les tiens pas, ils ne restent pas ainsi ensemble, ainsi assemblés mais se décomposent, la phrase ainsi est instable et se désagrège sous mes pas.
D'ailleurs, j'ai failli tomber. Mes pas pour aborder sur le banc de sable furent hésitants et instables, le sol meuble et mouvant portait mal les traces, assurément il les refusait, se refusait à elles, si Ulysse n'avait tenu ma main elles se seraient bel et bien, corps et âme, perdues dans des flaques d'eau instables, remplies par la marée, par elle vidées, alternativement l'un et l'autre, l'un n'allant pas sans l'autre, tout se mêlait alchimiquement, l'autre n'allant pas sans l'un, le sol se dérobait lentement et sourdement, sous mes pieds nus, au point qu'il me fallut bien admettre que les éléments mêlés les uns aux autres, à l'exception du feu, formaient un monde aquatique, aérien, sablonneux instable et perfide qui rendait difficile de cartographier entièrement l'entre-deux-mondes. Je dus l'admettre et bien qu'il ne répondît rien, Ulysse semblait content de cet aveu fait aux rives extrêmes du réel.
Nous avancions en silence entre les flaques d'eau salée. Parfois l'eau montait presque jusqu'à la taille, il fallait d'une empreinte légère, presque insensible (je ne peux pas penser qu'Hermès y était étranger) trouver des cheminements en relief, et ne pas s'arrêter, ne jamais s'arrêter d'avancer sous peine que le poids du corps ne l'enfonçât dans le sable, à la verticale de son point d'impact, et qu'ainsi sa perte fût assurée, dans des sables par lui seul devenus mouvants, par sa seule imprudence et par son insistance, là où il aurait fallu passer silencieusement.
Hermès assurément nous protégeait, et faisait nos traces insensibles.
Si seulement je pouvais dire qu'il a changé son esprit. He changed his mind mais les mots me le refusent, et quand ainsi je les assemble ils se désassemblent, je ne les tiens pas, ils ne restent pas ainsi ensemble, ainsi assemblés mais se décomposent, la phrase ainsi est instable et se désagrège sous mes pas.
D'ailleurs, j'ai failli tomber. Mes pas pour aborder sur le banc de sable furent hésitants et instables, le sol meuble et mouvant portait mal les traces, assurément il les refusait, se refusait à elles, si Ulysse n'avait tenu ma main elles se seraient bel et bien, corps et âme, perdues dans des flaques d'eau instables, remplies par la marée, par elle vidées, alternativement l'un et l'autre, l'un n'allant pas sans l'autre, tout se mêlait alchimiquement, l'autre n'allant pas sans l'un, le sol se dérobait lentement et sourdement, sous mes pieds nus, au point qu'il me fallut bien admettre que les éléments mêlés les uns aux autres, à l'exception du feu, formaient un monde aquatique, aérien, sablonneux instable et perfide qui rendait difficile de cartographier entièrement l'entre-deux-mondes. Je dus l'admettre et bien qu'il ne répondît rien, Ulysse semblait content de cet aveu fait aux rives extrêmes du réel.
Nous avancions en silence entre les flaques d'eau salée. Parfois l'eau montait presque jusqu'à la taille, il fallait d'une empreinte légère, presque insensible (je ne peux pas penser qu'Hermès y était étranger) trouver des cheminements en relief, et ne pas s'arrêter, ne jamais s'arrêter d'avancer sous peine que le poids du corps ne l'enfonçât dans le sable, à la verticale de son point d'impact, et qu'ainsi sa perte fût assurée, dans des sables par lui seul devenus mouvants, par sa seule imprudence et par son insistance, là où il aurait fallu passer silencieusement.
Hermès assurément nous protégeait, et faisait nos traces insensibles.
lundi 18 avril 2011
L'∞, 120
Je ne bouge pas. La marée monte, je sais, et bientôt pourra être immense, je sais. Mais je ne bouge pas. Après toutes ces traversées, toutes ces correspondances, tous ces aller-retour aussi désespérés dans un sens que dans l'autre, aussi désespérants dans un sens que dans l'autre, je suis enfin parvenue, là, dans ce lieu géographique qui n'est indiqué sur nulle acte, dont les coordonnées,imprécises et fluctuantes, varient à chaque vague nouvelle qui vient se briser sur le rivage. Je ne bouge pas, de ce lieu indécis dans le pays de l'entre-deux-mondes. Un tremblement, un déchirement de l'espace, m'y voilà, pour aussi peu de temps qu'il est possible de le croire, alors, en attendant la fin, je ne bouge pas.
L'eau monte. Transparente et mousseuse. Froide encore des tempêtes de l'hiver passé. Je ne bouge pas. Une vague et puis une autre, parfois elles arrivent coup sur coup, sans que l'équilibre du corps ait le temps de complètement se refaire, l'ombre portée sur le sable lisse, je la vois, vacille, cherche un appui sur le monde, surface instable et changeante du monde recouvert d'eau, mousseuse et transparente, une vague et puis une autre, entourent les genoux, les cuisses et presque destabilisent, mais je ne bouge pas, l'eau monte, je ne bouge pas. Presque pas. Je préférerais tomber dans l'eau plutôt que de partir de là.
Ulysse appelle. Sa voix immense porte contre le vent. Évidemment me parvient. Mais je ne bouge pas. Il dit de revenir du pays de l'entre-deux-mondes, que je ne le sais pas, mais que la traversée est dangereuse, sa voix me parvient contre le vent lui-même qui souffle de la mer, on les dirait en lutte l'un contre l'autre, sa voix me parvient contre la marée montante, en dépit du basculement et du déroulement des vagues, je l'entends, il dit de revenir, l'eau monte, Ulysse appelle, une vague et puis une autre, le sol est lisse et mousseux, une vague et puis une autre, tout en haut de mes jambes, Ulysse, les vagues, le vent, le crépitement de l'écume à mes chevilles, je ne vois plus rien que le déroulement des vagues qui viennent s'enrouler autour de mes jambes
Surtout je ne me retourne pas, je ne regarde pas la frontière terrestre de ce pays éphémère et mouvant de l'entre-deux-mondes, je me concentre exclusivement sur sa dissolution et sa perte dans une frontière liquide, bordée seulement d'écume, bordée d'écume pure, mousseuse et argentique, je me concentre sur l'écume mouvante, aquatique et aérienne, à la frontière de deux éléments, une vague et puis une autre, écume, le sol est lisse et mousseux, tout à la fois l'un et l'autre, même si ce n'est pas possible.
Une vague et puis une autre. La mer monte. Je ne bouge pas. Ulysse appelle. J'entends et je n'entends pas. Ma fascination me porte aux seules vagues. La mer monte. Écume. Une vague et puis une autre. Toujours plus hautes autour de moi. J'attends de passer sous l'eau, de glisser sous elle et de regarder le ciel bleu à travers l'écume transparente et mousseuse, j'attends cela qui est proche, presque possible, renversement de perspetives, et l'écume mousseuse tout au dessus de moi, cela, qui serait advenu si Ulysse, d'une main ferme, ne m'avait saisie par
le bras et ramenée sur le sable sec.
L'eau monte. Transparente et mousseuse. Froide encore des tempêtes de l'hiver passé. Je ne bouge pas. Une vague et puis une autre, parfois elles arrivent coup sur coup, sans que l'équilibre du corps ait le temps de complètement se refaire, l'ombre portée sur le sable lisse, je la vois, vacille, cherche un appui sur le monde, surface instable et changeante du monde recouvert d'eau, mousseuse et transparente, une vague et puis une autre, entourent les genoux, les cuisses et presque destabilisent, mais je ne bouge pas, l'eau monte, je ne bouge pas. Presque pas. Je préférerais tomber dans l'eau plutôt que de partir de là.
Ulysse appelle. Sa voix immense porte contre le vent. Évidemment me parvient. Mais je ne bouge pas. Il dit de revenir du pays de l'entre-deux-mondes, que je ne le sais pas, mais que la traversée est dangereuse, sa voix me parvient contre le vent lui-même qui souffle de la mer, on les dirait en lutte l'un contre l'autre, sa voix me parvient contre la marée montante, en dépit du basculement et du déroulement des vagues, je l'entends, il dit de revenir, l'eau monte, Ulysse appelle, une vague et puis une autre, le sol est lisse et mousseux, une vague et puis une autre, tout en haut de mes jambes, Ulysse, les vagues, le vent, le crépitement de l'écume à mes chevilles, je ne vois plus rien que le déroulement des vagues qui viennent s'enrouler autour de mes jambes
Surtout je ne me retourne pas, je ne regarde pas la frontière terrestre de ce pays éphémère et mouvant de l'entre-deux-mondes, je me concentre exclusivement sur sa dissolution et sa perte dans une frontière liquide, bordée seulement d'écume, bordée d'écume pure, mousseuse et argentique, je me concentre sur l'écume mouvante, aquatique et aérienne, à la frontière de deux éléments, une vague et puis une autre, écume, le sol est lisse et mousseux, tout à la fois l'un et l'autre, même si ce n'est pas possible.
Une vague et puis une autre. La mer monte. Je ne bouge pas. Ulysse appelle. J'entends et je n'entends pas. Ma fascination me porte aux seules vagues. La mer monte. Écume. Une vague et puis une autre. Toujours plus hautes autour de moi. J'attends de passer sous l'eau, de glisser sous elle et de regarder le ciel bleu à travers l'écume transparente et mousseuse, j'attends cela qui est proche, presque possible, renversement de perspetives, et l'écume mousseuse tout au dessus de moi, cela, qui serait advenu si Ulysse, d'une main ferme, ne m'avait saisie par
le bras et ramenée sur le sable sec.
L'∞, 119
Entre deux mondes, et le courant est violent.
Il semblerait qu'il exige impérieusement qu'on choisisse de porter ses pas, ou dans un monde, ou dans l'autre, qu'on penche, ou pour l'un ou pour l'autre, mais qu'on ne demeure pas ainsi, nulle part, entre les possibles marins et les possibles terrestres, indécis et fasciné. Indécis et fasciné entre deux mondes, où alternativement se suivent et se succèdent marée montante et marée descendante, aux accentuations fortes, aux courants transparents, les mouvements immenses de la mer. Je me suis échouée là, entre ces deux mondes, au moment où l'une se terminait, où l'autre commençait, mais cela aurait pu être l'inverse, je ne sais pas ce qui en aurait été changé si l'inverse s'était produit, si j'avais été là, entre deux mondes, au creux d'un autre mouvement des eaux.
Entre deux mondes, le sol est lissé du passage des vagues, qui avancent et repartent, au point que l'écume s'étale à l'infini, voile blanc qui recouvre les pas de son effervescence. Monde des contraires compossibles presque dans le même temps, de leur affirmation et de leur négation.
Les méduses mortes, transparentes, translucides, aux filaments flottants et souples, échouent là comme des rêveries oubliées, redevenues silencieuses sous l'effet épuisant de l'oubli, échouent telles des mots dont on ne se sert plus, dont on a oublié l'usage, pour confier nos tristesses à qui ne nous écoute plus, semblables en tous points à cela, ou encore à des incertitudes abandonnées qui un temps nous avaient inquiétés, au creux de nos nuits sans sommeil, redevenues indifférentes, et que l'indifférence dont nous les entourons emporte à la dérive. Elles se laissent déposer là, indifférentes à elles-mêmes, idéal ataraxique et flottant du sage stoïcien, sur cette langue de sable qui, bientôt, disparaitra de sous mes pas, il faudrait qu'ils me portent ailleurs, au loin, dans un monde ou dans l'autre, cette position entre deux mondes est instable et provisoire autant qu'il est possible, autant qu'il se peut, demeurer plus longtemps à la frontière de possibles opposés ne pourra pas se faire, une proposition et sa converse, dont l'une seulement sera affirmée par les lèvres rouge sang, tandis que l'autre s'en ira flotter très loin de toute conscience, au creux de l'oubli et du silence.
Une masse déformée, semblant un cadavre de chien, détourne mes regards. Ne pas s'arrêter.
Je me concentre absolument sur l'infime, coquilles, brisures, striures, le sable portant provisoirement sur lui la trace des vagues, lignes de crête de leur avancée, interminables, l'effervescence surprenante de l'eau qui traverse le sol et le pique de toutes parts de galeries minuscules et verticales, suppose-t-on, éclats de verre émoussé par les vagues, et leur roulement infini, des algues déchiquetées en fin lacis végétal et foncé sur le sol doré, je me concentre sur l'infime qui est tout cet entre-deux-mondes provisoire. L'oubli est impérieux autant que les vagues.
Il semblerait qu'il exige impérieusement qu'on choisisse de porter ses pas, ou dans un monde, ou dans l'autre, qu'on penche, ou pour l'un ou pour l'autre, mais qu'on ne demeure pas ainsi, nulle part, entre les possibles marins et les possibles terrestres, indécis et fasciné. Indécis et fasciné entre deux mondes, où alternativement se suivent et se succèdent marée montante et marée descendante, aux accentuations fortes, aux courants transparents, les mouvements immenses de la mer. Je me suis échouée là, entre ces deux mondes, au moment où l'une se terminait, où l'autre commençait, mais cela aurait pu être l'inverse, je ne sais pas ce qui en aurait été changé si l'inverse s'était produit, si j'avais été là, entre deux mondes, au creux d'un autre mouvement des eaux.
Entre deux mondes, le sol est lissé du passage des vagues, qui avancent et repartent, au point que l'écume s'étale à l'infini, voile blanc qui recouvre les pas de son effervescence. Monde des contraires compossibles presque dans le même temps, de leur affirmation et de leur négation.
Les méduses mortes, transparentes, translucides, aux filaments flottants et souples, échouent là comme des rêveries oubliées, redevenues silencieuses sous l'effet épuisant de l'oubli, échouent telles des mots dont on ne se sert plus, dont on a oublié l'usage, pour confier nos tristesses à qui ne nous écoute plus, semblables en tous points à cela, ou encore à des incertitudes abandonnées qui un temps nous avaient inquiétés, au creux de nos nuits sans sommeil, redevenues indifférentes, et que l'indifférence dont nous les entourons emporte à la dérive. Elles se laissent déposer là, indifférentes à elles-mêmes, idéal ataraxique et flottant du sage stoïcien, sur cette langue de sable qui, bientôt, disparaitra de sous mes pas, il faudrait qu'ils me portent ailleurs, au loin, dans un monde ou dans l'autre, cette position entre deux mondes est instable et provisoire autant qu'il est possible, autant qu'il se peut, demeurer plus longtemps à la frontière de possibles opposés ne pourra pas se faire, une proposition et sa converse, dont l'une seulement sera affirmée par les lèvres rouge sang, tandis que l'autre s'en ira flotter très loin de toute conscience, au creux de l'oubli et du silence.
Une masse déformée, semblant un cadavre de chien, détourne mes regards. Ne pas s'arrêter.
Je me concentre absolument sur l'infime, coquilles, brisures, striures, le sable portant provisoirement sur lui la trace des vagues, lignes de crête de leur avancée, interminables, l'effervescence surprenante de l'eau qui traverse le sol et le pique de toutes parts de galeries minuscules et verticales, suppose-t-on, éclats de verre émoussé par les vagues, et leur roulement infini, des algues déchiquetées en fin lacis végétal et foncé sur le sol doré, je me concentre sur l'infime qui est tout cet entre-deux-mondes provisoire. L'oubli est impérieux autant que les vagues.
dimanche 17 avril 2011
L'∞,118
Stances de tes protestations. Je ne perçois plus vraiment ni Ulysse, ni Ithaque, mais après tout, Ithaque est en perdition et le désordre aussi tente, de toutes parts, de s'y infiltrer de la main des prétendants. Je ne perçois plus ses paroles, le nom même d'Ithaque disparaît de ma conscience, entre les stances de tes protestations, et le ressac continu, il me semble n'entendre plus que cela, le ressac, ton lamento, les vagues, s'écrasant sur le sable, mêlant à leurs plaintes les myriades de coquilles roulées en elles, relevées, écrasées sur le rivage, parfois le nom d'Ithaque fanchit encore la barrière de ma conscience, je sais qu'Ulysse continue de penser seulement à elle, seulement, mais tout cela s'efface, et disparaît et se dissipe dans le ressac et les vagues, et ton lamento triste à propos du sable.
Entre deux imprécations que tu lances dans l'immensité du lieu, je me perçois soudain dans le pays de l'entre-deux-mondes qu'il faudra traverser d'une seule traite sans se laisser surprendre là par la montée des eaux.
Tout en cherchant fébrilement un linge propre, au fond de mon sac de toile délavé par le soleil et les années, dans l'espoir de mettre un terme à ton lamento, qui se module dans la plainte complice du vent, et pendant que mes mains s'agitent au milieu du désordre de tout ce qui (serait), (pourrait être), (a été),(ne manquera assurément pas de se révéler) un jour absolument nécessaire, je prends garde, d'un coin de ma conscience, à la montée des eaux qui n'en finit pas, et à propos de laquelle, il va de soi, je n'ai aucune certitude. Eau transparente, en vagues trompeuses, non pas parallèles mais résolument perpendiculaires au rivage ; elles remontent la langue de sable de plus en plus étroite sur laquelle nous avons entassé nos affaires, et ouvrent un chenal pour elles seules. La marée s'engouffre alors dans la voie que la mer a creusée sur le sable et prend le rivage de côté, dans une perpendiculaire qui laisse augurer de toutes les trahisons possibles.
Le froid de l'eau saisit mes jambes nues. Le courant dans lequel je tente de biaiser est presque trop fort pour moi, mais cet entre-deux-mondes que tu as indiqué d'un geste précis exerce une attraction trop vive.
Alors j'atteinds une bande de sable parfaitement lisse entre les roulements de l'océan et ce flot improvisé qui remonte la plage, espace provisoire et incertain que bientôt les vagues recouvriront, que bientôt la mer se réappropriera, lissé par les eaux, parfaitement étal et incapable d'offrir la moindre résistance, la moindre certitude, strié parfois de minuscules vagues. Je me tiens là, entre le sable crissant de la page et la mer bruissante dont je ne peux plus détacher mes regards, pendant que, derrière moi, j'en ai conscience et Ulysse m'en a avertie, les eaux montent et bientôt je ne pourrais plus revenir sur mes pas.
Je me tiens là, entre deux mondes.
Entre deux imprécations que tu lances dans l'immensité du lieu, je me perçois soudain dans le pays de l'entre-deux-mondes qu'il faudra traverser d'une seule traite sans se laisser surprendre là par la montée des eaux.
Tout en cherchant fébrilement un linge propre, au fond de mon sac de toile délavé par le soleil et les années, dans l'espoir de mettre un terme à ton lamento, qui se module dans la plainte complice du vent, et pendant que mes mains s'agitent au milieu du désordre de tout ce qui (serait), (pourrait être), (a été),(ne manquera assurément pas de se révéler) un jour absolument nécessaire, je prends garde, d'un coin de ma conscience, à la montée des eaux qui n'en finit pas, et à propos de laquelle, il va de soi, je n'ai aucune certitude. Eau transparente, en vagues trompeuses, non pas parallèles mais résolument perpendiculaires au rivage ; elles remontent la langue de sable de plus en plus étroite sur laquelle nous avons entassé nos affaires, et ouvrent un chenal pour elles seules. La marée s'engouffre alors dans la voie que la mer a creusée sur le sable et prend le rivage de côté, dans une perpendiculaire qui laisse augurer de toutes les trahisons possibles.
Le froid de l'eau saisit mes jambes nues. Le courant dans lequel je tente de biaiser est presque trop fort pour moi, mais cet entre-deux-mondes que tu as indiqué d'un geste précis exerce une attraction trop vive.
Alors j'atteinds une bande de sable parfaitement lisse entre les roulements de l'océan et ce flot improvisé qui remonte la plage, espace provisoire et incertain que bientôt les vagues recouvriront, que bientôt la mer se réappropriera, lissé par les eaux, parfaitement étal et incapable d'offrir la moindre résistance, la moindre certitude, strié parfois de minuscules vagues. Je me tiens là, entre le sable crissant de la page et la mer bruissante dont je ne peux plus détacher mes regards, pendant que, derrière moi, j'en ai conscience et Ulysse m'en a avertie, les eaux montent et bientôt je ne pourrais plus revenir sur mes pas.
Je me tiens là, entre deux mondes.
L'∞, 117
Le sable sous tes pieds.
Des éclats de roche si finement fracassés par les vagues qu'ils se fixent sur la peau. La tienne, la mienne. Je n'imaginerais pas Ulysse sans ces traces. On les glane entre deux mondes, au passage, quand on sort de l'un pour aller dans l'autre. Quand on erre à leur frontière de sable et d'écume. J'aime ces traces qui au retour me confirment que la journée ne fut pas un rêve. J'ai laissé des traces sur la plage, et la plage, en retour, en a laissées que moi, entre mes phalanges, dans mes cheveux, j'aime ces traces autant que tu les détestes.
Je cherche Ithaque, j'en ai perdu le nom quelque part sur cette plage infinie, que déjà j'ai souvent parcourue, et tu ne cesses de protester, avec autant de ténacité qu'il en faut à Ulysse pour continuer de chercher Ithaque.
Le regard se noie de lumière, au contact du métal liquide des vagues qui soulignent les courbes de côte. En parallèle, l'horizon, les vagues par myriades, la bordure argentique, qui se fixe le plus sûrement dans ma mémoire, la fine langue de sable, aveuglante parfois, et la forêt de pins que les chenilles processionnaires s'apprêtent à dévorer. Sur la plage, interrompant l'immense, des bunkers s'effondrent dans l'eau. Ou plutôt basculent. Je voudrais qu'ils n'y soient plus, et qu'ils cessent de rompre ces parallèles infinies qui se termineront dans un village de pêcheurs.
Et tu protestes. Il n'y a que cela. Les stances de tes protestations. Ce refrain entre tes lèvres qui interrompt mon monologue intérieur.
Qui couvre le roulement de l'océan. Mon oreille est plus sensible encore à ta voix. Tu expliques avec obstination à quel point extrême tu détestes cela, je devrais le savoir pourtant, mais je ne vois pas par quel procédé magique t'éviter cela sur une plage de sable immense, le sable sous tes pieds et par son insertion dans ton monde, ou par celle de ta voix dans le mien, il s'ensuit que toute ma rêverie d'Ithaque est fragmentée, morcelée, hachurée de tes protestations. Je ne parviens même plus à me rattacher à ses sonorités. Celles qu'hier encore j'écoutais dans la voix d'Ulysse.
Si Ithaque est dans mon enfance, c'est à désespérer, je ne la retrouverai jamais, et toi qui y es, qui l'ignores, vas-tu comme moi la perdre ? Cette fuite inversée se répétera-t-elle ? Tu fuis pour retrouver ce dont, le fuyant, tu te rapproches ? Tu cherches à reculons dans l'espace et dans le temps ce qui t'échappe un peu plus à chacun des mouvements que tu tentes et qui se retourne contre toi aussi sûrement qu'un éclat de rire ... Si Ithaque est au terme de ce long désespoir, je ne comprends plus Ulysse.
Tu insistes.
Des éclats de roche si finement fracassés par les vagues qu'ils se fixent sur la peau. La tienne, la mienne. Je n'imaginerais pas Ulysse sans ces traces. On les glane entre deux mondes, au passage, quand on sort de l'un pour aller dans l'autre. Quand on erre à leur frontière de sable et d'écume. J'aime ces traces qui au retour me confirment que la journée ne fut pas un rêve. J'ai laissé des traces sur la plage, et la plage, en retour, en a laissées que moi, entre mes phalanges, dans mes cheveux, j'aime ces traces autant que tu les détestes.
Je cherche Ithaque, j'en ai perdu le nom quelque part sur cette plage infinie, que déjà j'ai souvent parcourue, et tu ne cesses de protester, avec autant de ténacité qu'il en faut à Ulysse pour continuer de chercher Ithaque.
Le regard se noie de lumière, au contact du métal liquide des vagues qui soulignent les courbes de côte. En parallèle, l'horizon, les vagues par myriades, la bordure argentique, qui se fixe le plus sûrement dans ma mémoire, la fine langue de sable, aveuglante parfois, et la forêt de pins que les chenilles processionnaires s'apprêtent à dévorer. Sur la plage, interrompant l'immense, des bunkers s'effondrent dans l'eau. Ou plutôt basculent. Je voudrais qu'ils n'y soient plus, et qu'ils cessent de rompre ces parallèles infinies qui se termineront dans un village de pêcheurs.
Et tu protestes. Il n'y a que cela. Les stances de tes protestations. Ce refrain entre tes lèvres qui interrompt mon monologue intérieur.
Qui couvre le roulement de l'océan. Mon oreille est plus sensible encore à ta voix. Tu expliques avec obstination à quel point extrême tu détestes cela, je devrais le savoir pourtant, mais je ne vois pas par quel procédé magique t'éviter cela sur une plage de sable immense, le sable sous tes pieds et par son insertion dans ton monde, ou par celle de ta voix dans le mien, il s'ensuit que toute ma rêverie d'Ithaque est fragmentée, morcelée, hachurée de tes protestations. Je ne parviens même plus à me rattacher à ses sonorités. Celles qu'hier encore j'écoutais dans la voix d'Ulysse.
Si Ithaque est dans mon enfance, c'est à désespérer, je ne la retrouverai jamais, et toi qui y es, qui l'ignores, vas-tu comme moi la perdre ? Cette fuite inversée se répétera-t-elle ? Tu fuis pour retrouver ce dont, le fuyant, tu te rapproches ? Tu cherches à reculons dans l'espace et dans le temps ce qui t'échappe un peu plus à chacun des mouvements que tu tentes et qui se retourne contre toi aussi sûrement qu'un éclat de rire ... Si Ithaque est au terme de ce long désespoir, je ne comprends plus Ulysse.
Tu insistes.
samedi 16 avril 2011
L'∞, 116
Tu cherches Ithaque et je la fuis, nous ne sommes pas à égalité. L'énergie qu'il me faut dépenser pour fuir, contrer, éviter, est incomparable à celle que tu dépenses, toi, aussi immense soit-elle, à l'intérieur de l'attraction d'Ithaque. Mon Ithaque négative ne fait qu'épuiser davantage mes forces dans des efforts absurdes et stériles. Ils ne donneront rien, j'en suis sûre, ils ne porteront rien à son achèvement, aucun accomplissement ne viendra d'eux, je le sens, ce creux se dessinait dès leurs premiers mouvements, dès leurs premiers frémissements, ils portaient en eux leur propre négation et je n'y pouvais rien, je pourrai faire autant d'efforts que je le veux, qu'il est en mes possibles, je pourrais tout au plus éviter la destruction de mes possibles. Rien de plus, et dire que tous mes efforts ne tendent qu'à cela...
Tends-moi la main, Ulysse, l'attraction d'Ithaque te porte et je n'ai pas cette certitude en moi.
Je revois, autour de moi, l'écume artificielle que créaient mes mouvements, au moment où je coulais. L'eau était étale mais je me suis tellement débattue que de l'écume, autour de moi, s'est créée et j'ai compris alors que je me noyais. Que le mouvement avait commencé.
Envoie-moi une corde, fais-moi signe, Ulysse, je n'y peux rien, mon Ithaque est absence d'Ithaque, mon attente est attente au creux de la négation, je sens en moi le vide de ce que je ne suis pas gagner sur le crépuscule même et la nuit dont les froissements autrefois m'ont fait peur me recouvre et m'indiffère. Je ne me reconnais plus dans mon absence au monde. Je ne reconnais plus mon silence dans la nuit, et l'absence de mes rêves me ronge plus sûrement que la rouille n'attaque quelque armature de métal pauvre et ferreux. Ithque te tient, comme une corde lancée à travers ton vertige, Ithaque tend pour toi un passage que tu emprunteras, il ne peut pas en être autrement, mon Ithaque est absence d'Ithaque, et quand je me dis ton nom, il ne s'échappe de mes lèvres que le silence de l'oubli.
Je me heurte sur cette absence plus sûrement que sur un rocher coupant. Tends-moi la main, Ulysse, et murmure-moi le nom d'Ithaque.
Je l'écouterai. J'écouterai ta voix me dire inlassablement le nom d'Ithaque. Je retiendrai, pour l'entendre, et mon souffle et ma respiration, pour sentir dans ta voix l'attraction d'Ithaque, et deviner en elle et le regret et l'attente d'Ithaque. Parle-m'en, simplement pour que l'attraction d'Ithaque s'exerce aussi sur moi, comme une lune pleine et brillante au-dessus de l'océan.
Tends-moi la main, Ulysse, l'attraction d'Ithaque te porte et je n'ai pas cette certitude en moi.
Je revois, autour de moi, l'écume artificielle que créaient mes mouvements, au moment où je coulais. L'eau était étale mais je me suis tellement débattue que de l'écume, autour de moi, s'est créée et j'ai compris alors que je me noyais. Que le mouvement avait commencé.
Envoie-moi une corde, fais-moi signe, Ulysse, je n'y peux rien, mon Ithaque est absence d'Ithaque, mon attente est attente au creux de la négation, je sens en moi le vide de ce que je ne suis pas gagner sur le crépuscule même et la nuit dont les froissements autrefois m'ont fait peur me recouvre et m'indiffère. Je ne me reconnais plus dans mon absence au monde. Je ne reconnais plus mon silence dans la nuit, et l'absence de mes rêves me ronge plus sûrement que la rouille n'attaque quelque armature de métal pauvre et ferreux. Ithque te tient, comme une corde lancée à travers ton vertige, Ithaque tend pour toi un passage que tu emprunteras, il ne peut pas en être autrement, mon Ithaque est absence d'Ithaque, et quand je me dis ton nom, il ne s'échappe de mes lèvres que le silence de l'oubli.
Je me heurte sur cette absence plus sûrement que sur un rocher coupant. Tends-moi la main, Ulysse, et murmure-moi le nom d'Ithaque.
Je l'écouterai. J'écouterai ta voix me dire inlassablement le nom d'Ithaque. Je retiendrai, pour l'entendre, et mon souffle et ma respiration, pour sentir dans ta voix l'attraction d'Ithaque, et deviner en elle et le regret et l'attente d'Ithaque. Parle-m'en, simplement pour que l'attraction d'Ithaque s'exerce aussi sur moi, comme une lune pleine et brillante au-dessus de l'océan.
L'∞, 115
Ithaque s'inverse.
Ulysse avait raison. Il a vu juste, Ithaque pour moi s'est inversée et la quête d'Ithaque dans laquelle, sans hésiter, j'ai lancé toutes mes forces, en est devenue la fuite, aussi loin qu'il est possible, et la fuite loin d'Ithaque, par son mouvement propre, ne cesse pas de me ramener à elle et de me déposer sur son rivage. Je viens de comprendre quel enroulement négatif sur lui-même mon destin avait réalisé. Spirale enroulée dans laquelle je suis prise et qu'Ulysse vient de faire apparaitre. Spirale enroulée dont l'enroulement me ramène là d'où je fuis. Je cherche Ithaque et les courants et les marées me ramènent à la négation d'Ithaque, celle dont me rapprochent tous les pas par lesquels je la fuis, celle sur le rivage de laquelle me ramènent tous les courants contre lesquels je lutte et les vents ne me sont que mauvais, pourrait-il en être autrement ? La spirale enroulée me reprend à chaque pas que je fais et de nouveau me dépose à Ithaque inversement.
Ithaque s'inverse, que je fuis.
Chaque fois que mes pas m'en ont éloignée et qu'ainsi ils m'y ont ramenée, dans un renversement que je viens de saisir, et contre lequel je ne sais pas quoi faire, une voix mécanique et calme, dans laquelle nul ne parviendrait à déceler la moindre parcelle d'ironie, se fait entendre, et annonce l'arrivée en Gare de Marseille, terminus du train. Et alors, moi qui me croyais sauvée, en dépit des quelques signes annonciateurs et négatifs que, déjà, j'avais perçus, je comprends qu'il va me falloir donner tant de coups de talons pour remonter de ces profondeurs que, dans la suite infinie qu'ils constituent, mes forces se dispersent. En partir m'y ramènera, je viens de le comprendre, et si seulement mes efforts étaient vains, ils ne me repousseraient pas toujours un peu plus loin de moi-même.
La voix mécanique est toujours aussi calme, annonce sans la moindre ironie, l'arrivée en gare de Marseille.
Ithaque s'est inversée. Je fuis, elle approche. Je m'en éloigne, les courants m'y ramènent. Les pas que j'aligne sur le sol me détournent de ma ligne de fuite, ils effacent ma ligne d'horizon. Il ne sert plus à rien de se débatttre. Il va falloir procéder autrement. Il va falloir détourner ce maelström, trouver une réponse suffisamment précise et calme pour réduire au silence la voix mécanique et tout aussi calme qui, chaque fois, m'annonce mon malheur. Je cherche le vent qui me sera favorable, et me rapprochera d'Ithaque qui ne sera plus celle que je fuis.
Je ne sais plus où aller, Ithaque s'est inversée.
Ulysse avait raison. Il a vu juste, Ithaque pour moi s'est inversée et la quête d'Ithaque dans laquelle, sans hésiter, j'ai lancé toutes mes forces, en est devenue la fuite, aussi loin qu'il est possible, et la fuite loin d'Ithaque, par son mouvement propre, ne cesse pas de me ramener à elle et de me déposer sur son rivage. Je viens de comprendre quel enroulement négatif sur lui-même mon destin avait réalisé. Spirale enroulée dans laquelle je suis prise et qu'Ulysse vient de faire apparaitre. Spirale enroulée dont l'enroulement me ramène là d'où je fuis. Je cherche Ithaque et les courants et les marées me ramènent à la négation d'Ithaque, celle dont me rapprochent tous les pas par lesquels je la fuis, celle sur le rivage de laquelle me ramènent tous les courants contre lesquels je lutte et les vents ne me sont que mauvais, pourrait-il en être autrement ? La spirale enroulée me reprend à chaque pas que je fais et de nouveau me dépose à Ithaque inversement.
Ithaque s'inverse, que je fuis.
Chaque fois que mes pas m'en ont éloignée et qu'ainsi ils m'y ont ramenée, dans un renversement que je viens de saisir, et contre lequel je ne sais pas quoi faire, une voix mécanique et calme, dans laquelle nul ne parviendrait à déceler la moindre parcelle d'ironie, se fait entendre, et annonce l'arrivée en Gare de Marseille, terminus du train. Et alors, moi qui me croyais sauvée, en dépit des quelques signes annonciateurs et négatifs que, déjà, j'avais perçus, je comprends qu'il va me falloir donner tant de coups de talons pour remonter de ces profondeurs que, dans la suite infinie qu'ils constituent, mes forces se dispersent. En partir m'y ramènera, je viens de le comprendre, et si seulement mes efforts étaient vains, ils ne me repousseraient pas toujours un peu plus loin de moi-même.
La voix mécanique est toujours aussi calme, annonce sans la moindre ironie, l'arrivée en gare de Marseille.
Ithaque s'est inversée. Je fuis, elle approche. Je m'en éloigne, les courants m'y ramènent. Les pas que j'aligne sur le sol me détournent de ma ligne de fuite, ils effacent ma ligne d'horizon. Il ne sert plus à rien de se débatttre. Il va falloir procéder autrement. Il va falloir détourner ce maelström, trouver une réponse suffisamment précise et calme pour réduire au silence la voix mécanique et tout aussi calme qui, chaque fois, m'annonce mon malheur. Je cherche le vent qui me sera favorable, et me rapprochera d'Ithaque qui ne sera plus celle que je fuis.
Je ne sais plus où aller, Ithaque s'est inversée.
vendredi 15 avril 2011
L'∞, 114
Aller. Et puis retour.
Entrer dans le cercle de craie de tes rêves ne rend que plus violent et caillouteux le chemin qui ramène au monde. La chute est brutale. Je parviens parfois, par la grâce de mon désespoir qui jamais ne demande rien, qui jamais ne quémandera, à me hisser dans les rêveries les plus vastes que l'Océan roule en son sein, à recevoir l'écume et les embruns dans le creux de mes mains, à découvrir les enroulements les plus subtiles laissés sur le sable par les flots, et cela n'empêche en rien qu'à un moment, il ne faille, de nouveau, respirer l'air crayeux d'un salle de réunion, et supporter les jeux entrecroisés des regards assassins (aucun jamais ne parviendra à m'atteindre, c'est entendu), mais je me croyais à l'abri du réel et il n'en est rien, m'y voilà replongée. Etroitesse alors. Que les murs semblent proches, et tristes, et lépreux.
Je préfèrerais ne pas m'en revenir.
Les pas, je n'en douterai plus, sont différents quand on les porte avec le certitude intense que leur trace bientôt sera effacée par le temps, ainsi s'éloignent de moi les pas que je laisse sur une plage, effacés quand vient la marée, peu à peu, d'abord le cheminement se voit encore un peu, malgré la montée des eaux, le poids de mon corps, la plante de mes pieds nus ont laissé sur le sable humide, des marques, comme autant de preuves de l'appui qu'ils ont cherché dans leur avancée à la surface du monde, et même si ces traces se remplissent d'eau à la première vague, au point de luire au soleil quand la vague en retour se retire, même si, avec obstination, elles recommencent encore quelques fois cet exploit, elles finissent pourtant par disparaitre tout à fait avant même la tombée de la nuit. Mais comment se fait-il que peu de temps après, si peu de temps après, de nouveau, je sois ici, dans ce lieu où les minutes passent infiniment sèchement, et où le souffle me manque tant m'enserre une angoisse étouffante ?
Je croyais m'être tout à fait éloignée de cet endroit. Et voilà que de nouveau je subis son attraction nauséeuse. Le destin m'y ramène alors que je ne cesse pas un instant de chercher les courants qui m'en éloignent.
- Tu as trouvé ton Ithaque !
- Que veux-tu dire ?
- Tu vois, le seul problème, c'est qu'elle est affublée d'un signe négatif.
- Je ne comprends pas ...
- Tu as trouvé l'Ithaque en négatif, celle que tu veux fuir, et tous les courants t'y ramènent. Je me demande ce que tu as fait aux dieux.
Que faut-il que je fasse ? Je suis prête pour rompre cette malédiction, à toutes les alchimies. Je pactiserai sans la moindre hésitation avec tous les vents de ce monde, pour qu'ils érodent autour de moi toutes les pierres les plus friables ou les plus dures, schistes, calcaires et même granits de quoi les falaises sont faites, pour qu'ils déposent autour de moi, en lieu et place de ce cercle intime de craie qui vient de révéler sa faiblesse insigne, le tracé parfait du signe qui me protégera.
Entrer dans le cercle de craie de tes rêves ne rend que plus violent et caillouteux le chemin qui ramène au monde. La chute est brutale. Je parviens parfois, par la grâce de mon désespoir qui jamais ne demande rien, qui jamais ne quémandera, à me hisser dans les rêveries les plus vastes que l'Océan roule en son sein, à recevoir l'écume et les embruns dans le creux de mes mains, à découvrir les enroulements les plus subtiles laissés sur le sable par les flots, et cela n'empêche en rien qu'à un moment, il ne faille, de nouveau, respirer l'air crayeux d'un salle de réunion, et supporter les jeux entrecroisés des regards assassins (aucun jamais ne parviendra à m'atteindre, c'est entendu), mais je me croyais à l'abri du réel et il n'en est rien, m'y voilà replongée. Etroitesse alors. Que les murs semblent proches, et tristes, et lépreux.
Je préfèrerais ne pas m'en revenir.
Les pas, je n'en douterai plus, sont différents quand on les porte avec le certitude intense que leur trace bientôt sera effacée par le temps, ainsi s'éloignent de moi les pas que je laisse sur une plage, effacés quand vient la marée, peu à peu, d'abord le cheminement se voit encore un peu, malgré la montée des eaux, le poids de mon corps, la plante de mes pieds nus ont laissé sur le sable humide, des marques, comme autant de preuves de l'appui qu'ils ont cherché dans leur avancée à la surface du monde, et même si ces traces se remplissent d'eau à la première vague, au point de luire au soleil quand la vague en retour se retire, même si, avec obstination, elles recommencent encore quelques fois cet exploit, elles finissent pourtant par disparaitre tout à fait avant même la tombée de la nuit. Mais comment se fait-il que peu de temps après, si peu de temps après, de nouveau, je sois ici, dans ce lieu où les minutes passent infiniment sèchement, et où le souffle me manque tant m'enserre une angoisse étouffante ?
Je croyais m'être tout à fait éloignée de cet endroit. Et voilà que de nouveau je subis son attraction nauséeuse. Le destin m'y ramène alors que je ne cesse pas un instant de chercher les courants qui m'en éloignent.
- Tu as trouvé ton Ithaque !
- Que veux-tu dire ?
- Tu vois, le seul problème, c'est qu'elle est affublée d'un signe négatif.
- Je ne comprends pas ...
- Tu as trouvé l'Ithaque en négatif, celle que tu veux fuir, et tous les courants t'y ramènent. Je me demande ce que tu as fait aux dieux.
Que faut-il que je fasse ? Je suis prête pour rompre cette malédiction, à toutes les alchimies. Je pactiserai sans la moindre hésitation avec tous les vents de ce monde, pour qu'ils érodent autour de moi toutes les pierres les plus friables ou les plus dures, schistes, calcaires et même granits de quoi les falaises sont faites, pour qu'ils déposent autour de moi, en lieu et place de ce cercle intime de craie qui vient de révéler sa faiblesse insigne, le tracé parfait du signe qui me protégera.
L'∞, 113
Rien, absolument rien, n'empêche d'imaginer des variantes. Autant qu'on voudra. Pour le moment, je ne parviens toujours pas à en fixer les limites. Dialogues. Et ses variantes. La seule constance est celle de cette instabilité des réponses.
Sauf avec toi. Pour le moment tu traces à la craie, que je t'ai apportée (et que précautionneusement ta main a saisie) le trajet complexe que toi seule connais et qui mène parfaitement de la Terre qu'on abandonne, par convention, jusqu'au Ciel enfin atteignable, enfin accessible par la seule magie de tes jeux, bien qu'à la limite de nos rêves. Aller et retour. De la Terre au Ciel et du Ciel à la Terre, le retour semblant être la condition pour avoir le droit de recommencer à rechercher le Ciel. Toujours un peu plus loin, toujours un peu plus haut. Aller retour.
- Tu recommences ?
Là, à ce moment précis, le dialogue dérape. Je n'en maitrise pas totalement les règles. Tu exiges calmement que je joue avec toi. Mais avec une obstination qui ne me laisse pas beaucoup de marge. C'est pourtant là que je me sens le mieux, dans les marges. Mais je ne suis pas aussi déterminée que toi. Il me suffit souvent d'un pas de côté et je me sens mieux. Je sens que ton exigence est sans appel et je n'essaie même pas de t'en détourner. Comme tu ne sais pas lancer le caillou lisse de case en case, de plus en plus haut vers le Ciel, je tente ma chance et te propose un partage des tâches, chacun sa part du destin :
- Et si, moi, je lançais le caillou, et toi tu sautais ? Lancer la caillou, je sais bien le faire, et toi tu es très forte pour aller jusqu'au Ciel sans te tromper ?
J'ai remarqué depuis longtemps déjà que pour entrer dans tes jeux, il fallait dans le présent, parler de l'avenir à l'imparfait. Dans les négociations subtiles que tu mènes inexorablement à leur but, tu parles à l'imparfait. Je me demande pourquoi. Sauf quand je t'écoute et que j'ai l'impression que tu me racontes un conte. Tu racontes tes jeux comme tu raconterais des contes. Il suffit de les entendre. Alors évidemment, les dialogues avec toi sont un peu différents, et les lois qui les régissent me conviennent mieux.
- D'accord.
Tu me regardais d'un air sérieux, et j'ai bien compris que tu t'abstenais de me préciser toutes les remarques qui te venaient à l'esprit, à ce moment-là, sur mes improbables gestes d'adulte. Mais je t'en sus simplement gré. Toi aussi, comme Ulysse, tu as le droit de passer le cercle de craie qui entoure la conscience. C'est plutôt moi qui demande à entrer dans les constructions fragiles de tes rêves.
Sauf avec toi. Pour le moment tu traces à la craie, que je t'ai apportée (et que précautionneusement ta main a saisie) le trajet complexe que toi seule connais et qui mène parfaitement de la Terre qu'on abandonne, par convention, jusqu'au Ciel enfin atteignable, enfin accessible par la seule magie de tes jeux, bien qu'à la limite de nos rêves. Aller et retour. De la Terre au Ciel et du Ciel à la Terre, le retour semblant être la condition pour avoir le droit de recommencer à rechercher le Ciel. Toujours un peu plus loin, toujours un peu plus haut. Aller retour.
- Tu recommences ?
Là, à ce moment précis, le dialogue dérape. Je n'en maitrise pas totalement les règles. Tu exiges calmement que je joue avec toi. Mais avec une obstination qui ne me laisse pas beaucoup de marge. C'est pourtant là que je me sens le mieux, dans les marges. Mais je ne suis pas aussi déterminée que toi. Il me suffit souvent d'un pas de côté et je me sens mieux. Je sens que ton exigence est sans appel et je n'essaie même pas de t'en détourner. Comme tu ne sais pas lancer le caillou lisse de case en case, de plus en plus haut vers le Ciel, je tente ma chance et te propose un partage des tâches, chacun sa part du destin :
- Et si, moi, je lançais le caillou, et toi tu sautais ? Lancer la caillou, je sais bien le faire, et toi tu es très forte pour aller jusqu'au Ciel sans te tromper ?
J'ai remarqué depuis longtemps déjà que pour entrer dans tes jeux, il fallait dans le présent, parler de l'avenir à l'imparfait. Dans les négociations subtiles que tu mènes inexorablement à leur but, tu parles à l'imparfait. Je me demande pourquoi. Sauf quand je t'écoute et que j'ai l'impression que tu me racontes un conte. Tu racontes tes jeux comme tu raconterais des contes. Il suffit de les entendre. Alors évidemment, les dialogues avec toi sont un peu différents, et les lois qui les régissent me conviennent mieux.
- D'accord.
Tu me regardais d'un air sérieux, et j'ai bien compris que tu t'abstenais de me préciser toutes les remarques qui te venaient à l'esprit, à ce moment-là, sur mes improbables gestes d'adulte. Mais je t'en sus simplement gré. Toi aussi, comme Ulysse, tu as le droit de passer le cercle de craie qui entoure la conscience. C'est plutôt moi qui demande à entrer dans les constructions fragiles de tes rêves.
jeudi 14 avril 2011
L'∞, 112
Il demeure dans ma mémoire des bribes de dialogues. Et voilà qu'à présent elles me reviennent en tête. Et qu'elles se mettent à tourner, à s'enrouler sur elles-mêmes comme les nuages floconneux que forme patiemment le pollen sur ces places du midi que j'abhorre et que je n'abhorre pas. Je comprends de mieux en mieux, au fur et à mesure que je m'en eloigne et que je m'en rapproche, l'angoisse qui saisissait Soutine devant ces platanes lépreux et torturants du Sud. Décidément, voilà qu'elle résonne dans mes phrases et qu'elles commencent à rendre un son creux, étrangement creux. Comme cette petite sphère s'angoisse qui me heurte là, à son tour, en pleine conscience palpitante et vibrante. C'est bien visé, je dois l'admettre. Il serait difficile de ne pas le reconnaitre.
- Ça va ?
- Ça va, et toi ? (À dire très vite, sans sourciller, il faut, pour bien le dire, être parfaitement prêt, cela demande des années de préparation pour réussir à passer avec aisance le choc de cette question, il faut apprendre à détourner le coup sans laisser apparaitre la moindre faille, et donc pour cela, passer très vite à autre chose).
- Ça va ! Très bien ! Dis donc, tu as vu (et ici enchaîner, enchaîner très vite, avec n'importe quoi, le dernier Wim Wenders, une vague connaissance qui vient de se marier, un scandale politique, parce que ce qui importe n'est en aucune façon le sujet mais la technique qu'on maitrisera dans l'acrobatie, c'est la seule chose qui compte, c'est là tout ce qui importe).
L'enchaînement peut bien être acrobatique. Ce qui importe, c'est de lui donner cette structure en miroir. Pour détourner le coup, le retourner contre l'adversaire, et profiter de ce qu'il est destabilisé pour porter son attention ailleurs sans qu'il y prenne plus garde
Esquive. Ça y est, on est passé à autre chose. N'approchez pas du cercle intime de ma conscience, que je trace autour de moi à la craie blanche de mes rêves friables. Celle-là même qui ailleurs, s'infiltre dans les yeux, se colle sur leurs orbites nues, les fait pleurer et en même temps, dessèche les lèvres, si seulement on essaie d'articuler un pauvre son, aussi timide soit-il, provoquant, sans manifester le moindre tressaillement de pitié, dans la gorge, quelque lacération fine. Comme une déchirure tenace. Cette craie-là, je l'ai utilisée en cercle tout autour de moi. N'approchez pas. Il vaudrait mieux, pour vous, ne plus tenter de passer ce cercle dans lequel seule la présence d'Ulysse ne provoque pas la colère d'Hermès ni la mienne.
- Ça va ?
- N'approche pas.
- Ça va ?
- Ça va, et toi ? (À dire très vite, sans sourciller, il faut, pour bien le dire, être parfaitement prêt, cela demande des années de préparation pour réussir à passer avec aisance le choc de cette question, il faut apprendre à détourner le coup sans laisser apparaitre la moindre faille, et donc pour cela, passer très vite à autre chose).
- Ça va ! Très bien ! Dis donc, tu as vu (et ici enchaîner, enchaîner très vite, avec n'importe quoi, le dernier Wim Wenders, une vague connaissance qui vient de se marier, un scandale politique, parce que ce qui importe n'est en aucune façon le sujet mais la technique qu'on maitrisera dans l'acrobatie, c'est la seule chose qui compte, c'est là tout ce qui importe).
L'enchaînement peut bien être acrobatique. Ce qui importe, c'est de lui donner cette structure en miroir. Pour détourner le coup, le retourner contre l'adversaire, et profiter de ce qu'il est destabilisé pour porter son attention ailleurs sans qu'il y prenne plus garde
Esquive. Ça y est, on est passé à autre chose. N'approchez pas du cercle intime de ma conscience, que je trace autour de moi à la craie blanche de mes rêves friables. Celle-là même qui ailleurs, s'infiltre dans les yeux, se colle sur leurs orbites nues, les fait pleurer et en même temps, dessèche les lèvres, si seulement on essaie d'articuler un pauvre son, aussi timide soit-il, provoquant, sans manifester le moindre tressaillement de pitié, dans la gorge, quelque lacération fine. Comme une déchirure tenace. Cette craie-là, je l'ai utilisée en cercle tout autour de moi. N'approchez pas. Il vaudrait mieux, pour vous, ne plus tenter de passer ce cercle dans lequel seule la présence d'Ulysse ne provoque pas la colère d'Hermès ni la mienne.
- Ça va ?
- N'approche pas.
L'∞, 111
J'ai tout appris. J'ai eu du mal mais j'ai fini par tout apprendre. Les années passant, c'est devenu une certitude. Les questions n'appellent pas le moins du monde des réponses, il suffit de leur opposer des réactions automatiques. Mécanismes. Ils se déclenchent à certains mots, comme une mécanique. Un ressort se détend dans ma tête et les réponses fusent. Il suffisait de les mettre en place. Patiemment. Comme les réponses incomplètes qu'on trouve dans les manuels de conversation, pour nos vacances, l'été, dans un pays où on ne reviendra pas. J'ai appris, j'ai bien compris, qu'à la question "quand" il faut apporter des réponses quantifiées, précises et surtout qui ne fassent aucune référence à la mer, à la fatigue du vent, au froid de la pierre quand le soleil aura disparu et que lentement, invisiblement, la nuit commencera à monter et à étendre son voile.
Le sel de mer se dépose en fine couche et attaque alors toutes les certitudes.
Il suffit qu'il constitue un très léger dépôt et la métamorphose commence. Il y a alors une opération chimique de corrosion qui s'exerce sur toutes les phrases employées. À partir de là, on pourrait répéter l'opération autant de fois qu'on le voudrait, dans toutes les situations, il suffit de repérer les questions (ça va ?, tu as fini ?, tu veux venir ?, vous comprenez ?, tu es d'accord ?, tu veux bien ?, vous êtes contente ? ....). Évidemment. Je ne vais pas me livrer à cette variation. Il y en aurait autant de possibles que les vagues qui bercent les bateaux dans le port. Et puis je n'ai pas les réponses.
Il peut suffire d'intercaler, pour commencer, un tant soit peu de silence.
Le sel que la mer dépose sur les lèvres y dépose aussi un sourire. Quelque chose comme une esquisse. Presque rien. On hésite avant de se mordre les lèvres et de le reprendre, là,l'alchimie de son goût dans la bouche ne se reproduit pas si souvent. Il grippe les mécanismes. Et mes paroles sonnent différemment. Je ne sais pas si ça s'entend, mais il me suffit pour le moment de repérer dans les phrases ce tremblement qu'on pourrait attribuer au souffle du vent, à l'interférence des possibles. Il suffit de rester, là, au bord de la mer ulysséenne, les pieds dans l'eau, de recevoir, sur les chevilles, ses ondulations de surface, de sentir, sur mes jambes nues, et de sentir la fraîcheur de l'eau, qui remonte, redescend.
Il me suffit de sentir que le silence dans lequel, en moi, je me replonge, commence une lente métamorphose.
Le sel de mer se dépose en fine couche et attaque alors toutes les certitudes.
Il suffit qu'il constitue un très léger dépôt et la métamorphose commence. Il y a alors une opération chimique de corrosion qui s'exerce sur toutes les phrases employées. À partir de là, on pourrait répéter l'opération autant de fois qu'on le voudrait, dans toutes les situations, il suffit de repérer les questions (ça va ?, tu as fini ?, tu veux venir ?, vous comprenez ?, tu es d'accord ?, tu veux bien ?, vous êtes contente ? ....). Évidemment. Je ne vais pas me livrer à cette variation. Il y en aurait autant de possibles que les vagues qui bercent les bateaux dans le port. Et puis je n'ai pas les réponses.
Il peut suffire d'intercaler, pour commencer, un tant soit peu de silence.
Le sel que la mer dépose sur les lèvres y dépose aussi un sourire. Quelque chose comme une esquisse. Presque rien. On hésite avant de se mordre les lèvres et de le reprendre, là,l'alchimie de son goût dans la bouche ne se reproduit pas si souvent. Il grippe les mécanismes. Et mes paroles sonnent différemment. Je ne sais pas si ça s'entend, mais il me suffit pour le moment de repérer dans les phrases ce tremblement qu'on pourrait attribuer au souffle du vent, à l'interférence des possibles. Il suffit de rester, là, au bord de la mer ulysséenne, les pieds dans l'eau, de recevoir, sur les chevilles, ses ondulations de surface, de sentir, sur mes jambes nues, et de sentir la fraîcheur de l'eau, qui remonte, redescend.
Il me suffit de sentir que le silence dans lequel, en moi, je me replonge, commence une lente métamorphose.
mercredi 13 avril 2011
L'∞, 110
— Tu es où ?
— À Marseille.
— Tu fais quoi ?
— Rien de spécial, je vais à la gare.
— Tu prends le train à quelle heure ? Tu rentres là ?
— Je prends le 15h28, j'arrive à 18h40.
J'ai bien été obligée d'apprendre les horaires de train par cœur, de les imprimer en moi, de les enregistrer dans les tracés les plus intimes de ma mémoire, et finalement de leur consacrer toute une série étrange et inespérée, improbable, de connexions neuronales. Et voilà qu'à présent elles leur sont entièrement dévolues. Cela peu à peu se retourne contre moi. J'ai parfois l'impression de me transformer lentement, certes mais implacablement en une de ces voix automatiques qu'on entend dans les gares.
J'ai appris toutes les réponses. Elles répondent exactement aux questions qui me sont posées. J'ai appris leur exactitude.
Je ne peux pas répondre autrement, j'ai essayé mais personne n'en est satisfait, et les silences interfèrent que je ne maîtrise pas, et ils finissent par constituer un obstacle à toute phrase possible, je ne peux absolument pas répondre que je suis assise au bord de l'eau dans un écrasement de soleil, et que je regarde depuis près d'une heure les griffures profondes dans la pierre du Vieux-Port, que j'ai bien calculé, mais qu'il n'y avait aucun moyen d'aller ailleurs que là, qu'il n'y avait aucune raison décisive de ne pas s'asseoir sur les pierres du Vieux-Port, et là, d'attendre Ulysse. Il finit toujours par venir, il suffit qu'il n'y ait pas trop de bruit. Et même, même s'il y en a, même si les supporters de Manchester United éructent des jurons dans des parfums de bière sous le soleil de l'après-midi, je finis toujours par le retrouver et par m'asseoir à côté de lui, et par oublier là le reste de mon devenir.
J'ai appris par cœur toutes les réponses. L'effort de mémoire a été phénoménal. Elles écrasent le temps et les possibles. Les autres, je ne peux pas les dire, personne ne les écoute, jamais personne ne les écoutera.
— Tu es où ?
— Sur une pierre, au soleil, au bord de la mer.
— Tu fais quoi ?
— J'hésite. Je ne sais pas si j'enlève mes chaussures et si je mets les pieds dans l'eau. J'ai bien envie. Mais Ulysse va arriver d'une minute à l'autre. J'aimerais qu'il soit là. J'ai des questions à lui poser pour oublier hier. Et j'ai peur que mes affaires s'envolent, il y a trop de mistral.
— Tu prends le train à quelle heure ? Tu rentres là ?
— Oui, dès que j'ai rêvé un peu, dès que j'ai rassemblé tous les possibles, dès que j'ai reconstitué mes pensées après la longue traversée des Enfers que je viens de faire, imagine que cette fois je n'ai même pas croisé Eurydice, en larmes, je suis allée dans une région tellement éloignée, tellement profonde des Enfers, que je n'ai croisé personne. Je crois que je me suis approchée du Léthé. Mais je ne voulais pas oublier la possibilité d'Ulysse, alors je suis revenue, je suis là, je l'attends. Je reprends le train tout à l'heure.
— À Marseille.
— Tu fais quoi ?
— Rien de spécial, je vais à la gare.
— Tu prends le train à quelle heure ? Tu rentres là ?
— Je prends le 15h28, j'arrive à 18h40.
J'ai bien été obligée d'apprendre les horaires de train par cœur, de les imprimer en moi, de les enregistrer dans les tracés les plus intimes de ma mémoire, et finalement de leur consacrer toute une série étrange et inespérée, improbable, de connexions neuronales. Et voilà qu'à présent elles leur sont entièrement dévolues. Cela peu à peu se retourne contre moi. J'ai parfois l'impression de me transformer lentement, certes mais implacablement en une de ces voix automatiques qu'on entend dans les gares.
J'ai appris toutes les réponses. Elles répondent exactement aux questions qui me sont posées. J'ai appris leur exactitude.
Je ne peux pas répondre autrement, j'ai essayé mais personne n'en est satisfait, et les silences interfèrent que je ne maîtrise pas, et ils finissent par constituer un obstacle à toute phrase possible, je ne peux absolument pas répondre que je suis assise au bord de l'eau dans un écrasement de soleil, et que je regarde depuis près d'une heure les griffures profondes dans la pierre du Vieux-Port, que j'ai bien calculé, mais qu'il n'y avait aucun moyen d'aller ailleurs que là, qu'il n'y avait aucune raison décisive de ne pas s'asseoir sur les pierres du Vieux-Port, et là, d'attendre Ulysse. Il finit toujours par venir, il suffit qu'il n'y ait pas trop de bruit. Et même, même s'il y en a, même si les supporters de Manchester United éructent des jurons dans des parfums de bière sous le soleil de l'après-midi, je finis toujours par le retrouver et par m'asseoir à côté de lui, et par oublier là le reste de mon devenir.
J'ai appris par cœur toutes les réponses. L'effort de mémoire a été phénoménal. Elles écrasent le temps et les possibles. Les autres, je ne peux pas les dire, personne ne les écoute, jamais personne ne les écoutera.
— Tu es où ?
— Sur une pierre, au soleil, au bord de la mer.
— Tu fais quoi ?
— J'hésite. Je ne sais pas si j'enlève mes chaussures et si je mets les pieds dans l'eau. J'ai bien envie. Mais Ulysse va arriver d'une minute à l'autre. J'aimerais qu'il soit là. J'ai des questions à lui poser pour oublier hier. Et j'ai peur que mes affaires s'envolent, il y a trop de mistral.
— Tu prends le train à quelle heure ? Tu rentres là ?
— Oui, dès que j'ai rêvé un peu, dès que j'ai rassemblé tous les possibles, dès que j'ai reconstitué mes pensées après la longue traversée des Enfers que je viens de faire, imagine que cette fois je n'ai même pas croisé Eurydice, en larmes, je suis allée dans une région tellement éloignée, tellement profonde des Enfers, que je n'ai croisé personne. Je crois que je me suis approchée du Léthé. Mais je ne voulais pas oublier la possibilité d'Ulysse, alors je suis revenue, je suis là, je l'attends. Je reprends le train tout à l'heure.
L'∞, 109
- Jusqu'où ça marchera ?
- Qui pourrait le dire ?
Autant que tu le peux, articule clairement la sonorité de tes pas sur la surface du monde. Il est tout aussi important que tes pas, à chaque avancée, rendent un son clair que celui de tes pensées. C'est toujours l'un et l'autre problèmes, analogues l'un de l'autre, structure ∞e, le regard en miroir s'interroge lui-même ... Les pas se répondent sur la ligne mélodique de ton cheminement.
Hermès, soit nous propice.
Trouver le lieu naturel, lieu favorable à nous plonger dans notre part d'oubli. Quel il est, je n'en sais rien, je n'en ai pas idée, je ne demande rien, précisément, est-ce plus qu'une simple incantation ? Donne-nous d'être oublieux de nos blessures, même les plus infimes, donne-nous une part, aussi petite soit-elle, d'oubli, que les enregistrements incessants des bruissements du monde, que la numérisation constante de nos paroles, de nos souvenirs, un instant, parfois, cessent, et qu'il nous soit possible, un instant, un instant seulement, de reposer notre visage dans nos mains, dans cette pénombre immémorielle, et de le relever sans désormais plus de crispation dans nos regards que dans celui de l'enfance, donne-nous cela, soit nous propice, Hermès.
Crispations. Que le vent les emporte - au loin - au large. Que son souffle nous traverse et emporte mes souvenirs et mes espoirs. Un très grand vent doit pouvoir nous envelopper de cette légèreté. Un très grand vent doit pouvoir faire cela, et rendre nos pas autres, les replacer dans le sillage de ceux d'Hermès. Je ne penserai pas, pas maintenant, à ce continent de déchets, d'emballages, de fragments de notre consommation, qui se forme sans fin au loin dans l'Océan inaccessible. Je ne veux pas y penser. Laisse-moi aujourd'hui ne pas penser à la masse compacte de ces emballages, par la vengeance du vent agrégés, agglomérés, structures déchiquetées de notre monde, agrippées les unes aux autres.
J'aimerais seulement que la puissance du vent interfère férocement avec ces connexions électriques, et redistribue les possibles par un hasard impétueux. Est-ce trop demander ? Je ne veux pas sortir indemne de ce texte, je ne sortirai pas de ce texte tant que je serai indemne de lui. Je ne m'abriterai pas de ce vent tant que je n'en serai pas ivre. Et je ne veux pas penser pour le moment aux fragments au loin agrégés par sa puissance et qui nous recouvriront, qui nous prendront tous dans cette gangue vitrifiée et nocive.
Est-il possible que l'océan emporte mes pensées ? Qu'il les emporte au loin ? Est-il possible qu'il les roule dans les vagues et les imprègne de son écume ? Constellations. Le vent soulève des firmaments lithiques invisibles dans la lumière du soleil. Constellation constellante qui incruste nos regards et les détourne au loin.
- Qui pourrait le dire ?
Autant que tu le peux, articule clairement la sonorité de tes pas sur la surface du monde. Il est tout aussi important que tes pas, à chaque avancée, rendent un son clair que celui de tes pensées. C'est toujours l'un et l'autre problèmes, analogues l'un de l'autre, structure ∞e, le regard en miroir s'interroge lui-même ... Les pas se répondent sur la ligne mélodique de ton cheminement.
Hermès, soit nous propice.
Trouver le lieu naturel, lieu favorable à nous plonger dans notre part d'oubli. Quel il est, je n'en sais rien, je n'en ai pas idée, je ne demande rien, précisément, est-ce plus qu'une simple incantation ? Donne-nous d'être oublieux de nos blessures, même les plus infimes, donne-nous une part, aussi petite soit-elle, d'oubli, que les enregistrements incessants des bruissements du monde, que la numérisation constante de nos paroles, de nos souvenirs, un instant, parfois, cessent, et qu'il nous soit possible, un instant, un instant seulement, de reposer notre visage dans nos mains, dans cette pénombre immémorielle, et de le relever sans désormais plus de crispation dans nos regards que dans celui de l'enfance, donne-nous cela, soit nous propice, Hermès.
Crispations. Que le vent les emporte - au loin - au large. Que son souffle nous traverse et emporte mes souvenirs et mes espoirs. Un très grand vent doit pouvoir nous envelopper de cette légèreté. Un très grand vent doit pouvoir faire cela, et rendre nos pas autres, les replacer dans le sillage de ceux d'Hermès. Je ne penserai pas, pas maintenant, à ce continent de déchets, d'emballages, de fragments de notre consommation, qui se forme sans fin au loin dans l'Océan inaccessible. Je ne veux pas y penser. Laisse-moi aujourd'hui ne pas penser à la masse compacte de ces emballages, par la vengeance du vent agrégés, agglomérés, structures déchiquetées de notre monde, agrippées les unes aux autres.
J'aimerais seulement que la puissance du vent interfère férocement avec ces connexions électriques, et redistribue les possibles par un hasard impétueux. Est-ce trop demander ? Je ne veux pas sortir indemne de ce texte, je ne sortirai pas de ce texte tant que je serai indemne de lui. Je ne m'abriterai pas de ce vent tant que je n'en serai pas ivre. Et je ne veux pas penser pour le moment aux fragments au loin agrégés par sa puissance et qui nous recouvriront, qui nous prendront tous dans cette gangue vitrifiée et nocive.
Est-il possible que l'océan emporte mes pensées ? Qu'il les emporte au loin ? Est-il possible qu'il les roule dans les vagues et les imprègne de son écume ? Constellations. Le vent soulève des firmaments lithiques invisibles dans la lumière du soleil. Constellation constellante qui incruste nos regards et les détourne au loin.
mardi 12 avril 2011
L'∞, 108
- Tu crois que ça suffira ?
- Quoi ?
- Ce coin, ce levier, c'est presque rien ...
Pour une fois, c'est Ulysse qui pose les questions. J'écoute. Elles sont assises un peu plus loin, sur le port, mais le vent apporte leurs paroles, et les dépose dans ma conscience. Rires. Les branches des arbres ploient, palpitent, ploient, se redressent. Mistral. La place se jonche de débris. Brisures. Inclinaisons. Le cœur dans la poitrine exploserait. Mais le vent souffle. Il disperse, éparpille. L'espace se jonche de débris du monde.
Inclinaison. Se redressent. Hésitent sous le souffle des jours. Inventaires. De tout ce qui se mêle et s'entremêle. Des papiers, des emballages, bouteilles vides qui roulent et dévalent on ne sait où. Et des pétales. Des myriades de pétales. Inventaire de ce qui s'envole. Inventaire de ce qui se courbe. De ce que le vent courbe, fait ployer, tord. Et de ce qui claque. Les portes, les fenêtres. Ouverture, puis, dans le même temps, sur le même rythme, aussi sèche, fermeture.
Je devine dans le silence du monde, dans l'opacité de son ombre aveugle, que la main qu'il a tendue n'a pas eu le temps de la saisir, de la retenir. Détente. En un instant. De son bras. Pourtant la tension était extrême. Et sèche. Et bien visée. Mais c'est trop tard. Et le claquement explose dans le bruissement des secrets. Éclats de lumière.
Tournoiement. Le monde sur lui-même - emporte - dans son mouvement les débris de la matérialité un instant rassurante. Pétales, emballages, des feuilles d'une autre saison, sèches, journaux d'un autre jour que ce jour, emportés sans qu'ils le sachent, dans de complexes circonvolutions spatiales, pétales, une canette de coca light, un long ruban de plastique, pétales, éclats de pétales déchiquetés et embaumants : contre toute attente, le monde, de lui-même, se soulève et se gonfle comme une voile.
- Tu vois, ça suffit ...
Regarde. Regarde ce que peut accomplir un coin de possible enfoncé dans les strates étouffantes du monde. Enfoncé par nos phrases dans les strates étouffantes du monde. Regarde la perspective qui s'ouvre et dans laquelle s'engouffre le vent. Il tisse des possibles.
- Tu te souviens ?
- De quoi ?
- De l'odeur des collines au soir tombant, cette odeur du fenouil sauvage.
- Je ne pense qu'à ça, j'y pense sans cesse, je ne cesse plus d'en respirer l'odeur au creux de mes pensées.
- Quoi ?
- Ce coin, ce levier, c'est presque rien ...
Pour une fois, c'est Ulysse qui pose les questions. J'écoute. Elles sont assises un peu plus loin, sur le port, mais le vent apporte leurs paroles, et les dépose dans ma conscience. Rires. Les branches des arbres ploient, palpitent, ploient, se redressent. Mistral. La place se jonche de débris. Brisures. Inclinaisons. Le cœur dans la poitrine exploserait. Mais le vent souffle. Il disperse, éparpille. L'espace se jonche de débris du monde.
Inclinaison. Se redressent. Hésitent sous le souffle des jours. Inventaires. De tout ce qui se mêle et s'entremêle. Des papiers, des emballages, bouteilles vides qui roulent et dévalent on ne sait où. Et des pétales. Des myriades de pétales. Inventaire de ce qui s'envole. Inventaire de ce qui se courbe. De ce que le vent courbe, fait ployer, tord. Et de ce qui claque. Les portes, les fenêtres. Ouverture, puis, dans le même temps, sur le même rythme, aussi sèche, fermeture.
Je devine dans le silence du monde, dans l'opacité de son ombre aveugle, que la main qu'il a tendue n'a pas eu le temps de la saisir, de la retenir. Détente. En un instant. De son bras. Pourtant la tension était extrême. Et sèche. Et bien visée. Mais c'est trop tard. Et le claquement explose dans le bruissement des secrets. Éclats de lumière.
Tournoiement. Le monde sur lui-même - emporte - dans son mouvement les débris de la matérialité un instant rassurante. Pétales, emballages, des feuilles d'une autre saison, sèches, journaux d'un autre jour que ce jour, emportés sans qu'ils le sachent, dans de complexes circonvolutions spatiales, pétales, une canette de coca light, un long ruban de plastique, pétales, éclats de pétales déchiquetés et embaumants : contre toute attente, le monde, de lui-même, se soulève et se gonfle comme une voile.
- Tu vois, ça suffit ...
Regarde. Regarde ce que peut accomplir un coin de possible enfoncé dans les strates étouffantes du monde. Enfoncé par nos phrases dans les strates étouffantes du monde. Regarde la perspective qui s'ouvre et dans laquelle s'engouffre le vent. Il tisse des possibles.
- Tu te souviens ?
- De quoi ?
- De l'odeur des collines au soir tombant, cette odeur du fenouil sauvage.
- Je ne pense qu'à ça, j'y pense sans cesse, je ne cesse plus d'en respirer l'odeur au creux de mes pensées.
L'∞, 107
Écart. Un pas de côté. Un sursaut. Hors des parallèles refermées. Sursaut. Parce qu'il y a des parallèles qui s'entrecroisent en dansant, et d'autres qui étouffent quand on les suit aussi consciencieusement qu'on peut, qui se resserrent peu à peu, dans l'opacité des descriptions à l'indicatif. Un pas pour rien. À côté de soi. À la surface du monde. S'écarter (un tant soit peu) de la ligne de soi, et de la ligne factuelle. Presque rien, ici et maintenant.
Un contrecoup léger. Sans doute la vibration se propulse-t-elle jusqu'en haut des vertèbres, les unes puis les autres, jusque dans la nuque que le soleil étreint. Mais on n'en sait rien, et ces répercussions elles aussi restent tacites. Le talon se relève, le pied, sur la pierre lisse, ne pourrait pas se poser plus légèrement, effleure le monde, déroulant la connaissance silencieuse qui est celle de sa nudité, se pose de manière à pouvoir, à chaque instant de son avancée, arrêter le mouvement, le détourner, le modifier, se relever pour éviter la blessure qu'infligerait, dans sa plante, un éclat de verre oublié là, et la marche laisse sur la pierre lisse sur laquelle en toute confiance elle se déroule, une trace déjà presque effacée d'eau salée comme les larmes qui, à présent, ne coulent plus. Ruissellement minuscule, le long des jambes et des chevilles, en filets d'eau entrelacés sur la peau nue. Empreintes. On se retourne on voit la trace sur le sol de son mouvement, tracée, inscrite. Mais se retourne-t-on ? On verrait alors, ainsi, simplement, tout simplement, le commencement de l'écrire.
Il suffit de tremper ses pensées dans l'eau de mer et d'en éclabousser le monde.
Certainement elles s'effaceront, peut-être moins vite qu'un pan mouillé de vêtement, accroché par une vague, alourdi par elle, ne séchera dans le vent. Avancer. Un pas puis l'autre. Pieds nus sur la pierre lisse. Sentir le sol, ses fissures, ses anfractuosités, faire rouler, de la pointe du pieds, un caillou minuscule qui s'en est détaché.
Et puis, faire un écart. Un pas de côté.
Je ne suis plus enserrée dans le monde. Faire éclater, du coin enfoncé de nos métaphores, le monde à l'indicatif. Le mode de mes phrases a changé. Et changera la donne. Il pourra s'y glisser des irréels, des attentes, des vœux, il y aura de la place pour des désirs, des impossibles, des contrefactuels, il s'y dessinera, simplement par la grâce de ce sursaut, de cet écart, des attentes, des appels, des espoirs, des regrets, des souvenirs improbables, inventés, et tu verras comme les mouvements deviendront plus faciles.
Le tissu retenant la mer autant qu'il est possible embrasse la jambe et la dessine dans la marche.
Un contrecoup léger. Sans doute la vibration se propulse-t-elle jusqu'en haut des vertèbres, les unes puis les autres, jusque dans la nuque que le soleil étreint. Mais on n'en sait rien, et ces répercussions elles aussi restent tacites. Le talon se relève, le pied, sur la pierre lisse, ne pourrait pas se poser plus légèrement, effleure le monde, déroulant la connaissance silencieuse qui est celle de sa nudité, se pose de manière à pouvoir, à chaque instant de son avancée, arrêter le mouvement, le détourner, le modifier, se relever pour éviter la blessure qu'infligerait, dans sa plante, un éclat de verre oublié là, et la marche laisse sur la pierre lisse sur laquelle en toute confiance elle se déroule, une trace déjà presque effacée d'eau salée comme les larmes qui, à présent, ne coulent plus. Ruissellement minuscule, le long des jambes et des chevilles, en filets d'eau entrelacés sur la peau nue. Empreintes. On se retourne on voit la trace sur le sol de son mouvement, tracée, inscrite. Mais se retourne-t-on ? On verrait alors, ainsi, simplement, tout simplement, le commencement de l'écrire.
Il suffit de tremper ses pensées dans l'eau de mer et d'en éclabousser le monde.
Certainement elles s'effaceront, peut-être moins vite qu'un pan mouillé de vêtement, accroché par une vague, alourdi par elle, ne séchera dans le vent. Avancer. Un pas puis l'autre. Pieds nus sur la pierre lisse. Sentir le sol, ses fissures, ses anfractuosités, faire rouler, de la pointe du pieds, un caillou minuscule qui s'en est détaché.
Et puis, faire un écart. Un pas de côté.
Je ne suis plus enserrée dans le monde. Faire éclater, du coin enfoncé de nos métaphores, le monde à l'indicatif. Le mode de mes phrases a changé. Et changera la donne. Il pourra s'y glisser des irréels, des attentes, des vœux, il y aura de la place pour des désirs, des impossibles, des contrefactuels, il s'y dessinera, simplement par la grâce de ce sursaut, de cet écart, des attentes, des appels, des espoirs, des regrets, des souvenirs improbables, inventés, et tu verras comme les mouvements deviendront plus faciles.
Le tissu retenant la mer autant qu'il est possible embrasse la jambe et la dessine dans la marche.
lundi 11 avril 2011
L'∞, 106
Disons, voilà, c'est une première métaphore possible. Il y en a sans doute d'autres, il y en a certainement d'autres. Délier les liens, dénouer les cordes, enlever les nœuds, tout ce qui empêche la vibration et la propagation de la vibration, couper les amarres, effacer les frontières, rompre ce qui retient, ce qui empêche, ce qui gêne le mouvement, ce qui arrête le trait, le tracé, celui-là même qui autrefois, et puis ne pas laisser défaire toutes les esquisses, les prolonger, les étendre comme soi-même on s'étend sur le sol, jusqu'à la voûte céleste.
C'est une première tentative, un mouvement, quelque chose comme le commencement d'un mouvement, peut-être seulement faudrait-il admettre que ce n'est rien d'autre que la forme possible de toutes les premières métaphores possibles, une première forme qui porterait en elle toutes les autres, rien de plus, rien de moins, presque rien, un peu de monnaie au fond d'une poche, du sable au fond d'un sac au retour de la plage, en été, qu'on retrouve un peu plus tard, quand le monde de nouveau bascule ; il est possible qu'il en faille d'autres, personne ne pourrait dire, à ce moment présent, qu'elle suffira, personne ne pourra planter ses yeux dans les miens et dire où elle conduira, encore moins jusqu'où elle mènera, il suffit pour le moment de la suivre, il est possible qu'elle ne suffise pas, on ne peut jurer de rien, mais cela, on le sait. Et puis il est possible aussi qu'elle se suffise.
Il en faudra peut-être d'autres. On ne peut pas exclure, sans avancer plus avant, qu'il en faille d'autres. Combien faudra-t-il de métaphores, pour enfoncer un coin du réel, pour faire vaciller tout l'édifice, et tracer son chemin à la surface du monde ? Comment le savoir ?
Je ne sais pas pourquoi je ne demande pas aux splendides constructions conceptuelles de la philosophie la plus froide de modifier le cours de nos existences. D'influer sur elles. De retracer leurs développements. De retailler leurs déploiements, de les rendre toujours plus sonores encore. Je ne sais pas pour quelle raison, et je n'en ai aucune à donner, d'elle, je n'attends pas cela. Ce n'est pas en ces termes que je rêve d'elle le jour durant, dans les bruits de klaxons de la ville et la clameur du monde, dans les courants d'air des gares. Elle est ailleurs. Dans un lieu très calme du monde. Et elle me suffit à elle-même.
On ne peut pas me demander de m'expliquer de tout alors que ce monde n'est que silence ou clameur. Je refuse. Mais si cette métaphore ne me conduit pas ailleurs dans le monde, je la renierai, elle et tout ce qui va avec.
C'est une première tentative, un mouvement, quelque chose comme le commencement d'un mouvement, peut-être seulement faudrait-il admettre que ce n'est rien d'autre que la forme possible de toutes les premières métaphores possibles, une première forme qui porterait en elle toutes les autres, rien de plus, rien de moins, presque rien, un peu de monnaie au fond d'une poche, du sable au fond d'un sac au retour de la plage, en été, qu'on retrouve un peu plus tard, quand le monde de nouveau bascule ; il est possible qu'il en faille d'autres, personne ne pourrait dire, à ce moment présent, qu'elle suffira, personne ne pourra planter ses yeux dans les miens et dire où elle conduira, encore moins jusqu'où elle mènera, il suffit pour le moment de la suivre, il est possible qu'elle ne suffise pas, on ne peut jurer de rien, mais cela, on le sait. Et puis il est possible aussi qu'elle se suffise.
Il en faudra peut-être d'autres. On ne peut pas exclure, sans avancer plus avant, qu'il en faille d'autres. Combien faudra-t-il de métaphores, pour enfoncer un coin du réel, pour faire vaciller tout l'édifice, et tracer son chemin à la surface du monde ? Comment le savoir ?
Je ne sais pas pourquoi je ne demande pas aux splendides constructions conceptuelles de la philosophie la plus froide de modifier le cours de nos existences. D'influer sur elles. De retracer leurs développements. De retailler leurs déploiements, de les rendre toujours plus sonores encore. Je ne sais pas pour quelle raison, et je n'en ai aucune à donner, d'elle, je n'attends pas cela. Ce n'est pas en ces termes que je rêve d'elle le jour durant, dans les bruits de klaxons de la ville et la clameur du monde, dans les courants d'air des gares. Elle est ailleurs. Dans un lieu très calme du monde. Et elle me suffit à elle-même.
On ne peut pas me demander de m'expliquer de tout alors que ce monde n'est que silence ou clameur. Je refuse. Mais si cette métaphore ne me conduit pas ailleurs dans le monde, je la renierai, elle et tout ce qui va avec.
L'∞, 105
— Tu comprends le mécanisme ?
— Oui …
— Tu vois la dynamique, l'élan ?
— Je crois, oui.
Passer les vagues, sentir le courant. Dans le monde, dans le temps, il doit, il ne peut pas en être autrement, se produire les mêmes phénomènes immenses que le cadre bien défini d'une journée ne suffit pas à briser. Suivre la marée. Tu continues à aller où tu veux, là où bon te semble, où te portent tes pas, mais l'amplitude du monde et de ses mouvements propres est telle qu'ils ne se laissent pas ignorer. L'affrontement radical et frontal avec le réel ne me paraît plus une bonne stratégie en d'autres termes.
— Je comprends …
— Alors continuons à chercher Ithaque.
Le trait tendu à travers le réel, qui le transperçait comme une flèche, vient de disparaître. Il s'est rompu. Simplement par l'effet de ma volonté. Ce n'était donc rien d'autre que cela. La ligne qu'il dessinait, droite et immuable, s'efface peu à peu dans le jour, et sur son tracé défunt se constituent autant d'éclats de lumière qui se répercutent sur toutes les surfaces qu'ils rencontrent, tout ce qu'ils trouvent, verre, métal, même le plastique leur sert à produire une dernière vibration dans le jour, les vitres des voitures, les montres passées autour des poignets, les écrans des téléphones portables. Quand elle se rompt et se disperse, elle cingle le monde et mon regard une dernière fois. Mais c'est la dernière fois.
La métaphore est en place. Imaginons qu'il en soit ainsi, très exactement, jouons le jeu, prenons-la comme une description, je veux dire, prenons cette métaphore au sérieux, selon laquelle une pièce métallique, profondément fichée dans le temps, dans le jour, et qui bloquait, arrêtait, freinait les impressions, rendait le monde grinçant, on ne peut pas complètement écarter l'hypothèse qu'elle avait rouillé, que des strates de rouille l'avait épaissie, déformée, vient de voler en éclats.
— Il faut comprendre les mouvements et les laisser se faire.
— Et les mots les accompagnent.
— Si tu veux.
À présent, le mouvement reprend son cours, infinitésimal, les gestes deviennent fluides, le langage se coule dans les interstices, les possibles se délient sans que leur ruissellement sur le monde soit arrêté, par rien, le commencement du mouvement est la chose la plus difficile du monde, mais une fois qu'il a commencé, il faut s'attendre, à un ruissellement de possibles et des phrase sur le monde. Bruissement des phrases et des possibles. Tremblement. Comme une larme dans le regard.
Il n'est pas possible d'étouffer plus longtemps.
— Oui …
— Tu vois la dynamique, l'élan ?
— Je crois, oui.
Passer les vagues, sentir le courant. Dans le monde, dans le temps, il doit, il ne peut pas en être autrement, se produire les mêmes phénomènes immenses que le cadre bien défini d'une journée ne suffit pas à briser. Suivre la marée. Tu continues à aller où tu veux, là où bon te semble, où te portent tes pas, mais l'amplitude du monde et de ses mouvements propres est telle qu'ils ne se laissent pas ignorer. L'affrontement radical et frontal avec le réel ne me paraît plus une bonne stratégie en d'autres termes.
— Je comprends …
— Alors continuons à chercher Ithaque.
Le trait tendu à travers le réel, qui le transperçait comme une flèche, vient de disparaître. Il s'est rompu. Simplement par l'effet de ma volonté. Ce n'était donc rien d'autre que cela. La ligne qu'il dessinait, droite et immuable, s'efface peu à peu dans le jour, et sur son tracé défunt se constituent autant d'éclats de lumière qui se répercutent sur toutes les surfaces qu'ils rencontrent, tout ce qu'ils trouvent, verre, métal, même le plastique leur sert à produire une dernière vibration dans le jour, les vitres des voitures, les montres passées autour des poignets, les écrans des téléphones portables. Quand elle se rompt et se disperse, elle cingle le monde et mon regard une dernière fois. Mais c'est la dernière fois.
La métaphore est en place. Imaginons qu'il en soit ainsi, très exactement, jouons le jeu, prenons-la comme une description, je veux dire, prenons cette métaphore au sérieux, selon laquelle une pièce métallique, profondément fichée dans le temps, dans le jour, et qui bloquait, arrêtait, freinait les impressions, rendait le monde grinçant, on ne peut pas complètement écarter l'hypothèse qu'elle avait rouillé, que des strates de rouille l'avait épaissie, déformée, vient de voler en éclats.
— Il faut comprendre les mouvements et les laisser se faire.
— Et les mots les accompagnent.
— Si tu veux.
À présent, le mouvement reprend son cours, infinitésimal, les gestes deviennent fluides, le langage se coule dans les interstices, les possibles se délient sans que leur ruissellement sur le monde soit arrêté, par rien, le commencement du mouvement est la chose la plus difficile du monde, mais une fois qu'il a commencé, il faut s'attendre, à un ruissellement de possibles et des phrase sur le monde. Bruissement des phrases et des possibles. Tremblement. Comme une larme dans le regard.
Il n'est pas possible d'étouffer plus longtemps.
dimanche 10 avril 2011
L'∞, 104
Je cherche un rythme. Une pulsation. Tout est là, dans la pulsation.
Quand il s'est approché, en silence, les vibrations provoquées par ses pas se sont transmises très fidèlement à la pierre tiède qui, fidèlement à son tour, en a informé toutes les fibres de mon corps, jusqu'à ce que je sente, sur moi, l'ombre de sa présence, opaque et ciselée. Je savais sa présence, avant même d'ouvrir les yeux. Je pouvais, en gardant les yeux fermés, à travers l'opacité de mes paupières, le savoir là. Tout à proximité de moi. Aucun doute ne venait entraver cette impression, paupières fermées.
Ce pourrait être un nouvel exercice, éviter les freins, les frontières, les négations, les obstacles. Ce pourrait être un nouvel exercice. Oublier le je autrefois, n'a pas suffi. A montré ses limites. S'est montré inexact. Oublier les négations qui sont autant de déterminations et qui nous fixent et nous clouent au sol, pantelants. Immobiles.
Je cherche un rythme, une pulsation.
Des phrases et de l'avancée à la surface du monde, c'est tout un. C'est la même question qui me tourne en tête. Qui sans cesse, comme un refrain, comme un air trop connu, revient en ma mémoire. Du rythme de mes phrases, du rythme de tes pas. Dans le vent d'autrefois tu tenais ma main, et nous avancions ainsi, plein vent de face, à la recherche de ces ruines splendides qu'absolument tu voulais voir. Le sentier était minuscule, incertain, sous nos pas, des pierres roulaient beaucoup plus bas, beaucoup plus loin, il y avait toute la montagne autour de nous, abrupte, se découpant sur le ciel bleu, sèche, elle paraît si loin dans ma mémoire, je ne comprends même pas comment ainsi, j'ai pu la laisser s'éloigner dans le temps, peut-être n'y suis-je pour rien, peut-être était-il impossible de la retenir, le soleil et le vent se mêlaient contre nous, et tu tenais ma main, j'avançais un peu en retrait, tu ouvrais le chemin, et le monde, et les possibles, et tes pas donnaient la pulsation.
Je n'y ai pas pris garde, les possibles se sont refermés peu à peu, et ce sentier à présent serpente très loin dans ma mémoire. Je croyais en l'éternité, à cette époque. Je me souviens encore de l'impression que cela fait, de croire en l'éternité, et parfois elle vient me réveiller au creux de la nuit. Maintenant, je crois que je pourrais être contente de simplement rouler entre mes doigts un peu de fenouil sauvage et de m'endormir en sentant sur ma main l'odeur de ces lointains.
Il me faut un rythme, une pulsation.
Ils se sont perdus, sans doute, au fur et à mesure, j'ai perdu la pulsation, la mesure, au ur et à mesure, je les ai perdus, c'est ma faute, mais cela n'importe pas, je les ai perdus dans quelque gare traversée d'un vent glacial un soir d'hiver, sur un quai, en attendait la formation du train 6111 ou quelque chose comme ça, en provenance de et à destination de, qui rencontrait quelque problème technique. Que reste-t-il à faire que je n'ai pas tenté encore, avant de partir entièrement à la dérive ? Je ne vois pas. Alors il n'y a plus rien d'autre à faire, c'est ma dernière chance, de retrouver la pulsation initiale.
Il n'y a plus à hésiter.
Quand il s'est approché, en silence, les vibrations provoquées par ses pas se sont transmises très fidèlement à la pierre tiède qui, fidèlement à son tour, en a informé toutes les fibres de mon corps, jusqu'à ce que je sente, sur moi, l'ombre de sa présence, opaque et ciselée. Je savais sa présence, avant même d'ouvrir les yeux. Je pouvais, en gardant les yeux fermés, à travers l'opacité de mes paupières, le savoir là. Tout à proximité de moi. Aucun doute ne venait entraver cette impression, paupières fermées.
Ce pourrait être un nouvel exercice, éviter les freins, les frontières, les négations, les obstacles. Ce pourrait être un nouvel exercice. Oublier le je autrefois, n'a pas suffi. A montré ses limites. S'est montré inexact. Oublier les négations qui sont autant de déterminations et qui nous fixent et nous clouent au sol, pantelants. Immobiles.
Je cherche un rythme, une pulsation.
Des phrases et de l'avancée à la surface du monde, c'est tout un. C'est la même question qui me tourne en tête. Qui sans cesse, comme un refrain, comme un air trop connu, revient en ma mémoire. Du rythme de mes phrases, du rythme de tes pas. Dans le vent d'autrefois tu tenais ma main, et nous avancions ainsi, plein vent de face, à la recherche de ces ruines splendides qu'absolument tu voulais voir. Le sentier était minuscule, incertain, sous nos pas, des pierres roulaient beaucoup plus bas, beaucoup plus loin, il y avait toute la montagne autour de nous, abrupte, se découpant sur le ciel bleu, sèche, elle paraît si loin dans ma mémoire, je ne comprends même pas comment ainsi, j'ai pu la laisser s'éloigner dans le temps, peut-être n'y suis-je pour rien, peut-être était-il impossible de la retenir, le soleil et le vent se mêlaient contre nous, et tu tenais ma main, j'avançais un peu en retrait, tu ouvrais le chemin, et le monde, et les possibles, et tes pas donnaient la pulsation.
Je n'y ai pas pris garde, les possibles se sont refermés peu à peu, et ce sentier à présent serpente très loin dans ma mémoire. Je croyais en l'éternité, à cette époque. Je me souviens encore de l'impression que cela fait, de croire en l'éternité, et parfois elle vient me réveiller au creux de la nuit. Maintenant, je crois que je pourrais être contente de simplement rouler entre mes doigts un peu de fenouil sauvage et de m'endormir en sentant sur ma main l'odeur de ces lointains.
Il me faut un rythme, une pulsation.
Ils se sont perdus, sans doute, au fur et à mesure, j'ai perdu la pulsation, la mesure, au ur et à mesure, je les ai perdus, c'est ma faute, mais cela n'importe pas, je les ai perdus dans quelque gare traversée d'un vent glacial un soir d'hiver, sur un quai, en attendait la formation du train 6111 ou quelque chose comme ça, en provenance de et à destination de, qui rencontrait quelque problème technique. Que reste-t-il à faire que je n'ai pas tenté encore, avant de partir entièrement à la dérive ? Je ne vois pas. Alors il n'y a plus rien d'autre à faire, c'est ma dernière chance, de retrouver la pulsation initiale.
Il n'y a plus à hésiter.
L'∞, 103
À partir de là, je me suis tenue à cette impression. Je m'en suis tenue à elle. Celle exactement, toujours la même, qui se manifeste chaque fois, au sortir de l'eau.
L'équation qui se complète et se recompose à chaque fois que le corps entre dans l'eau fait trouver des résultats ∞ment divers, la seule constance de notre monde est d'être inconstant, Héraclite nous en a avertis il y a bien longtemps, il a posé le problème, et personne, jamais, n'a trouvé de solution à cela, les changements de l'eau relèvent de son essence même, nous ne pouvons avoir aucune assurance qu'elle aura le même goût sur les lèvres, qu'elle complètera de la même manière l'équation dont le corps et le sol sont les deux autres inconnues (mais au moment où nous en sommes du calcul, elles ont déjà été trouvées et seule la mer demeure capable de tout faire varier à nouveau), les courants se dessinent, les vagues portent différemment, ou retournent à leur manière le corps qu'elles ont commencé par soulever, l'écume en éclaboussures entre dans les yeux, les fait pleurer, certes, mais les larmes se mêlent à l'eau salée, et disparaissent aussi vite de nos pensées… on pourrait s'y perdre, s'y noyer…
Passons à un niveau d'abstraction plus élevé, il est possible après tout que le changement de point de vue soit pertinent et nous donne, sur la question, une position mieux assurée, plus ferme, décisive … (personnellement je n'en crois rien, je me suis trop souvent promenée dans les abstractions de l'esprit, j'en connais assez bien les chemins pour savoir qu'elles sont mouvantes et traîtresses comme des lames, mais je veux bien essayer) : il suffit de penser à toutes les heures à lutter contre le courant, il suffit de penser combien ∞ment différentes elles sont, toutes, et il devient incompréhensible que personne, jamais, ne prenne la peine de les raconter, en se noyant dans les détails et dans les flots, tout à la fois.
Et si seulement cette prémisse est accordée à mon raisonnement, alors on se prend à penser à toutes les vagues que jamais, personne, n'a pris la peine de raconter, on ne peut plus les écarter de sa pensée, à toutes les vagues qui déferlent comme la part silencieuse et bruissante du monde, et soudain cette part silencieuse l'emporte ∞ment sur tout ce que nous pourrions dire, elle anéantit tout ce que nous pourrions dire tant nous parlons, avant même que nous ayons commencé à parler, la défaite est inscrite dans le silence qui précède notre première phrase, et nous comprenons soudain que nous sommes au centre d'une gangue de silence dont nous ne savons pas nous échapper, que nous ne savons pas attaquer, encore moins fissurer.
Et chaque fois que les vagues rendent à la plage de sable ou de galets un nageur, le corps retrouve la verticalité des pas après l'horizontalité des mouvements, et la même impression se renouvelle. Les flots le rendent à lui-même, la pesanteur se recompose en lui, reprend ses droits, sans doute, dans l'obscurité de la chair, les articulations se réajustent-elles les unes aux autres, et on se reprend, aussitôt, à rêver de la mer.
L'équation qui se complète et se recompose à chaque fois que le corps entre dans l'eau fait trouver des résultats ∞ment divers, la seule constance de notre monde est d'être inconstant, Héraclite nous en a avertis il y a bien longtemps, il a posé le problème, et personne, jamais, n'a trouvé de solution à cela, les changements de l'eau relèvent de son essence même, nous ne pouvons avoir aucune assurance qu'elle aura le même goût sur les lèvres, qu'elle complètera de la même manière l'équation dont le corps et le sol sont les deux autres inconnues (mais au moment où nous en sommes du calcul, elles ont déjà été trouvées et seule la mer demeure capable de tout faire varier à nouveau), les courants se dessinent, les vagues portent différemment, ou retournent à leur manière le corps qu'elles ont commencé par soulever, l'écume en éclaboussures entre dans les yeux, les fait pleurer, certes, mais les larmes se mêlent à l'eau salée, et disparaissent aussi vite de nos pensées… on pourrait s'y perdre, s'y noyer…
Passons à un niveau d'abstraction plus élevé, il est possible après tout que le changement de point de vue soit pertinent et nous donne, sur la question, une position mieux assurée, plus ferme, décisive … (personnellement je n'en crois rien, je me suis trop souvent promenée dans les abstractions de l'esprit, j'en connais assez bien les chemins pour savoir qu'elles sont mouvantes et traîtresses comme des lames, mais je veux bien essayer) : il suffit de penser à toutes les heures à lutter contre le courant, il suffit de penser combien ∞ment différentes elles sont, toutes, et il devient incompréhensible que personne, jamais, ne prenne la peine de les raconter, en se noyant dans les détails et dans les flots, tout à la fois.
Et si seulement cette prémisse est accordée à mon raisonnement, alors on se prend à penser à toutes les vagues que jamais, personne, n'a pris la peine de raconter, on ne peut plus les écarter de sa pensée, à toutes les vagues qui déferlent comme la part silencieuse et bruissante du monde, et soudain cette part silencieuse l'emporte ∞ment sur tout ce que nous pourrions dire, elle anéantit tout ce que nous pourrions dire tant nous parlons, avant même que nous ayons commencé à parler, la défaite est inscrite dans le silence qui précède notre première phrase, et nous comprenons soudain que nous sommes au centre d'une gangue de silence dont nous ne savons pas nous échapper, que nous ne savons pas attaquer, encore moins fissurer.
Et chaque fois que les vagues rendent à la plage de sable ou de galets un nageur, le corps retrouve la verticalité des pas après l'horizontalité des mouvements, et la même impression se renouvelle. Les flots le rendent à lui-même, la pesanteur se recompose en lui, reprend ses droits, sans doute, dans l'obscurité de la chair, les articulations se réajustent-elles les unes aux autres, et on se reprend, aussitôt, à rêver de la mer.
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