Ne te retourne pas pour regarder. Même si dans le brouhaha de la bousculade (tous, ils s'échappent, tous, en ordre dispersé, ils remonteront le couloir, pour descendre plus loin, là où l'air de nouveau est respirable, je crois que l'un ou l'autre a disparu derrière une des portes jaunes, sans fenêtre, ils frappent quelques coups, entrent et la porte sur eux se referment) tu entends à peu près distinctement les syllabes de ton nom se détacher sur ce fond sonore, impression imprécise, il est possible encore de ne pas se retourner. Il est possible que tout cela ne soit que le grondement sourd des pas dans les escaliers de béton, les pas de ceux qui sont plus avancés, qui ont pris les apparences sonores de ses syllabes auxquelles, en règle, générale, toi et toi seule réponds.
Ne te retourne pas, même si l'habitude de te détourner de tes pas s'est inscrite dans tes gestes, même si le schème semble intangible et inévitable (tu entends ces syllabes sur le fond sonore du monde, alors tu t'immobilises, et tu as pris l'habitude de soutenir le regard de qui, ainsi, te désigne dans le flot du monde) mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit aujourd'hui … il s'agit bien de cela !
Il te suffit de te laisser entraîner par les flots du fleuve qui te ramèneront dehors, de ne pas te retenir, selon un réflexe crispé qui cette fois pourrait bien devenir fatal, aux berges de ce courant, tu n'as que cela à faire, te laisser porter par les flots glauques et boueux qu'il roule à intervalles fixes, il te suffirait de descendre et d'être porté par le fleuve, et de ne pas faire un seul mouvement pour te retenir, de ne pas écouter ceux qui épellent ton nom dans le désordre du monde, et qui voudraient te retenir.
Ne te détourne pas.
Et si tu crains encore de n'y parvenir pas, (on peut, à la vérité, envisager cette incertitude de soi, la force intangible des habitudes peut assurément faire douter même de la détermination la plus intense, et alors cette force suffirait à te faire, par inadvertance, croiser le regard de qui tu dois te défier), il faut alors, par un repli soudain de la conscience dans un recoin plus obscur et plus lointain encore, surimposer des strates artificielles de distance entre le monde et toi, surimposer autant qu'il est possible des épaisseurs d'indifférence entre le monde et toi, et te glisser à l'abri de la liste de lecture de ton iPod.
Sous cette condition ultime, il semble possible d'échapper à ces Enfers.
lundi 28 février 2011
L'∞, 41
Ne te retourne pas. Descends sans regarder, les douze fois huit marches, séparées de paliers insignifiants, qui sont là simplement pour casser la marche, pour casser le rythme, de l'échappée, de la dégringolade, dans lesquels, de nouveau, des lambeaux d'affiches se détachent pitoyablement des murs. Ne te détourne pas pour regarder. Rien. Ni les pages déchirés que le temps arrache, ni les visages interrogateurs ou indifférents, ne te laisse pas, pas une seule fois, arrêter dans ta course. Ne suspends pas le rythme de tes pas à un visage entraperçu, à une parole entendue. Il se peut qu'on te parle. Ne te détourne pas de ta course.
Les six fois deux fois huit marches (distributivité de la multiplication, qui permet, à volonté, d'ouvrir et de fermer puis de défaire les parenthèses) provoqueront dans ta colonne vertébrale quatre vingt seize vibrations, réponse donnée quatre vingt seize fois aux fois où ton pas se posera, et où le poids de ton corps se déplacera d'un côté puis de l'autre de ton ossature (la marche est une chute constamment arrêtée, maîtrisée, qu'en est-il de la dégringolade dans des escaliers de béton ? je ne suis pas certaine qu'elle soit aussi maîtrisée), et la vibration de ce choc (celui occasionné par la rencontre avec la surface lisse de ce monde) se propagera quatre vingt seize fois dans tes ossements, remontera quatre vingt seize fois le long de ton échine, jusque dans l'ossature plus fine de ta nuque, et tant que tu n'auras pas entrechoqué le monde, quatre vint seize fois, tu ne respireras pas l'air cinglant du dehors, ni les frémissements des pins.
Dès que tu es sorti de l'incantation calme de la pensée, il n'y a rien d'autre à faire que de fuir. Ne te détourne pas, même si une voix t'appelle. Ne te détourne pas, même si tu entends ton nom appelé, sourdement, à ton passage, même si les syllabes s'en détachent dans le brouhaha de ce monde, dans les intervalles laissés par ces quatre vingt seize martèlements de ton refus de ce monde et de ta volonté conjointe d'un ailleurs, tendue vers un ailleurs. Que l'appel soit sourd ou sonore, ignore-le, je t'en conjure. Dévale les quatre vingt seize marches, éloigne-toi, autant qu'il est possible, ne laisse pas ton regard sur les affiches, il n'y a rien pour toi, ici, rien, que la poussière qui dessèche les yeux, et l'oubli n'est même pas possible.
Il est impossible que ce soit autre chose que les grondements des Enfers.
Les six fois deux fois huit marches (distributivité de la multiplication, qui permet, à volonté, d'ouvrir et de fermer puis de défaire les parenthèses) provoqueront dans ta colonne vertébrale quatre vingt seize vibrations, réponse donnée quatre vingt seize fois aux fois où ton pas se posera, et où le poids de ton corps se déplacera d'un côté puis de l'autre de ton ossature (la marche est une chute constamment arrêtée, maîtrisée, qu'en est-il de la dégringolade dans des escaliers de béton ? je ne suis pas certaine qu'elle soit aussi maîtrisée), et la vibration de ce choc (celui occasionné par la rencontre avec la surface lisse de ce monde) se propagera quatre vingt seize fois dans tes ossements, remontera quatre vingt seize fois le long de ton échine, jusque dans l'ossature plus fine de ta nuque, et tant que tu n'auras pas entrechoqué le monde, quatre vint seize fois, tu ne respireras pas l'air cinglant du dehors, ni les frémissements des pins.
Dès que tu es sorti de l'incantation calme de la pensée, il n'y a rien d'autre à faire que de fuir. Ne te détourne pas, même si une voix t'appelle. Ne te détourne pas, même si tu entends ton nom appelé, sourdement, à ton passage, même si les syllabes s'en détachent dans le brouhaha de ce monde, dans les intervalles laissés par ces quatre vingt seize martèlements de ton refus de ce monde et de ta volonté conjointe d'un ailleurs, tendue vers un ailleurs. Que l'appel soit sourd ou sonore, ignore-le, je t'en conjure. Dévale les quatre vingt seize marches, éloigne-toi, autant qu'il est possible, ne laisse pas ton regard sur les affiches, il n'y a rien pour toi, ici, rien, que la poussière qui dessèche les yeux, et l'oubli n'est même pas possible.
Il est impossible que ce soit autre chose que les grondements des Enfers.
dimanche 27 février 2011
L'∞, 40
Ne te retourne pas. Descends. Sans regarder derrière toi. Au théâtre, un comédien doit descendre les escaliers sans regarder ses pas, il vaut mieux qu'il s'effondre, plutôt que de regarder ses propres pas, et de baisser la tête sous son destin, courbure du temps et du corps, qu'il refuse. Qu'il se redresse. Quelque chose comme un roseau qui reprend sa position rectiligne dans le vent, après une courbure trop prononcé. Toi, il suffit que tu ne retournes pas, cela seul importe. C'est plus simple. Ta démarche est plus simple. Tu peux sortir de cet espace rendu brumeux de craie et de pensée entremêlées, tu n'as qu'à remonter le couloir rectiligne, aux portes toutes fermées, aux affiches à demi arrachées, en suite de quoi, tu pourras descendre les escaliers, dévaler vers l'air frais du matin, rien ne te retiens plus.
Le pur déroulement des pensées se suspend, et c'est la course du monde qui reprend sous nos pas.
Le couloir rectiligne, qu'il suffit de remonter, est la dernière antichambre du monde, avant la grande dégringolade vers l'air libre de ces Enfers inversés. De ses parois indifférentes, des lambeaux de discours, affichés sur les murs, peu à peu se détachent, se défont, et pendent, recourbés, oubliés de tous dans le détachement le plus absolu. Il est possible qu'en passant, l'un d'entre nous, j'en conviens, dans son échappée, arrache, d'un mouvement d'épaule, en remettant son sac, un peu de ce qui fut objet de l'attention, et participe de ce délitement, autant qu'il est en son pouvoir. Ainsi se défont toutes les choses de ce monde.
Le flot que nous sommes, dans la vague qu'il roule et que nous formons, délite et se délite, d'un même mouvement.
Ne te retourne pas. Descends. C'est la seule chose à faire. Abrite-toi du tumulte désordonné de ce moment, dans tes pensées les plus lointaines, ne croise pas les regards, il doit être possible de regarder nulle part, pendant le temps que durera cette dégringolade, il est très possible que le regard se fixe au loin, déjà presque dehors, presque dans le monde, et toi, tu suis cette ligne tendue comme un fil entre ici et ailleurs.
Le fil déroulé se remonte en dévalant les escaliers et le monde se retrouve, six étages plus bas, dans une bouffée d'air vif.
Le pur déroulement des pensées se suspend, et c'est la course du monde qui reprend sous nos pas.
Le couloir rectiligne, qu'il suffit de remonter, est la dernière antichambre du monde, avant la grande dégringolade vers l'air libre de ces Enfers inversés. De ses parois indifférentes, des lambeaux de discours, affichés sur les murs, peu à peu se détachent, se défont, et pendent, recourbés, oubliés de tous dans le détachement le plus absolu. Il est possible qu'en passant, l'un d'entre nous, j'en conviens, dans son échappée, arrache, d'un mouvement d'épaule, en remettant son sac, un peu de ce qui fut objet de l'attention, et participe de ce délitement, autant qu'il est en son pouvoir. Ainsi se défont toutes les choses de ce monde.
Le flot que nous sommes, dans la vague qu'il roule et que nous formons, délite et se délite, d'un même mouvement.
Ne te retourne pas. Descends. C'est la seule chose à faire. Abrite-toi du tumulte désordonné de ce moment, dans tes pensées les plus lointaines, ne croise pas les regards, il doit être possible de regarder nulle part, pendant le temps que durera cette dégringolade, il est très possible que le regard se fixe au loin, déjà presque dehors, presque dans le monde, et toi, tu suis cette ligne tendue comme un fil entre ici et ailleurs.
Le fil déroulé se remonte en dévalant les escaliers et le monde se retrouve, six étages plus bas, dans une bouffée d'air vif.
samedi 26 février 2011
L'∞, 39
Courir. Dévaler les escaliers, descendre, angle droit, descendre de nouveau, et de nouveau un angle droit, ainsi douze fois de suite, jusqu'au changement du sol qui annonce que les Enfers, bientôt, se terminent. Dévaler. Il faut toujours prendre garde de ne pas tomber, emporté dans l'élan, tant l'élan emporte, nous emporte tous. Il n'est pas exclu que nous tombions, que nous dévalions la pente mais qu'importe ? Cela n'a aucune importance ! Dévaler les escaliers, redescendre vers l'air libre, cela suffira, cela suffit ! Simplement, courir … il est encore temps de redescendre, c'est étrange, voilà des Enfers dont il faut redescendre, c'est sans doute à n'y rien comprendre, mais une chose est sûre, il demeure, dans cette dégringolade, une seule certitude, il faut, comme de tous les Enfers, ne pas se retourner, et c'est là la chose la plus difficile du monde.
Nous tous qui essayons, dans cette dégringolade, de ne pas nous retourner, sommes de pitoyables Orphées.
Nous dégringolons, dévalons les escaliers, il est possible qu'il y ait, en bas de cette course, qui sait ?, qui en décidera ?, un café, une cigarette, dans l'air frais encore du matin, ou autre chose, un long baiser dans les bras de l'aimé, ou autre chose encore, la voix attendue de l'enfant dans le téléphone portable, qui sans se rendre compte du baume qu'elle étend sur l'âme, racontera en riant sa dernière infraction au monde sérieux des adultes, et comment elle en a dérogé … cela n'a aucune importance, seulement, cela nous pousse à redescendre, nous happe vers le ciel vif et l'air frais, pourvu qu'il y soit possible de respirer autrement, pourvu qu'une autre palpitation du cœur nous attende en bas.
Avant quoi, il faudrait … tout cela ne sera pas possible sans … si nous ne parvenons pas … simplement à passer les sas, les premiers pas sont les plus difficiles … comment ne pas s'inquiéter … que nous ne soyons pas tous des Orphées ? Que nous puissions n'être que des Eurydices ? Qu'il se puisse que, comme elle, elles toutes, nous disparaissions de nouveau, absorbés dans les Enfers, sans qu'il nous soit aucun pouvoir de résister à notre sort…
je songe à toutes ces Eurydices pitoyables, sur lesquels tous les Orphées, ∞ment pitoyables, se sont retournés.
Nous tous qui essayons, dans cette dégringolade, de ne pas nous retourner, sommes de pitoyables Orphées.
Nous dégringolons, dévalons les escaliers, il est possible qu'il y ait, en bas de cette course, qui sait ?, qui en décidera ?, un café, une cigarette, dans l'air frais encore du matin, ou autre chose, un long baiser dans les bras de l'aimé, ou autre chose encore, la voix attendue de l'enfant dans le téléphone portable, qui sans se rendre compte du baume qu'elle étend sur l'âme, racontera en riant sa dernière infraction au monde sérieux des adultes, et comment elle en a dérogé … cela n'a aucune importance, seulement, cela nous pousse à redescendre, nous happe vers le ciel vif et l'air frais, pourvu qu'il y soit possible de respirer autrement, pourvu qu'une autre palpitation du cœur nous attende en bas.
Avant quoi, il faudrait … tout cela ne sera pas possible sans … si nous ne parvenons pas … simplement à passer les sas, les premiers pas sont les plus difficiles … comment ne pas s'inquiéter … que nous ne soyons pas tous des Orphées ? Que nous puissions n'être que des Eurydices ? Qu'il se puisse que, comme elle, elles toutes, nous disparaissions de nouveau, absorbés dans les Enfers, sans qu'il nous soit aucun pouvoir de résister à notre sort…
je songe à toutes ces Eurydices pitoyables, sur lesquels tous les Orphées, ∞ment pitoyables, se sont retournés.
L'∞, 38
Après quoi, la porte s'est ouverte, elle a un peu grincé, un courant d'air s'en est allé à travers les interstices de ce monde, et les uns et les autres sont sortis de la salle, emportant avec eux et leurs pensées et leurs affaires, rejoignant leur avenir, là où leurs pas les porteraient, ils se sont déversés dans le couloir, j'avoue que je me suis glissée dans le flot, il n'y avait rien d'autre à faire, sans gloire, pour n'être remarquée de rien ni de personne, aussi difficile soit-il de se fondre dans ce monde, mais on ne joue pas avec le destin dans de telles situations, on ne provoque pas les dieux dans des endroits pareils, soudain,
(ils ont sans doute attendu que je finisse une phrase, ma main sans doute avait écrit ce qu'on attendait d'elle, avait aligné sur la surface du tableau glauque et liquide, et prêt à rejoindre le fleuve des enfers dont il n'aurait jamais dû se détacher, les quelques signes qui composent The Plurality of Worlds de David Lewis, sans doute tout cela était-il fini, bel et bien pour autant que le flot de la pensée puisse se finir, puisse ne pas demander encore et encore d'autres éclaircissements, d'autres précisions infimes qui à elles seules feront tenir l'ensemble, je ne dis pas qu'ils n'ont pas attendu cet aboutissement, et que ce n'est pas seulement à ce moment là qu'ils se sont levés et que l'un d'entre eux a ouvert la porte par laquelle le flot s'est déversé dans le couloir rectiligne)
et nous nous sommes déversés dans le couloir, flot indéterminé, indifférencié soudain, dans notre départ, les portes coupe-feu qui ne ferment pas n'ont pas pu arrêter notre élan, elles n'en furent que le commencement, à partir d'elles il devenait clair que l'échappée pouvait commencer, tendue de toutes les chausses-trappes dans lesquelles il était encore possible de tomber, que nous avons évités, pour pouvoir dévaler les escaliers, d'une même certitude, aussi déséquilibrée que fût notre course, chute arrêtée, constamment, elle paraissait moins dangereuse, moins hasardeux que de choisir les ascenseurs qui ne sont rien d'autre que des pièges cauchemardesques, aux inscriptions obscènes et grimaçantes, aux rouages imprécis, on ne pourrait savoir avec certitude où ils nous emporteraient, dans quels Enfers ils nous feraient descendre, je crois que notre stratégie était la bonne.
(ils ont sans doute attendu que je finisse une phrase, ma main sans doute avait écrit ce qu'on attendait d'elle, avait aligné sur la surface du tableau glauque et liquide, et prêt à rejoindre le fleuve des enfers dont il n'aurait jamais dû se détacher, les quelques signes qui composent The Plurality of Worlds de David Lewis, sans doute tout cela était-il fini, bel et bien pour autant que le flot de la pensée puisse se finir, puisse ne pas demander encore et encore d'autres éclaircissements, d'autres précisions infimes qui à elles seules feront tenir l'ensemble, je ne dis pas qu'ils n'ont pas attendu cet aboutissement, et que ce n'est pas seulement à ce moment là qu'ils se sont levés et que l'un d'entre eux a ouvert la porte par laquelle le flot s'est déversé dans le couloir rectiligne)
et nous nous sommes déversés dans le couloir, flot indéterminé, indifférencié soudain, dans notre départ, les portes coupe-feu qui ne ferment pas n'ont pas pu arrêter notre élan, elles n'en furent que le commencement, à partir d'elles il devenait clair que l'échappée pouvait commencer, tendue de toutes les chausses-trappes dans lesquelles il était encore possible de tomber, que nous avons évités, pour pouvoir dévaler les escaliers, d'une même certitude, aussi déséquilibrée que fût notre course, chute arrêtée, constamment, elle paraissait moins dangereuse, moins hasardeux que de choisir les ascenseurs qui ne sont rien d'autre que des pièges cauchemardesques, aux inscriptions obscènes et grimaçantes, aux rouages imprécis, on ne pourrait savoir avec certitude où ils nous emporteraient, dans quels Enfers ils nous feraient descendre, je crois que notre stratégie était la bonne.
vendredi 25 février 2011
L'∞, 37
Je ne savais pas qu'il fût possible de traverser à nouveau cette zone de turbulences, je la croyais inatteignable, refermée à jamais à quelques pas de moi, présente et pourtant absolument inatteignable, zone de turbulence où les souvenirs les plus diversement colorés se bousculent, les uns les autres, et viennent s'entrechoquer, dans un silence si enveloppant qu'il absorbe tous les bruits extérieurs du monde à l'entour. Je percevais encore un instant auparavant les chuchotements des uns, des autres, le cliquetis des doigts sur le clavier de leur ordinateur, les pas et les conversations dans le couloir insignifiant, derrière la porte refermée de la salle, et peut-être, dehors, bien qu'il fût plus lointain, le souffle profond du vent, qui ici ne cessa jamais, et tout cela s'est effacé au moment où je suis entrée dans cet espace très étroit du monde.
Cesse-t-on jamais d'être l'enfant qu'on a été ?
Les souvenirs de ce qu'on a été, autrefois, dans des jours qu'une autre lumière baignait, en réapparaissant ainsi dans la lumière absurde d'un néon vacillant, produisent autour d'eux un étrange nuage de poussière très fine auquel je ne m'attendais pas : rien ne pouvait annoncer la possibilité de sa condensation, qui surprend, chaque fois qu'elle se produit, tant ces phénomènes sont irréguliers. Une nuée impalpable se détache du tableau, glauque et stagnant, et soudainement se répand autour de moi, tout autour de moi, de sorte qu'une poussière très fine entre dans mes yeux et provoquerait, s'ils n'étaient pas aussi secs, quelque chose qui pourrait être une larme.
La poussière de craie, contre la surface très sensible et très transparente de nos yeux provoque parfois quelque chose comme une larme.
À proprement parler, il se pourrait qu'il ne s'agisse pas d'une larme, je n'ai pas très envie, à la vérité, de discuter de cette hypothèse, et je ne vois pas vraiment l'importance qu'elle pourrait revêtir, même si un instant le regard se trouble, et si les paupières se ferment, se rouvrent, même si quelque chose roule le long de ma joue, je ne suis pas sûre, techniquement, qu'il s'agisse d'une larme. Ce peut être simplement l'effet, dans mon regard, de la condensation imprévisible de ce souvenir, à laquelle je ne m'attendais en rien.
Cesse-t-on jamais d'être l'enfant qu'on a été ?
Les souvenirs de ce qu'on a été, autrefois, dans des jours qu'une autre lumière baignait, en réapparaissant ainsi dans la lumière absurde d'un néon vacillant, produisent autour d'eux un étrange nuage de poussière très fine auquel je ne m'attendais pas : rien ne pouvait annoncer la possibilité de sa condensation, qui surprend, chaque fois qu'elle se produit, tant ces phénomènes sont irréguliers. Une nuée impalpable se détache du tableau, glauque et stagnant, et soudainement se répand autour de moi, tout autour de moi, de sorte qu'une poussière très fine entre dans mes yeux et provoquerait, s'ils n'étaient pas aussi secs, quelque chose qui pourrait être une larme.
La poussière de craie, contre la surface très sensible et très transparente de nos yeux provoque parfois quelque chose comme une larme.
À proprement parler, il se pourrait qu'il ne s'agisse pas d'une larme, je n'ai pas très envie, à la vérité, de discuter de cette hypothèse, et je ne vois pas vraiment l'importance qu'elle pourrait revêtir, même si un instant le regard se trouble, et si les paupières se ferment, se rouvrent, même si quelque chose roule le long de ma joue, je ne suis pas sûre, techniquement, qu'il s'agisse d'une larme. Ce peut être simplement l'effet, dans mon regard, de la condensation imprévisible de ce souvenir, à laquelle je ne m'attendais en rien.
L'∞, 36
Ma main en un geste tremblé. Ne sort-on jamais de cette zone imprécise qu'on n'en finit jamais de traverser et qui nous entoure, qui nous enveloppe comme un voile brumeux ? Ma main, en un geste tremblé, se lève et ne se lève pas. Elle tient du bout des doigts cette matière friable et crayeuse dont l'usure à la surface du monde dessinera quelques signes sur lesquels leurs yeux se poseront, et dont ils suivront le déroulement. Un instant ma main se lève et ne se lève pas, le temps demeure, à son geste tremblé, suspendu et que cet instant n'ait aucune extension n'empêche pas le moins du monde qu'il soit ∞.
Ne cesse-t-on jamais d'être l'enfant qu'on a été ?
Pourquoi, dans la poussière de ce monde friable, lumière électrique d'un néon hésitant, se détachant sur le mur gris du temps passé, l'enfant qu'on a été choisit-il soudain de réapparaître, ici et maintenant, sans prendre garde à rien, sans tenir compte le moins du monde qu'il rompt soudain le cours du raisonnement et le développement des idées abstraites et maîtrisées qui un instant auparavant encore, se déployaient dans le silence ? Sa présence manifeste et limpide se dessine entre soi et le monde, petite figure tremblée, sans qu'il soit possible de se détourner de son regard transparent. Son attente inquiète est toujours tangible et il faudrait faire quelque geste en sa direction. Je ne sais pas comment lui prendre la main.
Alors ma main, des années plus tard, se lève et ne se lève pas.
Comme autrefois, face à la paroi infranchissable de son ignorance, l'enfant qu'on a été levait une main douce et ronde pour essayer dans le geste commencé d'inscrire sur le monde la réponse demandée (qu'il ne savait pas, comment l'aurait-il su ?, son esprit étant plein de formules magiques et oniriques, qu'aucun adulte jamais n'aurait pu comprendre, que personne jamais ne lui demandait). Alors l'enfant qu'on a été devant le tableau noir et crayeux levait la main, dans l'espoir que les signes seuls, dans un déroulement fabuleux, s'écriraient sur la surface verticale et opaque, sans qu'il ait rien d'autre à faire que de se laisser guider par la craie sans contrarier son mouvement.
Il faudrait que quelqu'un guide ses pas dans les décombres ∞ de ce monde, et je ne me sens pas capable de le faire.
Ne cesse-t-on jamais d'être l'enfant qu'on a été ?
Pourquoi, dans la poussière de ce monde friable, lumière électrique d'un néon hésitant, se détachant sur le mur gris du temps passé, l'enfant qu'on a été choisit-il soudain de réapparaître, ici et maintenant, sans prendre garde à rien, sans tenir compte le moins du monde qu'il rompt soudain le cours du raisonnement et le développement des idées abstraites et maîtrisées qui un instant auparavant encore, se déployaient dans le silence ? Sa présence manifeste et limpide se dessine entre soi et le monde, petite figure tremblée, sans qu'il soit possible de se détourner de son regard transparent. Son attente inquiète est toujours tangible et il faudrait faire quelque geste en sa direction. Je ne sais pas comment lui prendre la main.
Alors ma main, des années plus tard, se lève et ne se lève pas.
Comme autrefois, face à la paroi infranchissable de son ignorance, l'enfant qu'on a été levait une main douce et ronde pour essayer dans le geste commencé d'inscrire sur le monde la réponse demandée (qu'il ne savait pas, comment l'aurait-il su ?, son esprit étant plein de formules magiques et oniriques, qu'aucun adulte jamais n'aurait pu comprendre, que personne jamais ne lui demandait). Alors l'enfant qu'on a été devant le tableau noir et crayeux levait la main, dans l'espoir que les signes seuls, dans un déroulement fabuleux, s'écriraient sur la surface verticale et opaque, sans qu'il ait rien d'autre à faire que de se laisser guider par la craie sans contrarier son mouvement.
Il faudrait que quelqu'un guide ses pas dans les décombres ∞ de ce monde, et je ne me sens pas capable de le faire.
jeudi 24 février 2011
L'∞, 35
Rester là, sans bouger, rien qu'un instant, un minuscule instant, dans cette région très ancienne du monde, cet espace que les souvenirs habitent et que soudain je ne parviens pas à traverser, là où une main qui n'est pas la mienne efface les larmes sur mes joues, et les fait cesser de sa seule caresse tiède. Rester là, un instant, immobile, sans être en mesure de traverser ce monde, alors que tous attendent suspendus à mon geste, que j'inscrive sur la surface glauque et verticale du tableau, des suites de mots, les plus complexes soient-ils, qu'ainsi ils seront assurés d'avoir saisis dans le déroulement des heures.
Et soudain un instant, très bref j'en suis sûre, ma main au lieu de se lever, reste immobile, je suis debout, et mon visage est à quelques centimètres de la surface verte, je ne vois que cela, le tableau vert, déjà balayé de grandes traces décentrées de poussière de craie, que des mains à grands gestes ont effacées en les traçant, ont tracées en les effaçant, l'un et l'autre sont vrais et les deux affirmations réciproques se regardent dans ce jeu de miroir, renvoyant sans cesse, sans fin l'une à l'autre. Entre les deux, je vais rester un instant immobile, non parce que je l'ai décidé, il n'y avait rien d'autre à faire, il fallait admettre qu'il y avait, il se trouve qu'il y avait là une telle épaisseur de rêves, une texture onirique si résistante que je n'ai pas pu la traverser.
Trame très fine des souvenirs.
Elle me tient un instant dans cet espace où je pourrais croire possible de retrouver d'autres temps, d'autres lieux. Je ne sais pas où ils ont disparu. Je croyais ces moments ∞s, et ils ont disparu je ne sais où. Là où la course des jours qui basculent dans la nuit les a entraînés à sa suite. Mais la trame très fine des souvenirs heureux ne se laisse pas traverser aisément. Un instant je reste en elle, comme dans le fil très fin et très soyeux et très résistant aussi des souvenirs arachnéens, qu'il faut trancher…
… pour que ma main écrive enfin sur le tableau, dans le crissement très léger de la craie, quelques parties minimales s'en détacheront et tomberont silencieusement sur le sol, le titre, qu'ils attendent de noter, je sens leur attente, même dans la zone très en dehors de ce monde où je me trouve alors, suspendue à ma main dans le geste suspendu un instant par lequel elle inscrira The Plurality of Worlds de David Lewis.
Et soudain un instant, très bref j'en suis sûre, ma main au lieu de se lever, reste immobile, je suis debout, et mon visage est à quelques centimètres de la surface verte, je ne vois que cela, le tableau vert, déjà balayé de grandes traces décentrées de poussière de craie, que des mains à grands gestes ont effacées en les traçant, ont tracées en les effaçant, l'un et l'autre sont vrais et les deux affirmations réciproques se regardent dans ce jeu de miroir, renvoyant sans cesse, sans fin l'une à l'autre. Entre les deux, je vais rester un instant immobile, non parce que je l'ai décidé, il n'y avait rien d'autre à faire, il fallait admettre qu'il y avait, il se trouve qu'il y avait là une telle épaisseur de rêves, une texture onirique si résistante que je n'ai pas pu la traverser.
Trame très fine des souvenirs.
Elle me tient un instant dans cet espace où je pourrais croire possible de retrouver d'autres temps, d'autres lieux. Je ne sais pas où ils ont disparu. Je croyais ces moments ∞s, et ils ont disparu je ne sais où. Là où la course des jours qui basculent dans la nuit les a entraînés à sa suite. Mais la trame très fine des souvenirs heureux ne se laisse pas traverser aisément. Un instant je reste en elle, comme dans le fil très fin et très soyeux et très résistant aussi des souvenirs arachnéens, qu'il faut trancher…
… pour que ma main écrive enfin sur le tableau, dans le crissement très léger de la craie, quelques parties minimales s'en détacheront et tomberont silencieusement sur le sol, le titre, qu'ils attendent de noter, je sens leur attente, même dans la zone très en dehors de ce monde où je me trouve alors, suspendue à ma main dans le geste suspendu un instant par lequel elle inscrira The Plurality of Worlds de David Lewis.
L'∞, 34
La craie crisse. J'étouffe. L'univers soudain se resserre étroitement sur cet unique signe inscrit sur la surface glauque du tableau. Le bâton de craie friable et minuscule perd un peu de substance, encore une fois, sur la surface verticale qui, elle-même, perd un peu de surface. Il est resté dans ma poche, ressort par moments, ma main le roule du bout des doigts pendant que je parle, sans qu'il me soit nécessaire d'y penser, et puis soudain, mécaniquement, parce que ma voix, à un moment du texte, prononce un nom propre, qui renvoie dans le monde à un seul individu, selon des processus complexes de référence (imagine-t-on la complexité du procédé qui renvoie, dans le langage, à un seul individu ?), alors mécanisme bien ancré, bien approprié, et de la ligne duquel il n'est pas question de déroger, mes pas me font traverser la pièce de part en part, dessinent, quoi qu'il arrive une ligne droite entre l'endroit de l'espace d'où je l'ai dit, et la surface glauque du tableau, ma main se saisit du morceau de craie, à force, devenu tiède, et elle trace quelques signes qui lui font de nouveau perdre un peu de matière.
La même opération, mécanique, se réitérera semblablement, chaque fois que ma voix prononcera un concept nouveau, ou une affirmation dont les ramifications se prêtent à cette opération.
À ce moment-là, je suis presque seule, le visage tournée contre le tableau. Je ne me souviens pas, enfant, des terreurs et des fiertés que j'ai éprouvées à ce moment-là, la pensée est lancée dans la vitesse de son déploiement et les souvenirs ne sont pas de mise,il est clair toutefois, que tous ces souvenirs sont là, entre moi et la surface glauque, et que je traverse, à chaque fois que je m'en approche une zone très complexe de turbulences passées. Je suis presque seule dans une zone très ancienne du monde. Ma main se lève, aussi haut qu'il lui est possible, pour éviter les autres signes déjà inscrits, reliés entre eux de flèches et de tracés multiples, cheminements possibles de l'esprit dans les idées, et les signes qu'elle trace alors répondent à l'attente muette ou indifférente de leurs yeux fixés sur ma main, de sorte que, pendant qu'elle les trace, durant le temps minuscule qu'il lui faut pour terminer d'inscrire The Plurality of Worlds, ou supervenience, pendant ce temps étroit, intervalle de silence dans la tension soutenue des paroles, je traverse seule cette zone de souvenirs, sans avoir seulement le temps de penser à eux.
Ou alors, ce n'est pas plus qu'une image, aussi fugace qu'il est possible (enfant seule contre le tableau noir et immmensément haut, qui cherche au bord du désespoir les enchaînements de lettres demandés, les unes avec les autres, qui répondraient à la demande insistante de l'adulte, et inscriraient ce mot qui ne se donne pas à ma mémoire, je cherche, les enchaînements ne promettent aucune dynamique de l'écriture, et je sens mes yeux se remplir de larmes, que j'essuie d'une main pleine de poussière de craie) contre la représentation de laquelle il n'est pas possible de lutter, elle passe au loin avant que le déroulement sec des idées ne reprenne son pas régulier.
La même opération, mécanique, se réitérera semblablement, chaque fois que ma voix prononcera un concept nouveau, ou une affirmation dont les ramifications se prêtent à cette opération.
À ce moment-là, je suis presque seule, le visage tournée contre le tableau. Je ne me souviens pas, enfant, des terreurs et des fiertés que j'ai éprouvées à ce moment-là, la pensée est lancée dans la vitesse de son déploiement et les souvenirs ne sont pas de mise,il est clair toutefois, que tous ces souvenirs sont là, entre moi et la surface glauque, et que je traverse, à chaque fois que je m'en approche une zone très complexe de turbulences passées. Je suis presque seule dans une zone très ancienne du monde. Ma main se lève, aussi haut qu'il lui est possible, pour éviter les autres signes déjà inscrits, reliés entre eux de flèches et de tracés multiples, cheminements possibles de l'esprit dans les idées, et les signes qu'elle trace alors répondent à l'attente muette ou indifférente de leurs yeux fixés sur ma main, de sorte que, pendant qu'elle les trace, durant le temps minuscule qu'il lui faut pour terminer d'inscrire The Plurality of Worlds, ou supervenience, pendant ce temps étroit, intervalle de silence dans la tension soutenue des paroles, je traverse seule cette zone de souvenirs, sans avoir seulement le temps de penser à eux.
Ou alors, ce n'est pas plus qu'une image, aussi fugace qu'il est possible (enfant seule contre le tableau noir et immmensément haut, qui cherche au bord du désespoir les enchaînements de lettres demandés, les unes avec les autres, qui répondraient à la demande insistante de l'adulte, et inscriraient ce mot qui ne se donne pas à ma mémoire, je cherche, les enchaînements ne promettent aucune dynamique de l'écriture, et je sens mes yeux se remplir de larmes, que j'essuie d'une main pleine de poussière de craie) contre la représentation de laquelle il n'est pas possible de lutter, elle passe au loin avant que le déroulement sec des idées ne reprenne son pas régulier.
mercredi 23 février 2011
L'∞, 33
La craie crisse. J'étouffe. Elle ne dessine même pas quelque signe mystérieux sur la surface glauque, à proprement parler glauque du tableau. Seulement quelques numéros s'inscrivent, qu'ils noteront docilement. Les regards sur moi suspendus, à peine interrogatifs. La craie crisse. Encore une fois mon geste a échoué, et un peu de poussière se détache, qui aurait dû participer de l'inscription de quelque vérité (je ne la connais pas) sur la surface glauque de cette paroi verticale (on voudrait se pencher et disparaître sous les longs filaments d'algues, mais rien ne se passe, et elle demeure, verticalement désespérante, il n'est même pas possible de saisir, à sa surface, un reflet ondoyant).
Dehors, les cheminées invisibles d'une centrale nucléaire laissent monter avec nonchalance des panaches énormes de fumée blanche à la verticale du ciel.
Ma voix se déploie, en horizontale, contre toute attente, traverse l'espace, s'enroule autour d'eux, les tient. Je cherche un souffle et même si ne s'insinue, dans ma gorge, que de la poussière de craie, les choses vont leur cours de leur pas régulier. C'est égal, il faut passer. Ma voix se déploie, porte plus loin qu'il n'est possible, respecte le rythme de la pensée, et pour finir, cloue leur attention, et retombe sur leurs feuilles. Ils écrivent. Elle se condense dans l'air étouffant de la salle surchauffée (depuis combien de temps sont-ils, ainsi, enfermés, les uns avec les autres, depuis combien d'heures sont-ils ainsi penchés ?), ils ne protestent pas, laissent les phrases retomber sur eux, comme une averse, parfois hésitent, redressent la tête, et puis de nouveau, les mots prononcés retombent en pluie noire sur leur page.
L'encre coule comme une tâche de sang séchée.
Une chaise crisse. J'étouffe. Une porte claque. Le temps s'écoule comme s'il s'écroulait soudain. La craie trop longue se brise sous l'impulsion d'un mot. L'un d'entre eux se lève, sort, sans prévenir, d'un pas parfaitement silencieux et élastique, revient un peu plus tard, toujours silencieux et caoutchouteux, ma voix porte toujours, même si la poussière de craie colle aux mains et blanchit mon poignet. Dehors, peu à peu, la ligne que les collines dessinaient sur le ciel se fond dans le crépuscule, et les lumières s'allument. Entre deux phrases, je constate l'avancée de la nuit, le basculement d'un jour dans l'oubli précaire.
Je me demande comment, ici, il peut y avoir une grâce de l'∞. Mais la réitération n'y change rien. Dans la poussière de craie, du bout du pied, je trace tout en leur parlant le huit allongé, renversé, qui me sourit.
Dehors, les cheminées invisibles d'une centrale nucléaire laissent monter avec nonchalance des panaches énormes de fumée blanche à la verticale du ciel.
Ma voix se déploie, en horizontale, contre toute attente, traverse l'espace, s'enroule autour d'eux, les tient. Je cherche un souffle et même si ne s'insinue, dans ma gorge, que de la poussière de craie, les choses vont leur cours de leur pas régulier. C'est égal, il faut passer. Ma voix se déploie, porte plus loin qu'il n'est possible, respecte le rythme de la pensée, et pour finir, cloue leur attention, et retombe sur leurs feuilles. Ils écrivent. Elle se condense dans l'air étouffant de la salle surchauffée (depuis combien de temps sont-ils, ainsi, enfermés, les uns avec les autres, depuis combien d'heures sont-ils ainsi penchés ?), ils ne protestent pas, laissent les phrases retomber sur eux, comme une averse, parfois hésitent, redressent la tête, et puis de nouveau, les mots prononcés retombent en pluie noire sur leur page.
L'encre coule comme une tâche de sang séchée.
Une chaise crisse. J'étouffe. Une porte claque. Le temps s'écoule comme s'il s'écroulait soudain. La craie trop longue se brise sous l'impulsion d'un mot. L'un d'entre eux se lève, sort, sans prévenir, d'un pas parfaitement silencieux et élastique, revient un peu plus tard, toujours silencieux et caoutchouteux, ma voix porte toujours, même si la poussière de craie colle aux mains et blanchit mon poignet. Dehors, peu à peu, la ligne que les collines dessinaient sur le ciel se fond dans le crépuscule, et les lumières s'allument. Entre deux phrases, je constate l'avancée de la nuit, le basculement d'un jour dans l'oubli précaire.
Je me demande comment, ici, il peut y avoir une grâce de l'∞. Mais la réitération n'y change rien. Dans la poussière de craie, du bout du pied, je trace tout en leur parlant le huit allongé, renversé, qui me sourit.
lundi 21 février 2011
L'∞, 32
L'∞ est un ruban de Mœbius, il s'enroule comme un 8, s'allonge, se tord quelque peu, formation et déformation, de la déformation sort une horizontalité inquiétante, et il devient impossible, et d'en sortir et de ne pas en sortir. Est-ce ce ruban qui s'enroule autour du poignet, lien minuscule et fragile, qui tourne quelques fois, et fait un lien autour de l'attache fine ? Je n'en sais rien, mais il est sûr qu'∞ment rétréci dans les confins de nos possibles, l'∞ n'est rien d'autre qu'un ruban de Mœbius.
Il reste donc à chercher des bribes paradoxales de ce ruban qui n'est ∞ que parce qu'il n'est pas sectionné, parce que n'importe quelle section le détruit, lui,∞, qui se déroule dans nos esprits, figure surprenante de la géométrie, puisque pour une fois, ce n'est pas habituel pour cette sphère aberrante de la connaissance, où les lois sont fécondes de possibles, peut être dans le monde ce qu'elle est dans nos esprits, il faut se souvenir de cette vérité misérable et totale, le beau ruban de Mœbius n'est ∞ que parce que, à l'∞, il est impossible de sortir de lui, tout enroulement en lui sera sans fin, sans pitié, il sera inutile, soyez-en bien conscients, de crier grâce. Faut-il malheureusement conclure que ce n'est donc que notre enfermement qui est ∞ ?
Il faut fuir, ainsi, il faut fuir, la conclusion s'impose, et comment ne pas reconnaître qu'elle s'impose, de toute la puissance du détachement (de toute la hauteur du syllogisme, les propositions, les unes aux autres, s'articulent, et la conclusion, dédaigneusement, se détache. Mais alors il est rationnel de penser que dans le sillage d'Ulysse, il faut sortir de cette spirale, écrasée sur elle-même, et disparaître, aussi loin qu'il est possible, à l'horizon de la mer ∞e.
Il serait pour le moins paradoxal que notre seule échappée belle dans l'∞, nous ramène incessamment sur nos pas.
L'∞, 31
Où vais-je te chercher à présent ? Où porterai-je mes pas ? Je ne sais plus où aller. Voilà que je demeure, immobile, bras ballants, tête levée, au milieu de ce carrefour, sous la pluie. La pluie qui ruisselle sur mes jours n'est pas tristesse. Mais quel vide immense s'ouvre dans l'espace du monde…, est-ce cela l'∞ ?, ici, les tours ne s'élancent pas, les lumières électriques ne sont pas devenues sidérales, alors elles ne les transcendent pas de leurs incandescences hystériques. Et même la foule ne s'avance pas de ce pas calme, qui la rendait semblable, sous la pluie fine et incessante, à rien d'autre qu'une pensée opalescente qui passe dans les ténèbres opaques de nos représentations.
Où chercherai-je Ulysse, où chercherais-je sa possibilité, et celle, même, de la mer ∞, comment serait-il possible, par des détours et des stratégies sidérants, de les conserver en son cœur, si tout mon temps est fracturé, fragmenté comme sous l'effet d'une déflagration silencieuse, et si, par les fissures infimes qui lui sont faites, tous, ils s'éloignent au gré du vent ? J'ai perdu l'unique boussole de mes rêves, l'aiguille aimantée s'en est détachée, north-north-west … Ulysse… je continuerais de te chercher s'il était possible mais est-il encore possible de te chercher autrement que comme une ombre en cherche une autre, dans le désespoir de la nuit ? Je ne sais plus où porter mes pas au milieu de ce carrefour trop étroit… north-north-west… la possibilité d'Ulysse est inscrite quelque part dans le monde, mais l'aiguille fissuré de ma boussole ne me guide presque plus dans ces méandres …
Comment faire pour n'être pas seulement une ombre parmi les ombres ? Je crains parfois qu'il n'y ait pas de solution, qu'aucune magie ne puisse nous protéger comme cette dissolution de nos êtres. Quel invraisemblable détour Ulysse a-t-il fait de sa vie toute entière pour n'être pas une ombre parmi les ombres ? Comment pourrions-nous n'être pas que cela, rien d'autre que cela, dans le crépuscule, et voilà que les ombres que nous sommes devenus s'étirent sans fin, s'allongent dans la nuit, perdent leur verticalité, … north-north-west …, vacillent au vent du réel, se coulent dans les profondeurs les plus opaques de la matière, et se perdent, pour finir, dans de minuscules étouffements.
Il suffit d'un minuscule étouffement pour que se perde tout espoir. Un minuscule renoncement à ne pas étouffer. Une lâcheté infime. Et c'en serait fini de la possibilité d'Ulysse.
dimanche 20 février 2011
L'∞, 30
La vie est une histoire d'amour avec le monde.
À qui parlons-nous, le soir, lorsque nous rentrons chez nous, sur le chemin que nous ne regardons pas, tant nous l'avons vu, tant nous le connaissons, avant de mettre la clef dans la serrure, de faire jouer le déclic familier, et de déposer notre sac dans l'entrée ? Sa forme douce se replie sur elle-même, et la fatigue s'affaisse, et se dépose de nos épaules. À qui pensons-nous, lorsque nous sommes perdus dans nos pensées, et que des bribes de sourires se déposent sur nos lèvres, sans que nous ne les adressions à personne, mais pourtant elles sont là, qui passent comme des anges dans notre silence ? Les questions s'envolent dans le soir et dans le silence.
Notre vie est une histoire d'amour avec le monde. Des fragments se détachent. Parfois un vieux mur s'effrite, qui nous abrite du vent, et contre lequel nous reposons notre fatigue. Quelque chose s'effrite. Des rêves tombent en menus fragments, impalpables. Quelque chose s'effrite sous la pulpe des doigts. Et nous roulons des idées en notre esprit, que nul ne pourrait dire, des grains de sable sous nos doigts, parfois ils entrent dans nos yeux, et une larme se détache, roule le long de notre joue, le vent s'en mêle, et emporte notre souffle, au loin, au large, là où nous ne pensions pas même pouvoir rêver de nous transporter amoureusement.
Alors il y aura des espaces. Alors nous ouvrirons nos espaces, nous écarterons les parenthèses ouvertes, trop vite refermées, nous détacherons les possibles jusqu'à les faire exister. Ils se déploieront dans le monde, et rien n'y personne ne pourra contredire cet élan, qui nous ramènera Ulysse, qui nous fondra dans la possibilité d'Ulysse.
Prière au monde (même si j'ignore comment formuler ces quelques bribes qui ouvriront les possibles, je ne les connais pas). La vie est une histoire d'amour à inventer avec le monde.
À qui parlons-nous, le soir, lorsque nous rentrons chez nous, sur le chemin que nous ne regardons pas, tant nous l'avons vu, tant nous le connaissons, avant de mettre la clef dans la serrure, de faire jouer le déclic familier, et de déposer notre sac dans l'entrée ? Sa forme douce se replie sur elle-même, et la fatigue s'affaisse, et se dépose de nos épaules. À qui pensons-nous, lorsque nous sommes perdus dans nos pensées, et que des bribes de sourires se déposent sur nos lèvres, sans que nous ne les adressions à personne, mais pourtant elles sont là, qui passent comme des anges dans notre silence ? Les questions s'envolent dans le soir et dans le silence.
Notre vie est une histoire d'amour avec le monde. Des fragments se détachent. Parfois un vieux mur s'effrite, qui nous abrite du vent, et contre lequel nous reposons notre fatigue. Quelque chose s'effrite. Des rêves tombent en menus fragments, impalpables. Quelque chose s'effrite sous la pulpe des doigts. Et nous roulons des idées en notre esprit, que nul ne pourrait dire, des grains de sable sous nos doigts, parfois ils entrent dans nos yeux, et une larme se détache, roule le long de notre joue, le vent s'en mêle, et emporte notre souffle, au loin, au large, là où nous ne pensions pas même pouvoir rêver de nous transporter amoureusement.
Alors il y aura des espaces. Alors nous ouvrirons nos espaces, nous écarterons les parenthèses ouvertes, trop vite refermées, nous détacherons les possibles jusqu'à les faire exister. Ils se déploieront dans le monde, et rien n'y personne ne pourra contredire cet élan, qui nous ramènera Ulysse, qui nous fondra dans la possibilité d'Ulysse.
Prière au monde (même si j'ignore comment formuler ces quelques bribes qui ouvriront les possibles, je ne les connais pas). La vie est une histoire d'amour à inventer avec le monde.
L'∞, 29
Évidemment comme toujours, tu n'as rien répondu. Tu ne réponds plus à mes questions. C'est devenu une habitude, je pose des questions, j'essaie de comprendre, j'essaie de te comprendre, et plus l'horizon s'éloigne (tu sais, l'horizon où disparaît la possibilité d'Ulysse, il n'a pas tort, j'en conviens, un jour…), plus je me retrouve prise, enserrée, étouffée, dans une place obscure, opaque comme de la naphte, pétrole brut, non raffiné, celui qu'on a trouvé pendant tout un été sur les plages, parce qu'un bateau avait coulé à pic et que ses flancs avaient été éventrés par la houle.
Autrefois, je m'en souviens, je mettais ma main dans la main tiède qui se tendait vers moi, et je posais toutes les questions qui me venaient à l'esprit, en recevant un pain au chocolat, les questions s'échappaient de mes lèvres, je regardais alentours et les gestes avaient une spontanéité que je ne me représente même plus. Elles flottaient dans l'air transparent, et souvent, je sentais un sourire qui se posait sur moi. Et la scène se répétait à l'∞, je croyais qu'elle durerait toujours.
Maintenant, je n'y comprends plus rien… Tu es redevenu opaque et mystérieux, inerte, gluant, ta matière a changé d'état, on dirait que tu t'es saisi de ce mot affreux, sans élan, "colloïdal" et que tu le répètes dans toutes les occurrences possibles, tu le changes de contexte, mais depuis des années, je n'entends plus que cela dans ta voix, et j'ai beau faire tout ce que je peux, je crois que je ne lésine pas, je crois, si je regarde au plus clair de ma conscience, là où palpite un peu de vie encore, diastole systole, pour le moment le rythme est calme et régulier, le médecin m'a même dit que je vivrai jusqu'à cent vingt ans, je peux dire que je fais vraiment tout ce que je peux.
Mais rien n'y fait. Plus rien n'y fait. Il n'y a plus de maintenant, il n'y a plus grand chose, ce n'est pas une destruction spectaculaire et éclatante, non, seulement cela, le monde est devenu doucement informe, colloïdal, comme dans un cauchemar de Dali.
Maintenant ne veut plus rien dire… tout s'échappe de mes mains, et la possibilité d'Ulysse a disparu à l'horizon ∞.
Autrefois, je m'en souviens, je mettais ma main dans la main tiède qui se tendait vers moi, et je posais toutes les questions qui me venaient à l'esprit, en recevant un pain au chocolat, les questions s'échappaient de mes lèvres, je regardais alentours et les gestes avaient une spontanéité que je ne me représente même plus. Elles flottaient dans l'air transparent, et souvent, je sentais un sourire qui se posait sur moi. Et la scène se répétait à l'∞, je croyais qu'elle durerait toujours.
Maintenant, je n'y comprends plus rien… Tu es redevenu opaque et mystérieux, inerte, gluant, ta matière a changé d'état, on dirait que tu t'es saisi de ce mot affreux, sans élan, "colloïdal" et que tu le répètes dans toutes les occurrences possibles, tu le changes de contexte, mais depuis des années, je n'entends plus que cela dans ta voix, et j'ai beau faire tout ce que je peux, je crois que je ne lésine pas, je crois, si je regarde au plus clair de ma conscience, là où palpite un peu de vie encore, diastole systole, pour le moment le rythme est calme et régulier, le médecin m'a même dit que je vivrai jusqu'à cent vingt ans, je peux dire que je fais vraiment tout ce que je peux.
Mais rien n'y fait. Plus rien n'y fait. Il n'y a plus de maintenant, il n'y a plus grand chose, ce n'est pas une destruction spectaculaire et éclatante, non, seulement cela, le monde est devenu doucement informe, colloïdal, comme dans un cauchemar de Dali.
Maintenant ne veut plus rien dire… tout s'échappe de mes mains, et la possibilité d'Ulysse a disparu à l'horizon ∞.
samedi 19 février 2011
L'∞, 28
— Laisse-moi. Laisse moi un instant. Je n'en peux plus. Nous en sommes arrivés au point de basculement. Maintenant il faut que tu me laisses. Si le tourbillon dans lequel tu m'as prise ne cesse pas un instant, je ne parviendrai plus à rien. Comment veux-tu que je reprenne un élan, comment peux-tu seulement penser que je puisse reprendre un élan, que mes élans reviendront, si tu ne cesses pas de me morceler, de me fragmenter, comme tu le fais sans cesse depuis si longtemps… je ne sais plus quand tu as commencé, au début, les choses allaient plutôt bien, je m'en souviens, il y avait de l'espace, des possibles, du temps, des perspectives, d'ailleurs, je découvrais la perspective, en me promenant dans les rues, sur les places, et le soir venu, il y avait toujours, à chaque instant, la possibilité de contempler ∞ment longuement un tableau d'un maître de la Renaissance. C'est après que tout a commencé à aller de travers. D'ailleurs je n'ai jamais réussi à savoir quand c'est arrivé, je n'ai pas réussi à identifier le grain de sable dans le mécanisme, ni à le retirer, mais il est bien certain qu'il y est entré, qu'il s'y est installé, il a grippé la mécanique parfaite, les arrangements horlogers, quelque chose s'est détraqué, et maintenant, tu n'arrêtes pas, tu ne cesses pas un instant d'exercer sur moi cette étrange angoisse.
— …
— Tu ne dis rien, tu n'as rien à dire ? Alors pourquoi ne cesses-tu pas un seul instant de me fragmenter ainsi ? Ne peut-il donc y avoir de grâce en toi ? As-tu seulement idée de ce que c'est que d'être fragmentaire, de devoir rassembler son être chaque matin, avant d'affronter le regard des autres, et de remettre ensemble les morceaux, et de sentir, tout le long de la journée, que les jointures sont imparfaites et qu'elles ne tiendront plus longtemps ? Tu la connais, toi, cette impression de s'effacer peu à peu, de perdre sa propre trace en toi ? Tu devines quelle impression cela peut faire de sentir qu'on n'est rien qu'un peu de poussière qui tient ensemble, certes, mais qui ne va pas tenir bien longtemps (un souffle suffira pour tout disloquer). Je ne sais même pas pourquoi je te parle, tiens, tu t'en moques bien, de ce que je te dis, tu ne m'écoutes pas.
— …
— Tu ne dis rien, tu n'as rien à dire ? Alors pourquoi ne cesses-tu pas un seul instant de me fragmenter ainsi ? Ne peut-il donc y avoir de grâce en toi ? As-tu seulement idée de ce que c'est que d'être fragmentaire, de devoir rassembler son être chaque matin, avant d'affronter le regard des autres, et de remettre ensemble les morceaux, et de sentir, tout le long de la journée, que les jointures sont imparfaites et qu'elles ne tiendront plus longtemps ? Tu la connais, toi, cette impression de s'effacer peu à peu, de perdre sa propre trace en toi ? Tu devines quelle impression cela peut faire de sentir qu'on n'est rien qu'un peu de poussière qui tient ensemble, certes, mais qui ne va pas tenir bien longtemps (un souffle suffira pour tout disloquer). Je ne sais même pas pourquoi je te parle, tiens, tu t'en moques bien, de ce que je te dis, tu ne m'écoutes pas.
L'∞, 27
— Dépêche-toi !
— Attends-moi, j'arrive ! je peux pas faire plus vite…
Après la marche sur le quai et la brève plongée dans les enfers, les événements, le lendemain, reprennent leur cours. Saccades. Le temps se morcèle, et parfois, tombe en très fines mosaïques sur le sol. Des parties minimales de temps nous sont allouées. Découpage dans la trame du jour. L'œil inquiet se rive à la montre, constate les avancées, ou les lenteurs, s'inquiète, projection de ce qui sera dans ce qui fut, à ce qui est, il est difficile de se tenir. Projection par saccades. Nous trébuchons. L'attente est inquiète, elle tisse d'angoisse le moment, colore les fils de nos pensées.
— Tu as préparé le texte pour l'intervention de demain.
— Non, pas tout à fait, j'aurais besoin d'un peu de temps aujourd'hui pour…
— Qu'est-ce que tu attends ?
Effiloche. Nous prenons des élans qui s'arrêtent, des gestes qui se dessinent ne seront jamais terminés, ils ne s'inscriront pas dans l'orbe vaste qui leur serait propre. Manque d'ampleur. Manque d'espace. Nous sommes enserrés dans des parenthèses étroites, qui peu à peu, comme des aimants, se rapprochent les unes des autres. Nos phrases, entre guillemets, font des dialogues ténus, que nous n'écoutons pas.
La possibilité d'Ulysse est loin, disparue à l'horizon.
Mais nous nous gardons bien de regarder à l'horizon. Notre regard est concentré sur la très fine surface qui, devant nous, aligne des chiffres et des lettres. Focale de notre monde. Ulysse est loin dans une autre ligne tendue. Nous tenons à la nôtre comme à une hallucination qui, soudain apparue devant nous, concentrerait toute attention, demanderait toutes forces de notre être, Ulysse au loin, continue de s'éloigner, il sort de la portée de notre voix, le vent le porte, et la mer lui est favorable, il sort de la portée de nos regards, et voilà qu'à présent, à cet endroit du monde, il est sorti de nos pensées.
— Attends-moi, j'arrive ! je peux pas faire plus vite…
Après la marche sur le quai et la brève plongée dans les enfers, les événements, le lendemain, reprennent leur cours. Saccades. Le temps se morcèle, et parfois, tombe en très fines mosaïques sur le sol. Des parties minimales de temps nous sont allouées. Découpage dans la trame du jour. L'œil inquiet se rive à la montre, constate les avancées, ou les lenteurs, s'inquiète, projection de ce qui sera dans ce qui fut, à ce qui est, il est difficile de se tenir. Projection par saccades. Nous trébuchons. L'attente est inquiète, elle tisse d'angoisse le moment, colore les fils de nos pensées.
— Tu as préparé le texte pour l'intervention de demain.
— Non, pas tout à fait, j'aurais besoin d'un peu de temps aujourd'hui pour…
— Qu'est-ce que tu attends ?
Effiloche. Nous prenons des élans qui s'arrêtent, des gestes qui se dessinent ne seront jamais terminés, ils ne s'inscriront pas dans l'orbe vaste qui leur serait propre. Manque d'ampleur. Manque d'espace. Nous sommes enserrés dans des parenthèses étroites, qui peu à peu, comme des aimants, se rapprochent les unes des autres. Nos phrases, entre guillemets, font des dialogues ténus, que nous n'écoutons pas.
La possibilité d'Ulysse est loin, disparue à l'horizon.
Mais nous nous gardons bien de regarder à l'horizon. Notre regard est concentré sur la très fine surface qui, devant nous, aligne des chiffres et des lettres. Focale de notre monde. Ulysse est loin dans une autre ligne tendue. Nous tenons à la nôtre comme à une hallucination qui, soudain apparue devant nous, concentrerait toute attention, demanderait toutes forces de notre être, Ulysse au loin, continue de s'éloigner, il sort de la portée de notre voix, le vent le porte, et la mer lui est favorable, il sort de la portée de nos regards, et voilà qu'à présent, à cet endroit du monde, il est sorti de nos pensées.
vendredi 18 février 2011
L"∞, 26
Écrasement, froissement. Ma joue glisse et se pose sur mon bras, qui prend appui contre la fenêtre, mais elle ne donne rien à voir. Les ténèbres ont renversé leur encre et le monde est aveugle. Le train pendant des heures ne marquera pas d'arrêt. Froissement. Les pans de mon manteau s'enroulent autour de moi comme la nuit. Qu'y a-t-il d'autre à faire que de chercher un lieu minuscule dans la parenthèse du voyage ?
(Il devrait y avoir des floraisons de possibles, des ouvertures dans la suspension de ce temps, ce voyage devrait être la traversée géographique de représentations incroyablement précises, de scènes colorées étourdissantes, les rêves devraient se développer à foison, dans la veille et l'attente et l'impatience, et il n'en est rien.)
Dans le couloir, deux enfants jouent, gestes imprécis, et leur démarche hésitante, et leurs rires, des cascades de rires, et les bousculades légères. Puis retournent à leur place. S'asseoir. Visages bien alignés. Les uns à côté des autres. Nous sommes tous assis, les uns à côté des autres. Les uns derrière les autres. Alignement. Parfois, une case est vide. Un voyageur n'est pas monté, resté à quai.
(Il devrait être possible de se fondre dans la nuit, de rejoindre les ténèbres envoûtées, les ténèbres envoûtantes, il devrait nous être donné de respirer leur odeur froide, humide, de brouillard, et de mêler aux nuages bas de la nuit, mêlés à nos regards, la buée de notre respiration, trace fugace de notre souffle, de fondre cette minuscule exhalaison de nous-mêmes à l'∞.)
Au lieu de quoi nous négocions avec une ∞e maladresse, dans un lieu minuscule, une possibilité de caler nos jambes, notre nuque dans des angles d'attaque qui permettraient les rêves, qui ne les permettent pas. La tête penche. Les rêves vacillent, les angles se ferment, la tête penche, le monde bascule, et sous les paupières closes, il serait presque possible de chercher la possibilité d'Ulysse, mais une fois encore, le corps vacille et la conscience revient, se fixe au monde alentour. Enfermement.
(Il devrait y avoir des floraisons de possibles, des ouvertures dans la suspension de ce temps, ce voyage devrait être la traversée géographique de représentations incroyablement précises, de scènes colorées étourdissantes, les rêves devraient se développer à foison, dans la veille et l'attente et l'impatience, et il n'en est rien.)
Dans le couloir, deux enfants jouent, gestes imprécis, et leur démarche hésitante, et leurs rires, des cascades de rires, et les bousculades légères. Puis retournent à leur place. S'asseoir. Visages bien alignés. Les uns à côté des autres. Nous sommes tous assis, les uns à côté des autres. Les uns derrière les autres. Alignement. Parfois, une case est vide. Un voyageur n'est pas monté, resté à quai.
(Il devrait être possible de se fondre dans la nuit, de rejoindre les ténèbres envoûtées, les ténèbres envoûtantes, il devrait nous être donné de respirer leur odeur froide, humide, de brouillard, et de mêler aux nuages bas de la nuit, mêlés à nos regards, la buée de notre respiration, trace fugace de notre souffle, de fondre cette minuscule exhalaison de nous-mêmes à l'∞.)
Au lieu de quoi nous négocions avec une ∞e maladresse, dans un lieu minuscule, une possibilité de caler nos jambes, notre nuque dans des angles d'attaque qui permettraient les rêves, qui ne les permettent pas. La tête penche. Les rêves vacillent, les angles se ferment, la tête penche, le monde bascule, et sous les paupières closes, il serait presque possible de chercher la possibilité d'Ulysse, mais une fois encore, le corps vacille et la conscience revient, se fixe au monde alentour. Enfermement.
L'∞, 25
— À quoi tu penses ?
— Tu l'aurais dit, toi, que ta vie allait devenir comme ça, quand tu avais quinze ans ?
— Non…
Il me parvient des bribes du monde dans la conscience… des bribes de ce monde condensé dans le train de 19h28, qui enfreignent les barrières de mon sommeil, je cherche à plonger un peu plus profondément dans cet abri improvisé que fait une écharpe, froissée sous ma tête, et dont je fais retomber un pan sur mon visage, et la fatigue du jour, qui pourrait me reconduire jusqu'à Paris, si je parviens à rester là, dans les eaux troubles et immobiles de l'endormissement…
— … nous vous informons qu'un bar est à votre disposition voiture 14, au centre de la rame. Vous pourrez y trouver…
Je connais la suite, je connais tout le déroulement de cette joie commerciale et factice qui me remonte vers la surface. Je pourrais la dire à sa place, la répétition l'a fait entrer dans mes connexions neuronales, et maintenant, une fois que le schème s'amorce, il peut se dérouler tout seul, sans que le moindre effort soit nécessaire, … je connais le rôle par cœur… boissons chaudes, boissons fraîches, sandwichs, confiseries… ensuite il attaquera la question des moyens de paiement… si seulement je pouvais glisser un peu plus profondément dans le sommeil, comme un marin qui s'éloigne sur la mer, et qui finit par être hors de portée des côtes… Ulysse…
— Bonjour, contrôle des billets s'il vous plaît !
La possibilité d'Ulysse s'éloigne à une vitesse de trois cent vingt kilomètres/heure. Le monde se condense comme une buée sur la vitre et le contraste du wagon éclairé trop fortement et du crépuscule fait que je ne vois plus Ulysse. Il a dû s'éloigner sur la mer inchangée. Je cherche au fond d'une poche, d'une autre, au fond de mon sac, sans pouvoir éviter de m'absorber dans ces gestes, le carton rectangulaire et pâle qui éloignera la main tendue vers moi, je ne vois pas l'homme qui se tient debout dans l'allée, seulement la manche de son uniforme, et sa main tendue, qui saisit le billet, me le redonne. Mon écharpe glisse sur le sol.
Dehors la nuit est tombée comme un voile opaque. La possibilité d'Ulysse s'est perdue je ne sais où.
— Tu l'aurais dit, toi, que ta vie allait devenir comme ça, quand tu avais quinze ans ?
— Non…
Il me parvient des bribes du monde dans la conscience… des bribes de ce monde condensé dans le train de 19h28, qui enfreignent les barrières de mon sommeil, je cherche à plonger un peu plus profondément dans cet abri improvisé que fait une écharpe, froissée sous ma tête, et dont je fais retomber un pan sur mon visage, et la fatigue du jour, qui pourrait me reconduire jusqu'à Paris, si je parviens à rester là, dans les eaux troubles et immobiles de l'endormissement…
— … nous vous informons qu'un bar est à votre disposition voiture 14, au centre de la rame. Vous pourrez y trouver…
Je connais la suite, je connais tout le déroulement de cette joie commerciale et factice qui me remonte vers la surface. Je pourrais la dire à sa place, la répétition l'a fait entrer dans mes connexions neuronales, et maintenant, une fois que le schème s'amorce, il peut se dérouler tout seul, sans que le moindre effort soit nécessaire, … je connais le rôle par cœur… boissons chaudes, boissons fraîches, sandwichs, confiseries… ensuite il attaquera la question des moyens de paiement… si seulement je pouvais glisser un peu plus profondément dans le sommeil, comme un marin qui s'éloigne sur la mer, et qui finit par être hors de portée des côtes… Ulysse…
— Bonjour, contrôle des billets s'il vous plaît !
La possibilité d'Ulysse s'éloigne à une vitesse de trois cent vingt kilomètres/heure. Le monde se condense comme une buée sur la vitre et le contraste du wagon éclairé trop fortement et du crépuscule fait que je ne vois plus Ulysse. Il a dû s'éloigner sur la mer inchangée. Je cherche au fond d'une poche, d'une autre, au fond de mon sac, sans pouvoir éviter de m'absorber dans ces gestes, le carton rectangulaire et pâle qui éloignera la main tendue vers moi, je ne vois pas l'homme qui se tient debout dans l'allée, seulement la manche de son uniforme, et sa main tendue, qui saisit le billet, me le redonne. Mon écharpe glisse sur le sol.
Dehors la nuit est tombée comme un voile opaque. La possibilité d'Ulysse s'est perdue je ne sais où.
jeudi 17 février 2011
L'∞, 24
Et puis, à un moment du temps, qui à n'en pas douter correspond à un endroit précis du changement selon le lieu, qui nous déplace géographiquement, tous, indifféremment, dans le trait lumineux que le train trace d'un geste sûr, et sans qu'on soit en mesure de l'identifier sans risque de se tromper, la tête penche, oscille, et la conscience, à son tour, vacille, sans faire en rien dévier ce trait qui traverse tout l'espace. Si, alors, la nuque trouve un appui dans le périmètre de ses hésitations possibles, si elle se cale, il n'est pas impossible que la conscience devienne, du monde, de plus en plus diffuse, de plus en plus vague…
… et que, sur les vagues de cette conscience indécise, indivision de l'horizon, où la mer rencontre l'éther, indivision des images, qui se transforment l'une dans l'autre, continument, solidarité imprécise des rêves, que traversent vaguement des images, un arbre nu dont la silhouette fine se détache sur l'imperception de ce qui est, le fond s'estompe, le peintre n'a pas fini le tableau, il laisse dans ma conscience ce tracé à l'encre, et je ne sais rien de plus, mais assurément, j'ai vu, entre mes cils presque reposés les uns contre les autres, bordures du regard derrière laquelle j'abrite mes rêves, la silhouette encrée de cet arbre,
avant que mes paupières ne se closent.
Anyone… anonyme… qu'importe ?, on n'en sait rien…et pourtant les vagues sont là, sous les paupières, elles sont là, qui se succèdent les unes aux autres, je me souviens de t'avoir regardé(e) les regardant, et elles ne cessaient de se succéder, elles ne cesseront jamais de se succéder, et je pensais dans un des replis les plus silencieux de ma conscience, que tu ne voudrais pas partir tant qu'il y en aurait une autre et encore une autre, et chaque vague portant en elle-même la possibilité de la suivante, je finis par penser que tu ne voudrais jamais partir, et je te regardais comme une goutte d'∞ déposée sur le fini de toute chose de ce monde.
Toi seul(e), ∞. Mais je n'en suis pas très sure.
Alors
… et que, sur les vagues de cette conscience indécise, indivision de l'horizon, où la mer rencontre l'éther, indivision des images, qui se transforment l'une dans l'autre, continument, solidarité imprécise des rêves, que traversent vaguement des images, un arbre nu dont la silhouette fine se détache sur l'imperception de ce qui est, le fond s'estompe, le peintre n'a pas fini le tableau, il laisse dans ma conscience ce tracé à l'encre, et je ne sais rien de plus, mais assurément, j'ai vu, entre mes cils presque reposés les uns contre les autres, bordures du regard derrière laquelle j'abrite mes rêves, la silhouette encrée de cet arbre,
avant que mes paupières ne se closent.
Anyone… anonyme… qu'importe ?, on n'en sait rien…et pourtant les vagues sont là, sous les paupières, elles sont là, qui se succèdent les unes aux autres, je me souviens de t'avoir regardé(e) les regardant, et elles ne cessaient de se succéder, elles ne cesseront jamais de se succéder, et je pensais dans un des replis les plus silencieux de ma conscience, que tu ne voudrais pas partir tant qu'il y en aurait une autre et encore une autre, et chaque vague portant en elle-même la possibilité de la suivante, je finis par penser que tu ne voudrais jamais partir, et je te regardais comme une goutte d'∞ déposée sur le fini de toute chose de ce monde.
Toi seul(e), ∞. Mais je n'en suis pas très sure.
Alors
mardi 15 février 2011
L'∞, 23
On croisera l'autoroute, plusieurs fois, peut-être des autoroutes différentes, sur lesquelles des théories de véhicules se succèdent à intervalles imprévisibles, irréguliers,
pendant ce temps, on cherchera sur son siège une position plus tenable, on coincera ses genoux contre le dossier du siège de devant, jusqu'à ce que l'inconfort de l'idée devienne très manifeste,
on recroisera plusieurs autoroutes, plusieurs enchevêtrements de trajectoires possibles dans le monde, on aura l'impression récurrente et trompeuse de l'immobilité des autres, comme si le TGV seul traversait l'espace, alors que nous sommes tous en mouvements, dans toutes les directions, selon tous les axes imaginables, et que la navigation est un vertige,
on collera son front à la vitre et on imaginera la caresse du vent, on voudrait que le souffle sur la vitre dessine un halo et qu'il soit possible d'y glisser quelques rêves de l'enfant qu'on a été, mais les vestiges de ces jeux ne sont plus amusants, on envisagera un instant de caler sa tête dans un coin mais on sentira vite que la posture n'est pas tenable très longtemps, elle non plus, décidément rien ne tient,
il aurait fallu jouer sur des artifices de l'esprit pour imaginer la vitesse des véhicules dans le paysage, leur traversée, leurs itinéraires, plusieurs fois, on se sentira point précis de conscience dans le décor toujours identique qu'on traverse, comme on l'a traversé, et sans doute on y reviendra, dans un sens, dans un autre,
on aura envie, terriblement, de dormir, et rien ni personne n'y pourrait rien faire, et le sommeil ne s'entrouvrira pas, les heurts incandescents des vibrations du train tiendront toute conscience en éveil,
on saura seulement que les autres, réduits par le crépuscule à n'être que des ponctuations lumineuses sur notre rétine, se sentent aussi particuliers et incisifs que nous, et qu'ils ne nous perçoivent, en retour, comme rien de plus qu'un trait lumineux sur le monde, vite disparu de leur champ de vision.
Alors on calera ses rêves sur la vitesse, sa tête contre un accoudoir et on fera de son mieux pour dormir, mais personne ne nous a plongé dans les eaux sombres du Léthé.
pendant ce temps, on cherchera sur son siège une position plus tenable, on coincera ses genoux contre le dossier du siège de devant, jusqu'à ce que l'inconfort de l'idée devienne très manifeste,
on recroisera plusieurs autoroutes, plusieurs enchevêtrements de trajectoires possibles dans le monde, on aura l'impression récurrente et trompeuse de l'immobilité des autres, comme si le TGV seul traversait l'espace, alors que nous sommes tous en mouvements, dans toutes les directions, selon tous les axes imaginables, et que la navigation est un vertige,
on collera son front à la vitre et on imaginera la caresse du vent, on voudrait que le souffle sur la vitre dessine un halo et qu'il soit possible d'y glisser quelques rêves de l'enfant qu'on a été, mais les vestiges de ces jeux ne sont plus amusants, on envisagera un instant de caler sa tête dans un coin mais on sentira vite que la posture n'est pas tenable très longtemps, elle non plus, décidément rien ne tient,
il aurait fallu jouer sur des artifices de l'esprit pour imaginer la vitesse des véhicules dans le paysage, leur traversée, leurs itinéraires, plusieurs fois, on se sentira point précis de conscience dans le décor toujours identique qu'on traverse, comme on l'a traversé, et sans doute on y reviendra, dans un sens, dans un autre,
on aura envie, terriblement, de dormir, et rien ni personne n'y pourrait rien faire, et le sommeil ne s'entrouvrira pas, les heurts incandescents des vibrations du train tiendront toute conscience en éveil,
on saura seulement que les autres, réduits par le crépuscule à n'être que des ponctuations lumineuses sur notre rétine, se sentent aussi particuliers et incisifs que nous, et qu'ils ne nous perçoivent, en retour, comme rien de plus qu'un trait lumineux sur le monde, vite disparu de leur champ de vision.
Alors on calera ses rêves sur la vitesse, sa tête contre un accoudoir et on fera de son mieux pour dormir, mais personne ne nous a plongé dans les eaux sombres du Léthé.
L'∞, 22
Où est Ulysse dans ce dédale ? Il faut ne pas se retourner. Il faut partir sans se retourner, sans plus regarder la mer, ce qui demande une tension extrême de toutes les forces de la volonté, il faut se laisser basculer en arrière, dans les escaliers mécaniques, et se soumettre à leurs grincements, sans, surtout, se retourner. Sans quoi il serait impossible que nos pas nous portent.
Anyone (anonyme).
Ce doit être cela, la force écrasante de la ville immense, celle qu'elle déploie dans les ramifications du métro, dans les embranchements subtiles de tous les cheminements qu'elle rend possibles. Anyone… n'importe qui… N'importe quel Orphée ayant perdu pour la seconde fois son Eurydice, n'importe quelle Eurydice, sur qui Orphée vient de se retourner au moment où elle allait sortir avec lui des Enfers, et qui retourne alors inexorablement dans l'ombre épaisse des Enfers. Anonyme. La seule consolation serait l'oubli, pour eux tous, ce serait la seule consolation possible, dans les grincements incessants de ce monde souterrain et indifférent.
Anyone… anonyme… c'est bien cela qu'il a crié à pleins poumons en filant de l'antre de Polyphème… lui seul a su trouver le stratagème qui permettrait d'en sortir, alors que nous pouvons rien d'autre que de nous laisser happer par le train cyclopéen de 19h28, qui nous déplacera selon le temps et selon l'espace, et nous déversera ailleurs, loin de la possibilité de la mer ulysséenne.
Anyone… anonyme. Personne. Il l'a crié à pleins poumons. Je ne comprends pas comment nous passons sans un soupir, comment nous nous faufilons sur le quai du train de 19h28, ombres fugaces dans le crépuscule qui gagne, avant de disparaître de cette ville. Dans chaque ombre (il est presque impossible de s'en persuader, pourtant il le faudrait) scintille l'incandescence de la conscience. Toute ombre aussi grise soit-elle, la déplace dans les replis de son manteau … et quand deux TGV se croisent à pleine vitesse, sur le tracé de la ligne qui relie entre elles des villes écrasantes, il est difficile (et pourtant il serait plus juste) d'imaginer dans chaque trait lumineux laissé par le train sur le paysage, la possibilité de ces consciences, possibilité démultipliée, de les imaginer derrière chaque phare de voitures sur l'autoroute… anyone… anonyme… personne… consciences aiguës et démultipliées, dispersées dans la nuit, de ce qu'elles sont pendant que les autres disparaissent dans la ligne lumineuse du train, lancé à grande vitesse dans la nuit.
Anyone (anonyme).
Ce doit être cela, la force écrasante de la ville immense, celle qu'elle déploie dans les ramifications du métro, dans les embranchements subtiles de tous les cheminements qu'elle rend possibles. Anyone… n'importe qui… N'importe quel Orphée ayant perdu pour la seconde fois son Eurydice, n'importe quelle Eurydice, sur qui Orphée vient de se retourner au moment où elle allait sortir avec lui des Enfers, et qui retourne alors inexorablement dans l'ombre épaisse des Enfers. Anonyme. La seule consolation serait l'oubli, pour eux tous, ce serait la seule consolation possible, dans les grincements incessants de ce monde souterrain et indifférent.
Anyone… anonyme… c'est bien cela qu'il a crié à pleins poumons en filant de l'antre de Polyphème… lui seul a su trouver le stratagème qui permettrait d'en sortir, alors que nous pouvons rien d'autre que de nous laisser happer par le train cyclopéen de 19h28, qui nous déplacera selon le temps et selon l'espace, et nous déversera ailleurs, loin de la possibilité de la mer ulysséenne.
Anyone… anonyme. Personne. Il l'a crié à pleins poumons. Je ne comprends pas comment nous passons sans un soupir, comment nous nous faufilons sur le quai du train de 19h28, ombres fugaces dans le crépuscule qui gagne, avant de disparaître de cette ville. Dans chaque ombre (il est presque impossible de s'en persuader, pourtant il le faudrait) scintille l'incandescence de la conscience. Toute ombre aussi grise soit-elle, la déplace dans les replis de son manteau … et quand deux TGV se croisent à pleine vitesse, sur le tracé de la ligne qui relie entre elles des villes écrasantes, il est difficile (et pourtant il serait plus juste) d'imaginer dans chaque trait lumineux laissé par le train sur le paysage, la possibilité de ces consciences, possibilité démultipliée, de les imaginer derrière chaque phare de voitures sur l'autoroute… anyone… anonyme… personne… consciences aiguës et démultipliées, dispersées dans la nuit, de ce qu'elles sont pendant que les autres disparaissent dans la ligne lumineuse du train, lancé à grande vitesse dans la nuit.
lundi 14 février 2011
L'∞, 21
Grincement. Celui des escaliers mécaniques. Mécaniques rouillées dont on devine les souffrances arrachées aux liaisons atomiques, au plus intime de la matière. Redescendre dans les ouvertures cicatricielles de la ville, quoi qu'il en coûte (le train de 19h28 est au prix de cette précipitation). Traces de métal exactement parallèles dans le monde où nos pas nous portent à reculons. Remonter. Fuir cette idée est la seule possibilité supportable, mais avant de remonter, il faut descendre là où la lumière du jour ne pénètre pas.
Où est Ulysse dans ce dédale ?
Grincement. En remontant, je croise des théories d'êtres, toutes silhouettes qui se détachent sur le fond de la conscience, mais quel Orphée, quelle Eurydice ? Il est impossible de les identifier dans ces flots. Je ne sais pas quels ils sont. Ce monde plein d'ombres serait donc un monde très désert, nul Orphée, nulle Eurydice dans ces enfers contemporains, elle est, depuis bien longtemps, perdue dans les méandres de cheminements illisibles, à tout jamais, dans le monde des profondeurs étouffées, et lui, Orphée, encore une fois perdu, court vers son train de 19h28 sans espoir de la ramener.
Nous tous, Orphées qui nous sommes retournés, sans espoir, remontons à la surface de ce monde.
Grincement. Se représenter, dans toutes ces silhouettes, un Orphée qui a perdu à tout jamais tout espoir, une Eurydice après qu'il s'est retourné, incapable de se confier à ses pas à elle, pourtant dans la trace des siens, incapable de sentir que ses pensées à elle cheminaient avec les siennes, vers la surface. Grincement. Il pénètre cette fois dans les jointures les plus fines du crâne. Qu'advint-il d'Eurydice alors, ombre deux fois condamnée à n'être qu'ombre ? L'heure est si proche du départ du train que nulle ombre ne se retourne plus, chacune avance dans les grincements mécaniques de l'escalier.
Dans la foule, je ne retrouve plus la possibilité d'Ulysse. Elle a disparu parmi toutes ces silhouettes. Puissé-je ne pas me retourner.
Où est Ulysse dans ce dédale ?
Grincement. En remontant, je croise des théories d'êtres, toutes silhouettes qui se détachent sur le fond de la conscience, mais quel Orphée, quelle Eurydice ? Il est impossible de les identifier dans ces flots. Je ne sais pas quels ils sont. Ce monde plein d'ombres serait donc un monde très désert, nul Orphée, nulle Eurydice dans ces enfers contemporains, elle est, depuis bien longtemps, perdue dans les méandres de cheminements illisibles, à tout jamais, dans le monde des profondeurs étouffées, et lui, Orphée, encore une fois perdu, court vers son train de 19h28 sans espoir de la ramener.
Nous tous, Orphées qui nous sommes retournés, sans espoir, remontons à la surface de ce monde.
Grincement. Se représenter, dans toutes ces silhouettes, un Orphée qui a perdu à tout jamais tout espoir, une Eurydice après qu'il s'est retourné, incapable de se confier à ses pas à elle, pourtant dans la trace des siens, incapable de sentir que ses pensées à elle cheminaient avec les siennes, vers la surface. Grincement. Il pénètre cette fois dans les jointures les plus fines du crâne. Qu'advint-il d'Eurydice alors, ombre deux fois condamnée à n'être qu'ombre ? L'heure est si proche du départ du train que nulle ombre ne se retourne plus, chacune avance dans les grincements mécaniques de l'escalier.
Dans la foule, je ne retrouve plus la possibilité d'Ulysse. Elle a disparu parmi toutes ces silhouettes. Puissé-je ne pas me retourner.
L'∞, 20
Il faudra partir ; la lumière qui décroît indique très sûrement que les instants passent, que le temps qu'on a laissé filer, à la frontière de ce monde et de l'∞, nous rattrape, qu'il nous rapproche du train de 19h28, c'est-à-dire de la longue suite mécanique qui durera des heures, parenthèse suspendue dans laquelle il ne sert à rien de se débattre, et avec laquelle on sait qu'aucun assouplissement n'est possible, escaliers mécaniques, métro, escaliers mécaniques, train, longuement, escaliers mécaniques, métro, escaliers mécaniques, tout cela dans les grincements et les bruits sourds, alternance inharmonique, puis enfin, le retour à l'air libre, pour quelques instants, après la longue suite de respirations de cet air particulier qu'on ne trouve que dans les gares, et qui est décidément une composante étouffante du voyage.
C'est toujours la même question qui revient, comment ne pas étouffer dans la mécanique des heures ?
Il faudra partir, quelque chose se profile comme, dans le temps, une réponse à la frontière spatiale aux bords de laquelle on se tenait sans bouger, frontière entre un maintenant, aux bords de l∞, et un autre maintenant, confiné dans l'air pressurisé d'un TGV. Quelque chose se resserre lentement, qui est sans doute le moment où, par quelque déni de vertige, il faudra basculer de l'un dans l'autre, il faudra se laisser tomber en arrière, sans regarder derrière soi, surtout ne pas regarder, et repartir de là d'où on vient. Repartir ne sert à rien, repartir pour revenir la semaine prochaine, pour ensuite s'arrêter de la même manière au bord de la mer ulysséenne, regarder encore une fois son déploiement, et une fois de plus, repartir en arrière, en ayant seulement regardé l'∞ possible, en ayant seulement croisé la possibilité d'Ulysse.
Mais de la possibilité d'Ulysse, le mouvement de bascule se fera en arrière, on basculera en arrière, dans la longue suite mécanique et grinçante du voyage. À croire que cette mécanique s'attache à broyer les possibles.
C'est toujours la même question qui revient, comment ne pas étouffer dans la mécanique des heures ?
Il faudra partir, quelque chose se profile comme, dans le temps, une réponse à la frontière spatiale aux bords de laquelle on se tenait sans bouger, frontière entre un maintenant, aux bords de l∞, et un autre maintenant, confiné dans l'air pressurisé d'un TGV. Quelque chose se resserre lentement, qui est sans doute le moment où, par quelque déni de vertige, il faudra basculer de l'un dans l'autre, il faudra se laisser tomber en arrière, sans regarder derrière soi, surtout ne pas regarder, et repartir de là d'où on vient. Repartir ne sert à rien, repartir pour revenir la semaine prochaine, pour ensuite s'arrêter de la même manière au bord de la mer ulysséenne, regarder encore une fois son déploiement, et une fois de plus, repartir en arrière, en ayant seulement regardé l'∞ possible, en ayant seulement croisé la possibilité d'Ulysse.
Mais de la possibilité d'Ulysse, le mouvement de bascule se fera en arrière, on basculera en arrière, dans la longue suite mécanique et grinçante du voyage. À croire que cette mécanique s'attache à broyer les possibles.
dimanche 13 février 2011
L'∞, 19
Il y aura bien un moment t du temps, duquel il faudra partir, s'abstraire de cette pure contemplation de l'∞, au sens où l'abstraction est d'abord séparation, quelles que soient les élaborations que plus tard on en aura voulu faire. Le couperet sec de l'abstraction tombera, dont le bruit dissonant est déjà annoncé, et que pour le moment on s'attache à oublier dans le clapotement de la mer, qui aussi fait oublier, par sa seule grâce suffisante, la rumeur de la ville, et le grondement des embouteillages, et des moteurs, et tout ce vacarme là qu'on n'aurait pu oublier sans elle, qui auraient enfoncé des coins dans notre boîte crânienne, là même où nous ignorions les jointures. Il y aura donc un moment (nous trois, pions isolés de la stratégie du rêve, le savons déjà et le redoutons) où l'abstraction déchirante nous ôtera la possibilité d'Ulysse.
Peut-être est-ce cela, cette prescience tacite, qui nous tient, immobiles, au bord de ce monde, en même temps qu'aux bords de l'∞. Qui nous tient, silencieux, de ne pouvoir être dite.
Nous sommes debout, immobiles, à la frontière, pure ligne, passage entre des mondes, lieu contradictoire sans extension spatiale, pur lieu sans doute de notre contemplation de la mer, en nous seuls atteignable, qui nous traverse de part en part, qui est tout autant la fin de notre monde, auquel encore pour quelques instants nous tournons le dos, que le début de possibilités ∞es dont nous ne saisirons que les premiers déploiements dans les couleurs du crépuscule, nuances interminables, qu'il faut bien se contenter de regarder dans le silence de notre attente. Toutes les attentes sont silencieuses. La nôtre, celle de pions sur l'échiquier des rêves possibles, l'est plus encore. Nous savons qu'une parole, une simple discordance de la voix, détruirait la possibilité d'Ulysse.
Moment miraculeux de l'équilibre des mondes à la frontière desquelles nous nous tenons. Puissions-nous, encore quelques instants, y demeurer. Puissions-nous y revenir, une fois que le moment t où ce monde nous happera de nouveau sera loin dans le passé effondré sur lui-même. Pourquoi la grâce de la mer ulysséenne n'apporte-t-elle pas, en plus de tout, l'oubli ? Puissions-nous oublier le train de 19h28.
Peut-être est-ce cela, cette prescience tacite, qui nous tient, immobiles, au bord de ce monde, en même temps qu'aux bords de l'∞. Qui nous tient, silencieux, de ne pouvoir être dite.
Nous sommes debout, immobiles, à la frontière, pure ligne, passage entre des mondes, lieu contradictoire sans extension spatiale, pur lieu sans doute de notre contemplation de la mer, en nous seuls atteignable, qui nous traverse de part en part, qui est tout autant la fin de notre monde, auquel encore pour quelques instants nous tournons le dos, que le début de possibilités ∞es dont nous ne saisirons que les premiers déploiements dans les couleurs du crépuscule, nuances interminables, qu'il faut bien se contenter de regarder dans le silence de notre attente. Toutes les attentes sont silencieuses. La nôtre, celle de pions sur l'échiquier des rêves possibles, l'est plus encore. Nous savons qu'une parole, une simple discordance de la voix, détruirait la possibilité d'Ulysse.
Moment miraculeux de l'équilibre des mondes à la frontière desquelles nous nous tenons. Puissions-nous, encore quelques instants, y demeurer. Puissions-nous y revenir, une fois que le moment t où ce monde nous happera de nouveau sera loin dans le passé effondré sur lui-même. Pourquoi la grâce de la mer ulysséenne n'apporte-t-elle pas, en plus de tout, l'oubli ? Puissions-nous oublier le train de 19h28.
L'∞, 18
Moment hypnotique (d'où il est difficile de revenir)
Ce ne sont pas les bateaux, ils bougent à peine. On ne peut pas bercer à eux notre désespoir quotidien. Les mâts dénudés pointent vers le ciel, mais c'est à croire que le port est désert de tous les marins, on n'entend rien, que la rumeur de la ville et la rumeur de l'eau qui se mêlent (est-ce leur absence qui rend possible la possibilité d'Ulysse ? on ne croise que des ombres, à soi semblables, happées par l'∞, immobiles à son rebord). Indications nues vers le ciel, son bleu pur se voile. Ce pourrait être les flots, mais ils sont à peine perceptibles, et leur violence est absente, qui oblige à mesurer les limites de l'affrontement, on pourrait presque dire la mer étale, il faudrait presque la reconnaître, dans les limites du port, étale, c'est à n'y rien comprendre. Presque rien, du moins rien de spectaculaire, le jour n'était même pas particulièrement pur. Il faut croire que parfois une présence pure enveloppe, qui tient tacitement en respect toute exigence.
Le monde est hypnotique.
Il sera difficile de partir mais pour le moment, l'hypnose est si forte qu'elle impose de demeurer immobile. Partir est une anticipation du train de 19h28, rien de plus. Je ne suis pas la seule, silhouette ainsi immobilisée par la possibilité d'Ulysse. Attendre de le croiser demande de saisir avec la plus fine acuité envisageable toutes les minuscules perceptions de l'ici et maintenant. Nous nous sommes disposés face au loin, face à la mer, comme des pions sur un échiquier dont nous aurions seuls connu la trace. Petite quinconce d'une ouverture (je n'ai pas les termes techniques, mais notre stratégie était minimale dans ce monde hypnotique). Je me suis avancée le plus possible. Au point de ne plus les voir. De seulement les savoir là, derrière moi, leur présence est bienvenue, celle de deux femmes, je crois, et d'un homme, personne ne se connaît, personne ne se parlera, on échangera seulement quelques regards, un sourire.
Parce que nous nous surprenons tous à nous hypnotiser de la possibilité d'Ulysse.
J'ai pensé pour moi-même que la composante hypnotique la plus forte était sur moi cette odeur de sel qui rend toute odeur de toute mer ∞ment particulière. Il n'y a pas deux mers qui déploient la même odeur de sel. Et celle-ci portait la perception de la possibilité d'Ulysse.
Ce ne sont pas les bateaux, ils bougent à peine. On ne peut pas bercer à eux notre désespoir quotidien. Les mâts dénudés pointent vers le ciel, mais c'est à croire que le port est désert de tous les marins, on n'entend rien, que la rumeur de la ville et la rumeur de l'eau qui se mêlent (est-ce leur absence qui rend possible la possibilité d'Ulysse ? on ne croise que des ombres, à soi semblables, happées par l'∞, immobiles à son rebord). Indications nues vers le ciel, son bleu pur se voile. Ce pourrait être les flots, mais ils sont à peine perceptibles, et leur violence est absente, qui oblige à mesurer les limites de l'affrontement, on pourrait presque dire la mer étale, il faudrait presque la reconnaître, dans les limites du port, étale, c'est à n'y rien comprendre. Presque rien, du moins rien de spectaculaire, le jour n'était même pas particulièrement pur. Il faut croire que parfois une présence pure enveloppe, qui tient tacitement en respect toute exigence.
Le monde est hypnotique.
Il sera difficile de partir mais pour le moment, l'hypnose est si forte qu'elle impose de demeurer immobile. Partir est une anticipation du train de 19h28, rien de plus. Je ne suis pas la seule, silhouette ainsi immobilisée par la possibilité d'Ulysse. Attendre de le croiser demande de saisir avec la plus fine acuité envisageable toutes les minuscules perceptions de l'ici et maintenant. Nous nous sommes disposés face au loin, face à la mer, comme des pions sur un échiquier dont nous aurions seuls connu la trace. Petite quinconce d'une ouverture (je n'ai pas les termes techniques, mais notre stratégie était minimale dans ce monde hypnotique). Je me suis avancée le plus possible. Au point de ne plus les voir. De seulement les savoir là, derrière moi, leur présence est bienvenue, celle de deux femmes, je crois, et d'un homme, personne ne se connaît, personne ne se parlera, on échangera seulement quelques regards, un sourire.
Parce que nous nous surprenons tous à nous hypnotiser de la possibilité d'Ulysse.
J'ai pensé pour moi-même que la composante hypnotique la plus forte était sur moi cette odeur de sel qui rend toute odeur de toute mer ∞ment particulière. Il n'y a pas deux mers qui déploient la même odeur de sel. Et celle-ci portait la perception de la possibilité d'Ulysse.
samedi 12 février 2011
L'∞, 17
Le rebord lisse du monde trace une horizontale. Après quoi la mer ulysséenne.
C'est à n'y rien comprendre. Il faut se représenter en son esprit qu'un instant auparavant, un instant seulement, l'air étouffait, la voix devenait rauque, les idées restaient sèches, et les fenêtres fermées coupaient du monde ; il faudrait pouvoir concevoir, à vrai dire, qu'elles coupaient tout élan, lui imposant le fracas silencieux d'une bordure sèche et nette. On pouvait certes voir le jour décliner, mais la voix retombait dans le silence où elle se déployait comme une tâche de sang noir sur les feuilles désordonnées, les feuilles mal alignées, qui allaient finir froissées dans un sac. La progression était irrégulière des signes sur le papier, la masse à soulever, à déplacer est informe, il peut sembler qu'on s'enfonçait dans des sables mouvants, et il était impossible de passer outre, il paraissait impossible à tout jamais de reprendre son pas, de reprendre la marche dans l'ordre du monde, et voilà soudain qu'un lieu naturel se déploie, à portée de métro. C'est à n'y rien comprendre.
Les pas redeviennent une avancée dans le monde.
La grâce de la mer ulysséenne est une grâce suffisante. On peut abandonner les idées de chute ∞e. Il n'est pas nécessaire de chercher le vertige sur ce rebord un peu usé du monde, de chercher à se pencher jusqu'au point de déséquilibre qui entraînerait au delà de soi. Le rythme diastole systole a cessé d'un coup d'être mécanique : il reprend. Les gestes ont cessé d'un coup d'être mécaniques. Tout aurait pu s'enrayer, par cette seule rupture des enchaînements. Tout aurait pu se perdre dans une arythmie des perceptions, une tachycardie du désespoir jusqu'à rompre. Tout le long du jour tout se passe comme si nous allions jouer tout le long du jour notre rôle dans les minuscules drames du monde social. Déséquilibre crissant de l'acteur à l'avant-scène, petite mécanique pathétique, il ne tiendra pas son rôle jusqu'à la fin, et trébuchera à la première occasion.
L'écart cesse. Nous sommes aux bords du monde. Ce qui se passe est, sur soi, la simple grâce suffisante de la mer ulysséenne. Le cœur reprend. Et l'air salé déploie sa caresse à l'intérieur de l'âme (elle n'existe pas). Pulsation. La vie.
C'est à n'y rien comprendre. Il faut se représenter en son esprit qu'un instant auparavant, un instant seulement, l'air étouffait, la voix devenait rauque, les idées restaient sèches, et les fenêtres fermées coupaient du monde ; il faudrait pouvoir concevoir, à vrai dire, qu'elles coupaient tout élan, lui imposant le fracas silencieux d'une bordure sèche et nette. On pouvait certes voir le jour décliner, mais la voix retombait dans le silence où elle se déployait comme une tâche de sang noir sur les feuilles désordonnées, les feuilles mal alignées, qui allaient finir froissées dans un sac. La progression était irrégulière des signes sur le papier, la masse à soulever, à déplacer est informe, il peut sembler qu'on s'enfonçait dans des sables mouvants, et il était impossible de passer outre, il paraissait impossible à tout jamais de reprendre son pas, de reprendre la marche dans l'ordre du monde, et voilà soudain qu'un lieu naturel se déploie, à portée de métro. C'est à n'y rien comprendre.
Les pas redeviennent une avancée dans le monde.
La grâce de la mer ulysséenne est une grâce suffisante. On peut abandonner les idées de chute ∞e. Il n'est pas nécessaire de chercher le vertige sur ce rebord un peu usé du monde, de chercher à se pencher jusqu'au point de déséquilibre qui entraînerait au delà de soi. Le rythme diastole systole a cessé d'un coup d'être mécanique : il reprend. Les gestes ont cessé d'un coup d'être mécaniques. Tout aurait pu s'enrayer, par cette seule rupture des enchaînements. Tout aurait pu se perdre dans une arythmie des perceptions, une tachycardie du désespoir jusqu'à rompre. Tout le long du jour tout se passe comme si nous allions jouer tout le long du jour notre rôle dans les minuscules drames du monde social. Déséquilibre crissant de l'acteur à l'avant-scène, petite mécanique pathétique, il ne tiendra pas son rôle jusqu'à la fin, et trébuchera à la première occasion.
L'écart cesse. Nous sommes aux bords du monde. Ce qui se passe est, sur soi, la simple grâce suffisante de la mer ulysséenne. Le cœur reprend. Et l'air salé déploie sa caresse à l'intérieur de l'âme (elle n'existe pas). Pulsation. La vie.
L'∞, 16
L'∞ est dans la discordance.
Avec quoi il n'est aucune transition. De la marche du port, pierre à peine usée, qu'on aurait attendu couverte de la teneur verte des algues, on glisse dans les flots ulysséens avec une facilité déconcertante. Discordance. Le cœur, un instant auparavant, étouffait dans le béton des couloirs du sixième étage, derrière les portes fermées d'où s'échappent des bribes de voix, plus ou moins portées, qui retombent sur le silence des feuilles. Écritures. Percevoir, dans le silence de la pensée, ou de l'absence à elle, la voix traverser l'espace de la salle puis retomber en écritures, peut-être en idées dans l'esprit, on ne sait.
Et la respiration étouffe derrière le béton usé.
Après quoi, il reste la possibilité de l'autoroute, des gravats, de l'espace défait, à la sortie et à l'entrée des villes, zones commerciales interchangeables, dont les lumières s'allument au crépuscule, toutes, et immeubles délaissés, qui furent autrefois solennels, aux façades desquels le linge bat, étirement de ces voies le long des embouteillages interminables. Ce monde défait s'arrête là, devant nos pas, sur le port. Coupure. Comme le lieu d'une plaie refermée. Le rebord est géométrique mais sa géométrie n'empêche pas la douceur du rebord. Lieu absurde de l'union des contraires. La pierre est lisse et humide, et la douceur de la main s'y complairait s'il était possible de la caresser. La rupture aussi brisée qu'elle soit, réconcilie les adverses. Le monde poussiéreux se rompt d'un coup aux bords de la mer ulysséenne.
Et l'ampleur ∞e du monde se déplie d'un coup dans l'âme. Pétales froissés des espoirs. Soie froissée d'une robe au fond du sac, celle qu'on n'a pas sortie, et qui se roule dans un coin minuscule des refus étouffés. Soudain, dans le phénomène étrange d'une immobilité violente, l'âme aspire la possibilité de l'∞. D'un groupe d'enfants, l'un d'eux s'approche autant qu'il est possible de la mer ulysséenne.
Pourquoi se bercer de ces mots suffit-il à effacer toute terreur du monde ? La mer ulysséenne…
Avec quoi il n'est aucune transition. De la marche du port, pierre à peine usée, qu'on aurait attendu couverte de la teneur verte des algues, on glisse dans les flots ulysséens avec une facilité déconcertante. Discordance. Le cœur, un instant auparavant, étouffait dans le béton des couloirs du sixième étage, derrière les portes fermées d'où s'échappent des bribes de voix, plus ou moins portées, qui retombent sur le silence des feuilles. Écritures. Percevoir, dans le silence de la pensée, ou de l'absence à elle, la voix traverser l'espace de la salle puis retomber en écritures, peut-être en idées dans l'esprit, on ne sait.
Et la respiration étouffe derrière le béton usé.
Après quoi, il reste la possibilité de l'autoroute, des gravats, de l'espace défait, à la sortie et à l'entrée des villes, zones commerciales interchangeables, dont les lumières s'allument au crépuscule, toutes, et immeubles délaissés, qui furent autrefois solennels, aux façades desquels le linge bat, étirement de ces voies le long des embouteillages interminables. Ce monde défait s'arrête là, devant nos pas, sur le port. Coupure. Comme le lieu d'une plaie refermée. Le rebord est géométrique mais sa géométrie n'empêche pas la douceur du rebord. Lieu absurde de l'union des contraires. La pierre est lisse et humide, et la douceur de la main s'y complairait s'il était possible de la caresser. La rupture aussi brisée qu'elle soit, réconcilie les adverses. Le monde poussiéreux se rompt d'un coup aux bords de la mer ulysséenne.
Et l'ampleur ∞e du monde se déplie d'un coup dans l'âme. Pétales froissés des espoirs. Soie froissée d'une robe au fond du sac, celle qu'on n'a pas sortie, et qui se roule dans un coin minuscule des refus étouffés. Soudain, dans le phénomène étrange d'une immobilité violente, l'âme aspire la possibilité de l'∞. D'un groupe d'enfants, l'un d'eux s'approche autant qu'il est possible de la mer ulysséenne.
Pourquoi se bercer de ces mots suffit-il à effacer toute terreur du monde ? La mer ulysséenne…
vendredi 11 février 2011
L'∞, 15
Quel est le bruit de l'âme quand elle se défroisse ?
La mer a dû le couvrir, certainement. Du moins ne l'ai-je saisi quand il s'est diffusé, dissous dans l'air du soir… Quelque chose, à ce moment là, a distrait mon attention. Peut-être était-ce la tristesse de cet homme, renvoyé dans un asile minuscule du monde au chagrin de son enfance, sur lequel personne ne peut rien.
Il n'y avait aucun moyen humain de résister à sa présence, de se lover dans autre chose que sa présence, de s'envelopper d'autre chose qu'elle, et le bruit de ses vagues absorbait l'âme (elle n'existe pas) toute entière, et plus que l'âme, toutes les fibres palpitantes du corps. Au point que tous les froissements se sont apaisés d'un seul coup. Alors on imagine, comme un crissement, comme un froissement, le papier de soie qu'on plie, qu'on déplie, qu'on déploie, froissement, dans les syllabes de l'âme, quelque chose se lisse enfin, qu'on n'attendait plus, sous la grâce suffisante de la mer, apaisée, apaisante.
Souffle faible, presque rien, rien de plus qu'un clapotement minuscule, et le large à imaginer, le large à atteindre, l'élan vers lui qui suffit à soutenir le rythme diastole systole, à le sortir de la mécanique pure, à lancer les regards vers l'azur, et le vent, rien qu'un souffle, comme une caresse, trouble le regard d'une mèche envolée.
La mer, apaisante et apaisée. Parenthèse ∞e et minuscule qui fut, sur le port immobile, aucun bateau n'entrait, aucun ne sortait, quelques barques de pêches, comme de celle dont on me parla un jour et qui passe parfois dans l'azur maritime de mes souvenirs imaginaires, la barque, et les mouettes, et le grand chien noir qui nageait à côté, des silhouettes que je place, souvenir imaginaire, dans la barque, minuscule sur le bleu de la mer, et de tout cela je n'ai rien vu, et pourtant, de mes souvenirs imaginés, c'est cette mer qui est sorti, et si la possibilité d'Ulysse n'avait pas été là, à mes côtés, je crois que je me serais sentie au fond de la solitude immense. Contrefactuel aussi intense sur le passé que les lumières du crépuscule, reflétées par les flots.
Mais la mer était apaisante et apaisée.
La mer a dû le couvrir, certainement. Du moins ne l'ai-je saisi quand il s'est diffusé, dissous dans l'air du soir… Quelque chose, à ce moment là, a distrait mon attention. Peut-être était-ce la tristesse de cet homme, renvoyé dans un asile minuscule du monde au chagrin de son enfance, sur lequel personne ne peut rien.
Il n'y avait aucun moyen humain de résister à sa présence, de se lover dans autre chose que sa présence, de s'envelopper d'autre chose qu'elle, et le bruit de ses vagues absorbait l'âme (elle n'existe pas) toute entière, et plus que l'âme, toutes les fibres palpitantes du corps. Au point que tous les froissements se sont apaisés d'un seul coup. Alors on imagine, comme un crissement, comme un froissement, le papier de soie qu'on plie, qu'on déplie, qu'on déploie, froissement, dans les syllabes de l'âme, quelque chose se lisse enfin, qu'on n'attendait plus, sous la grâce suffisante de la mer, apaisée, apaisante.
Souffle faible, presque rien, rien de plus qu'un clapotement minuscule, et le large à imaginer, le large à atteindre, l'élan vers lui qui suffit à soutenir le rythme diastole systole, à le sortir de la mécanique pure, à lancer les regards vers l'azur, et le vent, rien qu'un souffle, comme une caresse, trouble le regard d'une mèche envolée.
La mer, apaisante et apaisée. Parenthèse ∞e et minuscule qui fut, sur le port immobile, aucun bateau n'entrait, aucun ne sortait, quelques barques de pêches, comme de celle dont on me parla un jour et qui passe parfois dans l'azur maritime de mes souvenirs imaginaires, la barque, et les mouettes, et le grand chien noir qui nageait à côté, des silhouettes que je place, souvenir imaginaire, dans la barque, minuscule sur le bleu de la mer, et de tout cela je n'ai rien vu, et pourtant, de mes souvenirs imaginés, c'est cette mer qui est sorti, et si la possibilité d'Ulysse n'avait pas été là, à mes côtés, je crois que je me serais sentie au fond de la solitude immense. Contrefactuel aussi intense sur le passé que les lumières du crépuscule, reflétées par les flots.
Mais la mer était apaisante et apaisée.
L'∞, 14
L'∞ est dans la dissonance.
Embouteillage sur le vieux port, des filles parlent fort, et déplacent des odeurs de parfum trop lourdes dans l'air du soir, deux touristes, l'un à côté de l'autre, se photographient, dos à la mer, mais l'image leur en parlera, et un homme fume, accroupi, triste comme un enfant dans un vers de Rimbaud, on porte sur soi un billet de TGV froissé dans la poche, retour 19h28, téléphone dans une autre poche, à moitié déchargé, les graduations baissent depuis le matin, départ de l'hôtel dans la nuit brumeuse, enchaînement des heures les unes aux autres depuis le matin, poids des sacs, des livres pas terminés, un stylo sans bouchon, qui fait une tâche, tout seul, au fond du sac, l'ordinateur à proximité d'une bouteille d'eau dessine une vague inquiétude, et le poids du jour, usure, fatigue, ce doit être la trois centième journée ainsi, sans exagération, l'écharpe s'enroule autour du cou, on prévoit de dormir dans l'obscurité dont elle entourera, en même que de chaleur, au retour, si on a un peu de chance, si on a deux places dans le TGV, il reste presque une heure douze avant de réaliser cette possibilité, alors par un sursaut, simple sursaut, presque mécanique, un coup de talon sur le soir qui tombe au lieu d'attendre à la gare, on descend dans les profondeurs de la ville et, deux stations de métro plus loin, on ressort dans un escalier mécanique qui dessine une parallèle à la mer.
L'∞ est dans la dissonance.
Il suffit, de cette parallèle à la mer, de se tourner, dans cette parallèle à la mer, pour entrouvrir les possibles. Impression photographique des possibles sur l'âme (elle n'existe pas) : c'est un crépuscule aussi peu spectaculaire qu'il est possible. Le bleu s'est voilé de gris. La mer clapote. Une à une les lumières allument un reflet sur la surface de l'eau. La possibilité d'Ulysse est inscrite dans ce moment. Retour sur la mer apaisée. Presque immobile. Et cette odeur de sel qui soutient ce possible, qui, quelques pas auparavant, dans les profondeurs grises du métro, était encore insensible.
Le rythme diastole systole est une pure mécanique, l'âme n'existe pas, il suffit de marcher, au soir tombant, sur le port, en compagnie de la possibilité d'Ulysse.
Embouteillage sur le vieux port, des filles parlent fort, et déplacent des odeurs de parfum trop lourdes dans l'air du soir, deux touristes, l'un à côté de l'autre, se photographient, dos à la mer, mais l'image leur en parlera, et un homme fume, accroupi, triste comme un enfant dans un vers de Rimbaud, on porte sur soi un billet de TGV froissé dans la poche, retour 19h28, téléphone dans une autre poche, à moitié déchargé, les graduations baissent depuis le matin, départ de l'hôtel dans la nuit brumeuse, enchaînement des heures les unes aux autres depuis le matin, poids des sacs, des livres pas terminés, un stylo sans bouchon, qui fait une tâche, tout seul, au fond du sac, l'ordinateur à proximité d'une bouteille d'eau dessine une vague inquiétude, et le poids du jour, usure, fatigue, ce doit être la trois centième journée ainsi, sans exagération, l'écharpe s'enroule autour du cou, on prévoit de dormir dans l'obscurité dont elle entourera, en même que de chaleur, au retour, si on a un peu de chance, si on a deux places dans le TGV, il reste presque une heure douze avant de réaliser cette possibilité, alors par un sursaut, simple sursaut, presque mécanique, un coup de talon sur le soir qui tombe au lieu d'attendre à la gare, on descend dans les profondeurs de la ville et, deux stations de métro plus loin, on ressort dans un escalier mécanique qui dessine une parallèle à la mer.
L'∞ est dans la dissonance.
Il suffit, de cette parallèle à la mer, de se tourner, dans cette parallèle à la mer, pour entrouvrir les possibles. Impression photographique des possibles sur l'âme (elle n'existe pas) : c'est un crépuscule aussi peu spectaculaire qu'il est possible. Le bleu s'est voilé de gris. La mer clapote. Une à une les lumières allument un reflet sur la surface de l'eau. La possibilité d'Ulysse est inscrite dans ce moment. Retour sur la mer apaisée. Presque immobile. Et cette odeur de sel qui soutient ce possible, qui, quelques pas auparavant, dans les profondeurs grises du métro, était encore insensible.
Le rythme diastole systole est une pure mécanique, l'âme n'existe pas, il suffit de marcher, au soir tombant, sur le port, en compagnie de la possibilité d'Ulysse.
jeudi 10 février 2011
L'∞, 13
Ce fut plus que cela, pour tout dire. Au sortir du métro, il y avait la possibilité d'Ulysse. On croise bien des ombres, des silhouettes, des souvenirs, des traces même, on en conviendra, alors pour quelle obscure raison ne pourrait-on aussi croiser la possibilité d'un homme, et ce soir là, en sortant du métro, aux premiers moments du crépuscule, c'est elle que j'ai croisée, elle, la possibilité d'Ulysse. Nos regards dans les miroirs soutiennent des reflets, et les regards des reflets, le jeu peut aller à l'∞, il suffit pour cela de deux miroirs en quinconce, et le monde entre ces deux surfaces se fait un écho ∞. Alors pourquoi ne pourrait-on croiser un possible ?
Il suffit de déjouer la linéarité du temps, et l'écrasement de l'actuel.
Sous ces deux conditions, la compagnie fut ainsi composée, au bord de l'eau (qu'on entendait à peine) : une femme regardait la mer, un sourire énigmatique aux lèvres, mains dans les poches, et j'ai échangé avec elle un regard, et derrière elle, à quelques pas, une autre vint se placer, un peu en retrait, dont le visage n'est pas apparu. Nous formions un triangle défait, quand apparut un musicien, du moins tenait-il à la main une guitare minuscule, qui semblait presque un jouet et à laquelle il manquait toutes les cordes. Il se contentait donc de psalmodier — aurait-il pu faire autrement ? — quelques paroles répétitives, face à la mer, et de marquer le rythme sur le ventre de l'instrument, sur lequel ses mains paraissaient disproportionnées.
Et puis, si l'on fait fi de la linéarité du temps et de l'écrasement de l'actuel, face à la mer, à présent d'un bleu grisé tel que le crépuscule clair en produit, sous ces deux conditions, pendant que nous regardions seulement le mouvement minuscule de l'eau, dans le bassin rectangulaire du port, étaient-ce les bateaux, l'air, l'étrange odeur de sel qui ouvrait des possibles ?, je ne saurais pas le dire, mais assurément la possibilité d'Ulysse entra en scène, se faufila dans le décor contemporain et urbain, circulation du jour finissant, klaxon, et les lumières électriques, que nos silhouettes traversaient, mais il était possible de voir ce qu'il voyait, exactement ce roulis, et de sentir la même odeur très légèrement âpre que celle qu'il respira pendant tout le temps que dura son retour des lointains.
Alors à cet endroit même d'où nous nous dirigions vers les profondeurs du métro, la présence d'Ulysse traversa des mondes.
Il suffit de déjouer la linéarité du temps, et l'écrasement de l'actuel.
Sous ces deux conditions, la compagnie fut ainsi composée, au bord de l'eau (qu'on entendait à peine) : une femme regardait la mer, un sourire énigmatique aux lèvres, mains dans les poches, et j'ai échangé avec elle un regard, et derrière elle, à quelques pas, une autre vint se placer, un peu en retrait, dont le visage n'est pas apparu. Nous formions un triangle défait, quand apparut un musicien, du moins tenait-il à la main une guitare minuscule, qui semblait presque un jouet et à laquelle il manquait toutes les cordes. Il se contentait donc de psalmodier — aurait-il pu faire autrement ? — quelques paroles répétitives, face à la mer, et de marquer le rythme sur le ventre de l'instrument, sur lequel ses mains paraissaient disproportionnées.
Et puis, si l'on fait fi de la linéarité du temps et de l'écrasement de l'actuel, face à la mer, à présent d'un bleu grisé tel que le crépuscule clair en produit, sous ces deux conditions, pendant que nous regardions seulement le mouvement minuscule de l'eau, dans le bassin rectangulaire du port, étaient-ce les bateaux, l'air, l'étrange odeur de sel qui ouvrait des possibles ?, je ne saurais pas le dire, mais assurément la possibilité d'Ulysse entra en scène, se faufila dans le décor contemporain et urbain, circulation du jour finissant, klaxon, et les lumières électriques, que nos silhouettes traversaient, mais il était possible de voir ce qu'il voyait, exactement ce roulis, et de sentir la même odeur très légèrement âpre que celle qu'il respira pendant tout le temps que dura son retour des lointains.
Alors à cet endroit même d'où nous nous dirigions vers les profondeurs du métro, la présence d'Ulysse traversa des mondes.
L'∞, 12
Les quais du métro tracent une cicatrice froide et lisse. Sur eux, les trains déversent leurs flots sans ressac, indifféremment sur un quai pendant que sur un autre, d'autres flots impassibles se forment, acceptent tacitement leur attente impuissante, sur les berges plates des profondeurs. Rien ne se marque encore, et l'air n'est pas traversé de possibles. Aucune vibration. La ville souterraine, de béton et de poussière collante. Avec la régularité d'une pulsation. Rien d'autre que la ville grise. La saleté visqueuse au fil des ans s'est incrustée dans les galets des murs. Galets ronds, éreintés de la pollution : ils en deviennent insolites, sans que la main ne cherche sur eux un appui. Une fine couche cireuse les recouvre, mais on n'en saura pas plus. Quelques numéros minuscules inscrits sur eux au feutre rouge. Ils se recouvrent du souffle sale de la ville.
Pulsation, toujours la même, n'importe où dans le monde, où qu'on soit, n'importe où dans le monde où nos pas et notre exil nous auront portés, un train arrive, dans n'importe quelle gare, n'importe quelle station, ouvre ses portes, déverse son flot de passagers interchangeables, puis, sonnerie sourde, les autres passagers interchangeables se pressent de monter, bousculade lente, et sans conviction, puis les portes se referment, le train s'ébranle, repart, ainsi de suite, tant qu'il est décrété par les autorités. Ensuite, peu à peu, cela aussi est décrété, au soir tombé, la pulsation se calme, lentement, apaisement, dans les heures de la nuit, elle ne repartira qu'au matin, aux premières heures, avant même les premiers rayons de lumière pâle. Suspendue dans l'intervalle de la nuit, elle reprendra. Pulsation urbaine. Dans les interstices de quoi nos vies minuscules se serrent.
Rythme diastole systole de toute ville.
Alors l'élan est de sortir de ces profondeurs étouffées, sans même qu'on sache où on va. Au bout des escalators, tourner les yeux de côté suffit, simplement tourner la tête, la mer dont le nom, à lui seul, est un ∞. Et pourtant improbable, au sortir de ces enfers, la présence d'Ulysse.
Pulsation, toujours la même, n'importe où dans le monde, où qu'on soit, n'importe où dans le monde où nos pas et notre exil nous auront portés, un train arrive, dans n'importe quelle gare, n'importe quelle station, ouvre ses portes, déverse son flot de passagers interchangeables, puis, sonnerie sourde, les autres passagers interchangeables se pressent de monter, bousculade lente, et sans conviction, puis les portes se referment, le train s'ébranle, repart, ainsi de suite, tant qu'il est décrété par les autorités. Ensuite, peu à peu, cela aussi est décrété, au soir tombé, la pulsation se calme, lentement, apaisement, dans les heures de la nuit, elle ne repartira qu'au matin, aux premières heures, avant même les premiers rayons de lumière pâle. Suspendue dans l'intervalle de la nuit, elle reprendra. Pulsation urbaine. Dans les interstices de quoi nos vies minuscules se serrent.
Rythme diastole systole de toute ville.
Alors l'élan est de sortir de ces profondeurs étouffées, sans même qu'on sache où on va. Au bout des escalators, tourner les yeux de côté suffit, simplement tourner la tête, la mer dont le nom, à lui seul, est un ∞. Et pourtant improbable, au sortir de ces enfers, la présence d'Ulysse.
mercredi 9 février 2011
L'∞, 11
Il reste toutefois possible de fuir. Droit devant soi jusqu'à la mer. L'accès en est très improbable. Il faut sortir des décombres de l'autoroute, traverser des gravas et laisser derrière soi des immeubles d'un autre temps. Parfois, des cordes tendues de fenêtre à fenêtre reçoivent le linge sans qu'on voie jamais les mains des femmes qui l'étendent. Des enfants courent et jouent au ballon, silhouettes colorées. Et par éclair on l'aperçoit, dans les interstices des rues étroites, par l'ouverture d'une cour, ou entre deux façades disjointes.
Puis de nouveau on la perd dans les embouteillages de la fin du jour.
Files interminables. Il faut parfois plus de temps pour échapper à la répétition de l'autoroute, comme à un maléfice impossible à rompre, le long ruban d'asphalte nervuré retient nos minutes, qui empêche encore de fuir la ville précieuse, chaînette honnie qu'on laisse volontiers glisser entre deux pavés. Arêtes aiguisées. On les connaît. Les blessures en sont profondes. Arrêtes vives. Le chagrin, là bas, qu'on fuira à travers les décombres de la ville, et les souvenirs qu'on n'y a pas, et les gravas, et le désastre des lézardes, les fissures, la ville s'effrite, évidemment, il n'est pas exclu que toute le décor se décompose, et tombe en poussière. Délitement inévitable. Il faut encore prendre le métro, s'enfoncer le plus loin qu'on peut dans le sous-sol gris, croiser en descendant la foule hagarde de ceux qui remontent, longues files immobiles que des roulements métalliques déplacent, dans des grincements habituels.
Après quoi, il suffit de sortir de ce passage souterrain, de suivre précautionneusement les flèches, de se laisser porter vers la surface, et de tourner la tête. Simplement tourner le regard suffit. Rien que cela. Il n'y a rien de plus à faire. Elle est là. Intacte. Toute entière dans le port assoupi. Possibilité de l'immense. Il suffit de sortir de ce dédale urbain, et ce qu'elle dit depuis les temps passés est là, odeur émouvante de sel, crépuscule ∞ dans les clapotements des vagues, et le tintement métallique des mâts des bâteaux.
Puis de nouveau on la perd dans les embouteillages de la fin du jour.
Files interminables. Il faut parfois plus de temps pour échapper à la répétition de l'autoroute, comme à un maléfice impossible à rompre, le long ruban d'asphalte nervuré retient nos minutes, qui empêche encore de fuir la ville précieuse, chaînette honnie qu'on laisse volontiers glisser entre deux pavés. Arêtes aiguisées. On les connaît. Les blessures en sont profondes. Arrêtes vives. Le chagrin, là bas, qu'on fuira à travers les décombres de la ville, et les souvenirs qu'on n'y a pas, et les gravas, et le désastre des lézardes, les fissures, la ville s'effrite, évidemment, il n'est pas exclu que toute le décor se décompose, et tombe en poussière. Délitement inévitable. Il faut encore prendre le métro, s'enfoncer le plus loin qu'on peut dans le sous-sol gris, croiser en descendant la foule hagarde de ceux qui remontent, longues files immobiles que des roulements métalliques déplacent, dans des grincements habituels.
Après quoi, il suffit de sortir de ce passage souterrain, de suivre précautionneusement les flèches, de se laisser porter vers la surface, et de tourner la tête. Simplement tourner le regard suffit. Rien que cela. Il n'y a rien de plus à faire. Elle est là. Intacte. Toute entière dans le port assoupi. Possibilité de l'immense. Il suffit de sortir de ce dédale urbain, et ce qu'elle dit depuis les temps passés est là, odeur émouvante de sel, crépuscule ∞ dans les clapotements des vagues, et le tintement métallique des mâts des bâteaux.
L'∞, 10
Parcelles.
La lumière un instant sur la vague, au moment où elle se soulève, se réverbère. Angle d'attaque ouvert. Du soleil sur la vague. Réverbération. De la vague, ensuite, par rebond, dans la pupille noire. Le bref instant du déroulement de l'eau. L'oblique du rayon de soleil sur la surface de la mer. Le même bruit, toujours inchangé, basse continue de l'univers. Toute rêverie de la mer s'en accompagne. Murmure continué de l'∞. La coque du bâteau en résonne. Il suffit d'un rivage, de s'allonger sur le sol et sur lui, allongé, de ne plus rien faire d'autre que respirer. Réduire sa présence à cela. S'envelopper de l'étoffe ∞ de la mer dont se tissent les rêves.
Éclats (cette fois, tout se tient).
Dans les yeux fixes, un instant. Pupilles noires. Les paupières se plissent sous l'effet de cette conjonction en oblique. Puisqu'un instant, aussi bref soit-il, l'angle d'attaque du soleil sur la mer, inclinaison immense de ses rayons, qui rejaillissent à la surface mouvante de l'eau et entrent directement dans le regard. Symétrie de l'univers à cet endroit-là très précisément. La crête de la vague. Les pupilles fixes. Un instant la lumière du soleil nous assure que nous sommes à notre place dans l'univers. Aussi fugacement qu'il est possible, tout reprend sa place, et puis dans le mouvement continué, de nouveau, tout s'efface.
Instantanés.
Il peut arriver (sans que les raisons de ce phénomène ne m'apparaissent très clairement) que la lumière se fixe sur la rétine et qu'elle y laisse une trace. Durable. Photographique. On ferme les yeux, ou, plus simplement : les yeux se ferment sous l'impression trop vive de la lumière, et la même vision se reproduit, éclat de lumière à l'identique, sous les paupières fermées. Les yeux se ferment (repli, un instant, mais le bruit des vagues demeure) et la présence insistante de cet éclat d'∞ laisse une trace sur la rétine, au creux de la vie intérieure. Pupilles noires, sur lesquelles l'escarboucle de feu a imprimé sa trace, à travers l'air tremblé, presque transparent qu'elle a traversé. Presque, seulement. Rendu bleu par la présence au loin de l'∞.
Au sommet de l'angle, la vague a disparu. Restent la pupille noire et le soleil (impression photographique).
La lumière un instant sur la vague, au moment où elle se soulève, se réverbère. Angle d'attaque ouvert. Du soleil sur la vague. Réverbération. De la vague, ensuite, par rebond, dans la pupille noire. Le bref instant du déroulement de l'eau. L'oblique du rayon de soleil sur la surface de la mer. Le même bruit, toujours inchangé, basse continue de l'univers. Toute rêverie de la mer s'en accompagne. Murmure continué de l'∞. La coque du bâteau en résonne. Il suffit d'un rivage, de s'allonger sur le sol et sur lui, allongé, de ne plus rien faire d'autre que respirer. Réduire sa présence à cela. S'envelopper de l'étoffe ∞ de la mer dont se tissent les rêves.
Éclats (cette fois, tout se tient).
Dans les yeux fixes, un instant. Pupilles noires. Les paupières se plissent sous l'effet de cette conjonction en oblique. Puisqu'un instant, aussi bref soit-il, l'angle d'attaque du soleil sur la mer, inclinaison immense de ses rayons, qui rejaillissent à la surface mouvante de l'eau et entrent directement dans le regard. Symétrie de l'univers à cet endroit-là très précisément. La crête de la vague. Les pupilles fixes. Un instant la lumière du soleil nous assure que nous sommes à notre place dans l'univers. Aussi fugacement qu'il est possible, tout reprend sa place, et puis dans le mouvement continué, de nouveau, tout s'efface.
Instantanés.
Il peut arriver (sans que les raisons de ce phénomène ne m'apparaissent très clairement) que la lumière se fixe sur la rétine et qu'elle y laisse une trace. Durable. Photographique. On ferme les yeux, ou, plus simplement : les yeux se ferment sous l'impression trop vive de la lumière, et la même vision se reproduit, éclat de lumière à l'identique, sous les paupières fermées. Les yeux se ferment (repli, un instant, mais le bruit des vagues demeure) et la présence insistante de cet éclat d'∞ laisse une trace sur la rétine, au creux de la vie intérieure. Pupilles noires, sur lesquelles l'escarboucle de feu a imprimé sa trace, à travers l'air tremblé, presque transparent qu'elle a traversé. Presque, seulement. Rendu bleu par la présence au loin de l'∞.
Au sommet de l'angle, la vague a disparu. Restent la pupille noire et le soleil (impression photographique).
mardi 8 février 2011
L'∞, 9
Enfoncer, par l'écriture, un coin dans le béton effrité mais tenace du réel. C'est tout ce qui reste. Seules les couches superficielles se délitent, mais on sent facilement, sous les doigts, la résistance absolue du dispositif. On ne voit pas comment faire autrement. C'est ça, ou alors être écrasé, anéanti, dans les décombres de mort. On ne voit pas comment les mots pourraient s'insinuer dans les fissures comme de l'eau, ni comment ils pourraient profiter d'une nuit de gel pour gagner en extension, et faire éclater toute la structure ancienne, jusqu'à laisser voir le jour. C'est ça, ou rien. Alors il n'y a pas à hésiter, sur la stratégie à adopter, et tant qu'il est possible de respirer le souffle des mots, de se retenir à eux, de sentir leurs syllabes sur les joues, un souffle de vie est possible. Dans l'hypothèse où les lourdes portes se refermeraient, il n'y aurait plus qu'à étouffer lentement dans l'air vicié des verbes à l'indicatif.
Grincement. Les portes se referment derrière nos pas.
Il faut un souffle d'air, un rai de lumière, n'importe quoi, toutes les ruses pour enfoncer un verbe se tenteront dans le dédale des phrases, un irréel, un possible, il faut un temps autre que l'indicatif, assurément on n'y arrivera pas autrement, il faut mettre les verbes sur un mode différent, un conditionnel, un subjonctif…
pourvu qu'il vienne, je ne serais pas venue si le jour n'avait pas été aussi immense… je ne resterais pas si je ne le voulais pas… si tu tendais ta main, alors tu sentirais le souffle du vent… que le bleu infini de la mer me revienne… je mourrais sans lui…
…jouer des hypothèses et des suppositions est une stratégie moins désespérée que le monde, inventer des traces de possibles dans la structure étouffante du réel… pour tout cela, il faudrait un contrefactuel, une réduction à l'absurde de ces décombres, une réduction féroce, capable de corroder la matière brute de ce monde, et qu'importe si le correcteur d'orthographe ne connaît pas les contrefactuels, et qu'importe que personne ne s'en saisisse, il faut des ruses de l'esprit de plus en plus désespérées, de plus en plus cinglantes, où on inviquera les stratagèmes les plus étourdissants, où on les convoquera les uns après les autres (jusques et y compris la prière rétroactive, qui porte sur un événement du passé, déjà inscrit dans le cours du monde)…
et se dessinera alors une autre ligne mélodique.
lundi 7 février 2011
L'∞, 8
La possibilité de l'ailleurs est donc là, au bout des doigts, juste sur le bout des doigts, sur la pulpe sensible du bout des doigts, poudre rouge, du désert, des lointains, même sans y être encore aller, même sans connaître rien de ce lieu, on la porte sur soi, elle s'infiltre dans les empreintes digitales et dessine plus précisément le tracé des lignes qui nous sont absolument particulières, signature de notre présence dans le monde, que le sable rouge du désert vient souligner sur notre être même. Un peu de ce désert impalpable que nous n'avons encore jamais parcouru se pose sur notre être et dessine les tracés de sa singularité la plus précise. Au point que nous devenons surface de ce monde, sur laquelle l'∞ s'écrit.
Inscription des rêves dans notre imaginaire. La poudre efface de nos yeux en larmes les contours du monde qui soudain se brouille. Les mêmes formules, les mêmes signes, encore muets, pour le moment, se tracent, se répètent de jour en jour dans la lumière trop forte du soleil, ou dans l'obscur déchiré des nuits, ils se redisent, se psalmodient, supplication de la conscience dans les décombres du monde, psaume oublié dans le silence qui revient aux bords de nos lèvres, d'un souffle nous voudrions le redire, et pour le moment cela, encore, est hors de notre portée, il pourrait se faire que nous le retrouvions, que les anciennes incantations, celles qu'autrefois nous avons mainte et mainte fois répétées, nous reviennent d'un seul trait. Nous savons tous que ce n'est pas impossible, qu'il faut seulement boire toutes les infusions absurdes du langage, boire jusqu'à l'amer la solution invraisemblable, la combinatoire irrésolue des possibles qui s'offrent, dans le déploiement des phrases.
Incantation psalmodiée dans le silence de nos souvenirs.
Qu'ils reviennent. Que les lointains reviennent à nous. Ou qu'on s'en aille. Au loin. Aussi loin qu'il est possible de s'en aller. Alcoolisation des souvenirs. Il y a si longtemps qu'ils attendent, dans l'alambic de la conscience, cette poudre révélatrice, ils se sont si souvent mêlés, entremêlés, altérés, qu'il n'y a plus de prévision raisonnable à leur égard, seulement la possibilité d'une réaction chimique inattendue et féroce. Peut-être ainsi cesseront-ils d'infuser subrepticement dans le monde pour dévorer la surface, la ronger de dorures étranges, l'argent vif coulera comme une larme, dévorera férocement la trame du monde qui par endroits s'en trouvera rongé, à vif, déposera des reflets métalliques sur la surface irrégulière et les signes se donneront à lire dans une soudaine et indéniable évidence.
Le langage est un alambic.
L'∞, 7
Spinoza peut bien en dire ce qu'il en voulait, c'est pourtant cela qu'il nous faut, si nous voulons seulement continuer à respirer, il n'y a pas le choix, sans quoi nous n'y arriverons pas, soulever un pan du réel, et chercher la trace de ce qui en lui, est ∞, et le déposer dans les mots, puisque le langage, assurément, est ∞, puisque ses recompositions, assurément, sont ∞ et que donc, en lui, il est possible de respirer. comme cela n'est pas possible dans le monde. Même si le vent vient du large…. Combinatoire ∞, les mots se recomposent, se redistribuent, se tendent d'une idée à l'autre comme une corde de violon, et le son monte, d'eux, mis ensemble, et alors, seulement, il est possible de respirer (aux bords du monde).
Mais le vent vient du large…
… soulève des pans du monde, soulève les vagues, et l'écume et les rouleaux, et il suffit de se mettre face à lui, plein vent, plein soleil, pour qu'il prenne les cheveux, e pan des écharpes, toutes étoffes, le lourd manteau, même se soulève, et il vient, au delà de toute restriction impossible à lui imposer, de l'∞ qu'il habite. Plein vent, plein soleil. Le froid est vif. Les vagues déferlent. Parfois, il traverse la mer bleue dans laquelle Icare est tombé, celle-là même dans laquelle Icare s'est perdu, plein soleil, bleu de peintre, inchangé depuis qu'on la regarde, et tous ils l'ont regardée, et tous, ils y ont égaré au loin leurs regards, et dans ce bleu immense et parfait, il porte avec lui, jusque dans nos contrées, la poussière rouge du désert, fine, impalpable, colorée…
Alors il est possible de sentir le souffle de l'∞.
Traces de lui, sur les rebords du monde. Le doigt qu'on passe, et qu'on retourne, sur le mur de pierres, sur le rebord de la fenêtre, le capot de la voiture, n'importe où, écrit la lettre de notre attente, le doigt dessine une trace de sa pulpe fragile, et dit un mot de notre quête dans les confins des possibles. Caresse du vent sur les rêves, quand bien même il violenterait la matière, malmènerait les confins. Le doigt alors, par la grâce de la poussière ocre, écrit un signe minuscule sur la surface du monde. Idéogramme secret de nos rêves que personne ne déchiffrera. Le mot secret et tacite que nous tournons en notre esprit.
Et quand nous retournons la main, il y a, sur le bout de nos doigts, l'encre sèche de nos possibles.
dimanche 6 février 2011
L'∞, 6
Suspension … des phrases et du temps… c'est une seule et même chose… un point d'équilibre est atteint d'où on retombera bientôt, il n'est pas possible d'en douter, mais pour le moment un éloignement est possible dans les limites bleutées de la rêverie, qui ferait presque croire que le paysage est ∞, qui donnerait presque à penser que jamais il ne finira, que les limites jamais ne nous rattraperont. Extension des possibles, à quoi se heurte la négativité du terme qui sert à exprimer une positivité …
de sorte qu'il se passe ici une chose étrange : les concepts ou les idées, il est difficile de le dire, se désolidarisent du langage, ils ne se laissent plus saisir dans les termes qu'on leur a alloués, quelque chose claque dans l'air du soir, qui signe une discordance. Voilà qui instaure un étrange déséquilibre, tel celui de la marche, constamment rattrapée au bord de la chute, et de nouveau prête à tomber.
Spinoza, tout en polissant des lentilles dans son échoppe, s'en étonnait, refusait que l'∞, l'immortalité, l'illimité reçoivent, tous, les uns comme les autres, des déterminations négatives … car on remarque une même construction du terme, négation de l'idée, alors que l'idée dont il est question est positive, et que le fini se construit par restriction de l'∞, et non pas l'∞ par ajout de morceaux finis les uns aux autres, qui jamais ne donneraient l'∞, mais seulement l'indéfini, idée vague, autre, elle échappe, entre deux mondes, on ne la recherchera pas, elle existe dans un entre-deux où nous ne nous aventurerons pas. Notre temps fini sur terre n'est donc rien d'autre qu'une fraction d'immortalité prise entre deux limites, entre deux frontières, qu'on se gardera d'outrepasser. Mais l'∞ n'est pas une négation du fini. En revanche, quel que soit le déséquilibre qu'instaure cette idée, le fini est une négation de l'∞.
Un coin s'enfonce, entre le langage et la pensée qui ne coïncident plus l'un avec l'autre. Désaccord insoluble de nos idées et de leur expression. Même s'il y a bien des raisons de ne pas s'accorder avec Spinoza, l'interstice qu'il a rendu possible ouvre des perspectives. N'est-ce pas cela que nous cherchons, cela seul que nous cherchons contre le monde qui peu à peu, insensiblement, se referme sur nous, se resserre, au point qu'il nous faut, par la puissance de notre esprit, rouvrir les possibles et faire pénétrer un peu d'air dans le crépuscule des jours ?
Sans quoi, très rapidement, on étoufferait.
L'∞, 5
Lointains bleutés. Le nuage, et la brume, c'est tout un ; la brume monte de la mer le matin, sous l'effet de la chaleur du soleil, et on dirait que le jour est gris, même si ce n'est rien d'autre qu'une brume de chaleur. sur la mer. La brume pourrait bien n'être en retour qu'un nuage qui serait redescendu. Les deux phénomènes se mêlent, rêverie de voyageur, rien de plus, dans le soir qui tombe, bleuté. Les nuages n'ont pas de surface. Si, bien sûr, sous certaines conditions, ils en ont une, sous des conditions particulières, quand on prend sur eux un point de vue extérieur, point de vue de nulle part, vertige de celui qui regarde par le hublot de l'avion et aperçoit la mer de nuages, ils paraissent avoir une surface, mais de l'intérieur, de l'intérieur d'un nuage, ou de l'intérieur de la brume, cette impression disparaît et il devient clair alors que cet objet a une existence vague. Tous les objets matériels, selon le vieil Aristote, ont au moins deux surfaces, et le nuage, et la brume n'en a pas. On serait bien en peine de dire quand on y rentre, bien en peine de dire quand on en sort, à quel moment on traverse la surface, et pourtant des lambeaux de brume flottent dans les champs qui indiquent bien que nous y sommes. Objet sans surface, dans lequel on entre sans le savoir, dont on sort sans en avoir conscience, objet vague, imprécis, délité qui pourtant nous enveloppe, nous dont la conscience aiguisée par l'angoisse les fixe de ses pupilles noires.
Ces mots de Pascal : l'∞ est une sphère dont le centre est partout, et la circonférence, nulle part.
Objet étrange que le nuage. De l'∞, il n'a qu'une propriété, une seule, qui déstabilise tout le reste, et le laisse aux caprices du vent, sa circonférence n'est nulle part. Décidément, la pensée abstraite s'acharne sur lui, y fait un carnage. Le nuage disparaît de l'univers des philosophes. Se délite, se défait, être sans existence, sans forme, sans résistance, qui se laisse dévorer par la chaleur, aspirer par le vent, et dont on peut enlever toute particule sans qu'il cesse d'être un nuage, jusqu'à disparaître, ce qui montre bien, à leurs yeux, que les nuages n'existent pas, puisque rien ne change en eux quand ils cessent d'être… Délitement, le monde pourrait se défaire, comme un nuage. Asymptote vers la destruction, l'usure, qui malheureusement à un moment, trahira sa nature d'asymptote, rejoindra ce vers quoi elle tend. Et nous nous effacerons alors de la surface de ce monde.
Le jeu à travers l'espace se tend de tous ses possibles, saisit l'occasion des paradoxes et des retournements, être partout, n'être nulle part, ne sont donc pas, sous la seule variation négative, des expressions interchangeables qu'on pourrait substituer l'une à l'autre. Ce n'est pas une seule et même chose que d'être partout et de n'être nulle part. Pourtant, dans les méandres de ce voyage qui n'en finit plus, qui se répète et donc n'en finit plus, il est presque possible de ne se croire nulle part, de se sentir au loin, seulement au loin, dans l'horizon d'un tableau de Brueghel.
samedi 5 février 2011
L'∞, 4
Qu'est-ce que cela peut bien être, les lointains bleutés d'un tableau de Brueghel ? On avance à l'∞, on s'éloigne ∞ment, et voilà qu'on est à l'horizon du tableau, dans les zones vagues, bleutées, grisées, d'un crépuscule pictural. Si le TGV lancé à pleine vitesse nous conduisait en effet jusque là, il n'y aurait certes plus à regretter les quelques dizaines d'euros du billet. Les arbres s'estomperaient, les contours se mêleraient les uns aux autres, les ombres se déferaient dans le bleu brumeux, peut-être aussi nous déferions-nous vaguement, délitement des traces et des silhouettes, il reste un trait lumineux, rectiligne, mais seule la vitesse demeurerait. Le changement selon le lieu, une parmi toutes les sortes possibles et envisageables de changement, demeurerait seul, constante, tandis que le vague nous absorberait tous.
Délitement. Usure.
L'asymptote, selon sa courbe propre, se rapproche ∞ment de l'axe des abscisses, et jamais ne l'atteindra, continuera sans cesse de se rapprocher de l'axe des abscisses, sans jamais l'atteindre, il n'y a pas de paradoxe, et la pensée ici reste parfaitement stable, aussi loin qu'on s'éloigne selon le lieu, aussi loin qu'on s'éloigne selon le temps, la courbe ne cessera de se rapprocher de l'axe imperturbable des abscisses, et jamais ne l'atteindra. Il n'est donc pas impossible, si on transpose dans le monde abstrait du voyage ce mouvement propre de l'asymptote, que le train se rapproche ∞ment de l'horizon, jusqu'à atteindre presque les zones bleutées, grisées, de l'improbable jonction entre le ciel et la terre, ces zones-là, qui entre toutes sont oniriques et inespérées, et qu'il ne les atteigne jamais, asymptote désespérante d'un axe des abscisses toujours à portée de main, toujours plus à portée de main, et à jamais hors de notre saisie. Il s'en rapproche sans cesse, et, lancé à pleine vitesse, jamais il ne l'atteint.
Jamais nous ne sentirons sur nos visages la caresse de cet horizon bleuté.
Entre les parenthèses du voyage, suspension de notre monde. Le monde est là, effacé par la vitesse, effacé par le crépuscule, effacé par la brume. Derrière la vitre, il demeure possible qu'il soit là. Mais dans les parenthèses du voyage, parenthèse ouverte du départ, il y a la suspension du lieu et du temps. Quelque chose comme une suspension du lieu et du temps. Entre deux accès au monde fini, ponctué de nos repères spatio-temporels, il s'ouvre une suspension improbable entre deux parenthèses, et tant que seule la première (celle du départ) est ouverte, nous ne sommes nulle part, peut-être seulement en train de disparaître à l'horizon.
L'∞, 3
Ce qui fascine, c'est que l'∞ peut être minuscule.
Il n'est pas nécessaire d'y mettre les gouffres d'Andromaque (ce qui est d'ailleurs rassurant au seuil de ces phrases). Il suffit simplement de se représenter en son esprit, de concevoir le huit légèrement tordu d'un ruban de Mœbius. L'expérience de pensée suffit, mais en cas de refus réel et résistant des concepts, de toute pensée conceptuelle, on pourra aussi prendre un ruban, et le refermer en un huit, mais en prenant soin de tourner une fois la matière, de sorte que le recto se colle sur le verso. Puis on cherchera, du doigt ou de l'esprit, l'intérieur et l'extérieur de ce ruban, et indifféremment, on passera de l'un à l'autre, il sera impossible de mettre un terme autrement qu'arbitrairement, par lassitude, ou parce que notre concentration atteint là les limites de dont elle est capable. Et on aura atteint à un ∞ minuscule. Du moins on l'aura entrevu.
Cela posera d'autres problèmes, qu'il nous soit possible, à nous, être finis, de concevoir en notre esprit un ∞ dont ne pouvons pas être cause… laissons, pour le moment, puisque nous recherchons ces bribes d'∞ qui se présentent pourtant dans notre expérience du monde fini. Évidemment, on aurait pu pousser la préciosité du texte jusqu'à écrire ∞ barré, ou "non ∞" pour parler du fini, mais sachant que la moitié des lecteurs disparaissent à la première formule logique, et ainsi de suite, à toute occurrence de toute formule logique ou mathématique, on s'en abstiendra. Il demeure satisfaisant pour l'esprit que le symbole même de l'∞, légèrement tordu, devienne dans le monde un minuscule ∞.
Ligne de fuite ou entrelacs sans intérieur ni extérieur, desquels il est impossible de sortir. Après tout, c'est bien ce que fait la ligne de fuite, à l'horizon qu'elle ouvre dans le tableau.
Le train filait dans un paysage de plus en plus bleuté, de plus en plus brumeux, dans un presque crépuscule. Il donnait l'impression de traverser un tableau de Breughel, de s'enfoncer de plus en plus loin dans les zones bleutées et brumeuses de ses arrière-plan, de mener dans les confins d'un tableau où les traits sans perdre en précision se perdaient cependant dans les lointains…
Et en effet, il donnait l'impression de se perdre dans les lointains.
Et en effet, il donnait l'impression de se perdre dans les lointains.
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