Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 30 septembre 2010

Carnets lointains, XIII (déplacement)


Je ne sais pas combien de temps je suis restée là, à attendre que le monde reprenne une texture un peu plus dense. J'attendais. Le temps passait. Rien d'autre à faire que de subir les modifications de l'espace et des sense data. Les montres et les horloges ne parvenaient pas à retenir mon attention, qui fluctuait et choisissait ses objets, sans que je puisse influer sur ce processus. Certains traits saillants, qui l'instant d'avant ne l'étaient pas, réduisaient au silence, brutalement, ceux qui, un instant auparavant occupaient le devant de la scène. Ces saillances absurdes s'apaisèrent assez pour que je puisse envisager de repartir dans la ville, dans la nuit qui semblait ne pas finir.

Je suis descendue dans le métro, sa chaleur tiède m'aspirait, elle montait par bouffées, et faisait monter vers nous des odeurs doucement nauséabondes, il était facile, cependant de s'enfoncer en elle. Un premier ticket démagnétisé rendit un bruit sourd. Il alluma une lampe rouge qui signala ma tentative intempestive de passer indûment. Un second suffit à ouvrir le portillon, et rendit son calme à la machine, il me permit de passer. J'étais encore trop mal assurée sur mes jambes pour tenter une fraude et m'arracher à une pesanteur qui m'avait si violemment reprise. Les escaliers dégringolants me suffiraient, qui s'enfonçaient dans les profondeurs de la ville.

L'abstraction de la ville, alors, devient absolue.

Il est impossible, à 40 kilomètres heures, dans ces tunnels sombres, puis éclairés, de nouveau sombres, de se représenter, même fugacement, la vie qui, quelques mètres plus haut, déploie son activité dans tout le réseau de rues, d'avenues, de passages qui alimente l'espace en silhouettes furtives, lasses, fatiguées, pressées, en retard, désœuvrées, brisées, âgées, surchargées. Il ne reste plus que l'alternance lumière ombre, et les fils électriques, les portes qui s'ouvrent et se referment. L'accélération. La décélération. Et de nouveau ombre lumière. Les portes s'ouvrent se referment. Et le mouvement reprend.

Il n'y avait pas de place assise, même à cette heure incalculable.

Alors, debout au milieu du passage, j'ai appuyé la tête sur mon bras levé. J'avais en tête une chanson que je me repassais sans cesse, pour l'avoir écoutée si souvent, je la connaissais entièrement, complètement, et je pouvais à volonté recréer l'hallucination de l'écouter, et non pas simplement l'impression de me la redire à moi-même, dans le creux de ma conscience. Il suffit d'un peu de concentration et de beaucoup de fatigue pour recréer ce phénomène, car absurdement les hallucinations résistent même quand nous savons qu'elles sont des hallucinations. Le savoir ne les annule pas, elles perdurent, elles résistent. On n'y peut rien. Il faut les laisser cheminer dans le monde.

La fatigue m'a fait fermer les yeux. Mon visage, au creux de mon bras, me faisait respirer l'odeur de mes vêtements, le daim de ma veste, mon parfum, mon monde intérieur, tout se mêlait, se fondait, se confondait, le vent tiède qui passait sur mes cheveux faisait danser quelques mèches lisses qui caressaient mon front, il me semblait, autrefois, il y a très longtemps, être sur la route des vacances, à l'arrière de la voiture familiale, les fenêtres ouvertes laissaient rentrer l'air doux de la route d'été, je me laissais bercer par la route, par les voix connues, par le roulement de la voiture, par le temps calme.

Tout cela n'est qu'un souvenir défunt.

Carnets lointains, XII (dislocation)


J'adoptai alors la seule posture envisageable : rester immobile, presque effondrée sur moi-même, dans cet immense fauteuil de cuir, et attendre que le monde reprenne sa texture (s'il la reprenait). Bouger le moins possible. Le choix n'était guère héroïque, j'en conviens. Il se réduisait à limiter mes mouvements, à retreindre l'extension de mes actions à la saisie de la tasse de thé. La porter à mes lèvres. La reposer lentement. Laisser se déployer dans le temps, dans le monde, une plage d'immobilité. La chaleur se diffusait lentement. Et recommencer. Autant de fois qu'il serait nécessaire, pendant que ma conscience analysait les sense data.

Je ne pouvais pas imaginer que le monde conserve cette texture effilochée.

Jusqu'à la trame. Certes j'avais déjà constaté des traces d'usure, par endroit, des déformations de la matière, des accrocs en formation, je m'étais déjà dit, intérieurement, sans y attacher trop d'importance, que le passage du temps commençait à faire son œuvre, j'avais chassé cette idée aussi vigoureusement que possible, mais à présent, l'évidence me gagnait. Il devenait impossible de lui résister. Le monde s'était tellement érodé que toute sa structure apparaissait.

Les lignes horizontales remplacèrent alors, dans ma vision analytique, les cigarettes, qui elles-mêmes avaient remplacé les pupilles noires. J'avais espéré un moment, tout en subissant ce phénomène,  j'avais pu croire, dans les replis de ma conscience où je tentais de trouver un peu d'immobilité calme qu'il n'était qu'un effet de la luminosité particulière de ces objets, qu'il leur était dû, en raison de quelque qualité seconde qui m'avait échappé chez eux ; comme, un instant, les clignotements  lumineux des ampoules électriques, de toutes les ampoules électriques que les yeux peuvent percevoir dans un paysage urbain et nocturne, avaient porté cet accent, mon hypothèse s'en était trouvée renforcée, et au point où j'en étais, elle devenait rassurante.

Lorsque les lignes horizontales se détachèrent, je compris que toute la texture constitutive du monde se défaisait. Elles furent ensuite remplacées par les verticales, sans que cela ne me surprenne outre mesure. On s'habitue vite. Verticales de la rampe d'escalier. Verticales de la balustrade. Verticales des chiffres lumineux sur la caisse enregistreuse. Des pieds des chaises. Des encadrements des portes. Des bords des affiches sur les murs. Au milieu de ces verticales parfaites, des silhouettes estompées, atténuées, se levaient, passaient, traversaient cet espace hérissé de lignes, et je ne comprenais plus comment cela leur était possible. Je me concentrais sur l'espace le plus restreint qui soit, je clôturais ma perception sur un univers minuscule, entre ma tasse de thé et la saisie confuse que j'avais de mon être.

C'est alors que les obliques se détachèrent à leur tour.

Je compris que la structure se défaisait, que la trame apparaissait, que les fibres se détachaient de l'être. Et de nouveau, tout bascula.


mercredi 29 septembre 2010

Carnets lointains, XI (vêpres absurdes)


La suite ne fut que vêpres absurdes, de plus en plus absurdes.

Je conservais encore quelques bribes d'habitudes, quelques liens de causalité qui semblaient n'avoir pas tous explosé à terre avec moi ; il restait à ma disposition quelques articulations, du monde, de la pensée, des possibles, les uns aux autres. Les jonctions étaient faibles, les connexions intermittentes n'éveillaient dans mon cerveau que des influx très aléatoires entre mes neurones. Tout cela, je le reconnais volontiers, à ce moment de mon existence, était désordonné, mal assuré, j'en conviens, il serait difficile de le nier, mais à quoi d'autre aurais-je pu déposer un peu de la confiance dans le monde, sans laquelle il n'est pas de mouvement possible, sans laquelle la conscience aigüe du gouffre qui va nous aspirer, ne nous quitte pas un instant et nous oblige à rester toute la nuit assis à notre table de travail, sans jamais nous retourner, sans jamais nous détourner, rongés tout à la fois par le manque de sommeil et par l'insomnie, (les deux ne vont pas de pair et leur alliance est une souffrance ultime) ?

Une femme est passée à côté de moi. Silhouette fine.

Elle portait dans ses bras, contre sa poitrine, un nourrisson minuscule dont elle caressait la tête. Je ne pouvais pas l'entendre mais je suis sûre qu'elle lui parlait d'une voix douce, qu'il sentait sa chaleur rassurante et suave, rien que cela, rien d'autre que sa chaleur, sa douceur, sa voix. Ils semblaient seuls au monde dans le déversement continu de bruits et de lumière.

J'ai écouté une impulsion subite et suis entrée dans le premier café qui s'est présenté. Je n'ai fait attention ni à son entrée, ni à l'organisation de l'espace, à la distance entre les sièges, à leur assise mœlleuse,  je n'ai pas passé expertement en revue les visages des autres consommateurs,  ni leur façon de se tenir, toutes choses qu'on évalue, avec une sagacité toute sociale, avant d'entrer quelque part. J'étais seule. Abasourdie. Atomisée. J'avais dans l'idée que boire, n'importe quoi, n'importe quoi sauf de l'alcool, pourrait me rendre au monde autrement qu'éclopée et hallucinée. Qu'un liquide chaud enlèverait ce cauchemar de mes veines.

C'est alors que cela a recommencé.

Je suis entrée. Je me suis assise et j'ai commandé. "Un thé russe, s'il vous plaît". "Oubliez, a répondu le garçon, il n'y a que du Darjeeling". "Parfait". Les jardins de Darjeeling allaient apaiser ma conscience malade, je commençais à m'affaler dans un fauteuil suffisamment profond, quand je les ai vus. Les cigarettes. Celles qu'on allume. Celles qui le sont déjà. Les mégots. Les cigares. Ceux qu'on écrase. Une femme sort un paquet. La fumée monte verticalement.  Une femme écrase dans un cendrier un mégot qui porte les traces de son rouge à lèvres. A cigaret that bears lipstick traces. Celui qu'on écrase. Des ombres, des spectres, personne d'humain dans ce café, mais en revanche, tous, oui, tous fumaient. Un homme se penche et tend son briquet. La flamme incendie mes yeux. Son visage, soudain, s'éclaire dans les ténèbres. Elle se penche et tire une bouffée de sa cigarette qui soudain devient incandescente. 

C'est à ce moment-là que mes yeux se sont fermés.


Carnets lointains, X (ivresse)


 Ma vision, par un mécanisme chimique que je ne reconnais pas, est devenue analytique.

Il est peu probable que la chute, à elle seule, ait eu de telles conséquences. J'aurais peut-être pu ne jamais m'en apercevoir. Disons, si j'avais été absolument seule dans un lieu  vide, j'aurais pu ne pas soupçonner ce phénomène. Mais dans ce nocturne urbain, il aurait été impossible de ne pas noter immédiatement les modifications successives de ma vision. Impossible de leur échapper, au milieu des lumières qui clignotent, des voitures qui s'arrêtent aux feux, qui repartent dans des nuages de fumée, au mileu des taxis qui glissent dans la circulation, des piétons qui traversent les carrefours comme des bancs d'animaux marins.

Tout a commencé par les visages. 

Je devais sans doute être seule dans la foule, comme on est toujours, seul dans la foule, à un carrefour immense, en bas des tours, je venais de me relever et sentais encore sur moi l'humidité du trottoir sur lequel je m'étais écrasée, elle avait traversé l'étoffe, sans rencontrer d'obstacle en dépit des superpositions, nous étions tous, isolés, monades sans fenêtre sur le monde, face à une autre foule qui, en face, allait traverser dans un sens opposé au nôtre, portée par un courant différent, il était difficile d'imaginer que nous étions tous aussi seuls, mais je pensais à tout autre chose,  à la pesanteur du monde, au froid humide que je sentais sur mes jambes, je regardais l'accroc qui déchirait l'ourlet, je sentais confusément que, lorsque le signal nous serait donné, foule paisible et passive, de reprendre notre pas, les deux flots se rencontreraient, qu'il s'ensuivrait un entremêlement calme, presque miraculeux, personne ne serait bousculé, nous nous croiserions sans heurt, toujours aussi seuls. Sans échanger un mot.

Quand, insensible pour commencer, le mouvement a repris, j'ai relevé la tête et c'est alors que tout a basculé.

Sur le fond soudain plat et fade du monde, décor de fond d'une vision déréglée, je n'ai plus vu que les regards. Les iris et les pupilles de tous ceux qui venaient en face de moi. Aucune déformation. Des accentuations. Seuls les pupilles et les iris, dans ce flot calme d'informations visuelles, je ne voyais que cela. La fente des yeux prenait, ainsi détachée sur le fond du monde, une forme étonnamment géométrique. Aigüe. Je croisais cette foule silencieuse, et sur tout le décor urbain infiniment complexe, je ne voyais que les regards, deux yeux, multipliés par la foule, pupilles et iris, dans une mandorle parfaitement dessinée, parfaitement découpée. Pupilles et iris. Mandorles. J'ai fermé les yeux, regardé mes ballerines, relevé la tête, et c'était toujours la même chose

Pupilles et iris. Dans des mandorles. Innombrables. Fixes.




mardi 28 septembre 2010

Carnets lointains, IX (brisé)


Qu'ont-ils donc à me regarder ainsi ? 

Lui ne lâche pas son portable, comme si ce talisman lui ouvrait le monde, elle me regarde fixement de ses grands yeux délavés, et prend un air absolument navré. J'ai envie de crier et de les insulter. Je ne suis plus un ange. Elle reste campée sur le trottoir et me regarde m'éloigner, plantée sur ses escarpins vertigineux. Ils ne comprennent rien, ils ne peuvent rien comprendre. Elle m'exaspère et lui est insipide. Je la giflerais volontiers mais mes gestes ne sont pas très assurés, et je dois apprendre à contenir la colère qui m'enivre. Je viserais volontiers sa joue trop maquillée et d'une couleur règlementaire, mais je serais capable, telle est l'ivresse de ma chute, de ne pas la toucher, alors même que je ne suis qu'à deux pas d'elle, plus proche que je ne le serais jamais dans le monde. 


Tout mes gestes sont approximatifs.

Toute la pesanteur du monde me tombe sur les épaules. Si je tente quoi que ce soit, je me ridiculiserai. Je le sens et cela ne fait que décupler ma fureur. Ivresse de la chute, ivresse de la colère, les alcools forts se mélangent dans mon sang et finissent par provoquer une brûlure étrange que je n'avais encore jamais ressentie. Ils coulent dans mes veines et je perçois leur circulation dans tout mon être exactement comme le plomb fondu a pénétré les veines de la Gorgone et a fini par provoquer sa mort. Je ne sais pas pourquoi ce mélange de plomb fondu ne fonctionne pas sur moi. Je m'éloigne. Je titube, trébuche. Mes ailes brisées s'effacent dans mon sillage.

Ces deux-là n'ont jamais rien vu, s'ils n'ont pas vu un ange brisé s'enfoncer dans une ville.

Cette robe trop longue et qui devait voler entrave la marche et se glisse entre mes chevilles, mes ballerines trop grandes glissent de mon pied, glissent sur le trottoir luisant, je manque de tomber, ils sont derrière moi mais je sens encore sur moi leur regard. Ces deux-là n'ont jamais rien vu, assurément, s'ils n'ont pas vu un ange brisé trébucher sur un trottoir inégal et mal scellé. Il ne me reste plus qu'à disparaître dans la ville, à parcourir jusqu'à l'épuisement de toutes mes forces les moindres méandres de ce monde. Mais qui me fera oublier ce désespoir ? Je le sais bien, j'en ai déjà une conscience aigüe, quoi que je fasse, quels que soient mes efforts, quel que soit le désespoir de mes efforts, je me briserai les os, comme j'aurais dû le faire à l'instant. 

Tout de moi se brisera comme une vague sur la jetée.

Carnets lointains, VIII (ailes brisées)


Je ne suis pas un ange mais j'ai dû me fracturer les ailes. 

Ou bien je ne suis plus un ange parce que je me suis fracturé les ailes.  Possibilités alternées (il paraît que leur existence n'est pas nécessaire pour que nous soyons libres, de toutes façons, pour ce que nous faisons de notre liberté…). 

En tout cas, mes ailes se sont fracturées au moment de l'impact. De cela, je ne peux avoir aucun doute. Ce moment-là, je veux dire : le moment de l'impact, est étonnamment calme et silencieux. Tout d'un coup je n'ai plus entendu que le vent, il caressait mes joues, je n'ai plus vu que le trottoir luisant qui se rapprochait, à une vitesse sidérante, je ne détachais pas mes yeux de lui, je ne pouvais plus regarder que cette jonction de ciment gris, la fente de cette jonction, je voyais la jonction des pierres, celle-là même que je suivais autrefois, dans les jeux, celle-là même sur laquelle je joue les enjeux importants maintenant que la vie n'est plus très drôle, un pas sur elle, et tout échoue, fermer les yeux, passer tout droit, et tout jouer dessus, sur rien, un pas, la place de la plante des pieds sur le rebord du trottoir. Voilà que tout cela se rapproche à une allure vertigineuse. 

Je pense à Icare, pauvre Icare. Si j'avais un peu de temps devant moi, je pleurerais sur lui toutes les larmes de mon corps. Mais l'impact approche. Je voudrais tenir sa main, avant de m'écraser sur le sol. Je pense très diffusément à lui. L'impact approche. À tel point que je ne peux plus penser à rien d'autre. Alors la douleur cesse avant même que je cesse d'exister. Je ne peux plus penser à rien. Le vent. L'impact. Le sol se rapproche. Je ne l'ai jamais vu ainsi.

Je ne sens que le vent qui caresse mon visage.

Quand je me relève, je commence par trébucher.  Le premier pas est maladroit, j'en conviens.  Je titube un peu. Mais je n'ai plus d'ailes. Le couple parfumé sort de l'ascenseur, elle retient son manteau d'une main, il a la main dans sa poche, et tient son téléphone. Ils demeurent silencieux mais semblent étonnés que je me relève. Qu'étais-je supposée faire ? Mourir là, sous leurs yeux,  dignement, sur le trottoir mouillé ? Il aurait appelé les pompiers d'une voix calme, elle aurait détourné posément les yeux, pendant que je cherchais à ramasser les morceaux de mon âme défunte avant que tout ne parte en morceaux ? Ces deux-là sont idiots, je la déteste, tout particulièrement, je me relève, évidemment, ma robe est toute abîmée, un peu mouillée, il n'empêche : je repars. 

Ce n'est pas très facile de marcher du même pas qu'eux. Mes ailes sont brisées.


Carnets lointains, VII (voltige)


La chute n'est rien. 

Mais pourquoi a-t-il fallu que, parmi toutes les images cruelles qui tournent en ce moment dans mon esprit et qui entament une danse macabre et vertigineuse, il y ait celle, à côté des êtres décharnés qui hantent nos cauchemars, à côté des supplications de toutes sortes auxquelles nous sommes restés sourds, désespérément insensibles (le monde nous le rend bien), celle-là même d'Icare, au moment de son écrasement sur le sol, joue tendue pour une ultime caresse avant que ses rêves ne lui broient le visage ? Les images voltigent, je n'ai rien bu, je n'ai pris aucune substance qui obscurcisse mon esprit, aucune autre qui le rende plus aigu, je n'ai besoin de rien :

il me suffit de demeurer dans mon état normal pour que le monde me soit insupportable.

Pourquoi faut-il, en plus de tout, qu'Icare (et moi avec lui, et moi comme lui) tombions sur la joue, qui appellerait les caresses d'une main lointaine et qui reçoit la gifle cinglante du monde avec toute la violence qu'il lui est possible de déchaîner, et cette violence se déchaîne tout particulièrement, je ne sais pourquoi, contre les rêveurs, qu'il s'emploie à briser avec une cinglante attention ? Les danses macabres nées des angoisses du Moyen-Âge ne sont rien à côté de ce vertige, vertige absolu du monde contemporain, je n'ai pas peur de la peste ni de la colère de Dieu, les ennemis ne sont pas invisibles, le monde nous écrase, nous écrase en commençant par ce qu'il y a de plus fragile. Le visage. Vertige absolu du monde et des villes.

Gifle du monde. De l'existence. Icare finit sa chute sur la joue. Sa colonne vertébrale se désarticule. Ses membres inférieurs l'écrasent une nouvelle fois de leur poids. Je les reçois en plein visage. Tous les rêveurs ont une aile brisée et chancellent sur les chemins du monde.

Chaque matin est un recommencement de cette chute vertigineuse, chaque réveil, chaque arrachement cruel à la douceur des lits, à la chaleur de la nuit, chaque retour dans le jour, tout commence  toujours par cette chute brusque dans le monde, joue tendue, écrasement promis dans les déséquilibres du jour, tous les matins nous recommençons la chute vertigineuse d'Icare, nous sommes arrachés à nos rêves, aux mots qui nous bercent, qui hantent nos sourires dans le sommeil mystérieux, on nous extirpe de nos rêves, de nos joies, et nous nous écrasons sur le sol dans le désordre de nos pensées, dans le vertige de nos espoirs sectionnés, et la douleur invisible de nos ailes brisés nous laisse muets.

Voltige. Fil tendu de la douleur, qui nous couperait jusqu'au sang. Il faut passer. Je ne sais comment, mais il faut passer.

Notre vie est exercice de pure voltige.

lundi 27 septembre 2010

Carnets lointains, VI (rien qu'un fil tendu)


Il est presque décevant, alors, de ne rien ressentir. Presque rien. De l'air sur le visage. Rien de plus que quand on trébuche, ou qu'on fait une chute à vélo. Je glisse dans l'espace. La seule différence est que la douleur se fait attendre. Et que la chute commence à être parfaitement verticale. 

Le monde défile. Exactement comme il défilerait par la fenêtre d'un train lancé à pleine vitesse dans un paysage horizontal. Les lignes seulement se déplacent. La translation vectorielle change tout. Et ne change rien. Dans un sens ou dans l'autre, le monde défile derrière des vitres. Je ne suis pas du même côté. Ce soir je suis du côté du vent. Paysage urbain. Il se déroule en accéléré. La chute est merveilleuse. Mes paupières se ferment presque, mais à travers la fine ouverture qu'elles conservent, pour protéger mes yeux du vent de la chute, je vois très distinctement les alternances de lumières et d'ombres massives. Des lumières de toutes couleurs. Des scintillements. Des étincelles. Des flashs. Des ondes de lumières. Ombres et lumières. Alternances. 

Je me retiens à cette phrase de Rimbaud, que depuis très longtemps je conserve dans un coin de mes rêves :

J'ai tendu des chaînes d'or d'étoile à étoile. Et je danse.

On comprendra que, dans la chute, je ne sois pas très sûre de la ponctuation. Ce doit être cela, se retenir à des chaînes d'or tendues entre des étoiles. Je vois comme en accéléré les vies enfermées dans des rectangles lumineux, un femme, ou une jeune fille qui fume à son balcon, un couple qui se fait face, elle gesticule, lui conserve les bras croisés sur la poitrine. Ils ne me voient pas. Et les tremblements bleutés de tous les postes de télévision qui déversent leurs flots d'images, incandescentes et pâles. 

J'ai repéré consciencieusement l'état du monde urbain. Je sais, pour l'avoir patiemment établi, qu'il y a une demi-heure, dans le monde, où les êtres fatigués vont se coucher, et où les autres hésitent encore à se lever. Il y a une demi-heure de solitude dans le monde. Étalée dans l'espace. En fonction des lieux, des fuseaux horaires. Sans doute au bord du fleuve, plus loin, dans la vallée, ces horaires ne valent pas et les matins bleutés sont tout autres qu'ici. Mais ici c'est l'heure de la plus profonde solitude.

Alors je plonge dans la nuit. Le vent siffle. Je traverse la ville. Je ne suis presque rien. Un point dans l'espace. Qui effectue une chute vertigineuse.

Carnets lointains, V (mouvement)


Je me jette dans le vide.

C'est simple : il suffit d'enjamber la fenêtre. J'ai passé une longue robe, des superpositions de tissus la composent et la recomposent, des strates de soie que le vent emportera, couleur pivoine, une soie couleur pivoine, du blanc au violine le plus profond, très longue. Je m'assieds sur le rebord de la fenêtre, le vent nous portera, les jambes dans le vide. La position est inconfortable mais ce n'est pas très important, n'est-ce pas ?, quand on va sauter dans le vide ? Déjà le vent soulève les strates, comme s'il était possible de voler, comme s'il était possible de passer d'un monde d'un monde dans un autre, le brouillard amortirait la chute, proposerait des alternatives, des embranchements différents et finalement la chute serait un envol.

Je ne veux pas qu'on me retienne.

Le brouillard qui monte soulève avec lui toute l'humidité de la mer. Derrière ces fenêtres, lumineuses ou sombres, carrés juxtaposés superposés dans l'espace selon le principe binaire oui/non, noir/blanc, auquel, à tout autre, je préfère le 0/1, il y a des femmes qui bercent des enfants, des enfants qui jouent en attendant le retour de leurs parents, des hommes qui fument en regrettant le départ de leur compagne, des vieilles, seules, qui déposent sur la table une seule assiette, sous le néon de la cuisine, des femmes qui pleurent recroquevillées comme des enfants sur leur lit immense et vide, des chats roulés en boule qui dorment et rêvent, des odeurs de cuisine qui montent, des couples qui font l'amour, des vieux qui tombent et se fracturent les os.

Et de tout cela rien ne me retient.

Icare un jour prit son envol. Il avait le soleil dans les yeux. La mer en bas de la falaise berçait ses rêves. Il savait tous ses espoirs fracassés. Alors il poussa son fils dans le vide et derrière lui, prit son envol. Ses ailes fondraient au soleil, et tout cela se finirait dans les flots, mais Icare ne le savait pas. Je n'ai aucun doute sur l'issue, Icare a toute ma tendresse.Ses rêves me bercent. Depuis longtemps.

Alors il est simple de provoquer un léger déséquilibre. Trois fois rien. Balancer légèrement, très légèrement le poids du corps en avant. Il suffit de penser à Icare, avant d'imprimer un léger mouvement du buste. À ce moment, là je regarde les verticales qui s'enfoncent dans le brume du ciel. Les ascenseurs tracent un trait lumineux, des pointillés, rien de plus, des couples sortent au théâtre et s'embrassent en apesanteur dans le monde, elle est certainement trop parfumée, il a dans la poche un téléphone qui lui transmet les messages de sa maîtresse.

Je bascule dans le vide.




Carnets lointains, IV (envol)


À proprement parler, ce n'est pas se jeter dans le vide qui pose problème. Certes dans les grandes tours, les fenêtres sont condamnées, mais il doit être possible de contourner le problème. J'ai bon espoir, d'ici ce soir, de trouver une solution.

J'ai dû laisser passer tout un bout de la ligne du temps, sans en briser du tout la continuité, la laisser défiler, peut-être comme une corde entre les mains de qui descend dans un précipice, elle glisse, son frottement brûle et arrache un peu de la chair des paumes, soulève les peaux, mais il faut se tenir, néanmoins, pour ne pas traverser l'espace trop brutalement, et s'écraser dans un ailleurs rocheux.

Quand je me lève enfin, les brumes du crépuscule descendent sur la ville. 

Les tours scintillent des vies qui s'y terrent. Chacun s'est vu attribuer son volume de bien-être cubique, en fonction de son utilité à la société, où il peut espérer obtenir une température constante de 20° celsius, quand le thermostat affolé n'emporte pas vers de vertigineux excès, quand la température extérieure ne descend pas follement, sous des prétextes aussi fallacieux que le ralentissement du Gulf Stream alourdi de pétrole, où lui est garantie l'aération automatique (puisque les fenêtres ne s'ouvrent pas, vous me suivez ?), et dans quoi il pourra ranger tout ce qu'il souhaite entasser des éclats de son existence déchue (sacs en plastiques, tickets de métro, livres jamais lus, stylos desséchés par le temps, oreillers jaunis des nuits sans sommeil).

Je ne sais pas si la brume descend, si, comme je le crois, elle se détache des nuages pour nous recouvrir d'oubli et de silence (du moins au crépuscule), ou si elle se lève, monte de la terre par quelque subtile métamorphose chimique des états de la matière, et nous noiera tous.

Je sens en me levant qu'une maille vient de filer sur mon bas droit. Au fur et à mesure que je déplie la jambe, pourtant mes mouvements sont lents, je les croirais insensibles, l'impression descend et en quelques minutes, sans qu'il m'ait été nécessaire de me pencher pour la regarder,  je sens, je devine qu'elle est arrivée jusque sur mon pied. Je reste debout dans la presque obscurité du soir tombé trop vite. Les jours infinis ne sont rien d'autre qu'un regret. Le long des façades scintillantes montent parfois des raies de lumière, un point glisse le long de la façade fumée, et verticalement emporte sa cargaison d'âmes vers leur cube de confort. Ou les redescend vers leur vie nocturne. Ils se croisent dans les verticales de l'existence.

Ce n'est pas se jeter dans le vide qui pose problème. C'est ce qu'on trouve quand on arrive en bas.


Carnets lointains, III (le répit est de courte durée)


Le problème est que les répits sont toujours de courte durée. 

Hume avait une idée sur la question.  Il soulevait de vrais problèmes, puis repartait dans le monde, dîner et boire de bons vins du Bordelais. Je l'imagine très bien, ce faisant. Si seules quelques femmes paraissent jolies, la raison en est  simplement que la beauté est affaire de comparaison. Imaginons un monde fabuleux et qui paraît accessible pourtant, c'est une expérience de pensée, bien sûr, mais elle n'est pas très difficile à réaliser, et ne demande pas trop de concentration, du moins ce ne sera pas intense, imaginons un monde possible, bien que fort éloigné du nôtre, dans lequel ne se rencontreraient que les plus belles des femmes qui passent dans le regard, sur les chemins de notre monde imparfait, eh bien : les hiérarchies  recommenceraient, les imperfections se dévoileraient dans d'absurdes concours de beauté, ou pire, les jalousies,  les regards en coin, les haines féroces se lèveraient, et seules, de nouveau, quelques femmes paraîtraient belles. 

Mais toutes, comme ici, seraient méchantes. Ou presque…

Alors les répits sont de courte durée. Mon cœur a repris un rythme normal, un peu lent, comme si lui-même s'étonnait de cette explosion passée. Assurément, il demeure dans ma poitrine, le souvenir de cette douleur sourde et intense, il s'installe dans la chair, dans les côtes, obscurément, mais peu à peu le souvenir de la douleur remplace la douleur elle-même, prend sa place, la déplace dans la mémoire, dans des profondeurs où je n'irai pas souvent la chercher (c'est un mouvement insensible) et je ne suis plus très sûre d'avoir encore mal. Je ne sais plus très bien. La tempête est traversée. Je me retrouve sur les berges du réel, un peu étonnée, un peu dépitée : ses propres battements semblent parvenir à le faire exploser et chaque fois il se ravise, ça ne marche jamais tout à fait.

Certes il y a un rayon de soleil. Doré et chaud. Il me caresse les cheveux, descend sur mon visage, mon cou et arrive jusqu'à l'épaule.

Je reste encore un peu affalée dans le canapé, la couverture de laine qui m'enveloppe se souvient pour moi de ce qu'était, autrefois, la douceur de la vie, cette douceur qui aujourd'hui empoisonne mon sang, et empêche ma respiration. Je repousse encore quelques instants le premier mouvement qui viendra rompre le calme de ce moment, briser le charme. Je sais qu'avec lui toute l'amertume reviendra.

Je ne vais pas rester là. 

Dans ces décombres de rêves et d'espoirs brisés. J'ai remarqué qu'ils étaient plus tranchants que du verre. Qu'ils pénétraient les chairs plus profondément. Que le fil de l'incision qu'ils pratiquent est net. Elle s'enfonce profondément. On saigne à peine et pourtant la blessure ne guérira jamais.

Il n'y a plus qu'à se jeter dans le vide.


Carnets lointains, II (répit)


Il arrive toujours un moment où il faut sortir. On n'a plus de pain, ou alors il est vraiment trop sec, une lettre attend sur le désordre du bureau, on a bien essayé de la cacher, de la noyer, de l'étouffer dans des strates de livres, un paquet de cigarettes vide, un programme de théâtre auquel on pourrait bien aller si…, et puis aussi de la monnaie, quelques tickets de métro, une fleur séchée d'un amour défunt, qui elle aussi s'entasse là, par désespoir.

Mais il vient un moment où le terrain devient glissant, où le glissement de terrain se produit, l'amoncellement sur la stabilité duquel on comptait encore il y a un instant, pour permettre l'oubli stratégique (poster cette lettre, ne pas la poster, pas aujourd'hui, un peu plus tard, on verra demain, rien ne presse, de toutes façons, les espoirs sont morts), révèle ses faiblesses, glisse, penche, penche dangereusement,

… et tout s'effondre, les piles, les entassements, les possibles, tout cela tombe à terre, dans un fracas de terreur, un bruit sec, claquement, suivi d'autres, je sursaute, instinctivement, me précipite pour tout ramasser avant l'écrasement, pour éviter d'autres dégâts, je ne sais pas, mon cœur tressaute dans ma poitrine, son rythme s'accélère soudainement, il manque un battement, puis un autre, on dirait qu'il s'écrase  sur lui-même, en même temps qu'il bondit et me brise les côtes, en un instant je me retrouve à terre, au milieu des objets éparpillés, morceau d'un monde effondré parmi d'autres objets de ce monde, rien de plus, mon cœur bat, trop fort, trop vite, il n'y a qu'à attendre, cela passera, c'est lui ou moi,  je m'allonge là où je suis, il se calmera, je reste calme, et il se calmera, encore un raté,  il fait mal, encore un mouvement absurde, mais dans l'autre sens, et sans que je sache pourquoi, le calme revient.

Le calme immense revient. 

Maintenant j'ai une excuse pour ne pas sortir, je reste allongée, il faut  profiter de ces répits. Je dispose même d'une excuse pour ne pas ramasser les dégâts, les débris, les restes, les bribes, les miettes, les trombones, les cendres… je ne ramasse rien. Même pas mes espoirs. 

Je reste allongée au soleil. La vie, de nouveau, bat calmement dans mes veines, bat calmement dans mes tempes. Je dispose d'un minuscule répit.

dimanche 26 septembre 2010

Carnets lointains, I

Je ne sais pas écrire à la troisième personne.
Mais cela n'a aucune importance car tout ce que je dis est infiniment éloigné de moi. L'écrit s'éloigne ; ses résonances ne sont pas miennes.

Je descendais les escaliers en courant. Ils tournaient, assez étroitement, sur eux-mêmes, rendant la manœuvre quelque peu périlleuse. Les marches étaient si serrées, rendant compte par là de l'empilement des existences les unes sur les autres dans des espaces suffocants, qu'il y avait à peine la place, à chaque pas, pour poser le pied et ne pas virevolter dans des entrechoquements de crânes, d'épaules, et d'arêtes vives du béton. 

J'imagine facilement la suite. La tête d'abord. Conscience émoussée (sauf de la douleur). Un liquide tiède coule sur mes lèvres et répand un goût douceâtre dans ma bouche. J'aime bien ce goût. Je le connais, il me dégoûte un peu et pourtant je l'aime bien. Pendant le bref espace de temps où j'analyse sa texture, et imagine sa couleur dans ma gorge, mes membres font l'expérience de la résistance matérielle du monde, celle-là même à laquelle se heurtent constamment mes désirs. Mes désirs se sont brisés depuis longtemps, qu'importe alors que mes os en fassent l'expérience ?

Escaliers en vis sans fin s'enfonçant dans l'espace, pénétrant les profondeurs de la terre urbaine. Ils auraient pu être dans une tour, une tour immense pointée jusque dans la brume polluée qui englobe la ville, lui voile les hauteurs étincelantes du ciel, la berce de ses miasmes et de  ses particules subtiles, si dangereuses : une fois qu'elles se sont faufilées profondément dans nos poumons, qu'elles y ont trouvé quelque alvéole étroite, elles limitent habilement le temps qui nous est imparti.

Je m'enfonce ainsi dans la ville, mi dégringolant, mi agonisant. C'est une agonie désordonnée de rêves brisées, de chocs avec le réel, de glissements dans le désespoir. L'escalier s'enfonce dans les profondeurs. Je cours et sans doute finirai bien par tomber et par me taire, mais pour le moment j'enfonce la porte d'un coup de pied rageur (il reste toujours cela contre le monde, les coups de rage contre notre impuissance, et notre désespoir) et sors dans l'espace de la ville.

Je suis à moi-même ma propre pierre tombale et m'élance dans le cimetière de tout rêve : votre monde.

vendredi 10 septembre 2010

Carnets Tokyoïtes, liasse perdue



Les arbres eux-mêmes n'étaient pas les mêmes. Tokyo, et les arbres étaient légèrement différents, c'était des arbres, certes, ils demeuraient des arbres, force calmement végétale, presque immobile, qui respire légèrement dans le vent, et la lumière rasante du soleil ; il était impossible de ne pas les reconnaître … ils se dispersaient dans le parc, se rassemblaient ensuite, formaient une frondaison plus serrée, et le chemin entre eux se perdait de vue, échappait aux regards. 

Je le suivis du regard le plus longtemps possible, la pluie tombait fine et drue, presque tiède m'obligeant à regret à rebrousser chemin, à retourner vers la salle artificielle et translucide, que je connais si bien.

(c'est la même, exactement la même salle, de Tokyo à la rue d'Ulm en passant par Genève, toujours la même, dans laquelle on nous enferme, les portes se referment, et les concepts s'entrechoquent sous les lumières des néons jusqu'à ce que l'un d'entre eux lâche, les concepts se brisent, volent en éclats dans le silence absolu de la pensée, et certains tombent sur le sol, dans des éclaboussures de sang).

Échappée subtile, quelques instants arrachés dans le flux de la journée.  La violence est extrême d'autant plus qu'elle est feutrée, lente et abstraite.  Le sentier s'enroulait, se déroulait entre les arbres, m'en distrayait quelque temps. Je n'ai pas peur de cette violence, et la manie assez bien.  Je savais toutefois que je ne reviendrai pas ici, que les pas que je n'aurais pas faits le long de ce chemin ne laisseraient jamais leurs traces dans aucun monde possible, sur aucun sol détrempée d'aucun monde possible, et le combat reprendrait plus tard avec sauvagerie. Oublier un instant les concepts entrechoqués froidement comme des épées, les affrontements rituels, les sabres, sans quoi j'aurais pu me croire rue d'Ulm, à Aix-en-Provence, ou à Genève, et la présence de Tokyo se dessinait, pesait sur mes rêveries. Échappée possible.

Ici le décalage est assumé par le monde lui-même. L'intégralité du décalage ne pèse plus sur mes épaules. Je n'ai plus nul besoin de jeter des voiles, d'entrelacer des possibles, d'intercaler des écrans de musique assourdissante et féroce pour supporter le monde, je n'ai pas besoin de déplacer la focale pour la placer légèrement en arrière du monde, et ainsi ne plus l'affronter de face, je n'ai plus besoin d'esquive, de feinte. Les arbres sont différents, la pluie est différente, les nuages sont différents, la mer est différente, la présence de la mer est différente, l'air est différent et je respire différemment par une lente infusion du monde en moi. 

Ici il est possible d'être heureux.

Carnets Tokyoïtes, liasse perdue


 Je n'ai pas vu la couleur du ciel de Tokyo.

Il y avait la lumière des néons de la salle du colloque, la lumière blanche des néons,  les oscillations en sont connues ; la salle éclairée d'une immense baie vitrée tournait le dos à la ville ; la vitre translucide ne permettait pas de saisir finement les silhouettes des tours, les élancements des silhouettes des tours, élancées vers le ciel. Mais les regards étaient tous artificiellement ramenés vers le défilement mécanique des powerpoints, indexés sur les voix monocordes. Canalisés vers le défilement incessant des slides des powerpoints.

Pourtant la ville est là, au travers de la vitre translucide, il est impossible de ne pas la sentir. Et sa fascination incante silencieusement le lieu, aussi neutre soit-il. Il est possible de deviner certaines des lignes verticales qu'elle dresse jusque dans la masse des nuages (ils viennent de la mer, et la pluie glisse en traits obliques contre la vitre). 

Tokyo fascine silencieusement, pendant que défilent les slides des powerpoints. Entre chacune d'elles, dans le léger vide qui s'intercalent, il y a l'immensité de la ville.

Je ne peux pas m'empêcher de me murmurer secrètement, entre deux paragraphes, que la scène de cette fascination ne se déroule ni à Aix-en-Provence (honnie soit cette ville, de toutes les malédictions des athées et des exilés) ni rue d'Ulm, je me murmure que Paris est infiniment loin, asymptotiquement loin, je me dis encore une fois, à voix très basse, qu'ici je ne risque rien. 

Il est presque impossible, alors, de retenir le sourire qui s'esquisse sur mes lèvres S'esquive. Mais il est toujours possible de pencher la tête sur l'écran translucide de l'ordinateur. Il y a dans ce refrain qui berce mes rêveries, quelque chose de l'enfance perdue. Une incantation que seuls les enfants connaissent. Elle vient du très loin de mes rêves.

Je n'ai pas vu la couleur du ciel bleu de Tokyo. La pluie n'a pas cessé. J'ai traversé la lumière douceâtre  et insipide du métro, dans des relents sinistres de sake. Les scintillements artificiels des tours dans la nuit brumeuse et profonde. Ils n'en finissaient pas. Elle n'en finissait pas.  Les chiffres lumineux du réveil électronique traversaient toute la longueur de mon lit. J'ai laissé la télévision sur une chaîne absurde faire vibrer et contrarier l'obscurité de ma chambre. Je n'ai pas vu la couleur bleue du ciel de Tokyo. 

Ainsi mes rêves y sont-ils à l'abri. Pas une seule fois je n'aurai vu la couleur bleue du ciel de Tokyo.

mercredi 8 septembre 2010

Carnets Tokyoïtes, liasse perdue



Il devient de plus en plus difficile de tendre la main et de ramasser, en se penchant par dessus bord, les souvenirs, là où ils traînent, dans la poussière de la rue.  Le geste devient de plus en plus complexe, l'amplitude est extrême, les souvenirs s'en viennent des branches inaccessibles de l'imagination, et le temps passe, aérien, comme un souffle. Toute la ramure s'en trouve ployer, et les mouvements sont irrépressibles. 

Les coïncidences deviennent folles, je sais plus si elles sont inventées ou rêvées, enregistrées par ma mémoire, ou factices et artificielles.

La tâche d'huile s'irise sous la pluie, s'ouvre en éventail et peu à peu se délave dans l'averse.  J'ai beau tendre la main, je vois mal comment il serait possible d'en revenir à d'autres irisations, aussi artificielles, alignées rigoureusement et, j'en jurerais, que mon regard a parcourues tout autant que celle qui maintenant, ici… L'irisation s'ouvre, fragile espace que profanent les pas des passants, et le passage peu à peu arrache les dernières bribes possibles de cet artifice coloré.

Fascination. Les pas des patients. Martèlements ! Les pas des passants passent dans l'espace, martèlent mon crâne, écrasent mes rêves, et dispersent cruellement mes rêveries irisées. Grondement sourd de la ville. La ville gronde et mon crâne explose, implose, migraine. Le manque de sommeil, assurément, mais les pas des passants pour autant ne cessent pas, ne cesseront pas, et dans la gare de Shinagawa, au soir, je retrouverai presque le calme, sortirai sous la pluie, et les pas cesseront de se répercuter contre les parois de mon crâne, de taper contre les os, vrombissement, grondement, il me semble devenir l'espace et perdre tout point de repère, je deviens l'espace autour de cette aiguille de douleur que l'insomnie avivée par les pas des patients éveille dans les os de mon crâne. 

Mais au sortir de la gare de Shinagawa, il y aura la pluie. La pluie ruissellera. Fraîcheur du soir et de la nuit qui monte par bouffées, une cigarette dans l'air du soir, avant de me tenir entre les murs de ma chambre d'hôtel pour l'insomnie rituelle, mais qu'importe ? Au sortir de la gare de Shinagawa, il y avait la ville et ses perspectives étoilées.

Alors je retrouve la certitude absolue de mes souvenirs.

mardi 7 septembre 2010

Carnets Tokyoïtes, liasse perdue



Ivresse des solitudes. Là où je suis. J'y suis, et je suis à l'abri. Ivresse des solitudes parfaites. Le fil imparfait et électronique de mon téléphone portable s'est rompu, l'objet désemparé gît, inutile, au fond de mes poches. Là je suis, dans les profondeurs de la solitude, engloutissement, et j'y suis à l'abri. Tellement que les lignes faiblement lumineuses qui s'affichent sur l'écran de mon ordinateur, lorsque le soir tombe et que la solitude se referme quelques moments entre quatre murs, ne font pas surgir la moindre inquiétude. 

Elles n'éveillent pas la moindre inquiétude. De là où je suis, je ne peux plus rien. Je me suis tellement éloignée, enfoncée dans les plaines glacées de la solitude, que je ne risque plus rien. Les routes étaient verglacées, et l'espace parsemé de lueurs immenses et de flammes, mais là où je suis, je ne risque plus rien. Il est impossible que je fasse un mouvement, que je tente un mouvement, que je me risque à quoi que ce soit.

Ivresse des solitudes. Je ne sais pas pourquoi pas une seule fois je n'écouterai de la musique.  L'objet gît inutile et je ne le sortirai pas de la poche sombre de mon manteau. Pas une seule fois je n'aurai l'idée de recouvrir mes errances de ce que constamment j'écoute. Répétition. Reprise. 8612 fois le Menuet des Suites Françaises.  

Je ici n'importe pas, le moi est haïssable et il est donc de rationnelle et bonne guerre de haïr l'autofiction. 

Pas une seule fois la musique ne recouvrira mes pas. Pas une seule fois la musique ne s'interposera entre la ville et moi. Il était absurde, ici, de jouer des décalages et des superpositions étranges sous lesquels il est possible, à Aix-en-Provence, de recouvrir les strates du désespoir (je déteste cette ville, puissé-je ne plus jamais la revoir, les malédictions manquent aux athées, aux exilés, mais puisse-t-elle être mille fois maudite, et les fines craquelures des façades lisses de ses beaux hôtels la faire voler en éclats dans la nuit glaciale et étoilée).

Là, au cœur de la solitude, le décalage était si puissant, si enivrant qu'il toucha quelques jours à la perfection. Quelques jours, je n'eus plus besoin de souffrir ni de chercher des malédictions silencieuses. J'avais rejoint le lieu de mon exil. Il s'ouvrait, dans les profondeurs accueillantes de la solitude.

lundi 6 septembre 2010

Carnets Tokyoïtes, liasse perdue



La surface de la mémoire est devenue fine, excessivement fine, et se fendille de toutes parts.

À la perception actuelle d'une avenue qui remonte un arrondissement parisien se mêlent les trajectoires invraisemblables des souvenirs rêvés de ce que fut Tokyo sous mes pas, sous mes yeux. Des frôlements et des saveurs, qui, si peu de temps, y furent possibles. Pourquoi alors ai-je toujours l'impression, quand je rentre chez moi, que chez moi va ouvrir un espace tokyoïte, et qu'il n'est pas ici ? Pourquoi ai-je constamment, au crépuscule, l'impression de rentrer à Tokyo ? La perception actuelle est traversée d'éclairs et de soudainetés étranges qui aliènent le réel, qui l'arriment à un autre possible. Le nœud se resserre, des objets minuscules ouvrent des portes et des passages inespérés, un tissu, un motif simplement, un foulard pour un enfant, une petite chose, insignifiante, et le possible ailleurs apparaît, ici et maintenant. 

Entrelacs de plus en plus finement tissé, ce tissu, je l'ai vu, dans la gare de Shinagawa, il était là, dans le hall désert, à la nuit tombé, sur cet étal, myriades de porte-bonheurs, de bonbons colorés, de grelots dorés, de biscuits surprenants, et de baguettes. Ce motif d'éventails aux couleurs vives alors s'est imprimé d'abord sur ma rétine, ensuite dans ma mémoire.

La profondeur des rêves n'est plus très loin, et s'ouvre sous mes pas.

La station de métro dans mon esprit se compare à ce qu'elle serait à Tokyo. La perception  de la ville est traversée par l'autre ville, l'autre ville possible, l'autre ville comparable, les stations de métro se superposent, les pas des foules et leur tracé dans les avenues, sur-impression de l'une sur l'autre, de son élan profond, profond et calme, elle portait mes mouvements comme portent les puissances maritimes. 
La perception du monde alentour, encore, ne serait rien si l'entremêlement des souvenirs n'avait pas atteint des strates plus intenses et plus silencieuses encore, dans lesquelles se déposent les rêves, où ils deviennent des souvenirs inventés, intensément puissants. Leur parfum intense traverse les nuits sans sommeil. La pluie sur mon visage, et les vapeurs des échoppes de soupe, la fugace impression d'une femme en kimono de soie, et les tours, toutes les tours immenses, qui composaient l'espace le plus hallucinant qui soit, le plus désorientant, et une fois qu'il avait fini de désorienter, une fois que la désorientation du monde était un fait accepté, alors il devenait possible de remonter en direction du Palais impérial, sous la pluie, sans plus s'inquiéter de rien, et de rêver des grands arbres du jardin, si violemment, que je ne sais plus si je les ai vus ou si, seulement, je les ai rêvés.

Souvenirs et rêves s'entrelacent et se tissent, et ainsi, leur entrelacement végétal tisse une fine corde. Le lien à la ville ne se défait pas.

dimanche 5 septembre 2010

Carnets Tokyoïtes, liasse perdue



Le sommeil n'est pas venu, pourtant je me réveille. Ce doit bien être quelque chose comme se réveiller. J'ai dû dormir. À travers l'épaisseur nébuleuse de la dernière strate de sommeil, je cherche entre mes paupières mi-closes quelque chose de la lumière qui pourrait m'indiquer où je me trouve. J'ai bien dû dormir un peu. La dernière fois que j'ai regardé autour de moi, la lumière était instillée dans ma chambre par les étincelles des fenêtres et des lampadaires, des clignotements lointains, des tours, les miroitements des tours immenses de la ville. J'aurais pensé le sommeil absent, impossible. Pourtant j'ai dû dormir un peu. Un jour pâle écarte les rideaux. Sans qu'il me soit nécessaire d'ouvrir les paupières, j'en ai une perception très diffuse dans une strate presque déchirée d'absence.

L'impression ne me gêne pas. Je ne sais plus du tout où je suis. Cela arrive si souvent. Je prends l'avion, je sors de l'aéroport, cherche un taxi, trouve un peu de calme dans une chambre d'hôtel, essaie une eau pétillante parce que l'atmosphère est sèche et internationale, propre et aseptisée, cela me donne soif, comparatif des eaux pétillantes de par le monde, puis au bout d'une soirée je cherche le sommeil, au bout d'un voyage, dans le fond désemparé de l'éloignement. Et alors par un étrange froissement de la mémoire, le matin, je ne sais presque jamais où je suis.

L'impression en est presque devenue habituelle. Insipide. Incolore. Comme ce même rouge toujours, à travers mes paupières, qui se diffuse. Les draps propres et le savon frais qui ne sont pas mes odeurs, qui sont des odeurs qui ne me touchent pas, d'aucune manière, seulement des odeurs insipides de propreté internationale, de convention printanière. Cela n'a aucune importance. Autrefois l'impression m'amusait terriblement, ne pas savoir du tout où j'étais, je la retenais le plus possible, l'effort pour ne pas rompre ce charme m'empêchait tout à fait de dormir, c'était l'enfance, je me réveillais en vacances. Et l'été commençait.

Il n'empêche que cette fois, je ne sais vraiment plus du tout où je suis. Se présente sous mes paupières l'image d'un globe terrestre. Je vois partir de Paris (c'est faux, je ne suis pas partie de Paris, tous ces déplacements sont autant ceux du rêve que de l'écriture que les déplacements selon le lieu, il n'y a rien à apprendre de moi ici, il n'y a rien à savoir de moi ici, il n'y a rien à ressentir de moi ici) un trait immense qui passe par le pôle et rejoint un ailleurs. Mais quel ailleurs … ? Au moins je ne suis pas à Aix-en-Provence, j'écarte l'hypothèse honnie Aix-en-Provence, hypothèse de la récurrence cauchemardesque, puisse ce moment ne jamais revenir, et le soulagement de n'être pas à Aix-en-Provence suffit à me faire remonter vers la surface des rêves. Je vais me réveiller, je le sens, et je ne sais absolument pas où je suis.

Des noms de lieux défilent sous mes paupières. Il y a des consonances qui s'éveillent, des voyelles improbables qui apparaissent, des noms qui défilent, je suis passée par Zurich, mais c'était une correspondance, une jonction entre deux vols, où donc allais-je ? Je ne sais plus du tout. La recherche du nom achève de me réveiller. Ceux que je trouve pour commencer sont de fausses pistes, et des rimes surprenantes formulées par une géographie déviante. Peu à peu l'égrainage des noms s'accélère, il cherche un objet, les rimes se précisent, la spirale se rapproche d'un point aveugle, puis sans que je sache comment, tout se recompose autour d'une possibilité unique.

Je dormais donc. À Tokyo.

samedi 4 septembre 2010

Carnets Tokyoïtes, liasse perdue

Partir, partir encore une fois, reprendre le train, encore un train, n'importe quel train, attendre dans un hall,  un avion, Paris, Amsterdam, Tokyo, Le Caire, n'importe quel hall, Rome, Zurich, regarder les avions décoller avant enfin d'être appelée pour le sien, regarder les avions qui décollent, regarder leur étrange poursuite dans le ciel, selon un axe, un seul, leur étrange envolée, selon un axe, avant que leurs directions ne divergent, que leurs envolées ne bifurquent, et les continents les sépareront bientôt, les silhouettes frêles des voyageurs qui se seront croisées dans un hall ne seront plus, les unes pour les autres, que de fragiles esquisses de souvenir, presque plus rien, une ombre fugace dont on ne se souvient que parce qu'elle a fait tomber son paquet de cigarettes, ou parce qu'un enfant dormait dans ses bras, en suivant une courbure attendrie. 

Alors je pense, au dessus des montagnes, l'été, quand le sentier serpente entre les pierres et le ruisseau minuscule, je pense aux traces parfaitement rectilignes que les avions laissent au dessus des cimes, à la frontière qu'ils traversent sans même exactement le savoir, aux traces qui se dédoublent, puis s'estompent dans le vent des hauteurs, altitude invraisemblable, extrême, qui fait paraître minuscules les sommets inatteignables, et leur mouvement parfaitement fluide se poursuit dans le vent, indépendamment de toute espérance.

Reprendre son souffle. Une main, d'un geste machinal, cherche dans la poche l'épaisseur et la texture particulières qui indiqueront la certitude du passeport, du billet électronique glissé à l'intérieur des pages, sans oublier… non, je n'ai pas oublié… tout va bien. L'autre main vérifie le portable, qu'il faudra bientôt couper. Pas encore. Le temps ne presse pas. Pas encore. Ce temps absolument vide de l'attente. Mais la silhouette générale demeure immobile, un sac à ses pieds, derrière elle les avions s'envolent, elle allumerait une cigarette, mais ne le peut et ne bouge pas.

Je ne sais même plus si je pars ou si je rentre. J'attends. Contre une baie vitrée d'aéroport. Il est précisé qu'il s'agit d'une correspondance. 4h15 de correspondance. Je ne connais pas de moments de solitudes plus intenses que les correspondances, loin de tout, éloignés également du départ et de l'arrivée, silencieux absolument, personne à qui parler, personne à qui nous retenir dans la chute, seulement des silhouettes de la mémoire de qui nous sortirons aussi vite qu'elles sortiront de notre regard, pupille sombre dans un iris délavé qui regarde  fixement la pluie couler sur la baie vitrée, les avions s'envoler, et le mouvement du monde se faire, dans la suspension absurde de ce que nous appelons une correspondance.

Interstice de vide entre deux mondes. Les galeries marchandes ne suffisent pas à le combler. Interstice d'immobilité entre deux trajectoires rectilignes dans le ciel. Et dans ce vide le temps s'absorbe, les souvenirs se perdent, les pas ne mènent à rien, les paroles n'ont pas de sens, pendant que les tableaux des arrivées et des départs alignent leurs chiffres et leurs codes, jaunes sur fond noir. La ligne de mon départ, lentement, remonte des profondeurs du néant, je la vois apparaître, remonter, approcher des lignes complètes qui affichent les numéros de porte, mais tout cela est fragile, je le sais bien. Elle se complète, avant de s'effacer d'elle-même. Et de sombrer dans le néant.

vendredi 3 septembre 2010

Carnet Tokyoïte, liasse perdue


Les retours, surtout, sont intenses. Fatigue accumulée, tout au long de la traversée de la journée. La traversée n'en finissait plus. Elle pèse sur les épaules, plus encore que la bandoulière du sac qui se balance sur ma hanche. Lui, au moins, ponctue la marche. Balancement. La marche est une chute maîtrisée. Constamment maîtrisée. Elle pèse sur les pas. Et leur donne une étrange liberté. Un détachement. Une étrange légèreté. Et cette obsession, rentrer seule, être seule, dans le silence que seules offrent les villes immenses. Le soir déploie ses ombres et les lumières clignotent dans les rues.

Lumières et clignotement. Une sirène passe. Rotation des faisceaux lumineux. Et la stridence. Puis s'éloigne.

La marche peut être simplement rectiligne le long de cette avenue immense. Les passants. Surtout ne pas accrocher de regards. Je ne connais pas les codes. Je ne sais pas lire, je ne sais pas déchiffrer,  je ne déchiffre rien, ni les affichages lumineux qui défilent  sur les façades, ni les visages, ni les regards.  Pas même ce prospectus tombé à terre et que le vent pousse dans mes chevilles. Je l'écarte. Ici je ne sais pas, je n'ai pas envie d'apprendre. Passer. Il n'y a pas lieu que je laisse une trace. 

Effacement possible dans la trame de la ville.

Des effluves. Des odeurs. Une odeur étrange de fruit trop mûr, presque écœurante. Elle aurait pu être douce. Ne l'est pas. Puis la bouffée d'air chaud tout droit sortie d'un parking souterrain. Et les néons trop vifs de leur béance. Entrée. Sortie. Même odeur de poussière confinée. Et une légère aspérité d'une dalle qui me fait trébucher. Rattraper le déséquilibre. Retenir la marche. Reprendre.

Ponctuellement l'arrêt au bord d'une rue, machinal, avant de traverser. Une pause. Rupture du rythme, qui reprendra un bref instant plus tard. S'entend encore dans la tête la pulsation des pas. Je ne sais pas si mon cœur bat toujours, mais la pulsation des pas est bien là. Reprise, dans l'invraisemblable pureté d'un jasmin.

L'avenue défile. Les trottoirs sont vastes. L'espace s'ouvrirait presque. La terrasse d'un restaurant,  installée au bord de la circulation, comme elle l'aurait pu être aux bords d'un fleuve. Regards.  Quelques têtes se lèvent. Le serveur sort. Gestes, toujours les mêmes (la fourchette portée à la bouche, la serviette qu'on repose sur les genoux, la cigarette qu'on écrase dans le cendrier presque vide, le serveur qu'on hèle d'un geste las). Un client entre. Un couple lit le menu, hésite.

Je les ai déjà dépassés et cela n'a aucune importance. Pas plus que cette vieille femme qui sort son chien dans la nuit élimée. Et le jour qui se défait.

Décomposition.


jeudi 2 septembre 2010

Carnet Tokyoïte, liasse perdue

Ce soir, s'éprouve l'impérieuse nécessité du silence, et de la solitude, elle se déploie sans qu'il soit possible d'échapper à son ombre qui gagne peu à peu l'espace, l'assombrit, l'obscurcit et tout le jour bascule dans la nuit. Se détachent une à une les syllabes de l'absence, absence à soi, elles se détachent dans le silence et je ne veux rien entendre d'autre, je reste suspendue aux silences qui les séparent : ils instillent entre elles des petits moments vertigineux de vide pur. Je connais cette nécessité, je la connais bien, elle m'accompagne certains soirs et alors aucune compagnie ne m'est supportable.

Retour seule, dans les rues de Paris ou de Tokyo … il faut du bruit et la rumeur des grandes villes pour entendre en soi ce vide, pour se pencher sur ce creux de silence qui nous habite, qui nous transperce, tous, les uns après les autres. Aix-en-Provence, je la déteste, puissé-je ne jamais la revoir, est devenue une ville pour réalisateurs vieillissants, ils viennent y tourner un dernier film, dans une ruelle artificielle qui l'était au XVIII ème siècle et dans laquelle aucune sève n'a jamais coulé. Il faut le bruit et la rumeur, de Paris ou de Tokyo, pour ne pas entendre le martèlement de ses pas sur le sol, il faut tout autre chose que les pavés dorés d'Aix-en-Provence (je la déteste, puissé-je ne jamais la revoir), la foule continuelle et intense, le bruit sauvage du métro qui traverse les brumes de la migraine, les grincements des portes, les chocs des rails et les portières entrechoquées, il faut les rames qui approchent, et les trains qui s'eloignent, les autoroutes possibles dans le tissu urbain, comme un fil plus épais dans la trame de la ville, il faut une vraie ville pour ne plus entendre en soi ce murmure continuel, ce bruissement, ces paroles qui ne peuvent pas se taire, qui me traversent, qui reviennent me hanter. Marcher dans les ruelles d'Aix-en-Provence (je la déteste, puissé-je ne plus jamais y passer, puissé-je l'effacer entièrement de ma mémoire) ne suffit pas, et n'a jamais suffi, il faut une ville démesurée qui absorbe mes pas et ne se laisse pas circonscrire par eux, et alors, oui, le calme reviendra. Mais la lutte est intense et la ville doit être immense, il faut impérativement que l'éparpillement soit complexe et tragique, et que des pans de ville s'échelonnent dans l'espace, sans que le regard les puisse embrasser. C'est là une condition nécessaire de l'apaisement.

Je voudrais rentrer seule, dans mon appartement à Tokyo, n'y avoir presque rien déposé, et surout aucun souvenir de paroles échangées, de conversations, de disputes, de promesses, d'attente, je voudrais n'y avoir rien, et pas même des souvenirs, y rentrer seule un soir, et que personne au monde ne me sache là, et que je puisse enfin m'allonger dans l'obscurité, écouter la rumeur de la ville monter vers moi, sans entendre aucune voix, aucune parole, où trouver le silence et la solitude, sinon là ? Je voudrais être absolument seule dans une ville inconnue de moi.