Je m'en souviens très bien. Je pourrais, sur ma vie, en faire le serment. Autrefois les nuits étaient pur apaisement. Ligne tirée jusqu'au matin. Elles y menaient sans à coup. Je me souviens de cela mais le souvenir n'est que sèche abstraction, il s'emploie jusqu'à l'épuisement à empiler des mots silencieux les uns sur les autres en dehors de toute signification pleine. Les tensions se résolvaient dans l'oubli, maintenant j'en suis sûre. Le voile du crépuscule s'étendait sur le monde, telle, la lumière fumée dont Vinci a conservé si longtemps le secret dans le fond de son atelier, derrière pinceaux et vernis, cette fumée légère qu'il répandait sur ses portraits et qui fait qu'à jamais ils nous échappent. Alors, je m'en souviens, le monde reculait d'un pas, il s'écartait légèrement, très légèrement, ma main ne pouvait plus tout à fait le saisir, un léger décalage, une oblique dans les rayons du soleil, tout simplement, et tout basculait et l'oubli recouvrait nos rêves de sa caresse inouïe.
Alors je ne comprends pas pourquoi cette nuit est telle. Je n'y arriverai pas.
Tout est parfaitement réuni pour l'apaisement du jour, j'en conclus que ce doit être moi. Ce ne peut être que moi. Le silence s'étire indéfiniment. J'ai fait semblant de croire que je pourrai dormir. Il a dû manquer dans le rituel une étape dont l'absence a offensé les dieux tapis dans le hasard bruissant. J'ai fait semblant de croire que cette chambre inconnue m'accueillerait pour la nuit. Dépossession de soi. J'ai fait semblant d'en chercher la protection. J'ai trébuché sur le seuil, une latte de parquet a craqué, une autre encore, et les repères m'échappent. La fenêtre ouverte ne laisse entrer aucun air. Rien ne respire. Ma respiration me heurte. J'entends très bien les battements de mon cœur dans mon oreille. Je fais semblant de croire que cela me bercera, que l'obsédante répétition du même jusqu'à ce qU'il devienne intolérable pourrait m'aider à dormir. Je fais semblant de convier mes rêves.
Rien. Je n'y arriverai pas.
Il y a encore une solution, je le sais bien, encore un espoir de traverser l'immensité de ces ténèbres, si seulement je renonce à me mentir, m'allonger, tourner mon visage dans l'oreiller, sentir le frais de la trame de lin, sentir, les plis minuscules, et sangloter jusqu'à la pâleur inverse de l'aube.
vendredi 30 juillet 2010
mardi 27 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, XIX (superpositions)
Ces images en noir et blanc flottent quelque part dans ma mémoire.
On regardait les clichés, et un personnage se superposait étrangement au reste de la scène, entretenait avec elle un léger décalage dans l'espace, déjouait les perspectives, en choisissant de se manifester un peu trop haut, un peu en retrait ; à travers sa légère transparence, il fallait bien admettre soit que les simulacres des vivants passsaient sous nos yeux, se manifestaient n'importe quand, dans le plus grand désordre du monde, hypothèse coûteuse, on en conviendra, soit que les clichés photographiques s'étaient superposés les uns aux autres. Et par souci de conserver un peu de cohérence dans notre monde, et dans nos théories de la perception, on reconstruisait vite les souvenirs qui permettaient de les séparer. De les scinder. Les simulacres rentraient seuls dans leur scène. Deux scènes en une seule, que parfois des semaines séparaient, une silhouette transparente apparaissait dans un lieu où elle n'était jamais allée, on remettait un peu d'ordre dans cela et on déchirait la photo en noir et blanc, elle finissait dans la corbeille à papiers, j'allais l'en retirer, approchais en secret les morceaux et redécouvrais des espaces inconnus et silencieux.
L'espace se feuillette d'innombrables strates temporelles. C'est toute sa structure qui se lézarde, qui se fendille. Je connais les toutes dernières strates, celles qui sont les plus saturées de tous les simulacres des absents, mais serais bien incapable d'en faire un décompte exact, je traverse les dernières, celles qui sont si saturées que pour pénétrer dans le soir, il faut écarter la brume de tous les souvenirs, pour que le rayon de soleil du crépuscule passe jusqu'à nous, et réchauffe un peu notre peau et nos cœurs.
Entrelacs des cheminements dans ce seul lieu du monde (le jardin), selon des décalages infinis, je ne sais pas comment ils parviennent à se croiser, entremêlement des voix (certaines tues à jamais, et combien de fois cet appel dans le soir qui tombe?) elles résonnent ici, toutes, effacement des simulacres (néanmoins je Le revois, dans le crépuscule où je m'assieds pour regarder la fin d'un autre maintenant, dans un rayon oblique et prêt à basculer dans le vide, Il faisait jaillir l'eau dans un bruit que j'entends toujours aussi distinctement même si je ne l'ai pas entendu depuis des années, même si je ne m'entendrai plus jamais, tout cela devient confus soudain, la pièce indispensable à la réparation de la pompe est épuisée). Il y a de quoi ne pas savoir où nous en sommes.
Je comprends à présent pourquoi ils mettaient tant de soin à déchiqueter ces portraits. Je comprends leur hâte et leur empressement à les faire disparaître.
On regardait les clichés, et un personnage se superposait étrangement au reste de la scène, entretenait avec elle un léger décalage dans l'espace, déjouait les perspectives, en choisissant de se manifester un peu trop haut, un peu en retrait ; à travers sa légère transparence, il fallait bien admettre soit que les simulacres des vivants passsaient sous nos yeux, se manifestaient n'importe quand, dans le plus grand désordre du monde, hypothèse coûteuse, on en conviendra, soit que les clichés photographiques s'étaient superposés les uns aux autres. Et par souci de conserver un peu de cohérence dans notre monde, et dans nos théories de la perception, on reconstruisait vite les souvenirs qui permettaient de les séparer. De les scinder. Les simulacres rentraient seuls dans leur scène. Deux scènes en une seule, que parfois des semaines séparaient, une silhouette transparente apparaissait dans un lieu où elle n'était jamais allée, on remettait un peu d'ordre dans cela et on déchirait la photo en noir et blanc, elle finissait dans la corbeille à papiers, j'allais l'en retirer, approchais en secret les morceaux et redécouvrais des espaces inconnus et silencieux.
L'espace se feuillette d'innombrables strates temporelles. C'est toute sa structure qui se lézarde, qui se fendille. Je connais les toutes dernières strates, celles qui sont les plus saturées de tous les simulacres des absents, mais serais bien incapable d'en faire un décompte exact, je traverse les dernières, celles qui sont si saturées que pour pénétrer dans le soir, il faut écarter la brume de tous les souvenirs, pour que le rayon de soleil du crépuscule passe jusqu'à nous, et réchauffe un peu notre peau et nos cœurs.
Entrelacs des cheminements dans ce seul lieu du monde (le jardin), selon des décalages infinis, je ne sais pas comment ils parviennent à se croiser, entremêlement des voix (certaines tues à jamais, et combien de fois cet appel dans le soir qui tombe?) elles résonnent ici, toutes, effacement des simulacres (néanmoins je Le revois, dans le crépuscule où je m'assieds pour regarder la fin d'un autre maintenant, dans un rayon oblique et prêt à basculer dans le vide, Il faisait jaillir l'eau dans un bruit que j'entends toujours aussi distinctement même si je ne l'ai pas entendu depuis des années, même si je ne m'entendrai plus jamais, tout cela devient confus soudain, la pièce indispensable à la réparation de la pompe est épuisée). Il y a de quoi ne pas savoir où nous en sommes.
Je comprends à présent pourquoi ils mettaient tant de soin à déchiqueter ces portraits. Je comprends leur hâte et leur empressement à les faire disparaître.
lundi 26 juillet 2010
Cahier d'un autre été, XVIII (tempus fugit)
La silhouette frêle et colorée de l'enfant traverse l'espace d'un seul cri et se jette dans le chagrin. Elle court vers le tronc noueux (qu'elle enlace). Le tronc de l'arbre immémorial vient de révéler ses faiblesses, et de faire l'aveu de la pourriture qui le ronge, et soudain son absence se dessine en creux dans le jardin. Il est et bientôt ne sera pas, le monde encore plein de lui bientôt sera vide de lui. Le présent est déjà bien plus soumis à sa négation que l'avenir qui n'est pas encore et bientôt le niera.
Je regarde faute de savoir quoi lui dire ses racines noueuses, la mesure de mon impuissance me dépasse et je baisse les yeux sur les racines noueuses sur quoi sont posés ses pieds nus. Je me demande ce qu'il adviendra d'elles, quand presque rien ne les dépassera plus. Question vague et sans signification, seule capable pour le moment de me détourner de ses pleurs d'enfant. J'imagine sous le sol le déploiement ramifié d'une canopée invisible et silencieuse, tacitement déployée, réponse précise donnée par l'arbre lui-même à sa ramure immense et foudroyée. Et l'arbre se fend et se déchire dans l'immobilité.
Le vent se lève, ses feuilles bruissent de tous les bruissements du passé, de tous les orages, et de toutes les nuits, de toutes les ombres enfuies qui un jour furent sous sa protection. Dans quelques mois, il faudra sèchement sectionner les branches robustes, de plus en plus loin du ciel, de plus en plus près du sol, la frondaison tombera à terre. S'écrasera au sol, fracassée. Je sens soudain la dalle de béton que l'âge adulte pose sur nous. Elle sanglote. Je ne toucherai pas à ma douleur. Je ne regarderai pas l'entaille, j'ai appris dans la suite des jours, les contournements, les fuites, les détours par où me faufiler p pour ne pas sentir trop vivement le monde et cette pointe exquise avec laquelle il nous incise chaque jour.
Sous le sceau de la nuit, je m'extirperai de ce monde de brutes, je me faufilerai dans les rêves mystérieux et mouvants, pour m'en aller prendre l'arbre immense dans mes bras même s'ils n'en font pas le tour. Je l'ai déjà fait, et sais alors, je sais très bien l'impression de voler, d'être soulevée emportée quelque part entre les ramifications souterraines et les autres, celles qu'on sait au dessus de nous, bruissantes, aériennes. Cette légèreté qu'il donne me manquera plus encore.
Je regarde faute de savoir quoi lui dire ses racines noueuses, la mesure de mon impuissance me dépasse et je baisse les yeux sur les racines noueuses sur quoi sont posés ses pieds nus. Je me demande ce qu'il adviendra d'elles, quand presque rien ne les dépassera plus. Question vague et sans signification, seule capable pour le moment de me détourner de ses pleurs d'enfant. J'imagine sous le sol le déploiement ramifié d'une canopée invisible et silencieuse, tacitement déployée, réponse précise donnée par l'arbre lui-même à sa ramure immense et foudroyée. Et l'arbre se fend et se déchire dans l'immobilité.
Le vent se lève, ses feuilles bruissent de tous les bruissements du passé, de tous les orages, et de toutes les nuits, de toutes les ombres enfuies qui un jour furent sous sa protection. Dans quelques mois, il faudra sèchement sectionner les branches robustes, de plus en plus loin du ciel, de plus en plus près du sol, la frondaison tombera à terre. S'écrasera au sol, fracassée. Je sens soudain la dalle de béton que l'âge adulte pose sur nous. Elle sanglote. Je ne toucherai pas à ma douleur. Je ne regarderai pas l'entaille, j'ai appris dans la suite des jours, les contournements, les fuites, les détours par où me faufiler p pour ne pas sentir trop vivement le monde et cette pointe exquise avec laquelle il nous incise chaque jour.
Sous le sceau de la nuit, je m'extirperai de ce monde de brutes, je me faufilerai dans les rêves mystérieux et mouvants, pour m'en aller prendre l'arbre immense dans mes bras même s'ils n'en font pas le tour. Je l'ai déjà fait, et sais alors, je sais très bien l'impression de voler, d'être soulevée emportée quelque part entre les ramifications souterraines et les autres, celles qu'on sait au dessus de nous, bruissantes, aériennes. Cette légèreté qu'il donne me manquera plus encore.
samedi 24 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, XVII (simulacre)
Écartons d'emblée un point de pure exégèse : les simulacres sont ces pluies d'atomes qui, si l'on en croit les Épicuriens, se détachent des objets et viennent frapper nos yeux, permettant ainsi la vision. Cette conception matérialiste de la perception perce une des grandes énigmes de la philosophie : pourquoi voyons-nous, de loin, ronde, la tour qui se révèle carrée si nous nous en approchons ? En se détachant de l'objet et en parcourant la distance qui le sépare de nous, le simulacre se déforme légèrement ... Et donc nous voyons ronde la tour qui, de loin, etc... J'avoue que jusqu'à aujourd'hui j'aurais été bien incapable de ressentir le sens profond de ces énoncés. Il y a des moments où, pour bien comprendre la philosophie et tous ses concepts, il est essentiel de les rêver à l'ombre d'un cerisier (centenaire et blessé, ou sur un banc mille fois repeint dans toutes les nuances de vert, sous le soleil brutal du début de l'après-midi).
Le monde se déforme légèrement comme sous la fluctuation capricieuse de nos souvenirs. Je ne suis pas plus sûre de lui que de ma mémoire.
Simulacres. L'enfant dans l'axe de l'allée qui mène au cerisier. L'année dernière sa robe était trop longue. Elle passait en riant, mimait une hsitoire compliquée que je ne comprenais pas entièrement et manipulait un bâton qu'elle a brisé depuis. Elle est différente de celle qu'elle fut, dans cette lumière du matin, plus grande, plus assurée, plus complexe aussi ... et au détour d'un rêve je viens de croiser le simulacre de ce qu'elle fut dans ce rituel complexe et narratif auquel elle m'initiait un jour d'un autre été.
Son simulacre court, rieur, sans voir celui plus effacé, plus lointain de Lui qui ne passera plus mais dont il reste cette tâche de couleur, un pantalon bleu, et la brouette immense, et pleine, dans ces allées, et l'arrosoir de métal à peine rouillé, et Lui, penché sur la terre qu'Il bêche avec gravité, et ce monde immense et minuscule qu'est Son jardin, sous Sa protection, de sorte que seul Il a le droit d'y accomplir certains gestes, ainsi lorsqu'Il me tend dans le soir qui tombe une poire minuscule et pleine de saveurs, alors que j'arrive de voyage et que l'été commence par ce geste, et se déroule devant moi, infini et trop vite enfui.
Et Elle, plus lointaine encore, dont je ne me souviens pas, appuyée sur un grand cyprès que je n'ai jamais vu. Et dont la présence est intacte.
Et plus légers encore que tous les simulacres, non plus des souvenirs de ceux que j'y ai vus, non plus des souvenirs qu'on m'a dits, mais simplement des souvenirs de rêves enfuis, de tous ces rêves bruissants qui passèrent là, souffflèrent leurs possibles, et leurs élans, et se brisèrent un peu plus loin dans le vacarme du monde, se délabrèrent de l'attente, se fracassèrent sur le mur de galets ronds et polis que la rivière a usés jusqu'à l'épuisement de toute aspérité.
Je crois même que je les ai oubliés mais peu leur importe, ils passent ici, aussi informes soient-ils, aussi difformes soient-ils.
Le monde se déforme légèrement comme sous la fluctuation capricieuse de nos souvenirs. Je ne suis pas plus sûre de lui que de ma mémoire.
Simulacres. L'enfant dans l'axe de l'allée qui mène au cerisier. L'année dernière sa robe était trop longue. Elle passait en riant, mimait une hsitoire compliquée que je ne comprenais pas entièrement et manipulait un bâton qu'elle a brisé depuis. Elle est différente de celle qu'elle fut, dans cette lumière du matin, plus grande, plus assurée, plus complexe aussi ... et au détour d'un rêve je viens de croiser le simulacre de ce qu'elle fut dans ce rituel complexe et narratif auquel elle m'initiait un jour d'un autre été.
Son simulacre court, rieur, sans voir celui plus effacé, plus lointain de Lui qui ne passera plus mais dont il reste cette tâche de couleur, un pantalon bleu, et la brouette immense, et pleine, dans ces allées, et l'arrosoir de métal à peine rouillé, et Lui, penché sur la terre qu'Il bêche avec gravité, et ce monde immense et minuscule qu'est Son jardin, sous Sa protection, de sorte que seul Il a le droit d'y accomplir certains gestes, ainsi lorsqu'Il me tend dans le soir qui tombe une poire minuscule et pleine de saveurs, alors que j'arrive de voyage et que l'été commence par ce geste, et se déroule devant moi, infini et trop vite enfui.
Et Elle, plus lointaine encore, dont je ne me souviens pas, appuyée sur un grand cyprès que je n'ai jamais vu. Et dont la présence est intacte.
Et plus légers encore que tous les simulacres, non plus des souvenirs de ceux que j'y ai vus, non plus des souvenirs qu'on m'a dits, mais simplement des souvenirs de rêves enfuis, de tous ces rêves bruissants qui passèrent là, souffflèrent leurs possibles, et leurs élans, et se brisèrent un peu plus loin dans le vacarme du monde, se délabrèrent de l'attente, se fracassèrent sur le mur de galets ronds et polis que la rivière a usés jusqu'à l'épuisement de toute aspérité.
Je crois même que je les ai oubliés mais peu leur importe, ils passent ici, aussi informes soient-ils, aussi difformes soient-ils.
vendredi 23 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, XVI (en équilibre)
Marcher pieds nus demande des précautions intenses que je ne prends pas. Les cailloux, les éclats de verre, les tessons, tout ce qui blesse se doit repérer, sentir, avant que d'avoir pu s'enfoncer dans la chair. Et de l'inciser. Le pieds se pose sur le sol non sans une certaine inquiétude, et les différences du lieu et du temps se sentent ainsi, bien avant la verticalité et le regard froid sur le monde. Pierre chaude de midi, sable frais et humide de la proximité de l'océan, je connais les lattes de plancher qu'il faut éviter pour ne réveiller personne quand l'insomnie saisissante ne desserre pas son étau, je sais reconnaître les instants infimes où il faut inverser le mouvement, arrêter la marche et éviter la blessure. Contact attentif avec la surface du monde. L'attention nous distrait de nous.
Le déroulement de la marche est plus léger et laisse moins de traces sur le monde, sans talons aiguilles qui martèlent le sol et claquent dans le silence. Il devient possible de se déplacer sans bruit. Il devient possible de se déplacer en équilibre à la limite du désespoir, sans attirer sur soi la colère des dieux. Ligne de partage des eaux salées des larmes sur laquelle il ne faut pas transiger, ligne de crête et de vertige qu'il faut tenir sans rien regarder d'autre que le pur équilibre, moment qui n'est ni dans l'avant ni dans l'après, seul capable de nous mettre à l'abri des âpretés du monde. Équilibre incertain.
Je ne regarde rien d'autre que cette ligne de partage des eaux au-dessus de la brume de vallée. Il faut ne pas brusquer le monde. Bouger le moins possible. Oublier les souvenirs heureux aussi bien que les souvenirs malheureux. Je ne sais pas lesquels sont plus douloureux. Je n'arrive pas à déterminer lesquels s'enfoncent les plus profondément dans les chairs et font les blessures les plus profondes. Incision du bonheur perdu ou du malheur récurrent, et retour lancinant des mêmes douleurs. Je ne sais toujours pas ce qui fait souffrir le plus.
Les rires perdus dans le silence de la nuit. Les affections éteintes. Les espoirs qui nous gardaient au chaud, dans leurs palpitations tendres se sont enfuis. Je me garde d'en regarder les traces. Il ne faut plus les raviver. Je tente seulement de laisser dans la poussière du monde la trace la plus légère possible. Que rien ne me retienne. Que rien ne porte la marque de mon passage. Je passe comme un rêve et ainsi la douleur devient stupidement supportable. Il ne faut pas trop déplacer les lignes, ne pas trop soulever de poussières et oublier l'été.
Je me souviens qu'autrefois, dans les rayons de lumière, de fines particules d'or tournoyaient. Un souffle accentuait leur danse. À présent, il vaut mieux rester immobile à la surface du monde.
Le déroulement de la marche est plus léger et laisse moins de traces sur le monde, sans talons aiguilles qui martèlent le sol et claquent dans le silence. Il devient possible de se déplacer sans bruit. Il devient possible de se déplacer en équilibre à la limite du désespoir, sans attirer sur soi la colère des dieux. Ligne de partage des eaux salées des larmes sur laquelle il ne faut pas transiger, ligne de crête et de vertige qu'il faut tenir sans rien regarder d'autre que le pur équilibre, moment qui n'est ni dans l'avant ni dans l'après, seul capable de nous mettre à l'abri des âpretés du monde. Équilibre incertain.
Je ne regarde rien d'autre que cette ligne de partage des eaux au-dessus de la brume de vallée. Il faut ne pas brusquer le monde. Bouger le moins possible. Oublier les souvenirs heureux aussi bien que les souvenirs malheureux. Je ne sais pas lesquels sont plus douloureux. Je n'arrive pas à déterminer lesquels s'enfoncent les plus profondément dans les chairs et font les blessures les plus profondes. Incision du bonheur perdu ou du malheur récurrent, et retour lancinant des mêmes douleurs. Je ne sais toujours pas ce qui fait souffrir le plus.
Les rires perdus dans le silence de la nuit. Les affections éteintes. Les espoirs qui nous gardaient au chaud, dans leurs palpitations tendres se sont enfuis. Je me garde d'en regarder les traces. Il ne faut plus les raviver. Je tente seulement de laisser dans la poussière du monde la trace la plus légère possible. Que rien ne me retienne. Que rien ne porte la marque de mon passage. Je passe comme un rêve et ainsi la douleur devient stupidement supportable. Il ne faut pas trop déplacer les lignes, ne pas trop soulever de poussières et oublier l'été.
Je me souviens qu'autrefois, dans les rayons de lumière, de fines particules d'or tournoyaient. Un souffle accentuait leur danse. À présent, il vaut mieux rester immobile à la surface du monde.
jeudi 22 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, XV (un peu plus loin dans l'été)
Un peu plus tard, il fallut reprendre la route. Ces quelques jours n'avaient été qu'une escale. Elle avait permis de se défaire de la pesanteur du temps passé, comme on époussette sa manche de la poussière de craie que le mur frôlé de trop près y a déposée, mais il fallut repartir. Repartir c'est-à-dire si on déploie le lent déroulement des phrases et des actes emboîtés les uns dans les autres, faire rentrer une à une toutes les affaires éparpillées dans des sacs, les ramasser d'abord, entasser les sacs eux-mêmes dans le coffre, et reprendre la route, après avoir vérifié la fermeture de toutes les fenêtres contre la pluie, puis remonter le fleuve le long d'une vallée si immense qu'elle en devient abstraite tandis que ses contours se perdent même si une citadelle en étoile en marque l'entrée.
Une escale à l'entrée de l'été. Il fallut remonter un peu plus loin dans l'été. Contre le courant du fleuve, et contre les méandres du temps, de la mémoire, du passé qui peu à peu sombrent, se perdent, s'enlisent, comme bientôt je ne serai plus rien. Je conduis sous la pluie. Les essuie-glace passent mélancoliquement entre le paysage et moi, et de ce monde je me contente d'enregistrer les données objectives ; les informations factuelles qui me parviennent concentrent certes toute attention, mais ne demandent pas assez toutefois pour empêcher une angoisse sourde de poindre et de ruisseler et de se répandre dans tous les espaces les plus reculés de ma mémoire.
Je vais vers l'été mais il y a bien longtemps que j'ai appris que les étés finissent, qu'ils nous reversent dans le même monde et que tout est à recommencer, encore et toujours. Je ne crois plus à rien. J'ai simplement du sable entre les doigts, il file et je le sais. Je ne crois même plus à l'été, je n'ai même plus la force de croire en lui, de me rattacher aux lentes métamorphoses des jours, je ne place ma confiance que dans son naufrage silencieux et calme, presque immobile sous une pluie fine et insistante, qui souligne nos échecs et n'emporte pas nos larmes.
Je ne crois même plus à la consolation de l'été. La maison immobile sent bon le soleil quand commence la cérémonie inverse et bien plus simple de l'éparpillement des affaires de par l'espace vertical, de l'ouverture des volets, de l'arrachement de tout voile qui couperait du souffle du vent ; elle se rouvre sur le jardin mouillé et sur ses paradoxes. J'ai envie de croire à ce possible mais les désillusions sont trop féroces. Je ne fais rien de plus que caresser le tronc du cerisier blessé.
Une escale à l'entrée de l'été. Il fallut remonter un peu plus loin dans l'été. Contre le courant du fleuve, et contre les méandres du temps, de la mémoire, du passé qui peu à peu sombrent, se perdent, s'enlisent, comme bientôt je ne serai plus rien. Je conduis sous la pluie. Les essuie-glace passent mélancoliquement entre le paysage et moi, et de ce monde je me contente d'enregistrer les données objectives ; les informations factuelles qui me parviennent concentrent certes toute attention, mais ne demandent pas assez toutefois pour empêcher une angoisse sourde de poindre et de ruisseler et de se répandre dans tous les espaces les plus reculés de ma mémoire.
Je vais vers l'été mais il y a bien longtemps que j'ai appris que les étés finissent, qu'ils nous reversent dans le même monde et que tout est à recommencer, encore et toujours. Je ne crois plus à rien. J'ai simplement du sable entre les doigts, il file et je le sais. Je ne crois même plus à l'été, je n'ai même plus la force de croire en lui, de me rattacher aux lentes métamorphoses des jours, je ne place ma confiance que dans son naufrage silencieux et calme, presque immobile sous une pluie fine et insistante, qui souligne nos échecs et n'emporte pas nos larmes.
Je ne crois même plus à la consolation de l'été. La maison immobile sent bon le soleil quand commence la cérémonie inverse et bien plus simple de l'éparpillement des affaires de par l'espace vertical, de l'ouverture des volets, de l'arrachement de tout voile qui couperait du souffle du vent ; elle se rouvre sur le jardin mouillé et sur ses paradoxes. J'ai envie de croire à ce possible mais les désillusions sont trop féroces. Je ne fais rien de plus que caresser le tronc du cerisier blessé.
mercredi 21 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, XIV (négation)
Les matins gris sont des négations. Sans que nous leur jetions un regard autre que distant et las, alors que tout est parfaitement immobile, nous nous laissons sans nous défendre envelopper de leur calme comme d'une étoffe un peu fraîche. Ils nous aspirent et nous emmènent dans une autre temporalité du jour. Certains matins sont des négations appposées devant la parenthèse de la journée.
Brisure des lignes et des rythmes.
Nous ne sentirons pas sur nos épaules la morsure du soleil. Nous ne laisserons pas nos ombres s'approcher de nous à la verticale de midi, ni s'éloigner indéfiniment dans le soir qui retombe, nous ne chercherons pas l'obscurité au beau milieu incendiaire de la course du jour, nous ne ploierons pas sous la force intense du soleil. Nous laisserons se faire toutes les appositions des négations, sans pouvoir rien y changer.
Au lieu de quoi une douceur rêveuse et nimbée nous enlace dans le commencement des heures. Il suffit de ne pas bouger, de ne pas commencer la journée et de laisser passer les minutes, de ne pas les laisser tomber de nous, ni s'écraser sur le sol ; elles se briseraient en éclats assourdissants, et risqueraient ensuite, quand nous passons pieds nus, de se planter dans nos pas, d'inciser la chair du talon, et de percer notre marche d'une douleur aiguë. Quelques gouttes de sang que laisserait notre marche nous en avertiraient.
Les questions plânent sans réponse, et se déploient dans l'air immobile.
Il devient impossible de démêler, dans la brume de ce jour qui ne commence pas, si les parenthèses s'ouvrent au soir, sur le monde irréel de nos rêves, et se referment le lendemain, dans le départ au marché, dans les courses et le ravitaillement, et les échanges commerciaux, et la consommation, et le déferlement du monde, pour de nouveau connaitre une suspension dans l'oubli de la nuit, et son éloignement de tous les aléas salissants que nous aurons affronter, ou si les journées sont des parenthèses dans les rêves profonds où le moi se déploie, entre dans des mouvements vastes, suit des courants immenses et profonds dans lesquels des algues vertes et pleines de langueur s'enroulent autour de lui et l'entrainent toujours un peu plus bas, un peu plus profondément, en deçà des possibles.
Le sommeil se dissipe dans l'odeur brûlante du café.
Brisure des lignes et des rythmes.
Nous ne sentirons pas sur nos épaules la morsure du soleil. Nous ne laisserons pas nos ombres s'approcher de nous à la verticale de midi, ni s'éloigner indéfiniment dans le soir qui retombe, nous ne chercherons pas l'obscurité au beau milieu incendiaire de la course du jour, nous ne ploierons pas sous la force intense du soleil. Nous laisserons se faire toutes les appositions des négations, sans pouvoir rien y changer.
Au lieu de quoi une douceur rêveuse et nimbée nous enlace dans le commencement des heures. Il suffit de ne pas bouger, de ne pas commencer la journée et de laisser passer les minutes, de ne pas les laisser tomber de nous, ni s'écraser sur le sol ; elles se briseraient en éclats assourdissants, et risqueraient ensuite, quand nous passons pieds nus, de se planter dans nos pas, d'inciser la chair du talon, et de percer notre marche d'une douleur aiguë. Quelques gouttes de sang que laisserait notre marche nous en avertiraient.
Les questions plânent sans réponse, et se déploient dans l'air immobile.
Il devient impossible de démêler, dans la brume de ce jour qui ne commence pas, si les parenthèses s'ouvrent au soir, sur le monde irréel de nos rêves, et se referment le lendemain, dans le départ au marché, dans les courses et le ravitaillement, et les échanges commerciaux, et la consommation, et le déferlement du monde, pour de nouveau connaitre une suspension dans l'oubli de la nuit, et son éloignement de tous les aléas salissants que nous aurons affronter, ou si les journées sont des parenthèses dans les rêves profonds où le moi se déploie, entre dans des mouvements vastes, suit des courants immenses et profonds dans lesquels des algues vertes et pleines de langueur s'enroulent autour de lui et l'entrainent toujours un peu plus bas, un peu plus profondément, en deçà des possibles.
Le sommeil se dissipe dans l'odeur brûlante du café.
Cahiers d'un autre été, XIII (détails paresseux)
Aux mouvements immenses et furieux de l'océan, il a résisté. Il sait. Tenir contre le courant froid, contrer l'écume, esquiver les rouleaux, passer sous eux, là où la houle est transparente, ne pas se laisser emporter par la marée descendante, celle qu'il faut craindre et dont les nageurs racontent en faisant des mystères (qui pour un peu laisseraient entendre qu'ils savent d'expérience) qu'il faut lui céder si elle emporte, se laisser porter au loin, ne rien tenter contre elle, l'accompagner si on veut conserver le moindre espoir de revenir sur la terre ferme, sur la côte sablonneuse.
Au soir qui tombe, quand les rayons du soleil deviennent de plus en plus obliques, et que les familles se retirent de la plage, remontent le petit sentier le long de la dune, et peu à peu vident l'espace étroit allongé entre la forêt et la mer, on apprend aux enfants à se méfier de la transparence des baïnes, à laisser un peu plus d'insouciance, une fois encore, près de leur fond torturé par le courant, elles dont le mot se confie comme un talisman, et dans le piège desquelles un peu d'eau, seulement, jusqu'à la cheville, suffirait, quand elle se retire, pour les emporter au large. Il s'allonge sur sa serviette après l'avoir secouée dans le vent du soir et n'écoute pas. Autant qu'il le peut, il se ferme à ces voix, ces bavardages.
Tous ces pièges sont connus de lui, et il ne les craint pas. Son corps a affronté déjà la terreur lente de la noyade, il a aspiré l'eau à plein gorge, et étouffé dans une mer calme. Tout cela, il le connaît intimement et il a abandonné toute confiance dans l'élément aquatique (le sien, toutefois, le seul sien, le seul qui le porte et l'entraine dans ses pensées). Il se méfie profondément de ce monde qui ne cesse toutefois de l'attirer, comme il se méfie de son corps.
C'est ainsi qu'il est possible de s'absorber dans la contemplation détaillée des plus infimes détails d'une toute partie du monde. Au sortir de l'eau, intacte, je me laisse glisser dans le silence sourd des vagues et n'écoute plus rien que la houle dont le tumulte recouvre le tumulte du monde. Je ne regarde plus rien que les gouttes d'eau sur ma main. Les traces de sel apparaissent lentement. Si une mèche de mes cheveux trempés passe près de mes lèvres à cause du vent du soir, je m'assurerai de son goût de mer. Mais je ne bouge pas. L'eau salée a attaqué ma bague ancienne dont les granules d'argent furent noircis par le temps. Elle retrouve dans la suite de ces jours un éclat lunaire. Je sais que mon doigt, sous elle, est resté pâle et commence à porter la marque de ses circonvolutions. Je ne bouge pas.
Je me demande seulement si la corrosion du sel agit aussi profondément dans l'âme qu'à la surface du métal.
Au soir qui tombe, quand les rayons du soleil deviennent de plus en plus obliques, et que les familles se retirent de la plage, remontent le petit sentier le long de la dune, et peu à peu vident l'espace étroit allongé entre la forêt et la mer, on apprend aux enfants à se méfier de la transparence des baïnes, à laisser un peu plus d'insouciance, une fois encore, près de leur fond torturé par le courant, elles dont le mot se confie comme un talisman, et dans le piège desquelles un peu d'eau, seulement, jusqu'à la cheville, suffirait, quand elle se retire, pour les emporter au large. Il s'allonge sur sa serviette après l'avoir secouée dans le vent du soir et n'écoute pas. Autant qu'il le peut, il se ferme à ces voix, ces bavardages.
Tous ces pièges sont connus de lui, et il ne les craint pas. Son corps a affronté déjà la terreur lente de la noyade, il a aspiré l'eau à plein gorge, et étouffé dans une mer calme. Tout cela, il le connaît intimement et il a abandonné toute confiance dans l'élément aquatique (le sien, toutefois, le seul sien, le seul qui le porte et l'entraine dans ses pensées). Il se méfie profondément de ce monde qui ne cesse toutefois de l'attirer, comme il se méfie de son corps.
C'est ainsi qu'il est possible de s'absorber dans la contemplation détaillée des plus infimes détails d'une toute partie du monde. Au sortir de l'eau, intacte, je me laisse glisser dans le silence sourd des vagues et n'écoute plus rien que la houle dont le tumulte recouvre le tumulte du monde. Je ne regarde plus rien que les gouttes d'eau sur ma main. Les traces de sel apparaissent lentement. Si une mèche de mes cheveux trempés passe près de mes lèvres à cause du vent du soir, je m'assurerai de son goût de mer. Mais je ne bouge pas. L'eau salée a attaqué ma bague ancienne dont les granules d'argent furent noircis par le temps. Elle retrouve dans la suite de ces jours un éclat lunaire. Je sais que mon doigt, sous elle, est resté pâle et commence à porter la marque de ses circonvolutions. Je ne bouge pas.
Je me demande seulement si la corrosion du sel agit aussi profondément dans l'âme qu'à la surface du métal.
mardi 20 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, XII (poussières)
Les volets entr'ouverts ont laissé respirer la maison dans la nuit immense et calme. Ils ne se sont pas opposés à elle et les frontières sont restées ouvertes entre le monde intérieur et la terrasse bonde, le jardin et ses arbres bruissants un peu plus loin, et puis, dans un cercle plus lointain encore, le monde extérieur et marin. Ainsi, mon premier geste ce matin est de vérifier que la porte était fermée ; elle l'était, étrangement. Seul point fixe et clos de ce monde ouvert. Les vies nocturnes du jardin qui se sont glissées à l'intérieur de la pièce se font discrètes. Et le jour à présent les fait refluer. Il y a bien un insecte inconnu sur la table de la cuisine, mais nous nous ignorons. Son corps arrondi et minuscule dessine une goutte d'eau opaque et verte. Le bruit assourdissant du bol de café que je pose ne semble pas le détourner de son cheminement obstiné et précis.
Un chat dort encore, roulé en boule, sur une serviette de bain dans le jardin. Je le repousse, un peu agacée de cette familiarité avec mes affaires, et elle est tout à la fois pleine de sa chaleur vivante, et fraiche encore de l'humidité de la mer. L'eau salée ne s'en retire plus aussi facilement. Elle est pleine de la trace de nos bains de mer, et le temps de la suspension ne les efface plus, elle les retient, sans doute la fraîcheur de la nuit ne facilite pas le processus. L'océan commence à pénétrer ici, je ne tente rien contre lui. Il n'y a rien d'autre à faire que de le regarder avancer.
L'eau salée s'insinue doucement et son mouvement commence à être sensible. Il suffit de mordre ses lèvres pour s'en convaincre. Dans une conversation sérieuse, un appel professionnel à l'heure écrasante de l'après-midi qui commence, il devient possible de mordre ses lèvres et d'y sentir la mer, ou de détecter une trace blanche sur un tissu qui signe la présence de l'océan et son insinuation souple dans nos affaires, pendant qu'une voix me parle d'un autre monde. Et contre toutes les stratégies préconisées par les femmes, je ne fais rien pour m'opposer à l'avancée de la mer. Je trahis volontiers les humains dans cette proximité de l'immensité, il faut reconnaître que leurs artifices étroits sont incapables de retenir mon esprit.
L'attirance aquatique est trop forte. Que les vagues déposent sur toute ma peau un goût de sel lointain et qu'il reste longtemps, qu'il m'enveloppe. Tout parfum artificiel dans cette proximité du monde aquatique est à fuir. Les rituels sont précis pour qu'entre dans nos rêves et dans nos regards une parcelle infinie de la mer ; et si vraiment nous respectons toutes ses avancées minuscules sur nos corps, nous retrouverons peut-être, tout au fond de l'été, sous la dernière nuit étoilée, dans l'ultime vague de notre passage ici, un regard transparent. Qui sait ?
Je sens sous mes pieds nus les grains de sable du rivage.
Un chat dort encore, roulé en boule, sur une serviette de bain dans le jardin. Je le repousse, un peu agacée de cette familiarité avec mes affaires, et elle est tout à la fois pleine de sa chaleur vivante, et fraiche encore de l'humidité de la mer. L'eau salée ne s'en retire plus aussi facilement. Elle est pleine de la trace de nos bains de mer, et le temps de la suspension ne les efface plus, elle les retient, sans doute la fraîcheur de la nuit ne facilite pas le processus. L'océan commence à pénétrer ici, je ne tente rien contre lui. Il n'y a rien d'autre à faire que de le regarder avancer.
L'eau salée s'insinue doucement et son mouvement commence à être sensible. Il suffit de mordre ses lèvres pour s'en convaincre. Dans une conversation sérieuse, un appel professionnel à l'heure écrasante de l'après-midi qui commence, il devient possible de mordre ses lèvres et d'y sentir la mer, ou de détecter une trace blanche sur un tissu qui signe la présence de l'océan et son insinuation souple dans nos affaires, pendant qu'une voix me parle d'un autre monde. Et contre toutes les stratégies préconisées par les femmes, je ne fais rien pour m'opposer à l'avancée de la mer. Je trahis volontiers les humains dans cette proximité de l'immensité, il faut reconnaître que leurs artifices étroits sont incapables de retenir mon esprit.
L'attirance aquatique est trop forte. Que les vagues déposent sur toute ma peau un goût de sel lointain et qu'il reste longtemps, qu'il m'enveloppe. Tout parfum artificiel dans cette proximité du monde aquatique est à fuir. Les rituels sont précis pour qu'entre dans nos rêves et dans nos regards une parcelle infinie de la mer ; et si vraiment nous respectons toutes ses avancées minuscules sur nos corps, nous retrouverons peut-être, tout au fond de l'été, sous la dernière nuit étoilée, dans l'ultime vague de notre passage ici, un regard transparent. Qui sait ?
Je sens sous mes pieds nus les grains de sable du rivage.
lundi 19 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, XI (repli)
Repli, loin du monde. En sortant de l'eau, il n'y a rien d'autre à faire que de se laisser glisser sur le sol, tomber à genoux, sur la serviette étalée sur le sol, rectangle coloré qui par le droit du premier occupant, et en dépit certes de la faiblesse de l'argument, détermine pour le moment l'espace dont j'ai la jouissance. Il se trouve qu'il me sufflt. Il est même un peu grand. Alors l'opération est très simple, tomber à genoux, continuer le passage en oblique de la verticale à l'horizontale, je sens sous moi les ondulations du sable, mais une forme qu'elles sont lissées par quelques mouvements de mon corps, l'immobilité peut s'ouvrir devant moi. Aussi longtemps que je la tiendrai, elle sera un abri sûr.
Le soleil sèchera ma peau. Je ne bouge pas. Je sens sur mes jambes l'eau qui ruisselle encore selon les trajets qu'elle organise. Mes pieds dépassent de la serviette et m'assurent que je suis bien sur le sable blond. Il se dessine un autre ruissellement dans mon cou, dont la source se trouve dans mes cheveux. Le monde l'absorbe silencieusement une fois qu'il retombe en gouttes sur le tissu épais de la serviette. Je ne bouge pas, pour ne pas déranger ces lignes de partage des eaux, ne pas les déplacer, surtout.
Je laisse ces mouvements se faire sur moi et peu à peu la chaleur du soleil remplace sur ma peau la fraicheur de l'eau. Les rayons la sèchent et laissent sur moi un goût de sel. Il suffit de ne pas bouger, de poser la tête dans les bras repliés, pour créer autour des yeux un peu d'obscurité. Une fois que cet état d'equilibre est atteint, il n'y a plus aucun mouvement à faire.
Tenir une pensée ne servirait à rien. Il est possible alors de laisser filer les rêves. De laisser passer les images et les regrets, et les soupirs et les peut-être, tout cela peut défiler et se laisser absorber par la chaleur du soleil. La force du soleil est si intense que même les larmes sècheraient ici, si je tenais assez longtemps cette position. La tiendrai-je assez longtemps ? Tout instant est une limite qui recule un peu plus loin dans l'immobilité du monde. Une frontière légère et ténue qui avance un peu loin dans l'avenir et repousse le moment où le flux des paroles reviendra m'assaillir.
Il suffit de se couler dans l'immobilité du monde aussi souplement qu'un courant marin.
Le soleil sèchera ma peau. Je ne bouge pas. Je sens sur mes jambes l'eau qui ruisselle encore selon les trajets qu'elle organise. Mes pieds dépassent de la serviette et m'assurent que je suis bien sur le sable blond. Il se dessine un autre ruissellement dans mon cou, dont la source se trouve dans mes cheveux. Le monde l'absorbe silencieusement une fois qu'il retombe en gouttes sur le tissu épais de la serviette. Je ne bouge pas, pour ne pas déranger ces lignes de partage des eaux, ne pas les déplacer, surtout.
Je laisse ces mouvements se faire sur moi et peu à peu la chaleur du soleil remplace sur ma peau la fraicheur de l'eau. Les rayons la sèchent et laissent sur moi un goût de sel. Il suffit de ne pas bouger, de poser la tête dans les bras repliés, pour créer autour des yeux un peu d'obscurité. Une fois que cet état d'equilibre est atteint, il n'y a plus aucun mouvement à faire.
Tenir une pensée ne servirait à rien. Il est possible alors de laisser filer les rêves. De laisser passer les images et les regrets, et les soupirs et les peut-être, tout cela peut défiler et se laisser absorber par la chaleur du soleil. La force du soleil est si intense que même les larmes sècheraient ici, si je tenais assez longtemps cette position. La tiendrai-je assez longtemps ? Tout instant est une limite qui recule un peu plus loin dans l'immobilité du monde. Une frontière légère et ténue qui avance un peu loin dans l'avenir et repousse le moment où le flux des paroles reviendra m'assaillir.
Il suffit de se couler dans l'immobilité du monde aussi souplement qu'un courant marin.
dimanche 18 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, X (en équilibre)
Alors à l'heure où les ombres s'allongent, l'enfant glisse sa main dans la mienne. Les ombres s'allongent sur le sable. La mienne est à perte de vue. Elle part de mes pas et pointe une direction dont je m'éloigne. La sienne accentue la difference de taille entre nous. Les minuscules reliefs du sable se remplissent d'ombres projetées, et se soulignent d'une bordure grisée. Nous nous éloignons dans le soir qui tombe. Nous marchons vers le soleil couchant, le long du rivage, dans le temps minuscule où ses pas le porteront, et c'est à ce moment-là que l'enfant glisse sa main dans la mienne.
La fraîcheur du soir monte et s'étend sur nous comme un vêtement que les embruns ont traversé et qui ne nous réchauffera plus. Le soleil a triomphé toute la journée. Et maintenant la fraîcheur de la nuit humide tombe sur cette partie du monde où les ombres s'allongent. Il serait temps de rentrer, mais rentrer dans un soir d'été avant que la nuit ne soit avancée, avant que nous n'ayons plongé en elle, ce serait abandonner l'infini. Je ne veux pas encore revenir sur mes pas. Clore l'infini et s'en refuser la très souple rêverie.
Alors tant que la fatigue ne pèse pas sur ses épaules, tant qu'elle ne rend pas son pas moins assuré, nous continuons encore un peu. Encore un peu est tout ce qui me reste de ce jour. Au loin, contre la falaise, les vagues se brisent dans des gerbes d'écume. La marée monte. L'espace bascule dans une nuit humide et bleutée. Il me reste encore un peu de ce jour. Sa main dans la mienne est douce et tiède.
Je crois que l'enfant ne se préoccupe absolument pas de moi. Des histoires immenses et compliquées l'absorbent tout entier. Sa voix les incante doucement, son chant les invoque, puis les disperse dans la légèreté de l'air et dans les embruns. Sa main dans la mienne lui suffit. Sa main dans la mienne me suffit. Le monde bascule dans le calme de la nuit et sa main dans la mienne lui donne un point fixe qui le mène à travers ce crépuscule.
Un instant, le vertige qui me saisit est en équilibre parfait.
La fraîcheur du soir monte et s'étend sur nous comme un vêtement que les embruns ont traversé et qui ne nous réchauffera plus. Le soleil a triomphé toute la journée. Et maintenant la fraîcheur de la nuit humide tombe sur cette partie du monde où les ombres s'allongent. Il serait temps de rentrer, mais rentrer dans un soir d'été avant que la nuit ne soit avancée, avant que nous n'ayons plongé en elle, ce serait abandonner l'infini. Je ne veux pas encore revenir sur mes pas. Clore l'infini et s'en refuser la très souple rêverie.
Alors tant que la fatigue ne pèse pas sur ses épaules, tant qu'elle ne rend pas son pas moins assuré, nous continuons encore un peu. Encore un peu est tout ce qui me reste de ce jour. Au loin, contre la falaise, les vagues se brisent dans des gerbes d'écume. La marée monte. L'espace bascule dans une nuit humide et bleutée. Il me reste encore un peu de ce jour. Sa main dans la mienne est douce et tiède.
Je crois que l'enfant ne se préoccupe absolument pas de moi. Des histoires immenses et compliquées l'absorbent tout entier. Sa voix les incante doucement, son chant les invoque, puis les disperse dans la légèreté de l'air et dans les embruns. Sa main dans la mienne lui suffit. Sa main dans la mienne me suffit. Le monde bascule dans le calme de la nuit et sa main dans la mienne lui donne un point fixe qui le mène à travers ce crépuscule.
Un instant, le vertige qui me saisit est en équilibre parfait.
samedi 17 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, IX (oublier)
Une vague et puis une autre. Elles déferlent. Les grandes marées affirment leur emprise sur l'espace. Le vent se lève. Ce qui est bien, c'est que ce déferlement ne s'arrête jamais, tous les autres mouvements cesseront, mon cœur cessera de battre, mes poumons n'aspireront plus d'air, ils se rempliront peut-être d'eau salée à la prochaine déferlante, je ne sais pas, mais ce mouvement-là ne cessera jamais. Son bruit se fera toujours entendre, quel que soit le silence du monde, même s'il ne berce plus aucune fatigue, même s'il n'accompagne aucun voyage.
Il n'est donc pas la peine d'attendre ni d'espérer, sur ce rivage. C'est peut-être cela que j'aime tant, au bord de l'océan. Tout lien avec l'avenir se dissout dans le sel. Je n'attends pas le retour d'Ulysse, le soir n'eteind aucun de mes espoirs, et demain sera semblable à aujourd'hui, semblable à hier. Quelque chose se déploie comme un présent immobile. Il n'est pas nécessaire d'attendre les vagues ni de les espérer. Et pour quelque temps, ici, ce n'est pas utile. Attendre et espérer m'épuisent.
Je préfère me laver des déceptions dans le long déroulement des vagues. Une vague et puis une autre. La première me soulève et me rapproche dangereusement de la plage. Je n'y tiens pas. Il faudra être plus vigilante la prochaine fois. Mon pied heurte dans l'eau opaque et grise la pointe vive d'un coquillage ou d'un rocher. C'est toujours la même question qui se pose, comment passer cette vague ? Il n'y a aucune autre question qui transperce mon esprit ni ne joue lancinamment de moi. C'est toujours la même question, partout, comment passer ? Comment négocier ? Mais ici je négocie avec le vent et les vagues et l'écume et le sel ... Et les courants marins qui nous emportent ou nous ramènent.
Oublier. Tous les remous de l'esprit. Tous les doutes qui le trahissent, et qui le fissurent à chaque instant, et le monde sec dans lequel il s'effrite. L'écume seule qui jaillit suffit à l'emporter dans l'oubli immense comme un morceau de bois flotté, et le sortilège éclaboussant le nageur, son être se concentre alors absolument sur quelques gestes, les vagues, l'ajustement de ses gestes aux vagues, l'ajustement de sa respiration à ses mouvements qui eux-mêmes s'ajustent aux mouvements de l'océan. Cela absorbe ses forces et son esprit. Toutes les forces de son esprit. Sans parler de son corps qui s'épuise.
Alors, oui, il trouve ce qu'il est venu chercher dans l'eau fraîche, à une heure où la plage est absolement déserte. L'oubli.
Il n'est donc pas la peine d'attendre ni d'espérer, sur ce rivage. C'est peut-être cela que j'aime tant, au bord de l'océan. Tout lien avec l'avenir se dissout dans le sel. Je n'attends pas le retour d'Ulysse, le soir n'eteind aucun de mes espoirs, et demain sera semblable à aujourd'hui, semblable à hier. Quelque chose se déploie comme un présent immobile. Il n'est pas nécessaire d'attendre les vagues ni de les espérer. Et pour quelque temps, ici, ce n'est pas utile. Attendre et espérer m'épuisent.
Je préfère me laver des déceptions dans le long déroulement des vagues. Une vague et puis une autre. La première me soulève et me rapproche dangereusement de la plage. Je n'y tiens pas. Il faudra être plus vigilante la prochaine fois. Mon pied heurte dans l'eau opaque et grise la pointe vive d'un coquillage ou d'un rocher. C'est toujours la même question qui se pose, comment passer cette vague ? Il n'y a aucune autre question qui transperce mon esprit ni ne joue lancinamment de moi. C'est toujours la même question, partout, comment passer ? Comment négocier ? Mais ici je négocie avec le vent et les vagues et l'écume et le sel ... Et les courants marins qui nous emportent ou nous ramènent.
Oublier. Tous les remous de l'esprit. Tous les doutes qui le trahissent, et qui le fissurent à chaque instant, et le monde sec dans lequel il s'effrite. L'écume seule qui jaillit suffit à l'emporter dans l'oubli immense comme un morceau de bois flotté, et le sortilège éclaboussant le nageur, son être se concentre alors absolument sur quelques gestes, les vagues, l'ajustement de ses gestes aux vagues, l'ajustement de sa respiration à ses mouvements qui eux-mêmes s'ajustent aux mouvements de l'océan. Cela absorbe ses forces et son esprit. Toutes les forces de son esprit. Sans parler de son corps qui s'épuise.
Alors, oui, il trouve ce qu'il est venu chercher dans l'eau fraîche, à une heure où la plage est absolement déserte. L'oubli.
vendredi 16 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, VIII (coïncidence)
Il sortait de l'eau. Il suffit que la terre ferme pendant une heure à peine ait cessé d'être son élément, pour lui faire oublier les règles de la pesanteur. Je le regardais sortir des vagues et au moment où il se crut revenu sur le sol ferme, il relâcha un peu trop vite son attention et trébucha sur la plus petite d'entre elles, elle le prit à la cheville et toute sa silhouette se projeta en avant, dans une ligne brisée qu'il rattrapa sèchement. Alors la marche apparut dans sa fragilité, dans ce déséquilibre constamment corrigé qu'elle se sait être, qu'elle retient et que nous tentons constamment d'oublier.
Il me fut impossible de ne pas penser alors aux grandes silhouettes fines et presque désincarnées de Giacometti, pas tout à fait désincarnées toutefois, ossatures élégantes et pressées dans la ligne du temps qui se tiennent droites dans le déséquilibre corrigé de leur pas sur l'espace étendu. Encore faut-il une condition très stricte, que le sol les tienne et accueille leurs pas, ce qui est un autre miracle sur lequel, inconscientes, elles se meuvent. Leur mouvement se trace comme une ligne incliné sur le monde sur lequel, néanmoins, pour le moment, elles ne s'écrasent pas.
Légèreté de la pesanteur. Pesanteur retombant sur le sol ; et la légèreté indéfiniment lui répond ; et l'une (la pesanteur ou la légèreté, comme on voudra, les commencements sont libres, c'est après que les choses se grippent, se fixent et que tout grince atrocement) reprend la main sur l'autre pour que l'autre (légèreté ou gravité), de nouveau lui réponde. Arrachement au monde pour mieux revenir à lui et ce retour en écho permettra de s'arracher à lui, fugacement, le temps seulement d'y revenir. La marche serait un arrachement continuel suivi d'un écrasement qui s'enchâsse heureusement dans un autre arrachement, nous n'y pouvons rien et l'alternance ne cesse pas.
Je revins à lui qui trébucha en sortant de l'eau. Il ne marqua rien qu'une légère accélération de son pas et traça ensuite une ligne droite vers un tas de tissu coloré posé sur le sol. Ligne droite de son regard et ses pas qui la suivent, de lui vers ce tas coloré, qu'il a identifié à coup sûr. Quand tout à coup, la silhouette se brise et se penche vers le sol.
Coïncidence. Sur la ligne de son déplacement, une bouteille de verre brisée. Son pied dans la conviction de la pesanteur et la confiance de l'écrasement retenu s'est posé exactement sur elle. La série causale de sa baignade et de la localisation de ses vêtements n'a rien à voir avec celle qui abandonna ce tesson circulaire sur la plage (oubli, fête, débauche de déboires et d'alcool, je n'en sais rien).
A présent, il presse son pied blessé dans la serviette roulée en boule. Elle rougit de son sang et portera la trace de son empreinte sanglante quand il repartira en vacillant.
Il me fut impossible de ne pas penser alors aux grandes silhouettes fines et presque désincarnées de Giacometti, pas tout à fait désincarnées toutefois, ossatures élégantes et pressées dans la ligne du temps qui se tiennent droites dans le déséquilibre corrigé de leur pas sur l'espace étendu. Encore faut-il une condition très stricte, que le sol les tienne et accueille leurs pas, ce qui est un autre miracle sur lequel, inconscientes, elles se meuvent. Leur mouvement se trace comme une ligne incliné sur le monde sur lequel, néanmoins, pour le moment, elles ne s'écrasent pas.
Légèreté de la pesanteur. Pesanteur retombant sur le sol ; et la légèreté indéfiniment lui répond ; et l'une (la pesanteur ou la légèreté, comme on voudra, les commencements sont libres, c'est après que les choses se grippent, se fixent et que tout grince atrocement) reprend la main sur l'autre pour que l'autre (légèreté ou gravité), de nouveau lui réponde. Arrachement au monde pour mieux revenir à lui et ce retour en écho permettra de s'arracher à lui, fugacement, le temps seulement d'y revenir. La marche serait un arrachement continuel suivi d'un écrasement qui s'enchâsse heureusement dans un autre arrachement, nous n'y pouvons rien et l'alternance ne cesse pas.
Je revins à lui qui trébucha en sortant de l'eau. Il ne marqua rien qu'une légère accélération de son pas et traça ensuite une ligne droite vers un tas de tissu coloré posé sur le sol. Ligne droite de son regard et ses pas qui la suivent, de lui vers ce tas coloré, qu'il a identifié à coup sûr. Quand tout à coup, la silhouette se brise et se penche vers le sol.
Coïncidence. Sur la ligne de son déplacement, une bouteille de verre brisée. Son pied dans la conviction de la pesanteur et la confiance de l'écrasement retenu s'est posé exactement sur elle. La série causale de sa baignade et de la localisation de ses vêtements n'a rien à voir avec celle qui abandonna ce tesson circulaire sur la plage (oubli, fête, débauche de déboires et d'alcool, je n'en sais rien).
A présent, il presse son pied blessé dans la serviette roulée en boule. Elle rougit de son sang et portera la trace de son empreinte sanglante quand il repartira en vacillant.
jeudi 15 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, VII (bois flottés)
Les adultes sont secs comme des bois flottés. Leurs silhouettes se détachent sur le sol horizontal, se dressent, se relèvent pour aller droit devant elles, alors elles s'inclinent légèrement selon l'angle le plus économique et attrapent la main d'un enfant pour le tirer en arrière.
Elles ne tiennent comptent dans leur démarche ni des ondulations qu'a laissées sur le sol la marée immense qui engloutit l'espace, repousse les vacanciers et répand sur le sable tous les débris marins de ses houles, ni de la ligne de crête des vagues. Elles sont ignorantes de toutes les convexions complexes qui se déroulent silencieusesment. Leur ignorance est aussi éberluante que la brisure des vagues. Je me demande encore comment ils ne s'en aperçoivent pas. Mais la conspiration des rêves est savante et tacite. Elle les tient à l'écart. Ne les laisse pas caresser les flots.
Dès qu'une vague vient se briser sur la plage, il est possible pourtant de suivre la ligne de son déroulement, de son déferlement sur le sol, elle dessine en se finissant des cols, des vallées, des sommets dans le plan horizontal où elles abandonnent leur mouvement qu'elles ourlent d'un fin liseré de sable, avant de se retirer vers la ligne d'horizon. Comme une minuscule frontière suffisante cependant pour retenir les rêves, pour les garder de ce côté du rivage, dans des éclaboussements d'écume. Mais leurs pas les ignorent, ils traversent la plage dans la sécheresse pure de la translation vectorielle,attrapent la main de l'enfant et le tirent en arrière. Sans comprendre la transgression des espaces rêvés qu'ils commettent.
J'observe leurs gestes brisés entre les mèches de cheveux que le vent emmêlent devant mes yeux. Les femmes se passent sur le corps de la crème solaire dont l'odeur masque celle du sel et l'océan. Elles semblent ne pas se souvenir de la caresse des vagues ni de celle des courants. Les hommes marchent au loin. Ils pourraient être en costumes. Poignées de main professionnelle et raideur de la nuque. Décidément, ils sont secs comme des bois flottés.
Elles ne tiennent comptent dans leur démarche ni des ondulations qu'a laissées sur le sol la marée immense qui engloutit l'espace, repousse les vacanciers et répand sur le sable tous les débris marins de ses houles, ni de la ligne de crête des vagues. Elles sont ignorantes de toutes les convexions complexes qui se déroulent silencieusesment. Leur ignorance est aussi éberluante que la brisure des vagues. Je me demande encore comment ils ne s'en aperçoivent pas. Mais la conspiration des rêves est savante et tacite. Elle les tient à l'écart. Ne les laisse pas caresser les flots.
Dès qu'une vague vient se briser sur la plage, il est possible pourtant de suivre la ligne de son déroulement, de son déferlement sur le sol, elle dessine en se finissant des cols, des vallées, des sommets dans le plan horizontal où elles abandonnent leur mouvement qu'elles ourlent d'un fin liseré de sable, avant de se retirer vers la ligne d'horizon. Comme une minuscule frontière suffisante cependant pour retenir les rêves, pour les garder de ce côté du rivage, dans des éclaboussements d'écume. Mais leurs pas les ignorent, ils traversent la plage dans la sécheresse pure de la translation vectorielle,attrapent la main de l'enfant et le tirent en arrière. Sans comprendre la transgression des espaces rêvés qu'ils commettent.
J'observe leurs gestes brisés entre les mèches de cheveux que le vent emmêlent devant mes yeux. Les femmes se passent sur le corps de la crème solaire dont l'odeur masque celle du sel et l'océan. Elles semblent ne pas se souvenir de la caresse des vagues ni de celle des courants. Les hommes marchent au loin. Ils pourraient être en costumes. Poignées de main professionnelle et raideur de la nuque. Décidément, ils sont secs comme des bois flottés.
mercredi 14 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, VI (commencement)
L'aube est grise. Elle soulève mollement la brume qui s'est déposée sur la mer durant la nuit. Il n'y a encore presque aucun bruit si ce n'est l'éveil de la nature qui s'étend et se dévoile. Étirement du monde au sortir de la nuit. Je commence à voir dans un cercle beaucoup plus large dont les contours se perdront. Réponse adressée au crépuscule. Le voile par lui étendu sur nous, qui a effacé nos trais et nos contours dans le basculement du jour, se déchire par endroits et se retire. Voilà des années que je me demande ce que veut dire cette phrase de Rimbaud "j'ai embrassé l'aube d'été"... Voilà des années qu'elle distille en moi sa rêverie à chaque aube d'été. Elle articule son baiser quand j'en croise une, quand les profondeurs du sommeil me relâchent un peu trop tôt. Elle le détache sur le monde et il me semble seulement qu'il est inatteignable.
Il n'y a rien d'autre à faire pour le moment. Absolument rien. Les volets entr'ouverts me tiennent au courant du mouvement de rotation de la terre sur elle-même. Nous entrons certainement dans un autre jour qui s'étend devant nous, même si hier encore personne ne le pouvait prédire. Le regard commence à distinguer le bleu des volets qu'on ne ferme jamais, le blanc du mur. Lentement, les couleurs se raniment. Elles s'étaient retirées de nos regards depuis hier, elles reviennent à elles.
L'air frais entre par la fenêtre. Un translation absolument géométrique et bien déterminée paraitrait judicieuse. Et point trop fatigante. Renversement des perspectives. Tirer un bout de drap et m'enrouler dedans, puis déplacer mon visage vers la fenêtre. Ce qui a pour conséquence inéluctable que mes pieds se posent sur les oreillers dont ils éprouvent la consistance et la douceur. J'en récupère un et leur abandonne les autres. L'air frais et immobile entre étrangement par bouffées. Respirations calmes du jour. Rimbaud encore une fois avait vu juste. Rien ne bouge. Je pourrais presque sentir le baiser du monde. Rien ne bouge encore même si le monde se réveille et que tout va recommencer.
Ce jour est nouveau. L'air frais me tient par les épaules. Et ainsi les angoisses de la nuit se défont dans ce mouvement. Le monde s'ouvre. Pourquoi y croire chaque matin ? Le monde s'ouvre et il parait presque possible de vivre. Impression ténue qu'il faudra protéger jusqu'au soir. Un insecte bourdonne. Je sais bien qu'il ne faut pas poser de questions, et ainsi il sera peut-être possible de vivre légèrement jusqu'au soir. Cela pourrait suffire.
Il n'y a rien d'autre à faire pour le moment. Absolument rien. Les volets entr'ouverts me tiennent au courant du mouvement de rotation de la terre sur elle-même. Nous entrons certainement dans un autre jour qui s'étend devant nous, même si hier encore personne ne le pouvait prédire. Le regard commence à distinguer le bleu des volets qu'on ne ferme jamais, le blanc du mur. Lentement, les couleurs se raniment. Elles s'étaient retirées de nos regards depuis hier, elles reviennent à elles.
L'air frais entre par la fenêtre. Un translation absolument géométrique et bien déterminée paraitrait judicieuse. Et point trop fatigante. Renversement des perspectives. Tirer un bout de drap et m'enrouler dedans, puis déplacer mon visage vers la fenêtre. Ce qui a pour conséquence inéluctable que mes pieds se posent sur les oreillers dont ils éprouvent la consistance et la douceur. J'en récupère un et leur abandonne les autres. L'air frais et immobile entre étrangement par bouffées. Respirations calmes du jour. Rimbaud encore une fois avait vu juste. Rien ne bouge. Je pourrais presque sentir le baiser du monde. Rien ne bouge encore même si le monde se réveille et que tout va recommencer.
Ce jour est nouveau. L'air frais me tient par les épaules. Et ainsi les angoisses de la nuit se défont dans ce mouvement. Le monde s'ouvre. Pourquoi y croire chaque matin ? Le monde s'ouvre et il parait presque possible de vivre. Impression ténue qu'il faudra protéger jusqu'au soir. Un insecte bourdonne. Je sais bien qu'il ne faut pas poser de questions, et ainsi il sera peut-être possible de vivre légèrement jusqu'au soir. Cela pourrait suffire.
mardi 13 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, V (noyade)
Encore quelques brasses et je serai à la bouée jaune. Ma respiration dépend des vagues et de l'océan. Son rythme se cale sur elles et sur leurs temps propres. Une vague arrondie. Je plonge. Ressors la tête. Reprends de l'air. Aspire l'air aux senteurs marines. L'écume gicle éclabousse retombe je passe. Mes yeux brûlent mais je suis passée. Encore quelques brasses encore quelques vagues. Elle n'est plus très loin et quand je me retournerai, tous les autres nageurs seront derrière moi, la plage paraitra inatteignable, les vacanciers seront de minuscules silhouettes colorées.
Devant moi il n'y a plus rien d'autre que les vagues. Je passe cette ultime marque de la présence des hommes et je suis seule dans l'océan. La victoire est absolument minuscule, inconnue et complète. Qu'importe que personne ne le sache : je me suis baignée dans le déferlement de l'Océan. Je n'ai plus pieds depuis longtemps, il n'y a que les vagues qui me soulèvent et me déposent un peu plus loin, je me laisse porter. Je ne pense à rien, qu'aux mouvements qu'il faut accomplir précisément pour pouvoir respirer et avancer, en faisant corps avec l'eau. Je me glisse dans l'eau. Des courants froids passent sur moi, des algues me frôlent. J'ai réussi à dépasser cette ligne imaginaire et je suis dans l'infini. Une brasse de plus dans l'infini.
Cette même bouée un autre été, je suis sûre que c'est elle, dans le calme du soir, tout était immobile et la mer bougeait à peine. Avant même symboliquement de poser mes mains sur elle, j'ai senti un courant glacé. Je sais pas expliquer pour quelle raison alors, soudainement, le nageur se retourne, regarde la plage, et pourquoi il pense cette seule phrase qui le transperce de douleur "je ne pourrai jamais revenir". Alors il commence à battre l'eau de ses bras, avale une première gorgée d'eau salée, elle lui brûle les yeux, le fait tousser, il veut crier mais sa voix ne porte pas, encore une gorgée, l'eau rentre dans ses poumons. Il commence à descendre, à sentir l'aspiration du fond, des courants froids comme la mort. Ses gestes sont inutiles et désordonnés. Épuisent inutilement.
Et puis cette autre phrase qui elle aussi traverse en sens inverse la terreur qui à présent l'habite "tu es en train de te noyer, garde tes forces". Alors il se retourne sur le dos. Voit le ciel profond des crépuscules. Se retourne et tente quelques brasses. Et se repose. Et tente quelques brasses. Il avance mais la plage est si loin. Se repose même s'il doit mettre un temps absurde pour revenir. Il revient, c'est inespéré. Très lentement mais il revient. Chaque fois que la terreur le reprend, il se retourne sur le dos, se laisse porter par les flots, et reagrde le ciel. Et puis de nouveau tente quelques mouvements pour se rapprocher de la plage. Et finalement il se rapproche.
J'atteinds la plage, retrouve la verticalité des lignes, et laisse cette terreur dériver désormais vers l'horizon.
Devant moi il n'y a plus rien d'autre que les vagues. Je passe cette ultime marque de la présence des hommes et je suis seule dans l'océan. La victoire est absolument minuscule, inconnue et complète. Qu'importe que personne ne le sache : je me suis baignée dans le déferlement de l'Océan. Je n'ai plus pieds depuis longtemps, il n'y a que les vagues qui me soulèvent et me déposent un peu plus loin, je me laisse porter. Je ne pense à rien, qu'aux mouvements qu'il faut accomplir précisément pour pouvoir respirer et avancer, en faisant corps avec l'eau. Je me glisse dans l'eau. Des courants froids passent sur moi, des algues me frôlent. J'ai réussi à dépasser cette ligne imaginaire et je suis dans l'infini. Une brasse de plus dans l'infini.
Cette même bouée un autre été, je suis sûre que c'est elle, dans le calme du soir, tout était immobile et la mer bougeait à peine. Avant même symboliquement de poser mes mains sur elle, j'ai senti un courant glacé. Je sais pas expliquer pour quelle raison alors, soudainement, le nageur se retourne, regarde la plage, et pourquoi il pense cette seule phrase qui le transperce de douleur "je ne pourrai jamais revenir". Alors il commence à battre l'eau de ses bras, avale une première gorgée d'eau salée, elle lui brûle les yeux, le fait tousser, il veut crier mais sa voix ne porte pas, encore une gorgée, l'eau rentre dans ses poumons. Il commence à descendre, à sentir l'aspiration du fond, des courants froids comme la mort. Ses gestes sont inutiles et désordonnés. Épuisent inutilement.
Et puis cette autre phrase qui elle aussi traverse en sens inverse la terreur qui à présent l'habite "tu es en train de te noyer, garde tes forces". Alors il se retourne sur le dos. Voit le ciel profond des crépuscules. Se retourne et tente quelques brasses. Et se repose. Et tente quelques brasses. Il avance mais la plage est si loin. Se repose même s'il doit mettre un temps absurde pour revenir. Il revient, c'est inespéré. Très lentement mais il revient. Chaque fois que la terreur le reprend, il se retourne sur le dos, se laisse porter par les flots, et reagrde le ciel. Et puis de nouveau tente quelques mouvements pour se rapprocher de la plage. Et finalement il se rapproche.
J'atteinds la plage, retrouve la verticalité des lignes, et laisse cette terreur dériver désormais vers l'horizon.
lundi 12 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, IV (lignes imaginaires)
Les courants dessinent des risées à la surface de l'eau. Les teintes sont si complexes que je ne sais pas du tout de quelle couleur est la mer. Aucune matière synthétique, aucune invention technologique n'a jamais eu, pour le moment, la versatilité des irisations de l'eau. L'Océan ouvre chaque jour la palette des possibles colorés et le gris et le vert se mêlent au bleu auquel s'adjoint une pointe de brun. Seul un regard transparent a cette profondeur colorée. Mais je ne tiens pas, pour le moment, à croiser qui que ce soit.
Je rêve d'ultramarin. De la brûlure ultramarine des bleuités. De tous ces mots qui ne sont pas les miens. Aller vers le Sud, et retrouver cette seule teinte intense et réelle, au bord d'un sable brûlant. J'ai des souvenirs intenses d'étés qui ne sont pas les miens et qui me reviennent sans que je les invoque, de baignades dans une autre mer dont mon enfance a entendu les récits, une mer perdue dans le passé et sur laquelle nous n'irons pas nous baigner au loin, dans la petite barque qui oscille au soleil. Il n'y en a pas beaucoup, une petite poignée de souvenirs ; je me les raconte en les déformant peu à peu.
Le paradoxe est là, bien présent dans la nébuleuse élastique de la mémoire. Je me raconte ces souvenirs, et me les racontant je les déforme et je les perds. Il n'y a rien à y faire. Il vaut mieux renoncer à la precision et se glisser dans un courant frais. Cette barque traverse mon passé, méditerranéenne et solaire, je connais celui qui d'un coup de rame, écarte les mouettes en la sortant de l'eau dans une gerbe d'éclaboussures ; les oiseaux menaçaient un grand chien noir, tournaient autour de lui et tentaient de lui crever les yeux dans le scintillement des vagues. Quand je me raconte cette scène, il s'y mêle une autre, qui n'est pas à moi, je l'ai lue autrefois dans ses livres, ils me parlent de ce qu'on ne m'a pas raconté de ce passé et tout s'est si intimiment mêlé que je ne suis plus certaine de mes souvenirs alors qu'ils sont pourtant si précis qu'ils laissent en moi des impressions photographiques. Un courant frais m'enveloppe à présent, je sens la différence de température, l'eau est beaucoup plus froide et il faut un peu lutter à cette heure matinale. Il vaut mieux m'en tenir à cela, ces impressions corporelles et fiables.
En m'éloignant vers le large, je dessine une ligne imaginaire qui me projette sur une autre côte. Qu'y aurait-il en face si je partais indéfiniment à la nage, droit devant, sans jamais dévier, sans jamais renoncer ? Je finirais bien par arriver quelque part, où, vraisemblablement, je serais mieux ... Non, c'est une autre rêverie, celle-là est de Descartes perdu dans sa forêt, elle n'est pas tout à fait appropriée ici, je l'écarte en profitant d'une vague qui me soulève et me repose un peu plus loin. Calculer la direction en fonction du soleil, tracer dans l'eau les lignes abstraites qui dessinent sur le monde les repères que les hommes se sont construit. Les noms défilent, je joue des méridiens, et des eaux internationales, je traverse le pot-au-noir, et les vents changent de nom, il faudrait un voilier, il faudrait traverser tous ces noms mythiques en sentant sur ma peau le goût du sel et la brûlure du soleil.
Je me tiens bien serrée contre la bouée jaune qui marque une frontière imaginaire. La plage, au loin, est absolument déserte.
Je rêve d'ultramarin. De la brûlure ultramarine des bleuités. De tous ces mots qui ne sont pas les miens. Aller vers le Sud, et retrouver cette seule teinte intense et réelle, au bord d'un sable brûlant. J'ai des souvenirs intenses d'étés qui ne sont pas les miens et qui me reviennent sans que je les invoque, de baignades dans une autre mer dont mon enfance a entendu les récits, une mer perdue dans le passé et sur laquelle nous n'irons pas nous baigner au loin, dans la petite barque qui oscille au soleil. Il n'y en a pas beaucoup, une petite poignée de souvenirs ; je me les raconte en les déformant peu à peu.
Le paradoxe est là, bien présent dans la nébuleuse élastique de la mémoire. Je me raconte ces souvenirs, et me les racontant je les déforme et je les perds. Il n'y a rien à y faire. Il vaut mieux renoncer à la precision et se glisser dans un courant frais. Cette barque traverse mon passé, méditerranéenne et solaire, je connais celui qui d'un coup de rame, écarte les mouettes en la sortant de l'eau dans une gerbe d'éclaboussures ; les oiseaux menaçaient un grand chien noir, tournaient autour de lui et tentaient de lui crever les yeux dans le scintillement des vagues. Quand je me raconte cette scène, il s'y mêle une autre, qui n'est pas à moi, je l'ai lue autrefois dans ses livres, ils me parlent de ce qu'on ne m'a pas raconté de ce passé et tout s'est si intimiment mêlé que je ne suis plus certaine de mes souvenirs alors qu'ils sont pourtant si précis qu'ils laissent en moi des impressions photographiques. Un courant frais m'enveloppe à présent, je sens la différence de température, l'eau est beaucoup plus froide et il faut un peu lutter à cette heure matinale. Il vaut mieux m'en tenir à cela, ces impressions corporelles et fiables.
En m'éloignant vers le large, je dessine une ligne imaginaire qui me projette sur une autre côte. Qu'y aurait-il en face si je partais indéfiniment à la nage, droit devant, sans jamais dévier, sans jamais renoncer ? Je finirais bien par arriver quelque part, où, vraisemblablement, je serais mieux ... Non, c'est une autre rêverie, celle-là est de Descartes perdu dans sa forêt, elle n'est pas tout à fait appropriée ici, je l'écarte en profitant d'une vague qui me soulève et me repose un peu plus loin. Calculer la direction en fonction du soleil, tracer dans l'eau les lignes abstraites qui dessinent sur le monde les repères que les hommes se sont construit. Les noms défilent, je joue des méridiens, et des eaux internationales, je traverse le pot-au-noir, et les vents changent de nom, il faudrait un voilier, il faudrait traverser tous ces noms mythiques en sentant sur ma peau le goût du sel et la brûlure du soleil.
Je me tiens bien serrée contre la bouée jaune qui marque une frontière imaginaire. La plage, au loin, est absolument déserte.
dimanche 11 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, III (suspension)
Je ne bouge pas, je ne bougerai pas. Il y a suffisamment de sensations ainsi pour m'occuper jusqu'à l'oubli.
S'allonger sur le ventre est une bonne stratégie pour tourner le dos au monde. Mon oreille droite est posée sur la serviette, à même le sol. Quand des pas s'approchent, un léger crissement du sable m'avertit. Des milliers ... au moins, des milliers ... de grains de sable sont mis en mouvement par la verticalité de la marche. Un pas. Puis un autre. Et des déplacements crissants dans le monde sablonneux. Des déplacements horizontaux qui ondulent sous la marche alors qu'elle se retient avec obstination à la verticalité. Une silhouette passe comme une exclamation. Elle projette une ombre sur ma joue que caressent les ondes souterraines provoquées par son passage.
Je ne bougerai pas. Mon corps s'est inscrit dans le sable. Le soleil le sèche sans que je ne fasse le moindre mouvement. Il suffit de ne pas bouger. Il y a peut-être une légère brûlure, oui, c'est possible. Le vent et le sel et le soleil se mêlent à moi et cela brûle un peu. Mais je ne bougerai pas. Je ne romps pas l'horizontalité du monde pour des prétextes aussi futiles. Les vagues il y a un instant encore me portaient. Maintenant le sable infusé de la chaleur du soleil suit les contours de mon corps et le porte doucement. Je ne risque rien, tout au plus de me glisser dans une rêverie vague. Cela n'a pas d'importance.
Il y a des rêveries sans âge qui reviennent tous les étés depuis des millénaires. Un grain de sable ne fait pas un tas de sable... Mais alors combien faut-il de grains de sable pour... Ma main esquisse un mouvement. Je ne vois pas comment mes doigts encore mouillés prendraient un seul grain de sable à la fois... Ma main glisse et caresse le monde. Paradoxe des grains de sable qui ne sont que des grains et font une plage sur laquelle rêver. Pour échapper au paradoxe, je me souviens... un article de la revue de métaphysique et de morale... il faut suspendre son jugement... Je suis bien sur la plage même si la sagesse antique a reculé devant les mystères d'un sorite.
Je n'ai même plus besoin de penser. J'entends les vagues et tout en moi peut être silencieux.
S'allonger sur le ventre est une bonne stratégie pour tourner le dos au monde. Mon oreille droite est posée sur la serviette, à même le sol. Quand des pas s'approchent, un léger crissement du sable m'avertit. Des milliers ... au moins, des milliers ... de grains de sable sont mis en mouvement par la verticalité de la marche. Un pas. Puis un autre. Et des déplacements crissants dans le monde sablonneux. Des déplacements horizontaux qui ondulent sous la marche alors qu'elle se retient avec obstination à la verticalité. Une silhouette passe comme une exclamation. Elle projette une ombre sur ma joue que caressent les ondes souterraines provoquées par son passage.
Je ne bougerai pas. Mon corps s'est inscrit dans le sable. Le soleil le sèche sans que je ne fasse le moindre mouvement. Il suffit de ne pas bouger. Il y a peut-être une légère brûlure, oui, c'est possible. Le vent et le sel et le soleil se mêlent à moi et cela brûle un peu. Mais je ne bougerai pas. Je ne romps pas l'horizontalité du monde pour des prétextes aussi futiles. Les vagues il y a un instant encore me portaient. Maintenant le sable infusé de la chaleur du soleil suit les contours de mon corps et le porte doucement. Je ne risque rien, tout au plus de me glisser dans une rêverie vague. Cela n'a pas d'importance.
Il y a des rêveries sans âge qui reviennent tous les étés depuis des millénaires. Un grain de sable ne fait pas un tas de sable... Mais alors combien faut-il de grains de sable pour... Ma main esquisse un mouvement. Je ne vois pas comment mes doigts encore mouillés prendraient un seul grain de sable à la fois... Ma main glisse et caresse le monde. Paradoxe des grains de sable qui ne sont que des grains et font une plage sur laquelle rêver. Pour échapper au paradoxe, je me souviens... un article de la revue de métaphysique et de morale... il faut suspendre son jugement... Je suis bien sur la plage même si la sagesse antique a reculé devant les mystères d'un sorite.
Je n'ai même plus besoin de penser. J'entends les vagues et tout en moi peut être silencieux.
samedi 10 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, II (de l'immobilité de l'été)
Je ne bouge pas. Je ne bougerai. Je peux encore faire un peu semblant. Ils peuvent penser que je ne les ai pas entendus et ils vont se distraire de moi. Avec un peu de chances il est possible qu'ils oublient mon existence et qu'ils m'oublient sur la plage. Ils repartiront sans me voir et je resterai là, au bord des rêves.
Le soir il reste sur la plage quelques jouets oubliés, quelques traces de leur passage, et ce que la mer a rejeté et qui s'entremêle à la chevelure verte des algues, une chaussure de bateau taille 43, un briquet rouillé, des bouteilles sans étiquettes de produits chimiques non identifiés mais un peu menaçants. Et puis des coquilles brisées et nacrées, des éclats de verre polis et usés par les vagues, aussi usés que ce bois blanc et impossible à brûler. Un bois flotté... Se détacher,repartir, partir, se perdre, être le jouet des vagues, blanchir dans le soleil, aller où les flots l'emportent... Je médite mon inclusion dans cette catégorie.
Quand je me suis baignée tout à l'heure, avant qu'ils ne m'appellent, avant que leurs voix ne me parviennent... par parenthèse, quand je nage, leurs voix sont trop faibles pour me contraindre encore à quelque mouvement que ce soit. Il suffit de plonger sous le miroir opaque de la surface, de s'abriter au creux d'une vague et je n'entends plus qu'ils m'appellent,c'est plus facile de ne pas répondre, ainsi... une algue s'est enroulée avec insistance autour de ma cheville gauche. Je secouais la jambe mais elle revenait aussi souvent que mes mouvements
l'écartaient. J'avais beau me défendre contre les idées étranges, elle revenait trop souvent ... Je ne pouvais pas à la fois me défendre contre l'insistance de l'algue et contre les idées étranges. Mon esprit était attiré sous la surface de l'eau. Je n'y pouvais rien.
Alors même s'ils m'appellent je ne bougerai pas. Pas tout de suite. Moi aussi j'ai droit à cette immobilité de naufragé. J'ai échappé aux vagues, à l'écume, aux algues séductrices, aux rêves sournois avec lesquels il était impossible de ne pas jouer un peu... Rien qu'un peu... Et qu'importe que je sois assise au centre du château de sable que mon père m'a construit ou que ce soit moi qui ai perdu les clefs de la voiture ?
Le soir il reste sur la plage quelques jouets oubliés, quelques traces de leur passage, et ce que la mer a rejeté et qui s'entremêle à la chevelure verte des algues, une chaussure de bateau taille 43, un briquet rouillé, des bouteilles sans étiquettes de produits chimiques non identifiés mais un peu menaçants. Et puis des coquilles brisées et nacrées, des éclats de verre polis et usés par les vagues, aussi usés que ce bois blanc et impossible à brûler. Un bois flotté... Se détacher,repartir, partir, se perdre, être le jouet des vagues, blanchir dans le soleil, aller où les flots l'emportent... Je médite mon inclusion dans cette catégorie.
Quand je me suis baignée tout à l'heure, avant qu'ils ne m'appellent, avant que leurs voix ne me parviennent... par parenthèse, quand je nage, leurs voix sont trop faibles pour me contraindre encore à quelque mouvement que ce soit. Il suffit de plonger sous le miroir opaque de la surface, de s'abriter au creux d'une vague et je n'entends plus qu'ils m'appellent,c'est plus facile de ne pas répondre, ainsi... une algue s'est enroulée avec insistance autour de ma cheville gauche. Je secouais la jambe mais elle revenait aussi souvent que mes mouvements
l'écartaient. J'avais beau me défendre contre les idées étranges, elle revenait trop souvent ... Je ne pouvais pas à la fois me défendre contre l'insistance de l'algue et contre les idées étranges. Mon esprit était attiré sous la surface de l'eau. Je n'y pouvais rien.
Alors même s'ils m'appellent je ne bougerai pas. Pas tout de suite. Moi aussi j'ai droit à cette immobilité de naufragé. J'ai échappé aux vagues, à l'écume, aux algues séductrices, aux rêves sournois avec lesquels il était impossible de ne pas jouer un peu... Rien qu'un peu... Et qu'importe que je sois assise au centre du château de sable que mon père m'a construit ou que ce soit moi qui ai perdu les clefs de la voiture ?
vendredi 9 juillet 2010
Cahiers d'un autre été, I, Préambule
En préambule aux déambulations sur les sentiers, et dans la mémoire. Les déambulations sont les mêmes, qu'elles se faufilent dans le monde sur le sable blond des plages ou dans les marges et les frontières des souvenirs, ceux qui filent entre nos doigts dans les méandres de la mémoire ; nous cherchons à retenir de nos mots et de nos incantations lentes, mais je sens bien qu'ils s'effilochent comme un vêtement trop souvent porté, ce vieux pull qui recouvre les épaules des crépuscules d'été, quand le vent du soir pénètre la nuit.
Les incantations oubliées montent dans nos pensées, souvent demeurent tacites. Nous avons été assis face aux vagues, leur déferlement rassure l'esprit parce qu'il ne cessera jamais, parce qu'il n'a jamais cessé, parce qu'il ne change jamais. Alors que le fleuve passe, s'écoule héraclitéennement, que nous nous baignerons jamais deux fois en lui, La vague se soulève, comme toujours, atteint le point de déséquilibre immuable où l'écume commence à se disloquer dans la formation d'un panache déchiqueté, puis tout bascule immanquablement sur le rivage et les minuscules éclats de coquillages encore une fois se soulèvent et retombent dans ce geste qu'ils connaissent parfaitement du déferlement.
Alors nous restons assis, et nos mains caressent le sable, en soulèvent quelques poignées qu'aussitôt elles laissent retomber, le sable s'écoule entre nos doigts en filets minces, pluie intemporelle de fines poussières de roches, écrasées, réduites à rien par le temps immense. Et nous sommes là, assis au même endroit, et la mer se déroule devant nous. Il n'y a qu'à la regarder.
Est-ce pour cette raison que nos étés sont des entrelacements de souvenirs, des entremêlements de rêves, des souffles qui passent sur des possibles et caressent nos joues ? Est-ce pour cela que les étés sont des nœuds de souvenirs que je ne veux pas défaire, que néanmoins je voudrais parcourir dans les enroulements et les déroulements de cette fine cordelette qu'ils passent autour de mes mouvements et que le temps, chaque année, resserre un peu davantage ?
Les cahiers sont donc toujours ceux d'un autre été.
Les incantations oubliées montent dans nos pensées, souvent demeurent tacites. Nous avons été assis face aux vagues, leur déferlement rassure l'esprit parce qu'il ne cessera jamais, parce qu'il n'a jamais cessé, parce qu'il ne change jamais. Alors que le fleuve passe, s'écoule héraclitéennement, que nous nous baignerons jamais deux fois en lui, La vague se soulève, comme toujours, atteint le point de déséquilibre immuable où l'écume commence à se disloquer dans la formation d'un panache déchiqueté, puis tout bascule immanquablement sur le rivage et les minuscules éclats de coquillages encore une fois se soulèvent et retombent dans ce geste qu'ils connaissent parfaitement du déferlement.
Alors nous restons assis, et nos mains caressent le sable, en soulèvent quelques poignées qu'aussitôt elles laissent retomber, le sable s'écoule entre nos doigts en filets minces, pluie intemporelle de fines poussières de roches, écrasées, réduites à rien par le temps immense. Et nous sommes là, assis au même endroit, et la mer se déroule devant nous. Il n'y a qu'à la regarder.
Est-ce pour cette raison que nos étés sont des entrelacements de souvenirs, des entremêlements de rêves, des souffles qui passent sur des possibles et caressent nos joues ? Est-ce pour cela que les étés sont des nœuds de souvenirs que je ne veux pas défaire, que néanmoins je voudrais parcourir dans les enroulements et les déroulements de cette fine cordelette qu'ils passent autour de mes mouvements et que le temps, chaque année, resserre un peu davantage ?
Les cahiers sont donc toujours ceux d'un autre été.
samedi 3 juillet 2010
Carnet Tokyoïte, liasse 20 (uchronique)
L'important, peut-être, n'était pas d'être perdue à des heures d'avion d'un chez soi hypothétique qui trouve sa seule justification dans sa propriété première : être habituel. Ce n'était pas du tout cela, l'important. Je ne recherche rien de la rupture des habitudes dans les passages intempestifs des frontières au petit matin. Certes, à ce moment précis, elles cassent comme un bois sec et c'en est fini d'elles. Cependant j'en suis sûre, je me suis suffisamment penchée sur la question, ce n'était pas cela qui a troublé la saveur de ces jours au point de les surimposer constamment sur mes pupilles, et de les mêler intimement à tous les états de conscience de ma mémoire.
Sur ce point, je n'ai aucun doute. Ce n'est pas ce changement intrinsèque qui a pu modifier le goût, la texture, qui aurait pu à lui seul les rendre tout à la fois rêches de l'inconnu et caressants comme des absurdités oniriques, de ces jours immenses au creux de l'hiver, dont le souvenir se diffuse en moi, dans lesquels je me replonge constamment, dans lesquels il ne sera jamais possible de revenir, et dans lesquels en dépit de tous les paradoxes que j'y ai détectés, les uns après les autres, patiemment, je me replonge sans pouvoir faire autrement : d'eux je ne peux pas sortir, d'eux je ne veux pas revenir, et pourtant ils sont dans mon souvenir comme une nuit humide, pluvieuse, et sans sommeil, dont la traversée est impossible, dont les rives sont inatteignables, et dans laquelle je n'ai pas trouvé le repos mais seulement des rêves, des rêves indéchiffrables, multiformes, changeants, vertigineux, sans qu'il soit besoin pour cela des vapeurs de l'alcool, des fumées inconstantes. La parenthèse aussitôt fermée se rouvre.
Les feuillets du carnet se noircissent, ils cesseront bientôt, ce possible est fragile mais les pages s'accumulent, je ne sais plus rentrer, j'ai bien dû perdre une clef des futurs contingents, je ne sais plus revenir, il n'est même plus question que je revienne, alors que je suis revenue depuis des mois, alors même que les lettres envoyées de là-bas sont parvenues depuis bien longtemps à leurs destinataires, que les cadeaux ont bien été distribués, égarés sans doute, que les quelques pièces de monnaie, les billets de banque se sont un temps mêlés à la monnaie qui traîne dans mes poches, j'en ai retrouvé au moment de payer des cigarettes ou du pain, et le commerçant triomphant me refusait ces pièces, que pour rien au monde je ne lui aurais données, elles revenaient dans ma poche, s'y mêlaient de nouveau à son contenu, se juxtaposaient encore quelque temps à ce qui constitue l'improbable contenu de mes poches, dans leur désordre méréologique. Mais les futurs n'y font pas résonner leur contingence.
Ces jours n'ont plus de temps ni de lieu. Ils se détachent de moi sur les feuillets de mon carnet, s'inscrivent en signes successifs et abstraits sur l'écran de mon ordinateur, et soudain, dans la lumière du jour qui décroît, dans le silence qui m'entoure, ils ouvrent un possible. Tout s'y replie et s'y déploie. Les vagues immobiles du rivage continuent de s'avancer. Je les regarde par le hublot de cet avion dont je ne sais s'il me ramène ou s'il m'emporte. Et j'écris ces mots sur la buée opaque de la baie vitrée, au cinquante-et-unième étage d'une tour que je ne retrouverai jamais.
vendredi 2 juillet 2010
Carnet Tokyoïte, liasse 20 (utopie)
J'ai fini par croire que tout cela n'était qu'une utopie. Je traversais des lieux sur une fine couche de glace. Mais après tout, nous marchons tous sur une fine couche de glace. Nous évitons tout geste brusque. Nous conjurons le désespoir. Nous détournons nos regards. Tout bruit trop aigu pourrait l'entailler, la fissurer, elle est déjà trop fragile. Alors nous oublions que nous marchons sur une mince couche de glace, mais tous nos gestes sont réglés sur elle. Et notre présence silencieuse ainsi traverse le monde.
Je me demande si tout cela n'est pas simplement une utopie. Rien n'empêche d'en modifier un peu la définition, de déplacer légèrement les lignes et de chercher un horizon pour nos rêves, aussi ténus soient-ils. Je me demande… Un lieu pourrait-il être sans strates surimposés de souvenirs et de discours en lui autrefois tenus, autrefois dits, autrefois ? Ma présence peut-elle y être claire et coupante et incisive, et n'admettre aucun compromis ? De sorte que mon profil peut se dessiner sur le mur, si précisément, laisser apparaître dans son ombre portée ce qu'il est impossible de deviner, et la fumée même de ma cigarette se fixera en volutes immobiles et nettes, parce que personne ici n'a tenu ma main pour ensuite la laisser retomber dans la solitude, personne n'a dit ce qu'il n'a pas tenu et n'a laissé les mots s'effriter, tomber en miettes. Personne encore ne m'a parlé pour retourner ensuite dans le silence de la mort.
Peut-être tout cela est-il strictement une utopie. Il suffit de s'avancer pour la première fois quelque part pour se sentir de nouveau vivant. Les sensations reviennent dans les membres engourdis et je sens battre mon cœur. Il suffit de remonter une rue inconnue dans une ville inconnue, pour que cesse l'étouffement et pour que s'éloigne l'angoisse.
Alors, à condition que les couleurs et les sons et les odeurs qui montent quand la pluie tombe nous soient réellement inconnus, les possibles s'ouvrent en ombrelles, se ramifient dans le monde, et le souffle se fait plus léger. Mais ici les châteaux de sable de mon enfance se sont tous effondrés sous la poussée du monde, la mer de la mémoire est montée, elle a tout englobé, puis elle s'est retirée… et de tous les rêves ici il ne reste plus rien.
Alors une utopie est l'endroit exact qu'il me faut. Passer le pôle. Redescendre. Traverser des mers inconnues et glacées aux premières lueurs du jour. Ne pas voir le mont sacré mais savoir sa présence. possible. Tourner à gauche. Sortir de l'aéroport munie de tous les timbres indéchiffrables. Et s'effacer. Quelque part… loin… dans la légèreté des pas de l'enfance.
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