Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

vendredi 31 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXVIII


Les souvenirs de l'enfance, en leur temps, se sont tissés si étroitement, si finement, qu'ils pourraient  ramener au monde ; pourquoi ne pas les suivre ? Un lien nous serait donné, qu'il suffirait d'enrouler autour de son poignet, presque rien, quelques tours enroulés autour d'une articulation, et là, on le devine, immobilité de l'âme, point fixe autour duquel le mouvement peut se faire sans que tout ne s'effondre et ne se déséquilibre, immobilité de l'âme, en tant qu'elle est nécessaire au mouvement et seule le rend possible, soulignée par un lien très doux, enroulé autour du poignet. L'hypothèse a le mérite de la simplicité (exercice minuscule). On conviendra qu'une main alors se souciait de ce fil qui  rattachait l'enfant à la suite de ses jours. Quelque chose le retenait, texture douce et serrée, qui s'est effiloché par la suite, les brins se sont défaits peu à peu, l'un après l'autre et ce qui était une toile fine se déchire d'accrocs multiples, à travers lesquels le froid de l'hiver est durci.

Il serait possible de remonter le ruissellement des impressions sur la peau… Comment le croire…

Il y avait en eux quelque mouvement intime si intact qu'il était possible de se fier absolument à la vibration qui émanait d'eux. Certes, les impressions alors étaient nouvelles, mais ce n'est pas cela seulement, qui faisait leur valeur intrinsèque. Certes elles se déployaient sans la surimposition étouffante des souvenirs, des regrets, des désillusions, mais ce n'est pas cela seulement qui les distingue des jours actuels. L'eau ruisselait sur la peau, les histoires s'égrenaient, les écorchures sur les mains lors des courses à vélo griffaient la peau, et les genoux en sang signaient la fin de l'aventure.

Hélas, aussi lumineux fussent-ils, ils ne sont plus qu'ombres opalescentes.  À se demander si un mouvement subreptice n'inverse pas tout exprès la proportion. L'éclat d'une pierre de lune, aussi atténué et complexe soit-il, presque décomposé en spectre lumineux, tend à se concentrer, évite avec prudence de se disperser dans un rayonnement, et parvient finalement à annuler tout mouvement centrifuge. Ils passent parfois, comme des caresses, dans le dédale des nuits, mais bien vite se révèlent incapables de nous reconduire à la rencontre des jours : le fil d'Ariane choisi égare un peu plus profondément dans le labyrinthe et nous nous réveillons, seuls, au cœur de la nuit d'hiver, face à des angoisses dévorantes.

Quand elle baisse la tête pour monter dans le taxi, son souffle, dans son écharpe, sur son visage, a une douceur presque oubliée.

mercredi 29 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXVII


Pratiquer des incises n'y suffira pas. 

Les incisions à l'intérieur des parenthèses ne sont que de piètres stratagèmes. Elles rencontrent bien trop vite, de par leur nature même, un point d'arrêt, qu'elles se révèlent bien incapables d'outrepasser. La raison, à coup sûr, est qu'il n'y faut pas beaucoup de souffle, et elles ne demandent pas assez d'ampleur pour déboucher sur autre chose que ce qu'elles ont quitté. À peine aura-t-on commencé à respirer que, sans en être surpris le moins du monde, de nouveau on étouffera. Ce n'est pas ce mouvement suspendu qu'il faut chercher, dans lequel on ne respire que pour recommencer à étouffer, à peine la première inspiration prise, et qui porte en lui, dans son geste même, l'immobilité des statues. Le souffle est resté court. Les espoirs seront déçus, il n'y a pas à en douter, par un juste retour des choses. On pourrait avec quelque raison y soupçonner une cruauté fine, et les espoirs en serviteurs ivres, dans leur ronde, amènent à leur suite, bien moins chancelant qu'eux, un désespoir silencieux. La parenthèse ouverte, dans un claquement sec, se referme.

Puis, ponctuation finale, le point referme tout. Il n'y a plus rien qui puisse être tenté.

Il convient de rechercher une modalité autre que celle de l'incision, certainement aussi pour y dessiner des mouvements bien plus amples que ceux dont, jusqu'alors, notre respiration s'était montrée capable dans le froid de l'hiver. Le moment n'est plus à l'inclusion et, stratégiquement, elle ne serait plus d'aucune pertinence.  Tous ceux qui ont tenté ce jeu se sont trouvés bien vite englués dans une matière solide et intraitable, tels des insectes pris dans l'ambre qui auront attendu des millénaires pour révéler quelque secret qu'on leur aura soin de leur arracher dans un laboratoire aseptisé, en même temps que leurs ailes. D'une section microscopique, la main tranche, sous l'œil impassible, les deux ailes de l'animal et les dépose sur une lamelle transparente. Ce n'est pas exactement cela qu'il faut viser.

Quelque chose se craquèle. La géométrie fine d'une goutte d'eau givrée dessine des dentelures que nous ne pouvons pas suivre.

Il faut que sa syntaxe de son passage dans le monde prenne une ampleur suffisante pour que sa voix porte au loin. Le souffle doit venir du creux du ventre. Exercices minuscules. Il ne paraît pas absurde de commencer par ceux du souffle. Imaginer que l'expiration porte au loin. Qu'on parle pour le dernier rang, et qu'il soit vide importe peu, ce n'est pas la question. On parle pour ceux qui ne sont pas là et qui, s'ils étaient là, seraient les derniers à pouvoir entendre notre voix. On ne parle que pour eux, ceux dont il est très peu vraisemblable qu'ils viennent et qui seront les seuls à  nous entendre. Reculer un tant soit peu les limites est en soi un triomphe. Pour cela, imaginer que la voix porte, et qu'elle va rebondir contre le mur du fond. Tout au fond. De sorte que cela suffit, la voix et va rebondir là, elle le sent, avec une précision déconcertante et physique, même si elle ignore presque tout des déploiements des sons et même si, pour l'instant, elle est restée silencieuse. Et voilà que les enfermements l'étouffent moins, ce n'est qu'un minuscule triomphe mais il lui semble que depuis qu'elle est sortie de cette pièce,  et qu'elle a échappé à la fête glaçante, sa respiration a gagné de l'ampleur.

Un taxi passe, qu'elle arrête.

Manuel anti-onirique, XXXVI


Exercices minuscules. Inventer des exercices minuscules, dans le dédale de ce labyrinthe (on pourrait, à la limite, douter de son existence), et commencer par là. On pourrait tout à la fois douter de son existence propre et de l'existence de ce labyrinthe. Appropriation du lien au monde, dont il faut espérer la structure aussi solide et serrée qu'une corde de la corderie royale, dont la longueur, après que les brins ont été tournés en une spirale si parfaitement régulière, dans la salle immense qu'elle traverse, subit une réduction d'un tiers de sa longueur : il semblerait que ce soit à cette condition très précise qu'on puisse avoir en elles assez de confiance pour leur confier sa vie dans le déroulement de l'océan. 
 
Or, pour le moment, à cette heure précisément, la structure est incertaine encore. Vacillante, comme la flamme d'une bougie dans le souffle du crépuscule.
 
La tâche se présente comme suffisamment complexe pour exiger une décomposition patiente en  épisodes minuscules (la recomposition demandera à n'en pas douter une certaine patience, nous n'en sommes pas encore là). Ressentir la présence du monde. Rechercher dans la somme de toutes les situations, de tous les objets, de tous les êtres, de toutes les vibrations,  de tous les états de choses (peu importe ici comme on voudra les nommer, le type d'ontologie qu'on entend adopter, le soubassement théorique finira bien, de lui-même, par émerger, et alors nous saurons sur quoi, au juste, nous marchons et à quoi nous nous retenons de toutes nos forces) rechercher et trouver la présence pleine du monde. 
 
Le monde : entendu comme somme méréologique de tout ce qui est. 
 
Il est possible, évidemment, qu'il se déploie dans le disparate, dans l'hétéroclite, et que les éclats nous brûlent les yeux comme des charbons ardents.  Les empilements, cela ne peut être entièrement exclu, seront peut-être instables, dans des équilibres précaires que les vibrations seules des pas pourraient suffire à mettre en péril. Mais entendu comme présence pleine de ce qui est dans le temps et dans l'espace, et dont la présence se perçoit dans ce qui est, dans ce qui fut et sans doute aussi dans ce qui sera, il est impossible de lui dénier une texture plus certaine qu'à nos rêveries, qu'à n'importe laquelle de nos rêveries.

C'est ce brouillard onirique qu'il faut déchirer. Tout comme les images de nos nuits se dissolvent dans la violence du matin.

mardi 28 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXV


L'air de la nuit est plus sensible à la peau nue que la fête était étouffante. Il y a un étrange effet dynamique, mais très certain, entre les impressions qui, en l'espace d'un instant, se croisent. Les premiers pas, dehors, lui sont un vertige de liberté, aussi minuscule soit-elle, c'est une liberté vertigineuse, l'obscurité luit, sur les toits des voitures alignées dans la rue, éclats métalliques, par fulgurance lointaine, des poignées, des rétroviseurs, quand les angles des rayons lumineux s'y prêtent, et au loin,  le bruit d'un moteur approche, et puis s'éloigne. Rien ne s'entend plus, martèlement, que le bruit des pas dans la rue, martèlement qu'elle fera le plus léger possible, de ses pas, dans la nuit.

La liberté minuscule a une saveur entêtante, qui se défera vite. Être partie avant la fin procure la gloire discrète et tacite d'avoir vaincu, dans le déroulement des événements du soir, d'avoir repris indûment pour son usage propre un peu des palpitations qu'elle aurait pu disperser dans un ailleurs… Sur le moment, le triomphe est immense, et disproportionné, et les impressions dispersées se condensent autour d'elle, nébuleusement, au point qu'elle ne fait attention ni au tracé de ses pas, ni au chemin qu'elle retrouve sans y penser, dans un mécanisme qui laisse à l'indifférence les impressions autres de la soirée.

L'idée est là, elle la tient, et pour la marquer dans le déroulement temporel qu'elle trouve un peu trop linéaire, du bout de son pied, elle envoie rouler au loin un caillou rond, qui rebondit contre une façade, et reprend sa chute un peu plus loin. Commencer par des exercices minuscules, Épictète peut-être, sur ce point, avait raison (c'est le seul point qu'elle lui concède, ce n'est pas l'essentiel, mais la concession est stratégique : tout le déroulement, dans la suite, en dépend). Dans les premières vibrations du mouvement est contenue toute la suite des impressions, tout le déroulement de la phrase est dans la manière première de s'extraire de la gangue de silence.

Réentendre, dans les battements les plus sourds de ses veines, quelque ancienne affirmation, depuis très longtemps, si longtemps qu'il est impossible de l'extraire d'un seul coup sec, enserrée dans une gangue de silence, qui, au fur et à mesure des jours, gagne. La visée est de retrouver peu à peu le tracé oublié de certains signes. Il doit bien y avoir, dans le monde, des traces presque invisibles de ce qu'elle cherche, et même si le vent du soir a effacé quelques signes, même si, les années passant, il devient de plus en plus difficile de les lire, le phrasé qu'elle entend s'y rapporte.


lundi 27 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXIV


(Caresse) 
 
L'écharpe renoue autour de son cou. L'écharpe fine s'enroule, se déroule, se resserre, peu à peu dessine autour d'elle un ruban plus tiède, dont la couleur importe peu. Le drapé manque sans doute de précision. La matière est trop souple. Tournoiement qu'on voudrait aérien, et qui reste fidèlement proche. Elle pourrait être souffle, tiédeur d'une nuit d'été, il n'est besoin que de cela, rien de plus que de cela. Un souffle tiède dans une nuit immense. Les protections les plus fines sont aussi les plus sûres. Il n'est besoin que d'elle, pour partir au loin de cette nasse étouffante, gagner la porte, remonter les possibles à reculons, et affronter un ailleurs. 
 
(Grouillement civil des hommes) 
 
Elle en est sidérée, comme chaque fois qu'elle y revient, y replonge, ils grouillent très civilement, leurs yeux inquiets d'animaux traqués restent perçants dans les visages, les sourires jamais ne déplacent plus que les traits de la bouche : rictus. Ils rient donc, très civilement. Le geste est maîtrisé, circonscrit aux seuls contours de la bouche, les joues remontent un peu, c'est mécanique, il est physiquement impossible de faire autrement. À n'en pas douter, s'il était possible de sourire en demeurant plus immobile encore, ils auraient trouvé par quelle contorsion sociale obtenir cette prouesse physique. 
 
Rien ne change, jamais : il suffirait de rentrer chez soi et de lire quelques lignes d'un auteur résolument janséniste, il n'y a rien de plus à en dire. Peut-être les formes sont-elles moins aiguisées en ce moment, elles ont dû s'émousser quelque peu ; il ne serait pas juste de s'arrêter à cette étude de mœurs, il vaut bien mieux gagner la sortie. Ils grouillent dans la nasse, comme des insectes en devenir,  se débattent conscients de leur existence, inquiets de sa valeur, prêts à toutes les cruautés si besoin est.
 
La solitude, seule, pourrait la reconduire en son lieu propre.

(Ouverture) 
 
Ainsi qu'une ouverture d'opéra. À présent, il va falloir retisser tous les liens, tous les possibles, tous les lendemains. Ce n'est pas une mince affaire. Elle constate avec une tristesse douce qu'un fil tiré traverse toute la trame et la resserre, qu'il prêterait la voie à une déchirure dans le tissu léger et chaud. Caresse déchirée : la chose est nouvelle. Jusqu'à présent, elles se contentaient de n'être que déchirantes. Elle s'arrête dans le vestibule, et sans prendre garde à la nasse grouillante, remet en place les choses, la tête penchée sur ce seul objet du monde qui retient son attention. Fine trame des choses et des jours, la caresse autour de son cou, et le silence qui l'enveloppe. Fine et très légère trace d'un possible qui ne se dessinerait que dans l'obscurité de la nuit.

mercredi 22 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXIII


Des éclaboussures l'avaient atteinte, ce n'était rien de plus, rien de grave, et même si le velours de sa robe, par endroits, était rongé et dévoré d'acide, il l'avait protégée aussi bien qu'une armure étincelante, lui dont l'éclat était pâli. Elle ne sortait pas tout à fait indemne de la joute, elle n'en sortait, il fait le reconnaître, et rendre à chacun son rôle dans cette histoire, que parce qu'il l'avait retenue, au moment où elle pensait sa trahison avérée, et qu'il l'avait empêchée de sombrer, mais une seule chose comptait : elle ressortait de ce bourbier, et la fatigue aidant, le besoin de la nuit profonde, du silence  étoilé, se faisait plus pressant, plus insistant.

À un point tel qu'elle ne put que l'écouter et le laisser conduire ses pas.

Elle avait déjà remarqué cette façon qu'a la boue de devenir aussi coupante qu'une lame quand elle atteint sa victime, dans des éclaboussures insensées, cette façon qu'elle a de pratiquer de fines incisions, très profondes, des myriades de blessures minuscules, comme des constellations inversées, dans toute protection aussi sûre soit-elle. Il fallait agir vite et les laver dans la profondeur infinie de la nuit, inverser les regards et les plonger dans le ciel comme on plonge dans un gouffre, lever la tête et prendre la mesure que l'homme n'est pas la mesure de toutes choses. Tous les battements de son cœur ne cessaient de le lui redire, de le lui répéter, incessamment, inlassablement, il fallait fuir, au loin, reprendre souffle, reprendre vie, il le lui avait montré, lui qui restait sur les berges mais la poussait au loin.

Une fois ce premier jeu de miroir brisé, elle n'avait plus rien à perdre ni à craindre. 

Il fallait simplement plonger dans les profondeurs de la nuit, rien de bien compliqué, ensuite de quoi il fallait s'y laisser perdre comme on plonge dans un gouffre, affronter les silences,  passer les vagues de silence les unes après les autres, on pouvait les compter mais cela n'était pas nécessaire et permettrait alors de regarder, à partir de perspectives inavouées, des points de vue que nulle part ailleurs elle n'aurait eus sur l'obscurité aveugle, d'y percevoir des bruissements de soie et, si les dieux de la chance et des métamorphoses lui souriaient, d'y entendre de secrètes versions du monde, dans des tonalités qu'elle ne parvenait pas, de là où elle se trouvait actuellement, à entendre. Il devait être possible au moins, comme le fit Ockeghem en son temps, d'en proposer au moins quatre tonalités différentes et de les suivre chacune jusqu'au bout dans tous les méandres nécessaires à leur achèvement. 

Tout reste continuellement à reconstruire et rien n'est stable dans ces sables mouvants.

Elle décida d'y affûter ses sens, d'y abandonner toute résistance, pour, au plus vite, gagner la sortie et se retrouver très loin de toute cette mondanité bourbeuse (cela lui faisait toujours le même effet, avait toujours le même goût dans la bouche, un goût de sang, douceâtre et tiède, sans aucun intérêt). Elle l'avait déjà goûté plusieurs fois, n'y prenait aucun plaisir, n'y voyait aucune variation digne d'être conservée en mémoire. Munie de ces quatre blancs-seings, de quatre tonalités différentes, elle pouvait  enfin fuir et se laissa aspirer délicieusement dans des profondeurs autres.

mardi 21 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXII


La vie sociale est de sables mouvants tièdes. 

Plus elle se débattrait, plus elle en serait couverte. Le mécanisme est bien au point.  Les taches se verront mieux sur les vêtements solennels et raides qui retiennent ses mouvements et qu'elle a dû enfiler pour l'occasion. Tout est parfaitement réglé. Tout geste sera maladroit, toute protestation inutile. Elle est éclaboussée de leurs rires, tout le monde rit, autour d'elle, elle les regarde, cherche un appui, un visage qui simplement resterait étranger à la scène, tout le monde rit, le cercle s'est refermé autour d'elle, elle ne sait plus comment leur échapper, on voit bien que ses mouvements sont arrêtés à l'instant même où elle les esquisse, on le verrait, mais ils ne voient rien, tout se brouille, ils en pleurent de rire, se délectent de ces mots "jusque dans la mort, il nous aura emmerdé", aucun appui, aucune main à saisir. Toute protestation est inutile mais parfaitement nécessaire pour se sortir de ce cercle là. 

"C'était un ami de la famille, je le connaissais bien."

Elle sent profondément le manque de panache de cette intervention. Elle a dit ça en regardant le rieur. Sa voix a tremblé et ce tremblement ajoute à son irritation. Ils vont croire que c'est de peur. C'était peut-être de peur en effet, on ne peut pas écarter absolument cette hypothèse, elle-même non plus ne l'écarte pas. Un étrange mélange de peur et de colère l'a saisie, colère d'être salie par eux, il devenait nécessaire de se désolidariser au plus vite de ce cercle visqueux des rieurs. Maintenant qu'elle a commencé, elle se sent un peu plus capable de le redire.

"Je le connaissais bien." 

Elle soutient leurs regards à présent, et sa voix a gagné en assurance. Elle s'obstine. Elle pourraitt épuiser toute son obstination à le redire. Elle tremble un peu.  Sa voix est devenue sèche, aussi sèche que ses yeux. Maintenant, il est impossible de prévoir ce qui va se passer. Il lui faudrait imaginer une nouvelle ruse pour se sortir de ce cercle, et elle a épuisé toutes ses ressources de ce seul coup. Elle a brisé les rires, mais visiblement, cela ne suffira pas. Elle ne s'attendait pas à cela, elle n'avait pas prévu qu'il y aurait une suite, qu'il faudrait enchaîner les mouvements et les paroles. Elle pensait que tout se déferait, que son intervention y suffirait. Ils se sont tus, et tous les regards sont sur elle. Il y a un très bref moment d'immobilité et de silence auquel elle n'aurait pas su échapper.

Il intervient d'une voix calme, elle ne sait pas ce qu'il a dit, mais le cercle s'est défait, la vie sociale a repris ses droits, un peu plus loin, un peu ailleurs.


lundi 20 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXXI


Alors le matériel reprend ses droits, et bientôt gagne la partie, sans qu'il soit possible de rien négocier.
 
Les perceptions deviennent assourdissantes, aveuglantes, il est difficile, dans le brouhaha, d'entendre les voix, de distinguer leurs sonorités, et même simplement de repérer qui vient de prononcer le nom auquel on répond, auquel il faut répondre ; suivre des lignes mélodiques qui seules donnent le sens exact des phrases devient indiscernable. Elle les entend, il est impossible de dire simplement une phrase, de simplement faire une demande, sans forcer leur voix, la pousser au-delà de ce dont ils sont capables sans atteindre des distorsions sans grâce. 
 
Les rires, surtout, les rires deviennent stridents, 
 
à présent atteignent des hauteurs insurmontables,  mélange d'alcool et de souci de plaire, elle voit les autres rire, renverser leur tête en arrière (pourquoi font-ils cela?), appuyer sur un bras une main complice, et elle ne parvient plus à se contraindre à les imiter. Pourtant la chose est très simple, il n'est pas nécessaire de les comprendre, d'adhérer, de les trouver spirituels, il suffirait de les imiter, c'est une condition minimale, il faut la respecter, elle ne sait plus comment s'y plier. Toute la vie sociale est là, dans ce jeu d'imitation, sans aspérités, ce n'est pourtant pas compliqué, il suffit de faire comme les autres, juste comme eux, il suffit (ce n'est pas compliqué) d'adapter sa conduite à la leur, de s'incorporer leurs mouvements, puis de les reproduire sans relâche, caler sa posture sur la leur, tracer des mots d'esprit, manifester des distances polies, tout ce à quoi elle parvient facilement, dans ce brouhaha monstrueux, et qui lui paraît soudain impossible.

"Celui-là, il nous aura emmerdé jusque dans la mort"
 
et ils éclatent de rire. Elle les voit, elle les entend rire, il parle d'un homme qu'elle a croisé à maintes reprises, elle le connaissait, pas un moment ils ne l'imaginent, pas un moment ils ne pensent que leurs mots ne sont pas drôles, elles frissonne et ils ne le voient pas, "celui-là, il nous aura emmerdé jusque dans la mort", c'est donc cela, la vie sociale, elle les regarde, elle cherche en fait, du regard, un regard auquel se raccrocher, autrefois, il y en avait, ils rient, tous, tous, absolument tous, elle cherche un appui, mais tout se dérobe, ils rient, autour d'elle, le rire déforme leurs visages, elle se souvient du moment où elle a entendu, à la radio, l'annonce de sa mort, elle venait de s'arrêter sur une route de forêt, allait couper la radio, et elle a entendu, puis son portable a sonné, et l'annonce irréelle est devenue réelle, elle sait qu'elle entendra cette phrase toute sa vie, "celui-là, il nous aura emmerdé jusque dans la mort" (rires), lui dont elle a suivi le cercueil, et au moment de la mise en terre, il y eut, soudain, dans le jour gris, un seul, un unique rayon de soleil. 

Ils rient, tous. Elle aurait, si elle pouvait, les larmes aux yeux. Mais ils sont secs et ses joues sont en feu.

dimanche 19 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXX


En effet, le cercle explose. 
 
Et rien ne se passe. Il est sidérant que, à ce point là de basculement,  le cercle explose, vole en éclats, s'éparpille dans les airs et retombe en myriades d'éclats sur les convives,  certes silencieusement, et rien ne se passe, aucun ressort ne se tend, aucun contrebalancement ne vient contrarier ce mouvement et révoquer son absurdité. Personne ne se précipite vers elle. Le cercle qui la protégeait vient de tomber en morceaux, elle n'est pas faite pour ces lieux, elle n'a rien à faire dans ces soirées, dans ce bruit, le cercle explose, la frontière se défait, tout s'effiloche, elle bascule dans soirée mondaine la plus plate qui soit, et personne ne s'avance vers elle. 
 
Les défaites sociales sont les pires. Plaie invisible, lèpre, elles rongent. Bien autrement, bien plus douloureusement. Elle vient de se voir retirer le seul bras sur lequel elle se serait appuyée pour traverser triomphalement la nuit. Il ne se rend sans doute compte de rien, lui qui pourtant, dans d'autres soirs, le lui avait offert et l'avait protégée. Il faut croire qu'il n'avait rien compris. Elle en vient à croire qu'il n'avait rien compris. L'éclatement de ce cercle dans lequel elle les pensait, tous deux, côte à côte, lui donne à soupçonner qu'elle a commis une erreur et peu à peu le cours des choses se détourne, elle le remonte, le doute les ronge, l'un et l'autre, et les dislocations se démultiplient. Elle n'est plus sûr de pouvoir, en face, regarder son visage, planter ses yeux dans les siens comme il y a encore quelques minutes elle aurait adoré le faire. 
 
Les trahisons sont ahurissantes.

On en vient alors à la trahison des choses. Le mouvement qu'il a initié ne s'arrête pas avec lui. Tout  semble lourd et pesant,  les phrases qu'on lui adresse lui parviennent à travers une distance infranchissable dans laquelle, de nouveau, les mots se perdent, il va être difficile de fuir, cependant. Le poids du réel soudain se fait sentir. Les phrases qu'il faudra dire avant de rejoindre la nuit s'enchevêtrent comme des labyrinthes, remerciements et compliments, elle voudrait y couper, trancher net, et fuir, mais il n'est guère possible de relever d'une main l'ourlet de sa robe et de partir en courant, sans même ramasser son manteau, simplement pour sentir le froid glacial de la nuit lui enserrer les épaules, et enlacer sa nuque. 

Soudain, elle ne les voit plus qu'à travers des métamorphoses haïssables.

Manuel anti-onirique, XXIX



Elle le pressent, ils sont arrivés aux bords de leur silence. La présence de la frontière,  comme une marque insensible, se fait sentir, et commence à se dessiner à la limite de leurs regards, ligne fine et brillante, comme une petite déchirure dans la structure du monde, une griffure, et de l'intérieur, elle-même peut la ressentir au point de multiplier les légères erreurs, une intonation un peu trop aigüe dans laquelle son inquiétude perce, une légère crispation des paupières, alors même qu'elle ne prête aucune attention à la scène qui l'entoure. Un minuscule rouage, très sûrement, commence à perdre de sa précision, quand bien même la mousse du champagne ne sortirait pas de sa coupe, ne coulerait pas sur sa main.
 
Même sans cela, quelque chose est en train de se briser.
 
C'est toujours le cas. Quelque chose est toujours en train de se briser. Corruption des êtres et des choses. Lent basculement. La chute défile au ralenti, mais le mouvement reste une chute. C'est peut-être pour cette raison qu'il est très rassurant qu'une coupe de cristal tombe, à la verticale, et se brise, qu'une femme la laisse tomber, et que sa main se retienne au-dessus du vide où l'objet a glissé, alors son compagnon se précipite, marque la précipitation, et efface les traces de cet incident,  ramasse précautionneusement les éclats de l'objet dans sa main, pendant qu'elle disparaît à la recherche d'un linge blanc pour essuyer sa robe, on l'assure que ce n'est rien, ce n'est pas grave,il y a toujours quelqu'un pour ajouter que le champagne ne tâche pas. Et cela crée un minuscule tourbillon dans lequel ils oublient ce qu'elle ressent.

Bientôt ils vont être séparés, sans qu'elle y puisse rien. Elle ne pourra rien marquer. Les conventions sociales ont dû être inventées pour ces situations-là, expressément.

Ils vont repartir dans la foule. Ils ne pourront pas rester ainsi, dans cette strate du monde. La catastrophe se produit sans attendre, irruption, interruption. Il les a repérés dès qu'il est entré dans la pièce. Selon une trajectoire parfaitement rectiligne qu'elle a fait semblant de ne pas remarquer (comme si elle pouvait l'annuler, comme s'il était encore temps de l'annuler) il se précipite, sur eux lui serre la main avec effusion, est avec elle si parfaitement poli et aimable,  qu'elle se replie très loin, et malgré son refus silencieux, la conversation reprend, dans laquelle elle sera comme toujours, polie et absente.

Tout le cercle qui la protégeait a volé en éclats sous les pas du nouveau venu. Mouvement de ressac. Il faut fuir.

samedi 18 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXVIII


Elle le pressent, cet équilibre instable ne pourra pas durer. 

Ils sont presque immobiles, l'un à côté de l'autre, en équilibre au bord de cette soirée, ils ne parlent presque pas, seulement pour donner le change, il répond d'un sarcasme léger aux toutes petites choses qu'elle dit, elle sourit alors, et le regarde en coin, et la conversation se perd, reprend ailleurs, elle est devenue entièrement décousue, elle s'effiloche, ils se perdent dans leur rêverie commune, elle sait qu'elle ne peut rien faire, il sait qu'il ne fera rien, mais en attendant, ils sont l'un et l'autre à côté l'un de l'autre et c'est à croire que pour un moment cela suffit à leur donner une place dans le monde. Un instant, ils n'ont pas besoin de reprendre leur course, leur souffle, ils se plaisent à constater la parfaite symétrie de leurs gestes, ils se répondent dans un espace qui peu à peu n'est plus le même, elle se penche et lui aussi, il tourne la tête, elle lui répond du même mouvement, il était donc inévitable, à un moment, qu'ils se retrouvent côte à côte et que, de profil, ils soient l'un tout contre l'autre.

Mais il y a dans ce jeu là une faiblesse insigne.

Ils ne parlent plus assez. C'est compréhensible, on ne leur en fera pas reproche. Des phrases trop absurdes lui traversent l'esprit. Elle pressent qu'il lui arrive la même chose. Il vaut mieux qu'ils se taisent. Alors ils peuvent à volonté se glisser dans des pensées tacites, qu'ils partagent en dépit du lieu et du bruit, des claquements des pas, les femmes en talons hauts,  elles passent, pavanent, il lui demande si elle n'est pas pieds nus pour être aussi silencieuse quand elle se déplace, et ils sourient des mêmes choses, qui les font rire en même temps. 

Leur stratagème commence à se voir, la stratégie s'évente.

Ils ont l'air un peu trop ailleurs, ce qui indique qu'ils partagent un rêve, et qu'ils se sont abstraits du monde. Ils ne jouent pas le jeu, cela devient parfaitement clair, pour tout un chacun. La tricherie est évidente. Ils ne répondent plus aux conditions qui avaient été posées. Ils ne sont que deux personnages et voilà qu'ils prennent leurs distances. Le décor est planté autour d'eux, buffet, bouquets majestueux, fête mondaine, les conversations fusent, et le champagne dans les coupes fait monter des colonnes verticales et interrompues de bulles minuscules, dans les mains qui les tiennent, toutes les mains, et personne ne doute qu'ils pourraient être n'importe où, sur un chemin, sous la pluie, on voit bien qu'ils ne sont plus là.

Ils sont très loin déjà.

vendredi 17 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXVII



Voilà qu'à présent, ils sont délicieusement silencieux.

Quelque chose comme une respiration. L'un à côté de l'autre, ils regardent la pièce immense et décorée, ils passent leurs regards sur les reflets de la fête dans les miroirs, le verre des fenêtres que la nuit a rendu aveugles. C'est incroyable qu'ils soient aussi parfaitement seuls et tranquilles. Il regarde un peu au dessus d'elle et elle est englobée dans son regard. Il n'est pas nécessaire qu'ils se parlent pour que leurs mouvements s'accordent et se déplient en regard l'un de l'autre, sans même qu'ils se regardent. Elle laisse son regard errer dans un vague qui lui convient mieux que tout. Les effluves de la fête, sa pulsation, tout cela leur parvient encore, mais ils ont recréé autour d'eux une pulsation beaucoup plus intime, et si puissante, qu'il n'est plus nécessaire qu'ils se parlent.

Personne ne les observerait assez longtemps pour remarquer cette articulation infime de leurs gestes, et alors comment expliquer que personne n'ose les approcher, personne n'ose leur parler, qu'on les salue seulement de loin, sinon qu'il doit bien filtrer quelque chose d'eux auquel personne ne trempera ses lèvres, qu'il doit bien infuser une part d'accord telle qu'aucun autre convive ne tente de s'interposer entre elle et lui, ils ne laissent aucun espace, même si, à aucun moment, ils ne se touchent.



Il est possible qu'il ait frôlé sa main quand il lui a servi du Champagne. À présent, elle dit des choses minuscules, qu'elle aimerait bien dire "Vin de Champagne", comme au XVIII ème siècle, mais que c'est trop précieux, il sourit à autre chose que le sens de ses paroles, il n'abandonnera pas un instant sa très légère raideur anglaise, qui s'exprime si particulièrement dans la manière qu'il a de ne pas prendre garde au verre de vin qu'il tient dans sa main, et qu'il boit sans avoir l'air d'y penser.  Il sourit à autre chose, un peu au-delà de ce qu'elle dit. Elle se glisse dans ce lieu qu'elle sait fragile, et dont bientôt il lui faudra sortir pour replonger dans le brouhaha du monde, distribuer des compliments absurdes et des sourires de façade.

Pour l'instant, il la retient dans ce lieu et elle se laisse retenir.

Manuel anti-onirique, XXVI


Il suffirait de les regarder avec un peu plus d'attention. La surface des choses se laisse aisément percer et la fine pellicule de mensonge et de convention ne résiste pas très bien. Heureusement pour eux, chacun, dans l'immédiat, les évite et les contourne. De sorte que leur secret reste pour un temps encore suspendu à leurs lèvres. Car on s'apercevrait aisément que leurs mouvements sont parfaitement réglés l'un sur l'autre et il deviendrait parfaitement évident qu'ils dansent, au milieu de la fête, qui  bat sa pleine mesure,  dans une indifférente infinie au monde, une valse infiniment si lente, presque infinie, qui fait paraître les mouvements des autres, de tous les autres convives violents et désaccordés, et saccadés.


Depuis qu'il lui parle, ils se sont à peine déplacés, ils ont circonscrit leurs pas dans un espace très étroit, dans lequel leurs mouvements pas un instant n'ont cessé de se répondre. Elle a tendu son verre, et il a saisi une bouteille de champagne, sans presque bouger, sans même regarder le buffet auprès duquel ils se tiennent, et tout en continuant de lui parler, il l'a servie, lui a souri, sans que le cours de ses confidences ne s'arrête un instant, elle a murmuré quelques syllabes que sans doute il n'a pas eu besoin d'entendre pour les comprendre, et qu'elle n'a pas voulu rendre trop insistantes, et il s'est retourné vers elle, de nouveau.


Vient un moment où elle avance d'un pas vers lui et lui aussi, avance d'un pas vers elle. Il se rapproche et leur valse très lente peut commencer. Elle esquive, d'un quart de pas vers la gauche, sa main frôle la nappe du buffet, elle esquisse un geste vers lui, et lui, d'un mouvement insensible, reprend sa place, si on regarde bien, on s'aperçoit qu'il n'est pas face à elle,  mais qu'il s'est très légèrement décalé, de manière à ne pas affronter son regard mais plutôt, à glisser son visage dans une ligne de l'espace parallèle à celle où elle se trouve.

Ils ne se touchent ni ne se frôlent. Elle répond à ses mouvements, elle se glisse dans l'espace qu'ils ouvrent, aussi peu dessinés soient-ils, elle les devine sans hésitation, tous deux ont accompli un cercle complet et se retrouvent dans la position même de l'espace, à l'endroit précis où ils se sont rencontrés, au début de la soirée.

Par moment, il lui murmure une chose, et elle s'incline vers lui pour mieux entendre, puis tous deux s'écartent très légèrement, à peine, simplement pour pouvoir revenir l'un vers l'autre dès qu'une variation de leur voix, une tonalité plus assourdie, le leur permettra. Leur conversation a changé. Il est clair qu'il a délaissé le domaine des confidences, et qu'ils ne se disent plus que des choses très anodines. Ils continuent à esquisser ces pas et semblent s'en délecter au point que leur conversation n'est plus qu'un prétexte pour écarter les autres. Toute leur attention porte sur la chorégraphie très lente dans laquelle ils se sont reconnus.

Ils se plaisent à ne presque plus rien dire, afin de demeurer dans ce cercle qu'ils ont tracé autour d'eux et dans lequel ils s'accordent cette valse silencieuse. Et chacun d'eux le sait.


jeudi 16 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXV


C'est une situation étrange. Voilà près d'une heure qu'ils parlent. Une heure, ou, d'un point de vue mondain, un temps infini, elle ne sait pas, elle ne compte pas.  Ils se sont retirés dans un lieu à eux, en plein milieu de la fête. Il parle, il lui raconte son désarroi. Elle est suspendue à ses lèvres. Il raconte ce à quoi elle ne peut rien, et à quoi il ne peut plus rien. 
 
Dans le temps suspendu de la soirée, un autre espace vient de s'ouvrir.
 
Il parle, elle écoute avec une attention si fine, si transparente, qu'autour d'eux, la fête s'est retirée.  Les bulles montent, parfaitement verticales, dans la coupe qu'elle tient, et qu'il a rempli à nouveau. Leur attention l'un pour l'autre, ils s'y réfugient, a créé tout autour d'eux un lieu du monde où elle est à l'abri du désordre et du bruit de la soirée. Hors du vacarme et des rires, dans lesquels elle sent que la solitude est pesante ; et le divertissement devient triste, dans chaque rire, au creux de chaque éclat qui se répand sur les autres convives, les éclabousse, les atteint en plein cœur, il y a l'oubli qu'on cherche et qui ne se laisse pas écarter si facilement. 
 
Il la tient à l'abri dans un cercle que les convives, à présent, évitent sans même y penser. 
 
Le flot mondain recule et s'écarte autour d'eux. Il lui parle. Elle écoute. Suspendue à ses lèvres, dans une immobilité délicieuse. Ce qu'il lui raconte, personne ne l'a su, la fête s'est retirée autour d'eux. Tous vont leur pas dans le divertissement mais une prudence secrète les détourne du cercle intense qu'ils ont ouvert tous les deux. Les femmes, tâches colorées, continuent bien de renverser leur chevelure en arrière et de rire, les hommes, comme des traits noirs, ponctuent dédaigneusement le décor et traversent l'espace avec des coupes de champagne à la main. Tout se décale. Elle écoute. Ils sont, l'un pour l'autre, dans un espace par eux ouvert, et pour eux seuls, au milieu du brouhaha et des rires, qui leur arrivent, par vague, et qui les éclaboussent à peine. Parfois on la bouscule à peine, et lui passe son bras pour la replacer dans ce cercle ouvert pour eux seuls.
 
Il doit y avoir quelque chose comme une frontière ténue mais bien réelle à la limite de sa voix, que personne d'autre ne peut franchir.

mercredi 15 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXIV



Ce qu'il lui raconte, personne, jamais, ne le saura. Personne ne l'a su à ce moment là du passé, où ils étaient l'un et l'autre à l'intérieur de ce cercle très étrange. Il parle. Il ne la regarde pas toujours. On ne peut pas dire qu'il ne la regarde pas ; il est évident qu'elle est au centre de son attention. Mais il ne la regarde pas constamment. Parfois il tourne vers elle son visage et accroche son regard, d'un mouvement étrange : alors qu'il est plus grand qu'elle, on pourrait avoir l'impression qu'il fait ce qu'il peut pour la regarder un peu par en-dessous, pour relever son visage vers le sien qui pourtant est un peu plus bas. Même sans entendre leur conversation, sans rien en savoir, on sent qu'il ne pourrait pas supporter, en plus, la difficulté de soutenir son regard à elle, qu'il croit limpide. 
 
Rien, de toute son attitude, ne pourrait convaincre de cette transparence. Cela ne change rien  : il la croit limpide. 
 
Et cette certitude qu'il ne remet pas en cause va déterminer tout le déroulement dela scène. Quelle que soit la perspective qu'on adoptera, quel que soit le point de vue qu'on choisira sur eux, même de très loin dans le grand escalier d'honneur, il demeurera clair qu'il se retient, autant qu'il le peut, à ce portrait qu'il s'est fait d'elle, et dans lequel elle ne se reconnaît pas tout à fait. Il parle et autour d'eux le flux des paroles, la fête, les rires, les dissonances, en un instant, se sont repliés un peu plus loin. La scène continue, elle se déroule, soirée parisienne, mais on pourrait croire qu'elle est devenue  presque silencieuse, qu'elle a sombré dans une autre strate de la réalité, et aussi étonnant que cela puisse être,  personne n'a eu la maladresse de tenter une intrusion dans leur duo. Les autres convives continuent de tourner autour d'eux dans cette valse abimée et monotone, pas de deux mal assuré, et une gangue de silence à présent les protège, dans laquelle il peut lui murmurer ce qu'il veut. 
 
Il parle, sans cesse, et sans précipitation. 
 
Il parle comme s'il était assuré, maintenant qu'il a mis en marche un mouvement, que tout ce qu'il avait à dire est contenu dans le premier souffle du premier mot qu'il lui a adressé, et rien  ni personne ne pourra l'arrêter. Il n'est donc pas nécessaire de bousculer les mots, les vocables, de les heurter, de les précipiter, de les entrechoquer. Il n'y a aucune nécessité à la précipitation des confidences. Ce qu'il lui a dit, personne ne l'a jamais su. Elle ne lui répond presque rien. De temps en temps, elle soutient son regard, de cette façon étrange qu'elle seule a su trouver. Elle ne dit presque rien. Elle se contente de marquer son attention, chaque fois qu'il avance d'un pas, chaque fois qu'il parcourt un autre méandre et qu'il lui demande son approbation, et de le soutenir ainsi, silencieusement.

L'endroit est on ne peut plus mal choisi et voilà néanmoins qu'ils sont seuls au monde.


lundi 13 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXIII



Une légère contraction des mains. Les doigts se séparent autour du pied du verre, et la main caresse et soutient l'arrondi, en y déployant très peu de force, presque rien. Elle prend la coupe de Champagne qu'on lui tend, et la valse lente la met en mouvement elle-aussi. Le Champagne est son sauf-conduit, pour un temps déterminé, elle devrait pouvoir entrer dans la danse. Il convient alors de commencer à passer de l'un à l'autre, de dessiner un sourire sur son visage quand on lui présente quelqu'un, quand on lui dit quelque chose qui doit être drôle, elle a parfaitement appris cela et devine assez bien comment réagir, et, le Champagne, aidant, il est plus facile de réagir comme il convient.  Quelque chose comme la possibilité de la légèreté. Les bulles peu à peu s'impriment dans ses mouvements, il y a comme un léger effet d'emballement au fur et à mesure que la soirée passe, et qu'elle avance dans l'espace.

À présent, la pulsation de la valse sociale est parfaitement régulière.

Il semble que tous soient pris dedans (sauf quelques uns qui sont déjà partis). Quelque chose comme la pulsation d'une musique. Le rythme qu'il faut sans cesse entendre en soi, pour se tenir à lui et être exactement en elle. Le rythme. La pulsation. C'est cela qu'elle écoute. Ce monde glisse et ne retient pas. Les détails qui pourraient la retenir doivent être oubliés. Et pour cela, il y a la pulsation. Détails du monde (à oublier), une assiette au décor ancien, un arum dont l'unique pétale commence très légèrement à jaunir, presque imperceptiblement, dans le bouquet solennel qu'ils forment au centre du buffet, cette jeune fille dont le sourire est triste, et la cour autour des puissants. N'importe quelle société, aussi minuscule soit-elle, génère ses puissants, à croire qu'ils sont nécessaires pour que tous les autres, les courtisans, puissent tourner autour d'eux dans leur valse obséquieuse. Détails du monde sur lesquels on n'insistera pas.

Il reste la pulsation.

Ce qui se perçoit de la musique quand on cesse de l'écouter anecdotiquement. Ce qu'on perçoit, quand nos mouvements se nourrissent d'elle. Ce qui, d'elle, vient en nous. Un battement. Qui pourrait être celui, tout intérieur, des veines et de la pulsation de la vie. Il arrive que les deux coïncident. Elle pense à cela, tout en jouant sa partie dans le tourbillon social. 

Mais de point d'impact, il n'y en a pas.


dimanche 12 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XXII


On obtiendra à peu de choses près les mêmes résultats si on observe la scène d'un point de vue physique. 


Le point de vue (mathématique, physique, social… ) qu'on voudra donner à l'affaire ne lui change presque rien. À travers le prisme des différentes mises au point, la situation reste identique. Les conclusions elles-mêmes sont identiques. Et d'ailleurs, toutes les soirées ne sont-elles pas un peu les mêmes ? Des paramètres se retrouvent, presque immuablement, sur lesquels toute soirée mondaine est une variation. Rien de plus qu'une variation. 

Les lignes de force restent à peu près toujours les mêmes.


Par exemple, d'un point de vue physique : les corps se déplacent dans un espace rectangulaire assez lisse pour qu'aucun d'eux ne soit supposé s'effondrer. On évitera, pendant une soirée mondaine, de s'écrouler de douleur, spectaculairement, et de manifester ainsi, au-delà de toute mesure, les souffrances que l'on éprouve dans les aléas de la vie et de la mort sociales. On évitera tout aussi bien, dans la mesure du possible, d'entrechoquer les autres corps. L'emploi de la force physique doit être parfaitement contrôlé, surtout quand on ouvre une bouteille de champagne, ou que, avec nonchalance, avec une parfaite nonchalance, on n'insistera jamais assez sur ce point, on serre la main d'un autre invité. Évidemment, on voudrait pouvoir la saisir. Malheureusement ce n'est pas toujours possible, et celui à qui, un instant, on aurait pensé pouvoir se retenir ne pratique qu'une poignée de mains détachée, qu'il convient assez rapidement de faire cesser. On retire sa main. Et de nouveau, on se retrouve seul, personne pour retenir personne.


Chose étrange : la solitude la plus intense rôde autour de ces soirées.


On assiste alors à une curieuse chorégraphie sur fond de brouhaha. Prenons, au hasard, deux corps : ils se croisent, se rapprochent, un instant presque se frôlent, puis, après s'être penchés l'un sur l'autre dans un état qu'on aurait pu croire d'intimité, s'écartent, et chacun reprend une trajectoire qui lui est propre. Cela ne pose pas de problème : Leibniz nous a depuis longtemps assuré que, quelle que soit la complexité du trait qu'il faut dessiner pour relier des points dans le plan, il est toujours possible de calculer la fonction qui en effet les relie les uns aux autres. Quelle que soit la complexité du cheminement de chacun de ces êtres, il sera toujours possible d'en donner la fonction.



Mais voilà que les mathématiques reprennent le contrôle de la soirée. Il faut donc à présent examiner de plus près son comportement, et voir à quoi elle trouve à se retenir.


 

Manuel anti-onirique, XXI


Immersion d'un individu en eau profonde.

Avant la soirée, on lui aura permis, à condition qu'elle se soit acquittée dûment de toutes les charges qui lui incombent, de masquer quelque peu la vérité de ses traits. On ne va pas discuter ici de la pauvre thématique "le maquillage révèle-t-il ou cache-t-il ?" ou mieux encore "le maquillage révèle-t-il ce qu'il cache ?". Il n'est pas obligatoire d'user ses phrases sur tous les poncifs de notre époque, de gaspiller nos vocables pour n'invoquer que du vide. On lui aura laissé le temps de masquer ce qu'elle veut, de cacher ses secrets, de fermer son visage sur ses déceptions et sur ses désillusions. Et on la lancera, sans autre préavis, dans une soirée académiquement parfaite.

La porte s'ouvre et des dizaines de visages sont déjà animés, souriants, enjoués, spirituels, si parfaitement spirituels lorsque la maîtresse de maison lui ouvre la porte. L'appartement s'ouvre, se déploie, immense, dans lequel elle doit à présent naviguer sans avoir du tout pris le temps de faire le moindre repérage. Bribes de conversation. À chaque fois, le même cérémoniel se déroule, dont l'absurdité est parfaite. Les équations sont toujours les mêmes, il faudra les résoudre, disons une vingtaine de fois dans la soirée, sans rien faire tomber sur les tapis persans. C'est à peu près cela que l'on appelle une soirée.

Deux personnes, disons A et B,  qui ne se connaissent pas sont présentées par une troisième, C, qui les connaît toutes les deux. C dispose donc de toutes les cartes. Elle a un atout puissant dans son jeu. A et B, prises piteusement sur le fait, répondent comme elles peuvent et doivent faire montre d'une certaine habileté pour éviter toutes les chausse-trappe. Puis, au moment où éventuellement il pourrait y avoir quelque chose qui puisse se dire, outre les très conventionnels mais peu porteurs "vous voulez une coupe de champagne?", exactement à ce moment là, C choisit de s'éclipser. En un bref instant, A et B passent de centre de l'univers de C à pestiférés, la dégringolade est extraordinaire. Alors les pestiférés A et B reprennent le flambeau de la conversation, le porte, ma foi, assez haut, quand arrive une ombre furtive, C',  qui connaît parfaitement B mais absolument pas A. B est en position de force ; A, qui vient de perdre deux parties coup sur coup, choisit dans ces cas-là d'aller chercher sa bonne fortune, ou bien demeure planté là, comme un piquet, à regarder alternativement le bout de ses chaussures ou l'assemblée.

C'est dans les pas de deux que les quelques variables de la soirée, je veux dire par là, les invités effectueront, quand les triades se délitent, se défont et qu'il faut les recomposer un peu plus loin, que l'on verra un instant se révéler la vérité de leurs visages, quand presque par mégarde, ils soulèveront leur masque pour chercher un visage d'un air inquiet, qu'ils iront s'asseoir, quelques minutes, sur un fauteuil, un peu à l'écart, pour reprendre les forces sociales qui pourraient leur faire défaut, qu'on les verra dans la vérité de leur désarroi.

samedi 11 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XX



Il s'agit en somme d'une improvisation sur un canevas. Mais on peut avoir des doutes sur les qualités du metteur en scène. C'est un peu légitime. On se trouve plongé dans des circonstances qu'on ne comprend pas, qu'on ne connaît pas, on est immergé dans une part d'inconnu, au fond assez glacée, et on réagit, comme on peut. Il est impossible de revenir sur sa réponse, de corriger l'intonation et de reprendre le cours des choses un peu avant, dans le moment antérieur, suspendu au moment antérieur à celui qui vient de nous dérouter.

Étrangement, on n'éprouve même pas la plus légère angoisse. 

Ce qui prouve que la troupe est une troupe d'amateurs, et que la représentation finira mal, si elle toutefois elle va jusqu'à son terme. Si on s'approchait d'elle, par exemple, puisqu'elle est sur scène depuis le début, assise dans ce fauteuil voltaire, et si on se penchait sur elle, on constaterait très peu de changement, presque rien, aucune trace d'activité, rien en tout cas qui vaille la peine d'être signalé. Certes il lui arrive de temps en temps de battre des cils, ou de soupirer, mais ces mouvements pourraient bien n'être que purement physiologiques, et pourrait aussi recevoir une explication sans qu'il soit besoin de faire appel au moindre mouvement de sa présupposée âme. Un pur besoin du corps, la pure nécessité physiologique de respirer, qui ne demande pas de mouvement intérieur de l'âme. Aucune tension, aucune appréhension, même légère, le pouls ne s'accélère, pas le moindre tremblement des mains. On dirait qu'elle ne comprend pas très bien ce qui lui arrive, et qu'elle n'a rien d'autre à faire que de regarder la neige tomber.

Il va bien falloir insérer de nouveau un peu de mouvement.

Pour cela, il y a différents possibles. Les soirées, par exemple, sont des entrecroisements intéressants pour y plonger ce genre de personnage. Évidemment elle les déteste. Ce qui importe au fond assez peu. La question est celle de l'impact du monde et de la possibilité de la coïncidence, seulement cela. Si elle se déplace dans le cadre assez improbable d'une soirée où elle ne connaît presque personne, elle les a seulement croisées de très loin, et si elle se retrouve là, après une nouvelle journée assez insignifiante (il n'est pas nécessaire de la raconter), il sera possible de déterminer ce qu'elle retrouve, précisément d'elle. Quel cristal résiste en elle. Quel noyau dur en fusion continue de faire couler dans ses veines quelque chose qui ressemble parfois à du métal en fusion, quand elle sent dans sa gorge les battements de son cœur. 

Il n'y a plus qu'à espérer qu'il y aura quelques impacts, quelques étincelles, même minuscules, et que la vie recommencera à battre. C'est très improbable.

vendredi 10 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XIX



Parvenus à ce point, il faut marquer un temps. 

Une respiration. 

Il faut trouver des accès au monde pour dissoudre la solitude par une réaction chimique aussi improbable que violente. Quelque chose comme sortir du solipsisme (bien que le solipsisme ne soit pas tout à fait complet dans son cas à elle) : elle ne doute pas que les autres existent, assurément, les autres existent. Ils trébuchent dans la rue, déchirent des lettres, raccrochent au milieu d'une phrase, s'endorment dans le train, et un livre glisse à terre de leur main ouverte. Elle n'en doute pas : ils existent. Son inquiétude est un peu plus loin. Elle doute de la possibilité exacte de leur adresser la parole et de se faire entendre d'eux. Simplement cela. Il semblerait que les paroles ne traversent qu'imparfaitement l'espace qui  sépare les différents personnages de ce récit les uns des autres, qu'elles se déforment lors de ce cheminement, et que chacun reste sur ses positions.

Il n'est pas nécessaire de pousser la pointe un peu plus loin. Nous ne sommes pas dans la situation cartésienne d'une reconstruction rationnelle des certitudes. Il n'est donc pas nécessaire de commencer par le plus simple, le plus facile, pour procéder par ordre, selon de longues chaînes de raison. Il est possible ici de s'amuser un peu davantage, de procéder par désordre et avec fantaisie. Cette idée de longues chaînes de raison l'a toujours fait rêver, sans cependant provoquer chez elle le moindre scrupule. Le hasard pourrait bien être bénéfique, mais assurément on ne peut pas s'en remettre à lui, la confiance qu'on pourrait être tenté de lui accorder est un peu trop acrobatique, on risque bien de tomber de haut, et la chute sera douloureuse.

"J'ai tendu des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse."
Cela lui irait très bien, des chaînes d'or d'étoile à étoile, des acrobaties dans le cours du monde, des retournements insensés, et des glissades sur l'eau glacé du fleuve. C'est le cours pesant des choses, les états de fait, les states of affairs, qu'elle ne supporte plus. Pesanteur. Elle devine que ses épaules se courberont et que les voltiges vertigineuses seront de plus en plus improbables. Et qu'il est temps, grand temps, de réussir quelque rétablissement splendide.

jeudi 9 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XVIII


Inciser.

Il lui faut tracer dans le monde un cheminement qui soit parfaitement droit. Les impasses suffisent, elle en a trop connu. Les demi-tour, les repentirs. On marche, on avance, on cherche un passage, et il vient toujours un matin blême où l'on se heurte, encore dans le sommeil, des bribes en glissent encore dans le regard, à une grille fermée, une porte dont on n'a pas la clef. Cela vient toujours au terme d'une nuit de voyage, nuit blanche, sans sommeil, dans un train ou dans un avion. Enfin, au matin, on arrive, les sacs sont pesants, on a trouvé au fond de sa poche, miraculeusement, le plan qu'on considère comme un sésame, et le portier n'est pas là, ou on n'a pas la clef, ou simplement les choses ont changé en notre absence, et on n'en savait rien.

Elle refuse.

Ce n'est pas encore très précis. Un geste. Une incision. Passer au milieu du monde. Sa première affirmation est une négation. Refuser les détours. refuser les obstacles. Il lui vient des images de mouvements. Un sillage. Simplement cela, laisser un sillage et ne plus se laisser arrêter. C'est invraisemblable que l'on puisse être si seul. Ce doit être cela, la condition humaine. Être seul, passer outre, et tomber, mais un peu plus loin sur sa route, dans un désert blanc. Elle a cette image en tête depuis très longtemps, images étranges sur les couvertures de livres qu'elle n'a jamais lus, qui sont inscrites dans ses gestes les plus lointains. Ce doit être cela qu'il faut accepter pour se sortir de ce mauvais pas. Commencer un mouvement, comme un chef d'orchestre, lever les bras, et que tout soit contenu dans ce seul geste. Dans le commencement du geste, toute la suite, tout le déroulement, tout est contenu tout entier.

Ne jamais abandonner.

La solitude condamne à l'obstination. Traverser la ville inconnue au matin, comprendre les cheminements possibles, dessiner les traits possibles de son inscription dans le monde et alors, affronter la suite de la journée, jusqu'au soir, d'un seul trait de plume, parfaitement rectiligne., que seule une main parfaitement maîtrisée peut dessiner. Un trait de plume, à l'encre noire, celui qui a tracé cette rue, quand elle n'était qu'un faubourg, il y a de cela plusieurs siècles, celui qu'elle tracera à main levée. L'impulsion première est toute entière dans cette première contraction des muscles.
 
Il n'y a pas de différence entre vivre et écrire. C'est une même affirmation obstinée et sans appel.


mercredi 8 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XVII


C'en est fini, cette fois. La vie va devenir coupante comme une lame de rasoir.

Fini des espoirs, des attentes, des rêves. La vie va devenir âpre et précise. Elle prendra des risques, elle ne rêvera plus, elle sera autre, elle ne sera plus cette ombre douce qui se délite dans la nuit. C'est peut-être l'alcool, les vapeurs d'un mojito, un nouvel accès de désespoir, une contraction soudaine de son visage, mais cette fois c'est fini. Ni dieu ni maître, ni foi ni loi. Plus rien. Une plongée dans le vide. Rien que cela : une plongée dans le vide, en apnée. Maintenant ça suffit. Elle le sent, elle va encore recommencer. Elle va se torturer, se sonder, s'interroger, alors que lui, il dort, certainement, il dort, que ferait-il d'autre à cette heure de la nuit ? il dort, il se repose, il reprend des forces, pendant qu'elle veille, elle veille tout le temps, elle ne dort plus, un enfant malade, un aïeul malade, un souci, un papier perdu, une conférence à terminer, elle veille, il dort, elle s'amenuise, il se conforte. Elle se révolte.

C'en est fini. Elle va devenir coupante comme une lame de rasoir.

Qu'importe qu'elle se blesse et qu'elle blesse les autres ? Qu'importe ? Elle qui n'a presque jamais de regrets sait que, de toute son existence (qui n'est pas si longue, certes, mais des rides légères commencent à se marquer aux coins de ses yeux) elle n'a jamais rien regretté, rien, sinon seulement ses bonnes actions. Elle n'aurait pas de regret sans cela. Chaque fois qu'elle a accompli une action méritoire (au sens de Kant, passons, on n'a pas le temps), elle n'en a eu que des regrets, et seulement des regrets. Il faut aller son pas, aller son chemin, ne pas écraser les autres, d'accord, elle en convient, mais lui, il dort pendant qu'elle se consume. Elle n'en peut plus. Il dort. Elle n'en peut plus. Elle n'est plus là pour faire des bonnes actions. Plus maintenant. C'est fini.

Les larmes ne lui font pas peur.

Elle se moque des larmes. Les larmes, elle les connaît. Elle les voit couler à la demande sur ses joues, elles la sortent de toutes les situations, ce sont ses plus fidèles alliées, elle a toujours pleuré à la demande, aussi loin qu'elle s'en souvienne, petite, pour que sa mère n'entre  pas dans des colères qui la terrifiaient, ensuite pour détourner d'elle tout et le reste, et n'importe quoi d'autre, alors elle s'en moque. Elle n'est pas sincère, mais elle s'est pardonné à  elle-même depuis longtemps ce manque total de sincérité. Ce n'est pas grave. Elle les fera danser à sa manière, à son pas, à elle, elle cessera de souffrir et de s'inquiéter et les autres à leur tour souffriront et s'inquiéteront. 

Il n'est pas nécessaire d'exercer toujours les vertus chrétiennes.

Manuel anti-onirique, XVI



Ce sont les autres, tous les autres, qui lui paraissent des mystères incommensurables.

À peine un être ouvre-t-il les yeux qu'il porte en lui le mystère profond des impressions que le monde lui fera.  Et à partir de là, de cette seule opacité, le mouvement est lancé comme une réaction en chaîne, ses réactions deviennent si singulières, comme par une suite d'enchaînements, d'enchâssements que chacun suit son chemin et que les routes ne se croisent pas. L'opacité et le silence grandissent, dans le mystère et la nuit. C'est cette distance qu'elle ne parvient plus à traverser, et elle se sent soudain parfaitement seule. Comment savoir ce qu'il éprouve ? La question lui parvient dans un premier sommeil, et la ramène sur les berges de l'angoisse. Il n'est même pas possible de poser calmement la question, comme on pose une carafe d'eau sur la table. Tous. Tous ceux que l'on croise et que l'on regarde à peine peuvent emporter leurs impressions au loin...
 
Et encore, parfois, cela importerait que nous ne soyons pas jetés, chacun sur notre chemin, dans le vent qui nous emmènera au loin.
 
Mais ceux avec qui nous passons des heures, avec qui nous partageons du temps, un repas, un moment  d'immobilité dans la course du monde, ceux à qui nous écrivons, que nous prenons dans nos bras, dont nous tenons la main, dont nous caressons les cheveux, comment savoir ce qu'ils éprouvent ? Comment traverser les brumes troublantes des insincérités, passer outre les affirmations qui s'éludent, les secrets qui ne se perceront pas et qui cependant suintent dans toutes les occasions ? Car cela suinte comme une vieille blessure et nous empêche d'être tranquilles. Il n'y a pas de formule, pas de stratagème ici qui tienne, il ne reste que la solitude calme, dans laquelle elle s'enfonce peu à peu. En dépit de tout. Comme elle voudrait se laisser prendre par les filets souples du sommeil.

Elle voudrait être dans un autre temps… un autre lieu… L'absence de coïncidence est parfaite.

Là où il est. Et où repose tout le mystère opaque de ses silences. Pour l'heure il n'est possible que de passer les doigts sur les contours calmes d'un objet, de lui confier ainsi l'attente dans laquelle elle demeure de ce qu'elle ne sait pas. Et par le léger tremblement de sa main, elle tenterait bien de se défaire de tous ces empêchements à être, mais cela ne suffit pas. Il y a des liens à couper, d'un coup sec, d'un coup de lame, ils sont comme des filets qui l'entraînent au fond d'une solitude ultramarine : sa noyade est assurée. Coïncidence… alors que nous semblons tous nous promener dans d'autres temps, dans d'autres lieux,  et que rien jamais ne s'ajuste parfaitement, les phrases qu'il lui dit lui parviennent comme des échos, mais de quoi sont-elles les échos ? De quoi ces bribes de vérité sont-elles les fragments ? Elle se tend toute entière pour comprendre. Elle aiguise constamment ses sens. Et elle ne saisit rien.
 
Lui est pris dans une telle gangue de silence qu'elle ne sait plus comment lui parler.



mardi 7 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XV


Le désordre de son passage s'éparpille dans la chambre. 

Il lui faut ce rituel invraisemblable et déglingué pour se rassurer. Quelque chose comme une résistance de la texture du monde doit bien se mettre en jeu alors, puisqu'il est possible d'y déposer ses objets, ceux sur lesquels ses mains passent tous les jours, ceux que le bout de ses doigts reconnaît parfaitement, un geste minuscule y suffit, et qu'elle serait prête à identifier dans le noir (même si, quand elle tente ce jeu minuscule, il faut bien reconnaître qu'elle perd un peu de ce précieux temps). Alors la pièce se jonche des effets dont elle est la cause. 

 Donc elle existe.

Elle entre dans la pièce, dépose son manteau noir sur le premier fauteuil, n'importe comment, en hâte,  il glisse un peu mais tant qu'il ne tombe pas, elle n'interviendra pas, ele enlève ses bottes là où elle se trouve, puis renverse son sac, à la recherche hâtive d'un fil pour recharger son iPhone, il n'y a que cela qui compte, ensuite il faut chercher autre chose, un peu d'argent, vérifier des horaires de train, au fur et à mesure de son avancée dans la pièce, sa présence se répand comme une poudre, elle éparpille ses effets et ce désordre dont elle est la cause l'enveloppe et la ravit. Il est esthétiquement invraisemblable et tout à fait elle-même. Son parfum est posé en évidence, avec ses clefs et quelque porte-bonheur bien usé.


Elle est certaine, résolument certaine, qu'il laisse sa chambre parfaitement en ordre.


Certes, si elle n'est pas seule, elle est très capable de jouer la scène différemment mais pour l'heure elle est seule et s'en débrouille assez bien, c'est une longue habitude. Parce que dans la solitude de ces chambres d'hôtel, il est possible d'écouter de la musique, n'importe quoi, ce dont elle a envie (elle est sûre qu'il dort, et qu'il ne fait aucun bruit, silence désapprobateur), Drumming, de Reich fera parfaitement l'affaire parce que l'heure est à la répétition, à la répétion calme et obsessionnelle, sans qu'aucune limite dans le temps ne s'y vienne opposer, Drumming, en fumant des cigarettes, en regardant la neige tomber dans la nuit.

La neige a tout assourdi, tout autour, le silence est enveloppant, il n'y aurait plus qu'à dormir au fond de cette solitude.

Manuel anti-onirique, XIV


Comme elle est à la fenêtre, penchée sur la rue déserte, accoudée au balcon de fer forgé, les questions s'amassent et rien n'y fait. Elle sent bien que le moment est venue pour elle de se les avouer, sans quoi elle trébucherait sur un paroxysme de silence. Elles sont là, peu à peu leur présence devient concrète, elle ne pourra plus très longtemps les écarter. Elles voltigent dans l'air de la nuit exactement comme les flocons de neige autour d'elle. Est-il heureux parfois ? Il n'y a rien d'autre à faire que de les regarder passer, de les laisser frôler son visage et s'accrocher un instant dans ses cheveux. Qui me tiendra la main quand je mourrai ? Les flocons ont une texture cotonneuse et défaite, leur légèreté est telle que quand ils tombent sur sa main nue, elle les sent à peine. Il lui faut faire un effort très étrange de concentration pour sentir qu'ils la frôlent. Pourquoi ne donne-t-il pas de nouvelles depuis des jours ? Les questions se mêlent à la neige qui tombe ; elle regarde sur le côté gauche de la rue, le vieux clocher élancé, sa fine tour éclairée de l'intérieur, qui pointe vers le ciel et vers les myriades de questions qui maintenant s'abattent sur elle.

Il vient un moment où elle n' a plus peur d'elles.

Il y en a tellement, les questions virevoltent dans la nuit et certaines se posent sur elle. Pourquoi est-elle toujours en exil, où qu'elle soit, où qu'elle aille, pourquoi n'est-elle jamais à sa place, pourquoi ne trouve-t-elle pas un endroit qui puisse être à elle ? L'une d'elle termine sa course sur un de ses cils. Elle se souvient qu'enfant, quand elle avait subi une opération des yeux, le chirurgien lui avait dit qu'elle avait les cils les plus longs du monde, et qu'il avait dû être incroyablement habile. Elle n'avait pas su comment réagir, alors, elle n'avait pas su s'il fallait s'excuser ou être fière. C'était souvent dans de telles hésitations que la laissaient les phrases des adultes. Elle les trouvait la plupart du temps légèrement à côté de ce qui importait. Ce soir un flocon de neige vient de s'accrocher à un de ses cils et met un peu plus de temps à fondre, malgré la chaleur de son corps, en raison de la petite distance qu'il y a entre elle et lui. Comment supportera-t-il cela ? 

Comment supporte-t-elle cela ? Comment supportera-t-elle toute la suite à venir de toutes les catastrophes prévisibles, la vieillesse, sa vieillesse à elle, comment la supportera-t-elle ? Et toutes les morts qu'il faudra traverser, tous les cercueils qu'il faudra accompagner dans la tombe… comment fera-t-elle pour marcher auprès d'eux ? Elle est debout pieds nus, sans manteau, sur ce minuscule balcon, il neige une immensité, et peu à peu la vieille ville cardinale se feutre toute entière de blancheur dans l'obscurité, la neige commence à recouvrir le sol, sur lequel encore personne n'est passé, toute la ville est déserte, elle ne peut pas faire autrement que d'adorer cela, que de lever la tête vers le ciel pour regarder tous les flocons à venir, tous ceux qui sont encore plus haut, au dessus de la ligne des toits, et qui dans le lent mouvement symphonique dont ils commencent à recouvrir toute chose, ouvrent enfin une profondeur de champ.

Elle reste ainsi un long moment, le visage tendu vers le ciel, les yeux fermés, elle sent le froid de la neige qui se glisse dans son cou, près de sa gorge, dans ce silence immense. Et son souffle tiède comme un baiser.

lundi 6 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XIII



La vraie question, celle qu'elle ne parvient pas à formuler pour elle-même, et autour de laquelle elle achoppe dans l'obscurité enveloppante de sa chambre, est toute autre. Il n'est pas clair, encore, qu'elle la formulera. Elle a, une fois de plus, esquivé, ce qui constitue quelque chose comme un réflexe de survie. Encore un pas de côté, un léger décalage, et rien ne transparaîtra. Les stratagèmes sont sublimes, qui permettent de ne rien dire, et mieux encore, de ne rien se dire à soi-même. Sublimes et épuisants. Tous ces cheminements qui mènent au loin de soi, pour trouver à se recroqueviller dans un coquillage de silence. La lumière dans la chambre va rester inchangée interminablement, il n'y a pas grand chose à attendre d'autre que le matin, alors, il devient difficile de se tenir aux mêmes bavardages insignifiants avec soi.

Une voiture passe. Ce qui se perçoit est d'abord une vibration sourde sur les pavés, puis seulement les phares qui traversent selon leur trajectoire rectiligne, l'espace d'un instant, l'extension spatiale de la chambre. Bien que l'impression soit purement visuelle, elle en attendrait une caresse. Quelque chose comme une caresse. Qu'elle croit  sentir. Toujours ce même étonnement, que les sens puissent se parcelliser, se morceler, et n'être pas tous absolument cohérents, que la lumière des phares passe sur elle sans qu'elle ne sente leur caresse impalpable.

La seule question qu'elle se pose, au fond, c'est de savoir comment lui négocie cette heure.

Elle sent qu'elle le perd dans la nuit. Ils sont l'un et l'autre chacun dans leur espace clos, et elle a beau tendre autant qu'elle le peut vers lui, rien ne lui permet de sortir de la bulle de solitude dans laquelle elle se trouve. Quelque chose comme un paroi transparente, un cristal fin et résistant, qui assourdit tous les bruits, toutes les impressions, et qui empêche que le vent ne caresse sa joue. Pour la briser, un instant, elle se lève, ouvre la fenêtre et laisse entrer dans la pièce l'air glacé de l'hiver. Elle ne veut pas tout perdre dans la nuit mais la partie se révèle plus serrée qu'elle ne le pensait.

Et tout d'un coup, comme l'air vif qui peu à peu prend le dessus dans l'atmosphère de la chambre, les questions se pressent, ça y est, elle ne résiste plus, il n'y a plus moyen de les faire taire, il n'y a plus moyen de les arrêter, elle se rend bien compte qu'elle a passé la journée à donner des réponses, à aligner des certitudes, à baliser des situations, à affiner des points de vue, et elle n'a entre les mains, à présent qu'elle est seule avec elle, rien d'autre que des doutes, des questions, des farandoles de questions, des interminables défilés d'incertitude qui jamais ne cesseront et qui font un étrange tintement dans le silence de la nuit. Elle n'a rien, rien d'autre que des questions, absolument rien d'autre que des questions béantes.

Et un vide immense en elle.

Manuel anti-onirique, XII


L'existence des autres est si opaque et si lointaine. Tout à la fois opaque et lointaine. Tant et si bien que les gestes pour se rapprocher d'eux se perdent dans des distances opaques. Un mail part, sur internet, traverse des méandres informatiques, aligne des lignes de chiffres si complexe que la mémoire humaine ne la retiendrait pas, même à titre d'incantation, et par la grâce de la bonne combinaison, arrive à destination sur l'écran d'un autre ordinateur, attend d'être ouvert, se perd pour finir dans des souvenirs imprécis, des intentions de réponse jamais suivies d'effet, et rien ne se passe. On envoie un message dans la mémoire d'un autre, qui l'enregistre, et rien ne se passe, la ligne qui annonce l'envoi et porte les espoirs redescend dans la liste de tous les autres messages, puis s'efface lentement.

Il marche au-dessus de sa tête, et des bribes de mots, des bribes d'intonations lui parviennent à travers l'épaisseur des murs du bâtiment.

Il est impossible d'entendre ce qu'il dit et d'ailleurs elle n'y tient pas. Chacun sa solitude. Des échos lui parviennent, fragments d'une conversation entre deux inconnus. Fil de l'absence, dont la pelote se dévide dans les engagements téléphoniques auprès des compagnies. Un abonnement illimité qu'on prend sur un numéro dont on souhaite qu'il s'affiche sur un écran, et comme il ne s'affiche pas, on s'offre la possibilité, pour tenter le sort, possibilité qu'on ne pourra bien évidemment jamais actualiser, d'un appel en illimité sur ce numéro-là, combinaison de chiffres qui ne s'affiche presque jamais. Les abonnements téléphoniques révèlent les secrets des âmes, ceux qu'on omet même de se dire à soi-même, sauf quand, dans la nuit, un homme au-dessus parle avec une femme, et masque mal son désarroi en marchant de long en large dans la chambre immense d'un hôtel du début du XVIII ème, décor de théâtre, ou de cinéma.

La hauteur de plafond dans ces bâtisses est telle que les pensées devraient pouvoir se déployer et s'éloigner du crâne qu'elles obsèdent, mais cela ne change rien à la solitude. On laisse sur des portables des messages dans lesquels la voix hésite, tremble légèrement, et tous ces mouvements intimes de l'âme se masquent aisément d'un mouvement conventionnel. Tout cela se recouvre, se contourne si aisément qu'on en vient à éviter sa propre présence, et qu'on oublie sa voix propre, comme les autres se détournent de la leur. On attend d'être rappelé, tout en sachant qu'on ne le sera pas. Et si d'aventure on l'est, alors les déceptions sont de pire en pire, accumulation de décalage, de glissements de sens, et rien de stable ne se dessine. Ce doit être une ancienne fascination pour les sables mouvants.

Comment, alors, pourrait-il y se produire dans ce monde une coïncidence des êtres ?

dimanche 5 décembre 2010

Manuel anti-onirique, XI


Évidemment, nous avons tous les mêmes questions, peu ou prou, les mêmes réponses.

Peut-être pas. Elle n'est jamais tout à fait certaine de cela. Peut-être que certains arrivent à traverser le monde sans trop se poser de questions, sans regarder à droite à gauche comme des animaux perdus, sans sentir les changements du temps leur caresser les joues. Elle regarde intensément les fines traces de givre le long du montant de la fenêtre. Quand on le regarde de près, on aperçoit soudain les écailles de peinture beige qui se soulève, l'usure plus prononcée là où toutes les mains, constamment, passent, pour faire entrer l'air de la nuit, pour arrêter le souffle du vent, pour sentir un peu de la fraîcheur du soir,  pour repousser au loin les voix des passants dans la rue. Son regard suit la ligne du premier carreau, constate les étoilements de givre en formation. Ils se déposent peu à peu, se dispersent quand son regard monte le long de la vitre, et l'un d'eux est le tout dernier, perdu dans l'immensité de verre. La nuit est transparente à présent. La nuit est devenue entièrement transparente. Si parfaitement transparente.

Autant qu'il est possible, il vaut mieux ne pas imaginer tous ceux qui sont passés, avant soi, dans une chambre d'hôtel.

Certes il y a aussi l'usure du vieux tapis persan. Mais il n'est pas nécessaire de se représenter les pas de ceux qui y sont passés, de celles qui ont traversé la pièce, de leurs escarpins, de leurs talons, de leurs semelles, et de tous les lieux dont ils sont venus, de tous les lieux où ils iraient. Confluence de destin entièrement due au hasard. Elle refuse de jouer un rôle dans cet imbroglio et reste assise, immobile, dans le vieux fauteuil Voltaire, près de la fenêtre. Après tout, le miroir est entièrement indifférent, et elle règlera sa présence sur la sienne dans cette chambre qui n'est la sienne que pour deux soirs. Indifférent, aussi, à la lente corrosion du métal, qui peu à peu, de l'intérieur, le soulève, l'étoile, le boursoufle. Même dans la pénombre, elle devine les contours de cette tâche monstrueuse qui le ronge. Quand elle se regarde dans la glace, la boursouflure se forme un peu au dessous de son visage, ce qui lui permet de ne pas trop en tenir compte. De ne presque pas en tenir compte. Du moins d'éviter d'y poser les yeux.

Il doit donc bien y avoir des cheminements possibles, mais elle n'est pas sûre des tracés.

Au dessus de sa tête, un homme marche dans sa chambre. Fait les cent pas, de long en large, et comme parfois elle entend des échos de sa voix, quelques inflexions, elle suppose qu'il est au téléphone, à cette heure avancée de la nuit. Elle entend ses pas. Il est impossible de ne pas se le représenter, de ne pas imaginer, supposer autour de sa voix, de ce moment, et elle essaie d'effacer cette présence qui s'immisce dans sa nuit. Elle sait bien qu'elle n'est pas seule. Mais lui ? Sait-il qu'elle est là ? Elle ne fait absolument aucun bruit depuis qu'elle a tourné la clef dans sa serrure.

Elle pourrait donc tout aussi bien ne pas exister.

Manuel anti-onirique, X


Il y a un moment de la nuit où le divertissement cède. La toile trop usée se déchire, il n'est pas nécessaire que ce soit sous le coup d'une brusque tension, la fine usure suffit ; et alors nous sommes seuls. Ce moment vient toujours. Fatigue des heures passées au divertissement, sous couvert, de tout et de soi : elle ,laisse à un moment reculé de la nuit, un regard sans pitié sur les choses. Alors oui, on peut comprendre le vertige qui la prend, on peut comprendre aussi qu'elle se demande comment les autres se débattent, aux bords étranges du sommeil, quand ils ont usé toutes les présences du jour, tous les possibles, quand ils ont attendu la dernière minute pour se retrouver, seuls, au fond de leur conscience, dans cette légère béance que nous portons sans doute tous.

Ce doit être une fascination pour les sables mouvants, ce n'est pas possible autrement. Si cette hypothèse est fausse, c'est à n'y rien comprendre.

C'est bien cela, cette irréductible présence spatio-temporelle, qui tente de déjouer les pièges, et ne fait rien d'autre que s'enferrer de plus en plus. Des points de l'espace-temps dont, étrangement, certains ont la conscience d'être des points de l'espace-temps. En fermant les yeux, elle voit sous ses paupières les files immenses croisées sur l'autoroute, elle, dans un TGV lancé à toute vitesse, le long d'une autoroute embouteillée, et tous ces véhicules réduits à n'être rien d'autre que des points lumineux, rouge, blanc, parfois intermittence de rouge, rien d'autre que cela, des points lumineux, alors qu'elle-même pour eux, n'était qu'un trait lumineux, elle le sait bien et l'effort d'abstraction est possible dans les deux sens, reconstruction d'eux, simplification de soi. C'est en effet seulement par un effort d'abstraction qu'il est possible d'exiger de soi la représentation que chacun de ces points indiquent, précisément, par sa position dans l'ici et le maintenant, une conscience qui, ce matin encore, a souri, ou pris du café, ouvert les yeux ou simplement baillé en regrettant son manque de sommeil après s'être fait déloger par la sonnerie du réveil de l'endroit très intime où elle s'était repliée.

Il faut donc se retenir, aux bords des sables mouvants du vertige.

Les stratagèmes sont toujours les mêmes. Il est possible de les répartir selon deux genres, on les apprend très vite. Ils consistent soit à remplir le silence de mots, les siens ou ceux des autres, de phrases, les siennes ou celles des autres, quel que soit le langage, quelle que soit la langue, écrire ou lire. L'autre méthode nocturne consiste à se retenir à des sensations, à repérer les vibrations, à identifier les points de contact avec le réel, et à se laisser porter par eux. Il doit bien y avoir quelque chose comme une texture du monde, qui oppose à tous les vertiges une résistance obstinée.

Elle s'est assise dans la pénombre, dans un fauteuil près de la fenêtre, et ce soir, s'en remet à la seconde solution. On verra bien. Disons plutôt que c'est la seconde solution qui se dessine.

samedi 4 décembre 2010

Manuel anti-onirique, IX


C'est un léger moment de vertige. Elle ne devine pas comment il fait, lui, pour supporter tout à la fois, le silence, les ténèbres, l'attente, l'angoisse, le matin qui n'arrive pas, le vent du nord qui entre par tous les interstices des fenêtres mal ajustées… elle ne sait pas quels stratagèmes il utilise, quel moyen il a trouvé qui peut-être conviendrait mieux que tout ce qu'elle s'échine à mettre en œuvre. Il faut croire que nous restons toujours, à jamais, des étrangers les uns à l'égard des autres, rien que cela, des étrangers compatissants, attentifs, presque attentionnés, mais irrévocablement seuls.

 Si on essaie de se représenter les autres, tous les autres, ceux qu'on croise tous les jours, si souvent, ceux qu'on interroge, et même, ceux qu'on cherche sous la pluie, ceux qu'on attend, et dont on cherche à soutenir le regard, quand on tente de produire d'eux, dans nos esprits, c'est-à-dire juste là, entre nos pupilles et la scène immédiatement perceptible, un portrait, purement imaginaire, mais qu'on est prêt à retoucher jusqu'à ce qu'il soit aussi précis qu'une photographie, on se rend compte de la difficulté insurmontable. L'évocation, au delà d'un certain degré de précision, ne répond plus. La mise au point ne se fait pas. Quelque chose échappe. Tant que la focale est assez imprécise, que le grain est épais, alors oui, une évocation demeure possible. Si on exige un peu plus, par une étrange contrariété, les traits s'effacent d'eux-mêmes.

Elle ne sait presque rien de lui, au fond. Et lui, que sait-il d'elle ?

C'est un vrai vertige. Elle ne sait plus à quoi se retenir. Un jeu de décalage entre le nuit et la fenêtre, amorce une recomposition un peu de guingois ; une fenêtre éclairée dans l'hôtel qui fait face, la légère inexactitude d'une image, le reflet décalé de sa table amorcent de possibles lignes de force du monde. Elle se sent encore enveloppée de la froidure de la nuit ; le givre sous son regard surligne les horizontales des toits. La première ligne ondulée des tuiles, qu'elle suit. Elle ne sait pas comment faire. Si nous n'étions pas tous indiciblement seuls, ce serait sans doute le genre de questions que nous nous poserions, en ajustant nos pupilles noires :  comment traverses-tu la nuit ?

Tant qu'il n'est pas possible de poser cette question, elle préfère rentrer dans une chambre immense où elle a laissé une lampe brûler en son absence, laisser glisser son manteau sur le sol, et  regarder la fumée de sa cigarette effleurer les miroirs. Elle écoutera les pas des rares passants dans la rue. Martèlements. Et leurs éclats de rires.

Cela pourrait la retenir un peu aux bords (escarpés) du vertige.



Manuel anti-onirique, VIII



 La nuit va son chemin. 

Ce ne sont plus nos ombres qui avancent, c'est l'ombre elle-même qui remporte une victoire provisoire. Les lumières, une à une, s'éteignent, les façades hautaines se referment sur leur silence, les volets de bois sont clos lourdement contre la possibilité du vent, et les lampadaires dessinent d'étranges halos approximatifs. Pour aller de l'un à l'autre, il faut traverser des espaces opaques et pleins. La nuit est aussi pleine que les jours sont vides, désespérément, démesurément, dans la course absurde, et toute la course absurde n'est rien d'autre que divertissement triste. La ville nocturne défile sous les pas des promeneurs épuisés, éreintés, et le sommeil les fuit, il est clair que leurs ombres sont de plus en plus hésitantes, que la courbure de leur marche est de plus en plus souple, que peu à peu elle se défait, et le temps passe, les heures se perdent dans la fatigue, les réponses se dispersent dans l'obscurité.

Il est impossible de savoir à quel point de la nuit les choses se défont dans le déroulement des mouvements.

Tout se défait. Ils fument interminablement une cigarette devant la porte de l'hôtel. Puisse-t-elle durer toujours. Le gardien de nuit a repoussée  les deux battants depuis bien longtemps et elle vérifie la présence hérissée de sa clef au fond de sa poche, du bout des doigts caresse les dentelures métalliques, inquiète de la possibilité de la chaleur, du sommeil, au moins d'une insomnie au calme. Ils fument l'un et l'autre, devant la porte et déjà chacun est dans sa nuit solitaire. Un obstacle à franchir, il fait tomber la clef, elle s'efface contre le mur, il la ramasse, ouvre la porte et ils se sépareront, chacun ira dans sa solitude immense, la traversera, encore une fois, encore une autre, toujours une autre, et se retrouvera, au matin, sur les berges d'un autre divertissement triste.

Elle pense à ce livre qu'elle n'a jamais lu tant son titre était beau. 

Elle s'était arrêtée à la couverture et chaque fois qu'elle voulait le lire, le titre éveillait en elle tant de rêveries discordantes, dissonantes, qu'elle ne l'avait jamais lu, qu'elle évite même encore de le prononcer, qu'elle le garde comme un part intacte d'elle-même qu'il est possible, encore, de retrouver. Parfois elle roule en elle cette ancienne concrétion onirique. Et à cette heure fragile, au moment où chacun retourne à lui-même, où leurs pas les éloignent l'un de l'autre, juste à ce moment-là, où pour la première fois depuis des heures immémoriales leurs pas ne sont plus parallèles, chacun s'en retourne à sa nuit, elle se redit ces trois seuls mots dans lesquels se glisse si bien ce moment.

Il leur faut alors consentir au vide.