jeudi 16 juin 2011
jeudi 2 juin 2011
Vases communicants de juin 2011 avec Louise Imagine
Voix…
Lointaines.
Réminiscences…
Se souvenir du pourquoi. Du comment. De l’importance des images, des odeurs, des sons. Du peu qu’il me reste, enfance absorbée par une mémoire défaillante. Chute. Traumatisme crânien. 3 jours de Black-out.
Plus rien.
Puis rassembler, recoller ce qui se laisse approcher.
Pas grand chose, certes.
Quelques instants. Intenses.
Toute une vie finalement.
Les volants rouges et vaporeux d’une robe d’été virevoltant au dessus de ma tête. De longues jambes gainées de talons hauts dansant juste au centre.
L’odeur de chlore de la piscine municipale. Les cris aigus des autres enfants. Ces mains brutales me bousculant et me poussant dans l’eau. Ma peur alors que je coule. Je ne sais pas nager.
Le grand bol rempli de cacao et lait en poudre que me tendait ma grand-mère. Les grains moelleux fondant sur ma langue, cuillère après cuillère. Prendre son temps.
Le crissement affolé des pattes d’une sauterelle contre la boite d’allumette dans laquelle je l’ai enfermée. Ma curiosité.
Les éclairs déchirant la voie lactée, une nuit d’automne. Moi, échappée à pas feutrés de ma chambre, restant assise sur la balançoire des heures durant pour ne rien rater.
Le parfum du lilas dans le jardin. Celui, plus profond, de la figue. Aller cueillir le fruit à même l’arbre. Sève blanche collant aux doigts. Recommencer.
Le chant des enfants s’élevant dans la salle polyvalente pour ce jour de fête. Ma terrible détresse de ne pas avoir osé les rejoindre dans le chœur. Corps de plomb. Impossible de bouger. Deux mois que je répétais.
Le doux ronronnement du chat, tout contre moi. La nacre lisse de ses moustaches. Mon souffle chaud creusant son pelage.
Le fumet envoûtant de la tourte sortant du four, dans la queue du magasin. Ma main, figée dans celle de ma mère, espérant qu’elle me laissera porter le panier.
Un souffle chaud contre mes joues, mèches de cheveux chatouillant mes tempes. Éblouissement. Éclats ocres et jaunes. Scintillement délicieux. Je plisse les yeux. C’est l’été. Surtout ne pas bouger.
Rassembler, recoller ce qui se laisse approcher.
Quelques instants, à peine.
Mais d’une belle intensité.
Son : Isabelle Pariente-Butterlin que vous pouvez entendre ici
Texte, photo : Louise Imagine
« Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. » Vases Communicants
Vous pouvez retrouver ma participation sur le site de Louise Imagine...
N'hésitez pas à lire et relire les autres participations à ces vases communicants de juin 2011 :
Martine Sonnet et Urbain trop urbain
Anita Navarrete-Berbel et Brigitte Célérier
Céline Renoux et Christophe Sanchez
Franck Thomas et Guillaume Vissac
Cécile Portier et Pierre Ménard
Franck Queyraud et Loran Bart
Anne Savelli et François Bon
Carine Perals-Pujol et Joachim Séné
Maryse Hache et Laurence Skivée
Chez Jeanne et Xavier Fisselier
Le roi des éditeurs et Nicolas Ancion
Kouki Rossi et Jean Prod'hom
Michel Brosseau et Jacques Bon
Christine Jeanney et Christophe Grossi
Caroline Gérard et Juliette Mezenc
Ghislaine Balland et Dominique Hasselmann
Piero Cohen-Hadria et Conte de Suzanne
jeudi 26 mai 2011
I.2. )
).
Parenthèse. Point. C'est la séquence. La séquence de fin. Parenthèse point. Parenthèsepoint. On entend ça : parenthèsepoint. On l'entend dans sa tête. C'est fini. Les doigts, un instant, suspendent leur entremêlement sur le clavier. Cliquetis de parenthèsefin, puis plus rien, un instant. Plus rien.
Je ne sais pas ce qu'il y avait avant : nous ne sommes pas remontés dans la ligne. Il n'est pas nécessaire de (toujours) remonter plus avant. Nous n'avons pas réussi, nous ne sommes pas parvenus, nous ne parvenons pas, ça achoppe, ça grince, ça crisse. On fait comme on peut, on passe son temps à faire ce qu'on peut. Mais là, non, ça crisse, ça grince, ça achoppe, il doit y avoir quelque chose comme de la rouille, la rouille, qui gonfle les articulations, qui les fait gonfler, et puis la porte n'ouvre plus, il faut pousser fort, et puis même pousser, fort, coup d'épaule pour les hommes, de hanche pour les femmes, ça ne suffit plus. Alors on n'y peut rien. Même le grincement, on ne l'entend plus, on aimerait bien l'entendre, le grincement, à l'ouverture de la porte, mais voilà : même ça.
Alors parenthèsepoint.
Si on commence par le début, on n'en sortira pas. On va faire comme je sais faire. C'est moi qui fais alors on fait comme je sais : on poser la fin, on tend vers elle, c'est dans ce sens. Désigner le but : tendre vers lui. Désigner. Si l'échelle des êtres n'est pas binaire, s'il y a une infinité de possibles dans les degrés d'âme, entre l'inanimé et l'animé, on peut toujours rêver, c'est une hypothèse, on n'est pas obligé d'en être réduit au face à face le plus binaire avec le monde, alors il est possible que la corde tendue de violon tende de toute son âme à la note juste sous la caresse de l'archet. Du moins, on peut l'imaginer.
Pour le moment, nous n'en avons pas le temps. Ce n'est pas la question. Pas directement. Nous remonterons plus tard. Nous procèderons par remontée, tendue, dans le corps des phrases. Contre-courant est plus amusant. Contrer le courant. Contrer le vent. Ne pas suivre, remonter, ondoyer. Lutter. Le monde de face. Les phrases de face. Face à face. Corps à corps. Corps et âme. Contrer les phrases, éprouver leur résistance, cheminer à l'envers pour ne pas être enveloppé d'elles, pas trop douceureusement, du moins, leur musique étrange et sonnante, et résonnante, ne pas se laisser séduire par elles, leurs sonorités douces et trompeuses.
Alors voilà : parenthèsepoint.
Tintement, crissement, cliquetis. Et puis parenthèsepoint. Et on tombe. On tombe dans le silence.
mercredi 25 mai 2011
I.1. )
Si la parenthèse se referme, nous tombons de l'autre côté. Je ne sais pas ce qu'il y a de ce côté immense de ce minuscule symbole. L'une s'est ouverte, l'autre refermée. Elles tenaient entre elles ce qui devait l'être. Parenthèse ouverte, à quoi répond, pour finir, une parenthèse fermée.
Je ne sais pas pourquoi je commence par elle. Sinon qu'elle initie l'inconnu. Et après, je ne sais pas non plus. Je ne sais que des choses minuscules. Je ne peux pas tout dire.
Quelque chose se referme. Je ne sais pas ce qu'il y avait avant, je sais pas ce qu'il y a après, qui a déjà commencé au moment où ces lignes commencent à se tracer. Il ne paraît pas très stratégique d'anticiper. Peut-être, pour que la phrase soit correcte, pour qu'elle se comporte selon des lignes parfaites, pour que la formule soit exacte, et la plénitude atteinte au regard du sens, qu'on n'y perde rien, pas une miette de signification, pas d'émiettement, pas d'éparpillement, peut-être aurait-il fallu écrire, non pas
")"
pour commencer, c'est une erreur, mais bien plutôt
"…)"
Le texte commence par une fin. Qui est une erreur. Ce n'est pas grave, les abstractions sont délicieuses.
Reprenons :
…)
Quelque chose … se … termine, puis la parenthèsesereferme).
La parenthèse se referme. Si on regarde attentivement, on voit le tracé, l'élan, le processus. On voit la suite de points de suspension aussi longtemps qu'elle se sera prolongée, on peut l'imaginer immense, étendue, ou très brève, cela ne change pas grand-chose, pour le moment, à ce qui nous occupe, ici,
…)
Mais faut-il un point après la ) ? Quelque chose se referme, et puis. Point. Mais qu'y a-t-il ? Après ?
dimanche 22 mai 2011
L'∞, Épilogue, 10
Il faut se concentrer uniquement sur cela : {{un mouvement puis l'autre, un bras puis l'autre (puis respirer)}. Se reposer}}. Juste cette séquence. La répéter. Inlassablement. Autant de fois qu'il le faudra. Ce qui fait que, soudain, dans cette immensité ouverte, bords du monde tout proches, d'où on aurait pu tomber, l'espace soudain se replie, se referme, rétrécit et que, inlassablement, il n'est que cela, cette séquence infime de l'océan dans laquelle se déplie : {{un mouvement puis l'autre, un bras puis l'autre (puis respirer)}. Se reposer}}. C'est tout. Rien que cela. Tant que cela sera possible {{un mouvement puis l'autre, un bras puis l'autre (puis respirer)}. Se reposer}}, alors il sera possible de recommencer un déplacement horizontal, de ne pas seulement s'enfoncer verticalement dans les profondeurs de l'océan.
Inlassablement n'est pas le terme exact.
C'est seulement la tension de ma volonté, seulement elle, purement elle, qui me reconduira sur la côte {{un mouvement puis l'autre, un bras puis l'autre (puis respirer)}. Se reposer}}. Répéter cela. Sans cesse. Ne jamais cesser. Répéter cette séquence. Les mouvements du corps s'en suivront de la pure tension de la volonté. De lui-même, il aurait coulé à pic, il ne servait à rien, plus à rien, il a fallu tendre à l'extrême la volonté, la relier comme une corde à la terre, {{un mouvement puis l'autre, un bras puis l'autre (puis respirer)}. Se reposer}}, imposer cela au corps qui abandonnait et qui redevient utile.
Répéter la séquence. Se reposer. Tant que l'eau me porte, je ne risque rien. Il suffit de faire confiance à l'eau, me reposer sur elle, me reposer en elle, détendre mes muscles, éviter l'épuisement, {{un mouvement puis l'autre, un bras puis l'autre (puis respirer)}. Se reposer}}. Se reposer sur l'eau. Se confier à elle. Elle me porte. Tu vois bien ? Elle te porte.
L'∞, Épilogue, 9
Je ne peux plus rentrer. Je ne pourrai jamais rentrer.
Alors, j'ai commencé à couler, couler à pic, descendre, peu à peu, là où croisent les ombres, les masses opaques, les bruits sourds, là où se perd la lumière du soleil, là où les rayons du soleil se perdent, se noient, un peu encore, un peu plus bas, un peu plus loin dans les profondeurs, j'allais couler. Alors j'ai commencé à couler. Mes mouvements sont devenus désordonnés, j'ai bu une première gorgée d'eau salée, et froide, qui m'a fait tousser, mes mouvements alors sont devenus encore plus désordonnés, impossible de les coordonner, de les remettre, entre eux, en coïncidence, de les faire coïncider entre eux, pour retrouver une impulsion, c'était impossible. J'ai commencé à couler. Et je le savais.
Tu es en train de te noyer, regarde toi, tu es en train de te noyer.
La phrase avait raison, c'était évident, cela soudain me frappait, elle avait raison, je ne comprenais pas du tout comment elle le savait, comment elle arrivait là, dans ma conscience déjà imbibée d'eau et de sel, j'allais me noyer, ou plutôt, je me noyais, c'est exactement ça, je me noyais, je coulais, j'épuisais mes gestes, mes forces, à rien, pour rien, je coulais, à pic, je me noyais, je faisais exactement ce qu'il fallait faire pour se noyer, exactement ce qu'il ne fallait pas faire, gestes, désordre des gestes, inutiles, épuisants, je me noyais.
Regarde-toi. Calme-toi. Il y avait une solution, en l'espace de quelques secondes je le compris, regarde-toi, calme-toi, reprends, un geste, et puis allonge-toi, repose-toi, une respiration, les bras, une fois, deux fois, et puis repose-toi. Si tu te reposes, tu vas retrouver ton souffle. Si tu appelles à l'aide, tu le perds. Repose-toi. Nage. Les bras, une fois, deux fois, c'est tout, ça suffira. Les jambes suivent. Puis repose-toi. Comme ça, tu vas y arriver, les bras, une fois, deux fois, puis repose-toi. Tu avances, ça y est. Tu ne vas pas mourir, là, devant ta fille minuscule qui joue sur la plage et qui ne pourra pas supporter que tu ne reviennes pas. Avance. Un geste puis un autre. Puis repose-toi.
samedi 21 mai 2011
L'∞, Épilogue 8
Je nageais vers l'horizon, pensant à cela, seulement cela, un mouvement et puis un autre, respiration indexée exactement sur les mouvements des bras, une fois, deux fois, trois, quatre, respirer, recommencer, toujours, ce qui compte c'est le rythme, tenir les mouvements, visage dans l'eau, le sel brûle un peu les yeux, mais au fond de moi j'aime cette brûlure, une fois, deux fois, trois, quatre, respirer, le besoin de respirer qui ne quitte pas oblige les mouvements à être réguliers et tendus, décidément, j'ai souvent besoin de respirer, je ne vois pas comment, avec un tel besoin de respirer, je pourrais filer éternellement les immobilités bleues, mais ce soir, oui, c'est immobile, et l'horizon paraît presque à portée de moi, alors un mouvement et puis un autre, une fois, deux fois, trois, quatre, mon visage est dans l'eau, retrouver un peu d'air, la tête se tournant d'un côté, de l'autre, alternativement, tenir le rythme, tous les mouvements du corps se répondent les uns aux autres, et surtout, tenir le rythme de la respiration parfaitement indexée sur les mouvements du corps.
À un moment, je juge que je suis assez loin. Je les arrête. Le rythme se brise. Je me retourne pour regarder à quelle distance je suis obstinément parvenue de la côté, espérant ne voir plus que des silhouettes minuscules et colorées, presque rien, des épingles, espérant être soulevée mollement par les vagues presque imperceptible, ne faire que cela, quelques instants, retrouver un peu d'immobilité, entre le monde et l'horizon, je dois être à mi-chemin entre le monde et sa bordure verticale, sa bordure, vers quoi je tends, qui se perçoit seulement par le fin trait horizontal qu'elle trace à la limite de mon champ de vision. Je dois être à mi-chemin entre le monde et sa frontière, reposée par les vagues, bercée par elles, soulevée, puis reposée, un peu plus bas, parfois je vois la côté, ou l'horizon, parfois, je suis dans un désert liquide mêlant le bleu au vert et au gris.
Je ne sais pas pourquoi, à ce moment là, sans que j'y sois pour rien, sans que, en rien, je l'aie sollicitée, une phrase a traversé mon esprit, a choisi elle-même ses propres mots, son ordonnancement, son rythme propre, puis est venue, s'est fichée en moi, profondément, a transpercé mes peurs :de là où tu es, tu ne pourras jamais rentrer.
L'∞, Épilogue, 7
Pour cela, Ulysse ne pourrait m'être d'aucune aide.
Il fallait les prendre de front, revenir sur le lieu même de sa peur, seule, absolument seule, se laisser submerger par elle, ou surnager, remonter, on le saurait plus tard, on le saurait autrement, à un autre moment, il fallait remonter, revenir du fond de la conscience et des souvenirs, sentir que pour retrouver l'air frais aucune main ne me serait d'aucun secours, aucune main ne me serait jamais d'aucune aide, c'était plus simple, il suffisait de le savoir, couler à pic disparaître, remonter respirer, c'est un même mouvement, vectorialisation de soi, dans un sens ou dans l'autre, une direction ou l'autre, l'un ou l'autre, mais pas les deux, évidemment, assurément pas les deux.
Ce à quoi l'on se tient aisément, et qui enserre, dans le calcul propositionnel, p ou non p, l'un ou l'autre, mais pas les deux : le tiers est exclu.
Donc : oublier. Oublier cela, qui est impossible à oublier. Cela dont l'oubli ne se donnera pas. Contradiction dans les termes, à affronter, maintenant, sans plus attendre, sans plus reculer, plonger, dans la contradiction, dans la vague, la négation des possibles, la fin de tout. Donc le reprendre, le refaire, le rejouer, encore, sans peur, parce que cette fois, au bord de l'eau, il n'est plus possible de faire autrement. Vectorialisation de soi et de sa course propre. Je ne sais pas où Ulysse a disparu mais, sur le rivage, je ne le vois plus, il ne se distingue plus, dans la brume enveloppante, caressante, étouffante de ce mois d'août finissant qui a accumulé toute chaleur possible, va crever un peu plus tard en orage, mais pour l'instant, seulement, la brume de chaleur qui monte de la mer recouvre toute chose de ce monde.
À quoi, donc, on n'échappera plus.
vendredi 20 mai 2011
L'∞, Épilogue, 6
Plus tard, la pluie fine et tiède ne cessait plus, délavait les lignes, les contours, les couleurs, la pluie fine ne cessait plus. Et tout se fondait l'un dans l'autre, tout s'absorbait l'un dans l'autre, s'effaçait de soi-même, s'estompait sans bruit dans la dissolution du monde et le clapotement de l'eau. Estompe - en demi-teinte. Une aquarelle très mouillée, très défaite, sur laquelle la pluie termine les possibles, finit de les déliter, de les défaire.
Paysage gris et doux, grisé, estompé, ∞ment indistinct, le gris pâle du ciel se fond dans la mer devenue elle-même presque grise, se noie de brume, qui flotte au ras des vagues presque immobile, caresse le rivage, enveloppe la mer qui se fond dans le ciel devenu presque pâle, en retour, noyés l'un de l'autre, également, au point qu'ils ne se distinguent plus, se fondent, se confondent l'un et l'autre, le ciel gris et la mer grise et immobile, qu'aucun souffle de vent ne vient plus soulever, et derrière la brume épaisse et immobile, pourtant, la chaleur du soleil se sent, et continue de caresser la peau et de la distinguer du marbre froid et lisse de la statue.
Il suffit de s'éloigner de quelques pas, quelques pas suffisent, presque rien, pour que la ligne verticale et complexe de la statue féminine et charmante, et délicieuse, vraiment, ligne charmante, délicieuse, chantournée, ses bras féminins, élégants, une épaule nue, et arrondie, et ses courbes oh !, que tout cela disparaisse dans la brume. Se fonde, se noie, s'estompe, se défasse, se perde dans les lointains de ma conscience. Qu'elle se noie, qu'elle se fonde, je ne serai jamais comme elle, je ne suis pas elle, je ne serai jamais comme elle, "pathético-féminine" et je déteste, autant que Joyce, "les prunelles pathético-féminines" qui me servent de sourire, relèvent les coins de mes lèvres, pendant que je laisse Ulysse à sa fascination.
Le sel et l'eau, sur ma peau. L'eau, comme un bracelet, autour de mes chevilles. Pieds nus, là où les vagues se retournent quand il y en a, et soulèvent des myriades de coquilles brisées qu'aujourd'hui, insensiblement, elles déplacent à peine. L'eau, comme un bracelet froid. Métal liquide et frais. Qui remonte, le long de mes jambes, au fur et à mesure que je m'avance dans l'eau, ondulations minuscules de l'eau, un peu plus haut, un peu plus bas sur ma jambe, presque rien, les ondulations de l'eau, à peine, montent et descendent, j'avance, je m'avance, la mer m'absorbe, et j'ai l'impression, au fur et à mesure que je me fonds dans le paysage, que ma conscience, en retour devient de plus en plus aigüe.
jeudi 19 mai 2011
L'∞, Épilogue, 5
Quelle vague amie l'avait ainsi détachée, entraînée, emportée, déposée pour moi au creux des flots, comme le secret de mes larmes ?
Je commençais, appuyée contre elle, à sentir les traversées secrètes, la chute, la tempête, le naufrage, les effondrements, les éboulements, et puis le sable, ∞ment, le sable silencieux, et humide, ∞ment la couvrant la recouvrant l'enveloppant comme un manteau froid et humide. Les images commençant à remonter en moi, à apparaître, à se surimposer sur les flots même que je ne regardais plus, presque plus, tant elle faisait remonter à la surface de ma conscience, des strates de possibles, les unes sur les autres, les unes par dessus les autres, strates parallèles de ma conscience, dans lesquelles je m'enfonçais de plus en plus, inversement, au fur et à mesure qu'elles remontaient, et qui, de plus en plus, m'engloutissaient.
Cela m'évita de la gifler. Au moins, je n'eus pas à le faire. J'envisageais, en effet très cinématographiquement, de me relever, puisque dans mes rêves mêmes je continuais de suivre le déroulement temporel, de me retourner, aussi verticale qu'elle l'était, aussi obstinée qu'elle, d'affronter son regard de pierre, et de lever la main aussi haut qu'il m'était possible, élan, prendre de l'élan, pour la gifler d'être ainsi sortie de sa nuit marine. Mais la séquence fut brisée, enchaînement brisé, arrêté, ma main suspendue devant l'absence de tête, Ulysse n'effaçant pas ses larmes, et moi, ne pouvant pas la gifler, sidérée et muette.
Je continuai à regarder la mer, cela pouvait être ∞, cela pouvait me conjoindre dans l'∞, je pouvais continuer à regarder la mer, adossée à elle, immobile, indifférente. Seulement, la colère colorait mes joues.
mercredi 18 mai 2011
L'∞, Épilogue, 4
Tout en elle m'était étranger, et son indifférence même m'était indifférente, je choisis résolument de la traiter comme le morceau inerte de matière qu'elle était aussi, après tout, en dépit de la légèreté de son drapé de pierre, en dépit des regards d'Ulysse sur elle, au point que je lui tournais volontairement le dos, pour regarder la mer, m'adossant à elle, immobile et impassible, pendant qu'Ulysse la regardait.
Ses regards, cette fois, pour la première fois, me traversaient. Ulysse la regardait, je regardais la mer, les regards rebondissaient sur moi, sur le creux palpitant de mon cou, sur les mèches de mes cheveux que le vent emmêlait, je m'opposais à eux, regards d'Ulysse attirés par elle, impassible et muette, mais dont je sentais la fierté lisse de ces regards posés sur elle depuis si longtemps ignorée, qui mettaient un terme net et clair à sa solitude et qui sur elles, se faisaient caressants, je me repliais dans un refus silencieux et obstiné de glisser un peu de côté, je refusais résolument de remarquer que, sans doute, je lui cachais un détail qui l'aurait éclairé, un repli de son drapé, une attache un peu effacée. Il voulait la reconnaître, et je n'avais pas envie qu'il la connaisse. Moi aussi, je pouvais être silencieuse et obstinée.
Plus je m'obstinais dans l'immobilité, plus je sentais, contre son marbre lisse, le grain de ma peau, et la palpitation de la vie en moi.
mardi 17 mai 2011
L'∞, Épilogue 3
Se rendre à l'évidence de son néant. Quelque chose comme cela.
Ce doit être bien plutôt le genre de souvenir qui remonte, inconsidérément, dans les moments où ils sont le moins attendus ; ils ont la force, incongrue et troublante, de remonter à la surface de la conscience et de se déposer, en larmes dans les regards, en sourire sur les lèvres, à la commissure des lèvres, qui imperceptiblement remontera. Et puis il y en a d'autres qui les effacent. Un pas et puis un autre, une vague et puis une autre, après tout, ces pas sont peut-être une danse dont Ulysse et moi seule nous souvenons, un pas après un autre, une vague après une autre, déferlement, un pas et puis un autre, un souvenir joue un autre air, remonte à la conscience, d'autres courants plus transparents le traversent, une vague et puis une autre, mais l'eau de la conscience, soudain, est devenue plus transparente, et à cela nulle force ne peut s'opposer.
Se rendre à l'évidence de son néant peut aussi tarir les larmes.
Un pas et puis un autre, une vague et puis une autre, et dans le crépuscule, la statue redressée sur l'horizon du rivage plonge avec nous dans la pénombre et indique le lieu venue de l'immobilité, le temps venu de l'immobilité. Elle est là, incongrue et obstinée, et je n'ai trouvé aucune bonne raison de ne pas appuyer mon dos contre son obstination à la verticalité, lorsque le vertige fut trop tourbillonnant et que je sentais que la verticalité des lignes me devenait conflictuelle et troublante, il n'y en avait aucune, et la fraîcheur du marbre me gagna pendant que je la réchauffais de l'appui qu'elle me donnait.
Surface, entre elle, et moi, conjonction insignifiante et fragile, nous échangeons en secret nos tremblements immobiles.
L'∞, Épilogue, 2
Mais je me souviens si bien de la statue ainsi apparue, comme une pure présence, sur la plage horizontale (horizontale de la plage sur laquelle la verticale de la statue était si heurtée que je ne me souviens plus des vagues, ni de leur déferlement, la mémoire est labile, flux et reflux, parfois repart sur elle, et les images, les impressions, s'effacent sans qu'il soit possible de les retenir, je me souviens du bleu, oui, cela je m'en souviens, mais plus rien d'autre que ces deux lignes perpendiculaires, qui se croisaient), et on aurait dit que la statue, excédée, après des siècles passés dans le sable, étouffée, entourée de myriades et de théories de grains de sable (comme ils sont irritants, entre les doigts, au coin des yeux, sur les cuisses nues !), on dirait qu'elle s'est relevée, redressée, qu'elle a repris sa ligne, retrouvé sa ligne, retrouvé l'horizon.
Elle a dû faire effort, je ne pense pas que cela lui ait été facile, je ne pense pas que le sable, volontiers, l'ait laissée se redresser sans résistance aucune, sans opposer des forces physiques et muettes, certainement le sable crissant avait crissé, crissant s'était crispé sur elle, écoulé, avait repris, était revenu comme une vague, je ne peux qu'évoquer les écartements crissants, les roulements crissants, éboulements minuscules et immenses, tout à la fois, roulant sur ses épaules, le long de ses lignes, retenant sa nuque fine et droite, mais, néanmoins, arrachement, une deuxième fois, au néant contre lequel, tous, nous nous débattons, debout, face au vent.
Arrachement, à la matière, encore une fois, une première fois pour advenir, trouver sa forme, l'exprimer, entre les mains de lui, oublié, qui la sculpta seul et silencieux, et une autre fois, encore, à elle si fragile incombant, pour retrouver le vent, sur son visage. Elle seule, miraculeuse, face à la mer. Même si ses mains n'écartent pas ses cheveux de son visage, même si le vent ne rabat pas ses cheveux sur son visage. Qu'importe ?
Elle avait retrouvé la verticalité et le vent, le regard et l'horizon, elle se retrouvait elle-même, replongeait dans le jour, se relevait de l'attente et du silence.
lundi 16 mai 2011
L'∞, Épilogue, 1
Les possibles se déployant au-delà de l'horizon, il est vrai, n'avaient pas été atteints. Pas tout à fait. Les possibles déploiements au-delà de l'horizon restaient, ainsi, intacts de tout regard, intouchés, silencieux, et parfois, en y pensant, je sentais en eux une certain hostilité à ce que nous les parcourions. Comme un repli dessiné nettement en eux, sur lequel ils se refermaient : ils ne se laisseraient pas atteindre. Sans doute se voulaient-ils ainsi, éternels et silencieux, éternellement silencieux à nos consciences, silencieusement éternels et hostiles à nos passages. Que nos traces éphémères ne les atteignent pas semblait la moindre des choses. À mes yeux, du moins, cela ne pouvait pas faire de doute. Toute chose en ce monde était douteuse, mise à part cette unique certitude (en forme de refus) : nos traces éphémères d'êtres éphémères et incertains ne se peuvent laisser que sur les sols tendres, et désolés de notre passage maladroit, tandis que l'océan et le ciel, d'un même élan, nous effacent à peine les avons-nous atteints (en sorte qu'il nous devient certain que nous ne les rejoindrons jamais tout à fait).
De sorte que l'∞ continuait de se déployer, intouché, devant nous, intact, et pourtant parcouru, parcouru et pourtant intact. Et que dans ce mouvement, la vie redevenait possible, les possibles redevenaient vivants, étrangement palpitants sous nos doigts de statues et sous nos baisers férocement froids et raides.
J'avais senti, autrefois, le froid désespoir descendre dans mes membres, et je comprenais la métamorphose lente en statue de pierre que Méduse imposa parfois à ceux qui eurent la folie de prétendre soutenir son regard, je ne la comprenais pas, non, cela n'a aucun sens, c'était bien plus terrifiant encore, je la sentais en effet, descendre dans mes membres, le long de ma nuque qu'elle enserrait de ses doigts froids et roides, et je sentis en retour, alors, cela ne faisait plus aucun doute, que le processus inverse, métamorphose, appel, la vie en moi, appel de la vie, métamorphose aussi surprenante, aussi incohérente et brutale, et qui me devint plus fascinante encore, était possible aussi, tout autant était possible, appartenait aux possibles en direction desquels il suffisait de tendre.
La statue de cette femme (était-ce une déesse ?, je n'en sais rien, l'anecdotique ne m'est rien) apparut sur une plage, des siècles plus tard, sortie de l'eau et des sables, et des flots et des vagues, intacte et droite, érigée sur la plage trop fragile pour elle, soudain triomphante et couverte de traces de sel.
jeudi 12 mai 2011
L'∞, 148
— Regarde où tu mets les pieds ! Fais attention !
— Je me trompe alors ? Qu'est-ce qu'il y a ? Je me trompe, c'est ça ? Je n'arriverai nulle part, jamais, nulle part je ne poserai ma fatigue ni le reste, et toi tu le sais, tu ne le dis pas mais tu le sais, tu as eu en partage toute la connaissance infuse de ce dédale qu'est le monde, de ses méandres, des impasses dans lesquelles je me suis engagée, et moi j'hésite, je me trompe, je vais à contre-temps, à contre-courant, tu le sais, n'est-ce pas ?, je me trompe ou tu le sais ? Tu as …
— Complètement …
— …
— Regarde où tu mets les pieds ! Tes pieds sur le sol ! Mais regarde : impressions de toi dans sol, traces de toi dans le sol qui ne te résiste pas, qui te porte, regarde à tes pieds, impressions de toi, les impressions que tu laisses, traces, que ton corps droit sur le sol mouillé marque, et laisse inscrites, là où sa vie a battu dans ses veines, les traces de ton passage, les marques de ton pas, les traces de toi, tu comprends ? Tu existes !
— Je ne sais pas, je ne sais pas du tout, parfois je ne suis même pas sûre d'exister, je me sens presque rien, un souffle, je sens que je vais passer, trébucher, que je ne suis presque rien, tu vois, j'ai presque le vertige, seulement le vertige, je me sens n'être presque rien, n'être rien, m'effacer …
— Arrête !!
— …
— Arrête. Viens. Marche. Un pas puis l'autre. Ne dis rien. Ne dis rien, avance. Cela seulement, rien d'autre. Un pas puis l'autre. La trace de tes pas sur le sol est une preuve. Une preuve de toi. La même que celle que les médecins autrefois, cherchaient de la vie d'un homme, dans la buée que son souffle dépose sur la surface lisse, froide, indifférente d'un miroir. Viens, suis-moi, laisse ton sillage, dépose-le, viens, un pas puis l'autre, suis-moi. Avance.
— Oui.
— Oui, simplement oui, la dynamique, le passage, c'est éphémère, mais ça fonctionne, j'en suis sûr, simplement oui, on ne peut pas faire autrement, il n'y a pas d'autre solution, un pas puis l'autre, comme ça c'est possible, comme ça tout ce qui est impossible devient possible si on avance d'un pas puis l'autre, c'est ainsi que je suis rentré à Ithaque, une vague puis l'autre, rien que cela, l'obstination d'une vague puis de l'autre, et surtout rien d'autre, ne dis rien, tu vas tout compliquer.
L'∞, 147
— Ne restons pas là.
— Regarde : même les vagues se brisent.
— N'en déduis rien. On ne peut rien en conclure.
— Même si, moi aussi, je suis composée d'eau ? Composée aquatique, essentiellement aquatique et marin, les larmes que le vent m'arrache sont aussi salées que l'eau de mer, c'est la seule raison pour laquelle je les laisse couler.
— Il n'y a pas d'oppositions, pas de contradictions, tout est fluide.
— Mais elles se brisent. Regarde-les, elles se brisent, elles viennent de plus loin que l'horizon, je ne supporte pas qu'elles se brisent, j'aime qu'elles se retournent et repartent là d'où elles viennent.
— Annulation du mouvement, rien de plus . Avance. N'y reviens pas. Les vagues se brisent mais elles recommencent.
— Mais on ne peut rien déduire de rien, regarde, le monde est un mystère étalé devant nous, nous n'en saisissons rien, c'est ridicule, c'est complètement absurde, tu ne trouves pas ? Je ne comprends pas, absolument pas, ce que nous y faisons, et cela finit par me mettre en colère.
— Avance, ne fais que cela, rien que cela, avance. Les choses sont fluides et se font d'elles-mêmes. Arrête de tempêter.
— Il y a, sais-tu ?, un phénomène étrange qu'en philosophie, on appelle révision des croyances. Une nouvelle donnée t'oblige à réviser, un beau matin, tout l'ensemble de croyances dont tu pensais fermement disposer. Et alors, comme un chateau de cartes, tes croyances se redistribuent, elles commencent par donner, s'effondrer, effritement, quelque chose comme un chateau de sable quand la marée monte et qu'une vague, une première vague, le rend soudain profondément fragile, nouvelle donne, des croyances, des certitudes, des pensées assurées et confiantes dans leurs propres forces, il faut tout redistribuer, parfois c'est très difficile d'admettre à quel point tout est fragile comme un chateau de sable.
— Je préfère l'ajustement.
Ajustement. Des pas au chemin. Des gestes au monde. Des regards à ce qui s'offre. Ajustement. Essayons.
mercredi 11 mai 2011
L'∞, 146
Éclats du monde, béance : ils entrent dans la conscience fragmentaire que nous avons de nous-mêmes, qui s'était perdue quelque part, au loin, dans un dédale de pensées purement esquissées, et la ramènent subrepticement des profondeurs oniriques qu'elle traversait, en la concentrant sur l'attente du réel, à quoi le bruit de l'eau changeante et immuable, revenue des lointains, participe, à quoi participe les frôlements des oiseaux sous le toit, délaissant les tuiles anciennes et protectrices, et annonçant un autre jour, dans lequel déjà s'ébauchent au loin les premiers passages des premiers passants dans les rues, tout autour.
Esquisse de la conscience de soi, éclatée en images.
Elles résistent au passage du monde. Amours enfuies qui reviennent la nuit parler d'un bonheur échoué, froissé, chiffonné, vers lequel nos mains se seraient tendues (si elles avaient pu), silhouettes effacées de la lumière aveuglante de nos journées que nos mémoires tentent de retenir et d'invoquer, et pire encore, parfois, dans leur folie, de matérialiser dans le monde cru des jours exacts qui leur est tout aussi hostile qu'à nous. Pourquoi ne les laissons-nous pas en paix ?
Éclats du monde qui tente, factuellement, pas à pas, de nous reconduire à lui, à travers ses courants, et ses souffles, et ses respirations, ses forces immenses, ses possibles, tout ce qu'il ouvre et déplace, et de quoi la lumière, par vagues successives, est un dispositif des plus sûrs et des plus efficaces.
— Laisse-le faire.
— Je ne résiste pas.
— Comment le pourrais-tu ?
— Je ne peux pas, c'est impossible.
— Comment le pourrais-tu ? On ne résiste pas.
— Mais où ce jour de plus nous conduira ?
— Où nos pas nous porteront … comment le savoir ?
mardi 10 mai 2011
L'∞, 145
Fission, fragmentation, contre quoi, sans cesse, nous luttons. Ressac. Ce contre quoi nous luttons prend un nouvel élan et nous revient alors, sans relâche, augmenté à n'en pas douter, de nos forces propres, que nous usons inutilement à lutter contre ce que nous sommes, fissures, fragments que nous tentons de ramener, de ramasser et de remettre dans l'ordre d'une conscience qui se délite, se démantèle.
— Donne-le moi.
— Tiens.
Il me suffit bien de n'être rien qu'un fragment de ce que je suis, rien de plus qu'un fragment de ce que je suis. Je tourne ce mot dans ma conscience, comme le verre poli par la mer qu'Ulysse a ramassé dans le sable humide et m'a tendu, et entre mes doigts, tout comme je l'ai tourné et retourné pendant qu'il s'en détachait quelques grains de sable mêlés de micas fascinants, ce fragment de matière éreinté tournait comme ce mot continue de tourner dans ma conscience, s'enfonce dans les profondeurs des phrases tacites et silencieuses qui ne cessent de me hanter, que je tente de lui dire, à lui, Ulysse, tant elles sont, dans ma conscience, devenues obsédantes, et peu à peu tout en disparaissant, ce mot, ce seul mot, fragment, se mêle à la conscience que je conserve de moi, bien plus qu'il ne disparaît en elle, solution, dissolution, confusément, et selon la loi du mélange total que les Anciens maîtrisaient si bien, par laquelle ils alcoolisaient, d'une goutte de vin sombre, l'océan tout entier, il fait voler ma conscience en autant d'éclats désordonnés d'une mosaïque décomposé.
Il me suffit bien d'être un fragment de ce que je suis.
L'∞, 144
— Mon bateau aussi a volé en éclats.
— Il s'est échappé de tes mains, s'est brisé sur les rochers ?
— En quelque sorte.
Nous nous échinons à l'unité ; unité de soi, unité de la vie, tension extrême, épuisante, recherche de l'unité des représentations, nous tentons de tenir tous les brins d'une corde usée entre nos mains crispées, mais le chanvre se défait, les fibres torses refusent la tension extrême qui leur fut imposée, lentement se tournent, se retournent, les brins, un à un, se délitent, et nous tentons, de plus en plus désespérément, de les retenir.
Alors qu'il vaudrait mieux s'abandonner. Relâcher l'emprise. La tension n'est bonne que pour les cordes de violon, qui claquent parfois au creux d'une mélodie, pour les cordes de chanvre, que le sel ronge, attaque, sur lesquelles il impose sa morsure, et la solution que nous cherchons sans méthode dans le dédale où nous sommes rejetés, assurément, n'est pas de cet ordre, ne peut pas être de cet ordre.
Accompagner le mouvement, se fondre dans le mouvement, se couler dans les modifications du monde, comprendre les dynamiques intimes, comprendre pour accomplir, les modifications, les métamorphoses, les transformations les plus intimes. Fascination des vagues et des courants, dont on comprend soudain l'origine la plus opaque et la plus sourde. Regard plongé au loin, dans les mouvements profonds de la mer, fascination, loin de toute pensée du fragmentaire, loin du désordre de nos consciences irréconciliées.
— Moi aussi je vole en éclats.
— Nous ne serons jamais que des fragments de nous-mêmes.
— Est-ce grave ?
— Parfois, ils brillent au soleil.
Ulysse se contenta de hausser les épaules imperceptiblement.
lundi 9 mai 2011
L'∞, 143
— Tu savais bien que ce serait difficile, non ?
— Oui.
Mais qu'est-ce que ça change ? Engrenage, on est tous pris au piège, nous voilà bien, on est pris au piège, faits comme des rats, la mer avance, se retire, le silence tombe, remonte des profondeurs, se déploie sur le monde comme une nappe de brouillard, soudain vole en éclats dans des confessions, discussions, professions, profanations, incantations, périodes, développements, exordes, épilogues, dont d'ailleurs on se serait bien passé, assurément, on s'en passerait bien, de tout ce désordre, et de tout ce fatras, de ce vacarme, de ces entrelacs tentaculaires, Ulysse n'y retrouve plus ses compagnons, n'y entend plus les sirènes, et voilà pourquoi, dans ce monde, nous cheminons de concert, lui et moi.
— Comment tu te retrouves ici ?
— Je vais mon chemin, voilà tout.
— Mais tu connais ? Tu es déjà passé ?
— Comment le savoir ? Tu crois que j'en ai la moindre idée ?
Alors, je commence à comprendre. On ne sait rien, en fait. Personne ne sait rien. On va à l'aveuglette. C'est à l'aveuglette qu'on traverse ce monde. Enfin, un monde, un fatras, un amoncèlement, n'importe quoi, les heures passent, les jours passent, les lieux se traversent, les silhouettes se dessinent, une femme et son enfant qui hurle,on ne sait pourquoi, un homme portant des planches immenses sur son épaule, un couple immémorial, il lui caresse la joue, elle est si frêle, on dirait qu'elle va tomber, silhouettes, rien que cela, des silhouettes dans ce fatras, dans ce désordre en ombres chinoises sur le crépuscule …
— Tu veux dire que je dois me résoudre à n'être que l'une d'elles ?
— Quelque chose comme ça, oui.
— Et toi ? Tu es l'une d'elles ? Rien que l'une d'elles ? Pas plus que cela ?
— Je refuse de me poser la question.
Alors ce sont les questions qui nous obsèdent ? Il suffirait de ne pas les poser.
— On tourne en rond, Ulysse, tu ne crois pas ?
— Je ne crois pas, non.
Parce qu'on se dépouille de ce qui ne sert à rien ? Je veux bien essayer. Me polir comme un coquillage nacré, m'user comme un grain de sable, tenter de disparaître, pour accéder au noyau dur de mon existence, dessiner ses fibres les plus essentielles, voir ce qu'il en reste quand il n'en reste presque plus rien, je veux bien, même, passer cette vague, encore une autre, ne plus combattre, ne pas combattre, comprendre le sens des courants et des vagues, je veux bien essayer, mais je ne pourrai pas céder sur tout.
Je ne parviendrai pas à l'indifférence, je me connais, je ne pourrai pas.
L'∞, 142
À quoi sert l'enfance dès lors que nous avons abordé sur les rivages secs de l'âge adulte ? À quoi sert-il de s'en souvenir, et vers quoi nous mène-t-elle alors même que nous ne pouvons qu'en évoquer les jours, dans le silence de nos nuits, ou quand nous poussons une porte dont le bois a gonflé sous le coup d'un hiver trop long ? Je ne comprends pas. Je suis face à la vie comme à un mystère insondable et indéchiffré de moi, et déjà, des yeux se tournent vers moi, des voix appellent des réponses, et, de moi, les attendent, alors que je ne porte que des questions irrésolues. Mon moi n'est presque rien qu'une attente creuse et esquissée, dont le mouvement qui le dessinera est en instance.
Je n'ai pas de réponses, et quand j'écoute le bruit de ma conscience, saturée de phrases et de mots, et de syntagmes, et de structures, recouverte de modes et de temps, et de conditionnels et d'optatifs, absorbée autrefois dans les déclinaisons, et les irrégularités fascinantes des langues, dont elle conserve des souvenirs fascinés, riches de possibles, certes, il est parfois tellement ténu que je pourrais la croire désespérément silencieuse, sous ce couvert de langage.
Notre désespoir avance donc à couvert, mais je n'ai pas de réponses.
À quoi servent les rêves dans les désillusions du réel ? Nous voilà, pâles décidément, presque translucides, usés déjà, et cela ne fait que commencer, sur les berges du réel, rendus à nous-mêmes, et si la possibilité d'Ulysse ne cheminait pas dans nos consciences, à quoi nous serviraient les rêves, sinon de regrets, et de remords et de scrupules, et de chagrins ? À quoi nous servirait le langage, si nous ne pouvions déjouer les pièges du monde actuel ?
dimanche 8 mai 2011
L'∞, 141
J'entends encore, au creux de mon oreille, les vagues essayant leurs fureurs sur les parois creuses de ce coquillage ∞ dont la résistance calme me parlait à voix basse d'autre chose, comme si tout ce déferlement n'était rien.
Instance verticale et soudaine du rêve, fichée dans la conscience, elle oblige les possibles à se répandre dans le monde, sous couvert de pensée, elle trouve dans la matière opaque, des possibles que l'on n'attendait pas. Il faut bien que la pensée se déploie, à partir de ce point minuscule de sa résurgence, il faut bien, alors, qu'elle s'entrecroise aux limites, frontières, surfaces, obstacles, terminaisons du monde et les entrecroisant, qu'elle les outrepasse, les transgresse, les transforme. La transsubstantiation n'est rien de plus que le pouvoir de l'esprit, s'emparant des limites, les ouvrant, les déployant, déployant ses possibles là où, autrefois, il n'y avait rien que le resserrement et l'étouffement. Là où, autrefois, il n'y avait rien que les resserrements et les étouffements, le pouvoir de l'esprit, saisi de rêves ultramarins, va jusqu'aux métamorphoses les plus sourdes.
Veines des pierres froides, traces de froissements, frottements immenses qui les chauffèrent à blanc, en élevèrent la température jusqu'à la fusion la plus extrême, puis, calmement, les laissèrent refroidir silencieusement, revenir à elles, se resserrer sur elles jusqu'à n'être plus qu'elles. À présent, le caillou lisse et rond roule dans ma main, entre mes doigts, roule jusqu'à ce que je décide de le rendre aux vagues, dont, un instant auparavant, j'avais failli me détourner. Dont il est absurde et néfaste de se détourner. Ondulations ondoyantes de son retour à la mer.
Instance nette et droite du rêve, qui ne cédera pas, ne ploiera pas, sous le béton gris des villes, sous les horaires des trains, sous les strates de rendez-vous, de réunions, de conférences, de dérisoire, sous le bitume, et les trottoirs glissants, instance irisée du rêve, qui ne pâlira pas, au creux de la conscience. Et dont il est néfaste de se détourner.
Instance nette et droite du rêve qui, dans la conscience, provoque d'ondoyantes ondulations. À quoi je m'agrippe.
samedi 7 mai 2011
L'∞, 140
Sans doute les conjonctions et les disjonctions auxquelles nous nous livrons dans le monde demandent-elles que nous coordonnions de subtiles connexions entre nos synapses fécondes. Il suffit dans ce jeu subtile d'un tant soit peu de chimie (mon cerveau est ∞ment sensible aux quelques chimies très légères que j'ai expérimentées, elles sont peu sulfureuses, il faut en convenir, et il s'avère cependant incapable de leur résister, de sorte que je m'en méfie profondément) pour bouleverser les équilibres les plus assurés, rompre, déplacer, détourner les connexions les mieux établies. Dire que la saveur que nous trouvons, ou que nous ne trouvons pas à notre vie, et tous les choix les plus intimes, et toutes les impressions les plus personnelles, dépendent d'un peu de chimie dans notre cerveau.
Et cette chimie délicate, mais très matérielle, assurément très matérielle, il n'y a pas à en douter, est condition de la transmission du mouvement, par elle, de la transmission des pensées, par elle, encore, de la métaphore des possibles qui se déploiera (ou pas) en nos pensées, et cela ne cesse de s'avancer, et de s'étendre, au delà de toutes les limites que nous croyions avoir posées, rencontrées, auxquelles nous pensions nous être heurtés.
Crépitements des synapses. Les jeux se font (ou ne se font pas). Les paroles se forment (ou ne se forment pas). Se disent (ou ne se disent pas). Les conjonctions (disjonctions) connaissent parfois des accélérations flamboyantes et glaçantes. Le jeu des synapses crépitantes se reproduit du bout des doigts sur le clavier qui retranscrit, sous nos yeux, le jeu crépitant des synapses, et demande en retour d'autres connexions, toujours plus de connexions neuronales, pour dessiner les pensées que nous venons de former. Nous modifions avec constance le monde que nous accusons d'inconstance, dans notre injustice obstinée et entêtante comme le parfum des lys, nous le sommons sans cesse de nos yeux implorants de répondre à des questions qu'un instant auparavant nous n'aurions pas seulement pensé à formuler, nos exigences et nos attentes, et nos tensions déploient un fin réseau sur le monde,
tandis que l'ombre d'Ulysse, à l'∞, s'étend et se noie dans la nuit.
Extension maximale de la tension, de toutes les tensions possibles (presque jusqu'à la rupture qu'on évitera malaisément) pour se prémunir contre toute solution de continuité entre son ombre et mon ombre. Cela ne pourrait advenir dans provoquer le bruit éprouvant du papier de soie qu'on déchire qu'on déchiquette.
Glissements des ombres qui, étendues sur nos pensées, les enveloppent d'elles. Et d'un peu de silence.
L'∞, 139
Transmutations, métamorphoses, il est temps, non ?
Si nous ne les accomplissons alors que nos pensées, encore, dans leurs courants les plus intimes, sont toutes infusées de la mer et de ses courants, quand donc se feront-elles ? Lors, que pouvons-nous attendre de plus que cette insensée proximité avec les lointains les plus vastes, et les galaxies maritimes étoilées ? S'entendent parfois, dans le déroulé de la ligne temporelle, des injonctions du vent telles que, sans attendre, il faut lever les voiles.
Ce doit être cela, le point exact de notre avancée, où nous en sommes, et les ombres, et les ressacs ne manquent pas de nous en avertir. Il y a un moment intense d'immobilité silencieuse qui n'est autre, en son centre très calme, que le commencement parfait du mouvement, dans un sens ou dans l'autre, vers un ailleurs ou retour en arrière, mais assurément, un mouvement ne manquera pas de se faire, dans un sens ou dans l'autre.
Il est temps, enfin, de plonger au cœur des métamorphoses.
Si le langage a un sens, qu'il les réalise, lui, toutes ces métamorphoses du monde gris auquel nous nous acharnons sans succès depuis que nous le possédons, comme un filet de sable aux creux de nos mains. Si le langage a une force vive qui le traverse et nous traverse, nous qui chaque jour le retrouvons au creux de notre conscience, qu'il accomplisse et les métamorphoses et les transmutations, et les transformations par métaphores irisées de tout ce désespoir gris et cimenté qui étreint nos âmes. Il est temps, de basculer d'un côté ou d'un autre, de s'écraser sur le béton gris, et d'y érafler nos voix, d'y désamorcer nos possibles, d'y contraindre nos élans, à n'être plus que des soupirs, ou de tenter sa chance dans un ∞ déséquilibre.
vendredi 6 mai 2011
L'∞, 138
L'ombre d'Ulysse glissa sur moi pendant un court moment quand il reprit en s'éloignant le pas calme de son exil, et sa marche lente et tranquille laissait le temps à toute cette fluide opacité de descendre, le long de ma silhouette, jusqu'à toucher le point exact où se réalisait ma jonction avec le sol, qui par un fait étrange, constant, est aussi le point exact de ma jonction avec mon ombre, celui d'où elle ne se sépare jamais de moi, quelle que soit l'amplitude, que, par la suite, elle choisisse d'affirmer, au delà de la sphère même de mes mouvements, de sorte qu'à un moment très précis, qui aurait pu être le dernier, et qui fut si ténu qu'il demandait une réaction étrangement vive, nos ombres se touchèrent, se continuèrent, l'une dans l'autre, à l'endroit même où la verticalité de mon corps prenait appui sur le sol.
Nos deux ombres alignées traçaient un trait silencieux sur le sol ondoyant.
Il suffisait alors que mon ombre calque son pas sur l'ombre d'Ulysse elle-même, pour empêcher la distance de se creuser, pour retenir cette coïncidence d'elles, pour se dissoudre conjointement dans la pénombre, pour empêcher toute discontinuité entre nous. En sorte que, ce que dans le jour, je n'avais pas su faire, en dépit de toutes mes tentatives réitérées, à quoi je n'avais su trouver que des obstacles accumulés, la nuit le laissa faire de nos ombres, sans leur demander la moindre tension.
La possibilité d'Ulysse, retenue à mon ombre, devenait pour moi-même un possible renouvelé, qui déplaçait les lignes du réel. Jonction inouïe dont on n'avait pas penser rêver un jour, la coïncidence parfaite et instable ne faisait aucun doute, en dépit de sa fragilité, et le temps pour son ombre de disparaître, il fut temps, pour la mienne, de disparaître en elle, dans la nuit enveloppante, et de rejoindre la possibilité d'Ulysse.
Les faunes blessés, Vase communicant, avec @valtudinaire http://valetudinaire.net/
Parfois, des faunes aux yeux vitreux arpentent ces vieux couloirs, semblables aux déserts les plus arides, à des confins étoilés où se perdent ces astronautes décrochés de leur habitacle en dérive. Les pieds de ces rêveurs insouciants fondent sur l'asphalte, s'enfoncent dans un bitume mou et chaud, s'enveloppent dans les sables mouvants de la modernité. Leurs cris s'éloignent à mesure de leur regard, dans l'espérance obscure d'accrocher un quelconque élément antique. Une jeune fille, alors, peut-être.
Mais elle passe tellement vite. Ses traits fins deviennent déjà des rides millénaires, son odeur s'effrite sur des paupières acides dégageant les putréfactions d'un horrible cadavre, son corps sombre sur les rivages de Charon. Il n'est qu'Orphée qui puisse rattraper la beauté de ces nymphes perdues entre les Minotaures, violées sur leurs frivolités par des bestiaux dévastateurs. Que les faunes s'accordent le plus à contempler à mesure de leur progression vitale la beauté environnante, elle ne surgira que bien plus tard quand les espoirs seront fanés, que leur vieux corps douloureux subira les impacts du temps, que leurs envies seront enfouies ; mais la jeunesse ne se regagne pas, ne se partage pas, elle se contemple du haut des âges perdus, où se combattent tour à tour le chagrin et la détresse, puis retombe dans un élan nucléaire sur les âmes détruites de ces vieux hommes chauves au souffle bref.
jeudi 5 mai 2011
L'∞, 137
Quelque chose, sans doute, quelque part, dans un minuscule mécanisme, s'était très légèrement détraqué, à n'en pas douter. Il n'était déjà plus possible d'en douter. Le sentir ne suffisait pas encore à s'en inquiéter, relevant encore de ce type de conscience auquel on peut se convaincre soi-même de ne pas prêter attention. Néanmoins, très légèrement, elle inquiète, et empêche le repos de gagner sur la tension du jour. Évidemment aussi légère soit-elle, l'alerte est vive et précise, comme le serait une très fine distorsion du rythme diastole/systole, comme un empêchement infime qui lui serait opposé.
Bien sûr, à ce point du récit, il paraissait encore possible de recouvrir cette conscience aiguë et pourtant languissante de feuillets crissants de langage, on pouvait encore se dire à soi-même, se murmurer dans le secret de son angoisse que toutes les ombres, de même, s'allonger, que l'heure était venue où toutes les ombres s'allongent, on pouvait, tentative pour détourner l'angoisse, retourner entre ses doigts les fibres ultimes et transparentes presque du mot crépuscule, caresser sa texture, il n'en demeurait pas moins, en dépit de tous ces artifices, que quelque chose s'était détraqué (très légèrement) dans le rythme diastole/systole.
Dans la seule visée de ne pas se rendre compte de ce que, déjà, on savait intimement, on recourrait alors à de très légères incantations qui devaient aussi n'entrer pas en contradiction avec les négations obstinées dont on avait si soigneusement choisi d'entourer cette infime certitude
on le savait, mais on évitait encore de se dire, combien l'ombre d'Ulysse s'éloignait. Cette tentative même de noyer de silence cette certitude la ramenait plus sûrement à la conscience, selon le mouvement des vagues.
L'ombre d'Ulysse s'inclinait, se ployait, s'éloignait.
Et les mouvements de la conscience qui en avertissaient étaient des vagues, mêlés aux vagues. Plus cette impression refluait, plus sûrement encore elle revenait.
mercredi 4 mai 2011
L'∞, 136
C'était comme échouer de ce rêve sur les berges du réel.
Mais quelle manière d'échouer était-ce ? Pourtant rien ne bougeait sinon, en moi, quelque mécanisme subtile qui semblait, au contact d'un univers trop violemment onirique, s'être détraqué quelque peu. Presque rien, pas grand-chose, un décalage minuscule s'interposait, en manifestant une obstination certaine, décalage, je m'en souviens bien, entre l'horizontale du sol, et la verticale de ma stature, sans doute, passant par mes vertèbres et remontant toute la ligne de ma verticalité. Une inclinaison, une inclination, qui aurait su le dire ? Incliner, s'incliner, incliner à, les variations sont possibles. Mais elles ne me donnent pas la clef et ne délivrent pas de leur silence.
Certes le quai était horizontal. Certes le sol était parfaitement immobile et tenait sa ligne avec indifférence. Certes rien ne paraissait changé depuis notre départ. Mais mon assise n'était plus la même. Encore ne devrais-je pas parler d'assise. Qu'on ne me parle plus d'immobilité ! Il s'agit bien d'immobilité ... Il n'en est plus question, il ne sera plus question d'immobilité. Mais ... trouver une stature verticale, une stature qui permette d'avancer, oui, exactement cela, cette seule condition se pose, et la mienne, après ce long détour ulysséen, n'est pas demeurée inchangée.
Comme le bâton qui, trempé dans l'eau, parait courbe alors qu'il ne l'est pas et que Descartes, sans doute, au bord d'une eau transparente, a longtemps regardé, alternant les possibles, les uns après les autres, et dont il a dû, souvent, recréer l'image en son esprit, afin de reformer la déviation nette qui paraît alors, afin de saisir par quel mécanisme étrange, par quelle loi subtile de l'optique, le bâton, trempé dans l'eau, paraît courbe alors même qu'évidemment il ne l'est pas et qu'il suffit de le sortir pour, de nouveau, le voir tel que nous savons qu'il est. Mais le savoir droit ne suffit pas à écarter L'illusion des sens et les sens, avec obstination, refusent de plier et nous présentent courbe le bâton parfaitement droit, à dessein choisi tel, que nous trempons dans l'eau.
Or moi, sortie de rêves violemment maritimes, semblais subir une inclinaison inconnue et ignorée de moi, incertaine toutefois, qui rendait le quai aussi mouvant que les vagues mêmes que je venais s'abandonner.
mardi 3 mai 2011
L'∞, 135
Nous avons remis nos pas dans les nôtres, retrouvé les traces de nous, enfilé les instants dans une symétrie parfaite à partir du sommet de ce coquillage monumental dans lequel Ulysse nous avait entraînés. Ce fut comme un point de symétrie spatiale et temporelle entre les pas de l'aller, les pas du retour, boustrophedon parfait de notre cheminement, dans lequel, je crois, nous avons tenté de glisser des variations, qui nous assureraient que nous n'étions pas intacts, que le point de symétrie au sommet duquel nous étions parvenus ne nous avait pas laissés intacts.
Ainsi les instants de ces moments passés s'effacèrent du monde tout en se dupliquant dans notre mémoire.
Nous remontions dans le bateau dont nous étions descendus, il nous attendait à la perpendiculaire de cette langue de sable pâle que ponctuait la verticalité du phare exclamatif et silencieux. La marée, qui nous avait portés descendante et éloignés des terres, nous porterait montante et nous ramènerait à elles. La ponctuation du phare s'éloignait dans l'espace, et très vite, alors même qu'il était encore immense, il devint inatteignable. Ce fut là le premier changement qu'en lui je constatai : il devint sans hésiter absolument inatteignable, alors que je pouvais encore, quelques instants auparavant, je pouvais encore retourner vers lui, même si l'ouverture minuscule pratiquée à sa base, et par laquelle j'avais hésité à affronter sa verticalité, avant de la comprendre, paraissait de plus en plus sombre, de plus en plus petite et prête à disparaître.
Le silence nous absorba presque entièrement, mais je ne sais pas s'il était silence, tant il était plein du souffle du vent et de la houle, des bruits complexes du bateau, auxquels je n'entendais, et de toute cette respiration du monde qui nous entourait. De sorte que je ne saurais vraiment pas dire, à présent que je suis rentrée et que je suis à terre, s'il s'agissait bien de silence ou d'un bruit immense et enveloppant. Je me souviens seulement de (soleil brûlant) (vent glacé et puissant) (mouvements de la houle) (et le phare s'éloignant, s'éloignant toujours, de plus en plus, jusqu'à être capable de se perdre dans la brume).
Et l'embarcadère devint débarcadère.
lundi 2 mai 2011
L'∞, 134
Toujours en tête Saint-John-Perse :c'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde
Redescendre repartir. Mais si le texte se referme, ce ne peut être en nous laissant intacts. Il nous faut d'autres rivages, des rivages autres, il nous faut d'autres courants, encore, pour reprendre la course, il nous faut des vents, dans lesquels nous laisser porter. Si le texte se referme et me laisse intact, si Ulysse s'éloigne dans le jour et que je suis inchangée, j'aurai tout perdu, perdu la partie. Redescendre repartir. L'escalier tournoie et nous sommes silencieux. Redescendre. Les pas sont plus rapides, le froid gagne.
Retraverser la langue de sable, dans le prolongement droit de la chaussée d'accès. Revenir. Recroiser les étoiles sporadiques, elles sont toujours là, flamboyantes, dispersées à même le sable gris et froid, elles attendent en se recroquevillant que la mer remonte et les déplisse, que les vagues les reprennent. La lumière rasante dessine plus fine, plus précisément les contours de ce monde, affine la perception que les rayons écrasants nous empêchèrent de voir. Des détails apparaissent, dans le tracé des lignes, que nous avons ignorés, et que nous avons à peine le temps de remarquer, en retour, à l'envers de notre venue.
Tournent dans ma tête, tourbillonnent sans relâche les mots de Saint-John-Perse c'étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde. Ce lieu du monde lave nos pensées, emporte les poussières de ce que nous avons conçu, qui n'est plus, en notre cœur, palpitant, le vent les dépose au creux des vagues, dans les courants marins. Pluie de nos pensées qui retombent dans l'écume.
L'attente se joue dans les perpendiculaires au rivage. Au loin.
dimanche 1 mai 2011
L'∞, 133
Les vagues déferlent, déferlantes, déferleront. Le langage pourrait bien s'y user, s'y briser, dans leur clameur, à leur instar se briser. Elles n'arrêteront jamais. Je pourrais y passer tous les modes, tous les temps, employer tous les verbes, les invoquer, les évoquer, je pourrais me déplacer comme je le veux, dans l'expérience de pensée la plus tendue qui soit sur la ligne du temps, et je pourrai continuer de dire, de la même manière, à tous les temps de tous les modes que je connais, dans toutes les langues possibles, leur déferlement, il ne cesse pas.
Au point qu'il en devient nécessaire.
Qu'il n'est d'autre nécessité dans ce monde que les vagues, déferlantes, nécessaires, qui se brisent sur les rochers. Alors la fascination gagne. Il serait possible de rester là, à ne regarder qu'elles, à les regarder tout à fait, vraiment, à ne regarder que cela, déferlement déferlant, parfois le bruit est infernal, parfois il me berce, déferlement, le mot roule entre les lèvres, déferlement, intensément instancié de tout possible marin, tous les possibles, alors je pense à toutes les vagues qui se sont soulevées, au nombre ∞ des vagues qui se sont soulevées, se soulèvent, actuellement pendant que des messages partent dans toutes les directions du monde sur tous les ordinateurs, pendant que des signes se suivent sur tous les écrans, et les vagues, en nombre encore plus ∞, sur les rivages de ce monde, se brisent et se briseront, indifférentes à tout.
Et je me sens un point aussi minuscule de conscience que mon ombre tremblée, au bas du phare.
samedi 30 avril 2011
132.4.3
au rythme de nos pas
l'un après l'autre
Et notre tête sur l'oreiller, pleine des images nocturnes de notre liberté, associations pures, passages des possibles purs sous nos paupières closes, arabesques de nos pensées que nous tentons, le jour durant, de rendre rectilignes, qu'au matin nous aurons oubliés, et notre tête dans l'oreiller dessine un creux très arrondi.
Mais ces pierres, aussi tendres soient-elles (je me souviens, au dessus d'une porte de ce visage rongé entièrement, à l'intérieur des lieux pourtant, souffrant de l'érosion et de la corrosion comme si le vent et les embruns, de face, de front, les attaquaient) gardent-elles, de nous, la mémoire ? Quelle forme d'existence aurons-nous quand nous serons redescendus de ce lieu minuscule, circulaire, en aplomb ? Je me souviens de mon ombre minuscule projetée trente mètres plus bas, à côté de celle d'Ulysse, aussi minuscules que nous ayons été ainsi projetés dans l'espace, nous étions très reconnaissables lui et moi, à des détails très précis, dessinés comme dans une eau-forte.
Nos présences glissaient sur la nacre interne de ce monde.
L'eau de l'océan, pleine de sable, imbibait nos pas, sur nous s'étaient accrochés des éclats de sable (nos pas en rendaient compte, au bruit très reconnaissables, de l'eau que nous emportions avec nous et que nous laissions peu à peu, sur chaque dalle de ce sol que nous foulions, nos pas devenus bruyants et glissants me donnaient envie de marcher pieds nus mais ce sol était froid et glissant, et mes pieds nus sur le sol auraient dessiné plus précisément ma présence).
Pourquoi
nos ombres projetées
aussi loin, aussi bas,
exerçaient-elles sur moi, sur lui, une telle attraction
qui aurait pu être une fascination,
dont nous tentions de faire en sorte
qu'elle
limite
la portée que sur nous nous lui accorderions ?
Je ne me confonds pas avec mon ombre. Je ne suis pas encore parmi les ombres. Et Ulysse a entendu les sirènes mais ne les a pas rejointes dans la mort.
vendredi 29 avril 2011
132.4.2
- Quel bruit ? J'entends rien.
- Chut ! Écoute... Là ! Tu entends ?
- Non ...
- Mais si ! Écoute.
- Attends, oui, oui, j'y suis.
Quelque chose, au loin, cliquetait. Cliquetait dans les escaliers. Descendait. Dégringolait.
- Là ! Tu entends maintenant ?
- Oui, là oui.
- C'est quoi ?
Si les choses commençaient à partir en morceaux, à dégringoler de leur asile dans le vent pour retourner sur le sol de marbre carrelé, alterné, noir blanc, blanc noir, noir blanc, blanc noir, comme la psalmodie par un élève ennuyé des rimes embrassées, je ne donnais pas cher de nous. Mais Ulysse ne semblait pas s'émouvoir. Il cherchait une raison dans le monde à ce tintement régulier.
- Regarde.
- Quoi ?
- Ça vient de tes poches.
- Quoi ?
Je regardais la déchirure qui, en effet, zébrait l'une d'elle, bien que la découverte d'Ulysse m'ait laissée, au départ, très sceptique. Les fils effilochés se séparaient les uns des autres, formaient une frange pitoyable, et trahissaient au moins toute la confiance que j'y avais mise, autrefois, il y a bien longtemps de cela, aux temps anciens. Son contenu métallique et sonore n'avait pas demandé son reste, et s'en était échappé et voilà qu'à présent, sans marquer la moindre hésitation, il continuait sa course dans les escaliers. Me délestant de tout le poids du monde. Me délestant de tout le poids de la matérialité. Qui à présent dégringolait fuyait s'échappait m'échappait.
Aurais-je pu prononcer en mon for intérieur prière plus muette que celle qui peu à peu se disait là, sans que j'y sois pour rien ?
132.4.1
Pourtant, je ne comprends pas, nous ne construisons que des châteaux de sable, très fragiles et très éphémères, eux aussi, qui nous allaient si bien.
A présent, voilà que les liaisons atomiques se hérissent, immobilisent le présent, percent de toutes leurs forces, et il faudrait penser que nous n'y pouvons rien, que nous nous résignons ? On a toujours tort de se résigner. Voilà que les liaisons atomiques autrefois souples n'ont plus aucune souplesse. Sans doute en est-il ainsi, lentement, des articulations cachées au plus profond du corps, dans le silence de la vie biologique. Autrefois souples, elles ont sans doute insensiblement commencé à perdre leur souplesse. Lentement. Subrepticement. Dans le silence de ce qui s'accomplit. Ça prend. Le monde prend. Nous aussi. La prise est solide. Immobilise.
L'éphémère, pourtant, nous allait si bien.
Les châteaux construits s'effondraient s'écroulaient et à l'époque nous éclations de rire sans même couvrir le bruit des vagues. L'éphémère nous allait bien. Toujours il nous entoure. Je ne comprends pas : il n'y a d'éternel que l'éphémère. Il s'effondrait et nous en riions. Notre seule et unique éternité devrait être la légèreté de l'éphémère et du mouvement, qui dénoue les paradoxes. Lieu naturel de ce que nous sommes, qui s'éloigne dans le passé éternel.
La mer monte et bientôt elle nous entourera.
132.4
Jouer des paradoxes, entendons : les déjouer.
Séparer, distinguer, affiner ne suffiront plus. On peut toujours, n'importe où, tracer une ligne et décider que les choses qui sont placées à sa droite sont telles, et que les choses qui sont placées après elle sont telles. On peut toujours. Et même lui donner du sens. Faire en sorte qu'elle ait du sens. Qu'elle ne soit pas absurde. On peut faire en sorte que ce qui est arbitraire assume une fonction bien pratique en vérité. Mettez-vous là et ne bougez pas. N'avancez pas. Reculez. Encore un peu. Encore. Encore un peu. Voilà c'est bon. Ne bougez plus. Attendez-moi là. Surtout ne bougez plus, hein ? Attendez que je revienne. J'en ai pour un instant. Je vous dirai quand vous pourrez avancer.
Et voilà, ça recommence : vous vous retrouvez collé contre un mur, à ne pas bouger, en attendant que votre tour vienne. Finisse par venir. C'est lent. Mais vous ne bougez pas. Est-ce que ça va finir un jour ? Mais quand même, vous ne bougez pas. C'est ce qu'on vous a appris.
Il vient toujours un moment où ça ne fonctionne plus.
Il vaut mieux dénouer les lignes, dénouer les paradoxes, retrouver la fluence des choses, et celle du langage. Non, ce n'est pas cela. Pas exactement. C'est tout un. Rendre les choses de ce monde fluides en les faisant simplement glisser dans le langage. Il n'est pas nécessaire de faire un éclat ou de se jeter dans le vide. Alors elles deviendront fluides. Le monde n'est pas si hostile, après tout, il est seulement silencieux. Sa temporalité est un peu chaotique, et pas toujours très convaincante. Mais on doit pouvoir arranger cela.
Il suffit d'écouter la cadence. Et la musique se recomposera autour des silences.
mercredi 27 avril 2011
132.3
Ils auraient pu retomber de cette très haute spirale enroulée sur elle-même sur le vide dans son mouvement propre ils auraient pu tomber, et dans ce cas, le vent les aurait projetés contre la paroi, les aurait heurtés contre les parois, je crois qu'ils seraient devenus aussi tranchants que du verre. On ne peut pas entièrement écarter cette hypothèse mais il était impossible de faire autrement, et il a bien fallu prendre le risque de les lâcher à la verticale de ce que nous étions.
Je me souvenais de ces mots de Shakespeare, la reine à Hamlet, dans la très belle traduction d'Yves Bonnefoy, "comme autant de poignards tes mots entrent dans mes oreilles", entendue un soir d'été, très éloigné d'ici et de maintenant. La souffrance est atroce et aiguë et vive, bien plus vive que bien des vies, je pensais à cela, je ne pouvais pas m'empêcher de la sentir, je pensais bien qu'ici, affûtés par la violence du vent, ils allaient devenir tranchants comme du cristal cassé qu'une fête cérémonieuse et oubliée n'a pas su protéger. Et qu'il n'était pas impossible qu'ils se retournent contre nous, dans un souffle de vent.
Mais il n'y fallait pas penser. Je me tournai seulement vers Ulysse et lui assénai, avec la plus grande tranquilité possible, commme on joue son atout :
- On ne rentre pas. On part.
- On est déjà partis.
- Non mais, cette fois, on ne rentre pas. On part pour de bon.
- Tu pensais que j'allais où ? Que je rentrais ? Que je rentrais où ?
- À Ithaque ! Évidemment ?
- Tu crois cela ? Tu crois toujours cela ? Mon Ithaque s'est perdue ...
- Mais je te suivais !
- Tu avais tort : c'est moi qui te suis.
- Tu me suis ?
- Je te suis et je suis toi. La réciproque est vraie. Ce qui nous retient l'un à l'autre est parfaitement symétrique. Tu vois ?
132.2
Alors il fallut bien regarder. En bas. Alentour. Autour de nous. Regarder. Le monde bien au-dessous de nos pieds se déroulait, en bas, tout en bas, comme une carte de GoogleMaps, mais imprécise et brumeuse. Après tout, quand on a besoin de vérifier que quelqu'un, qu'on vient de rencontrer, existe bien, qu'il ne sort pas tout à fait de notre imagination, on le Google-ise, me semble-t-il (bien que je ne sois pas certaine de la forme ni de la conjugaison de ce verbe nouveau) et on cherche dans les repères secrets de son iPhone où on a été ces derniers temps. Je ne sais plus où je suis. Alors je me triangule avec quelques satellites qui croisent au dessus de ma tête et qui m'assurent que je ne suis pas perdue. Et je m'évite la panique lorsque mon gps cesse de me dire que je suis bien ma route, que c'est bien ma route que je suis.
Et tout en bas, le monde se déroulait à plat comme une photographie de Google Maps. Mais il était moins précis. Assurément moins précis. Les contours se perdaient un peu. S'estompaient. Je ne retrouvais pas cette assurance du monde qu'il y a dans les photos parfaites qu'on peut en trouver. Il y avait la brume, la marée qui, montante, allait l'effacer. Il n'y avait, du monde, presque rien, un dédale sinusoïdal entre les rochers rougeoyants et le trait clair souligné de vert de la chaussée d'accès au phare. Et l'océan dont je ne suis sûre qu'il n'échappe pas autant qu'il est possible à ces représentations.
Parce que, de l'océan, il me faut l'odeur et les embruns sinon je n'en ai rien. Les odeurs du monde manque sur les images lisses et photographiques.
Je me demandais ce qu'aurait donné sur Google Maps, la nuée des étoiles de mer en galaxie enroulée, éparpillée. J'en attendais la cartographie avant la nouvelle marée montante avec une impatience que je ne maitrisais pas. Mais Ulysse ici regardait tout autour de lui et non pas à ses pieds, et je décidais, moi aussi, de laisser faire le vent qui, dans mes cheveux, insistait et mélangeait tout. Il n'y avait que cela à faire, plein vent, plein soleil, brûler et oublier, la brûlure et l'oubli, la brûlure de l'oubli, morsure de la mémoire, à choisir je préférerais la légèreté, si elle est encore possible, si, à travers la très fine ouverture de cette coquille claire et pâle au sommet de laquelle Ulysse m'avait emmenée, elle peut redevenir possible.
Il fallait, ici, s'enivrer de vent.
132.1.1
Ai-je dit que les possibles ont une structure arborescente ? Je ne m'en souviens pas : le vent emporte tout, même mes souvenirs. Parfois il emporte jusqu'aux silhouettes et aux ombres. Il a fait quelques tentatives sur les personnes mais a, semble-t-il, senti notre désapprobation profonde. Nous avons été quelques uns à lui en faire part. Et depuis lors nous sommes quelques uns à le surveiller.
Je reprends. À partir d'ici, ici et maintenant, n'importe quel ici, n'importe quel maintenant, il est possible que tu ailles en x et il est possible que tu ailles en y (il va de soi que je te souhaite plutôt d'aller en y mais il est possible que tu sois obligée d'aller en x, la structure arborescente des possibles ne permet pas sur eux une emprise plus sûre ni plus ferme). Mais seul l'un de ces possibles se réalisera (de ces possibles, un et un seul se réalisera) : tu iras en x ou tu iras en y. C'est l'un ou l'autre, simplement là, tu hésites entre x et y, disons, tu te demandes si tu peux éviter x, et tu es là, au bord du monde, assis, immobile (combien de temps encore penses-tu pouvoir tenir cette posture ?). En d'autres termes, savoir cette arborescence ne sert à rien.
Et il faut noter par ailleurs que, comme toutes les autres, cette théorie peut être fausse de part et part. Je ne fournis, avec les théories, aucune garantie.
Donc, il est possible, au regard de cette arborescence que je ne sais pas dessiner, mais qui, certainement, présente de profondes analogies avec la structure fine des arbres aux tout premiers jours du printemps, quand ils paraissent encore plus nus parce que les premières feuilles commencent à peine à souligner leur dépouillement, qu'on n'apercevait plus et qui soudain redevient évident, il est toujours possible de mettre un terme à toute arborescence.
Par exemple, ici, de faire le choix du vide vertical qu'on marquera en plongeant droit vers le sol.
Mais Ulysse, revenant déjà, en empêche. Il semblerait que la possibilité d'Ulysse rende impossible de suivre cet embranchement. Je finis par me demander si Ulysse n'ouvre pas la route à des possibles qu'il trace dans le monde exactement comme, sur le sable, il imprime avec force la marque de ses pas.
Il n'est pas impossible que la structure tourbillonnaire de ce récit le perde tout à fait. Je ne fournis, avec les textes, aucune garantie d'aucune sorte.