Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 22 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (sidération)''

Immobilité. Suspendue à un lieu de l’espace que je ne sais pas situer du doigt sur une carte.

Pour le retrouver, j’ai fait quatorze heures d’avion, traversé en courant un aéroport démesuré, passé la douane en retenant mon souffle, les bras chargés de toutes mes affaires pesantes, que je ne savais retenir, les paquets glissaient de mes doigts crispés, mon manteau se déchiquetait dans la course, les sacs pesaient sur mes épaules, mes articulations n’étaient pas loin de craquer, je me sentais me disloquer et seule la volonté l’emportait, m’emportait dans la course, et pourtant elle n’en pouvait mais… je me sentais si près du point de la dislocation. Dislocation calme. Je n’aurais pas pleurer. Pour rien au monde, je n’aurais pleuré.

Peut-être ce point n’appartient-il pas à ce monde. Ce qui expliquerait qu’il ne se situe pas sur le plan. Il se rouvre dans les sidérations calmes.

Réussir. Attraper cet avion, avant son envol pour un ailleurs. Avant que l’envol ne devienne impossible à jamais. Qu’il ne se passe dans un autre monde. Il me fallait quitter ce monde. Ce qui en dépendait, je le sentais, était bien au-delà de l’interprétation publique que tous ces regards braqués sur moi attendraient de moi, enfonçant un à un les coups de couteau qu’il ne faudrait même pas remarquer, resserrement de l’espace sur un point que j’affronterais coûte que coûte, eux suspendus un instant à la première phrase que je prononcerais dans le silence artificiel et fragile comme du verre « From a modal point of view… », moi affrontant.

Syncope. Ce point contre un autre. Ils doivent être tout à côté l’un de l’autre.

Mais je courais. Je courais après cet avion, sans savoir pourquoi, contre les grèves, les retards, les douaniers, les incertitudes, les horaires décalés… qu’importait que ma volonté fût sur le point de voler en éclats ? Tant qu’il me restait un souffle pour courir, je visais la porte 39. Elle n’aurait pas été la seule à éclater comme du cristal dans une emprise trop puissante pour elle. Alors il n’importait pas.

Et en effet, ces deux points, juste à côté l’un de l’autre. Sidération, de la douleur et de l’apaisement ; donc l’un et l’autre également possibles.

Après le silence coupant comme un tesson de bouteille caché dans le sable caressant, un jour d’été, sous mon pied nu (je me souviens du sang qui coulait sans discontinuer dans la serviette de bain, de ma sidération de n’avoir pas mal devant la plaie ouverte, du froid qui pourtant m’avait saisie), il y eut en réponse ce point hypnotique du monde.

À ce point du monde, personne ne remarquait ma présence. Ils jouaient des billes d’acier. Sans discontinuer. Elles retombaient en pluies. Sanglotantes.

Mes pensées assourdies par le vacarme cessèrent un moment de tourbillonner dans mon cerveau. Le sang dans mes tempes n’était plus douloureux. Je n’existais pas, à ce point de l’espace. Apaisement. J’avais cessé d’exister. Les impressions passaient sur moi. Glissaient. Aucune ne s’aggrippait à moi. Ma main pouvait abandonner la crispation constante.

Qui m’entraînera hors de cette pièce ? Qui saisira ma main abandonnée ? pour m’emmener hors de ce lieu assourdissant, aveuglant ? Qui ?

Il est temps de revenir au monde.

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (sidération)'

Je restais debout, au milieu de ce vacarme, sous cette inondation de lumières, à l'entrée de cet espace absurde dans lequel les agressions des sens se démultipliaient. Je n'arrivais même pas à faire un pas de plus. Il n'en était pas besoin. Par la grâce, par les entremêlements d'un sort ironique et grinçant, je venais de trouver mon lieu naturel, celui vers lequel je tendais de toutes mes forces, depuis qu'a commencé cette lente torture ; qu'importe que je l'aie trouvé à quatorze heures d'avion de chez moi, la veille de ce départ qu'il me faudrait raconter comme un retour, sans espoir de revenir jamais dans ce monde possible, où les douleurs parfois trouvent une consolation ? Est-ce assez ?

Les bruits, les clignotements des lumières, les basses assourdissantes faisaient autour de moi le monde syncopé. Soudainement syncopé. Il avait suffi de pousser la porte de cet endroit absurde, et voilà que le temps s'était brisé. Il est donc possible que ce ne soit pas moi qui souffre, ce moi que j'avais abandonné quelque part sous la pluie. Rompu. Ici le monde ne glisse plus dans la nuit, ni dans un jour, encore un autre ; car il n'existe que la pulsation de ce lieu. Elle remplace dans mes tempes la pulsation de ma vie qui ne bat plus depuis longtemps. Depuis ce jour de sidération, autrefois, qui m'avait laissée pantelante, sur la berge de mes souvenirs.

Sidération à nouveau. Mais contraire à autrefois. Eux ne me regardent pas. Les négations se remettent en place. Peu à peu. Maintenant, de loin, de très loin, je m'en aperçois. Eux ne me remarquent pas. Ils ne désignent rien d'autre du regard que ce que moi aussi je porte à la main. Cette bille d'acier. Ces milliers de billes d'acier. Elles tombent comme une pluie sur le monde. Il se remet en place. Lui aussi retrouve son lieu. Personne ne me désigne. Ils ne se retournent pas pour me désigner. Je ne suis pas au centre de ce cercle sur lequel depuis des années mes souvenirs vont se briser, que j'évite du plus loin de tous les possibles qui s'offrent à moi, et que je repousse de la main. Mon regard ne se fuit pas. Il doit pourtant y avoir en moi une force centrifuge. Ce sont eux qui se détournent de moi. Tous ils me tournent le dos. Les cauchemars se sont retournés et regardent ailleurs, loin de moi.

Sidération. Je ne bouge pas. Si je pouvais je ne bougerais plus jamais. Suspension du temps. Il faudra partir, je le sais. Mais encore une seconde… encore une seconde sans souffrir. Tous les souvenirs fantômes s'écoulent au loin par les labyrinthes qui avalent les billes d'acier, dévalent toutes les pentes de la ville. Elles roulent. Elles se perdent. Le ruissellement des eaux les emporte au loin. Ils perdent. Les billes tombent. Ils rejouent. Cela jamais n'aura de fin. La douleur se calme. Tant qu'ils mettront des billes d'acier dans cet endroit absurde, la douleur ne pourra pas reprendre.

Encore un instant…

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (billes d'acier)

J’ignore absolument pourquoi je suis entrée. Ce n’est pas la question, d’ailleurs, je ne me la suis pas posée. Il me fallait entrer. Je passais dans cette rue, au moins deux fois par jour, je savais que c’était ma dernière chance. Pourtant les basses retentissaient jusque dans mes os. Mes vertèbres vibraient, lorsque j’arrivai à la hauteur de la vitrine. Ne me demandez pas pourquoi je suis entrée. Il n’y avait tout simplement plus d’autre chance, et il n’y en aurait plus jamais. Je déteste le bruit, tout assourdissement m’est une souffrance. Partout ailleurs j’aurais fui, et l’éloignement ne m’avait pas changée à ce point, même si, j’en conviens, certains de mes repères avaient disparu. Je cherche le silence. Je me laisserais d’ailleurs volontiers descendre dans les grandes profondeurs si j’étais sûre de m’y plonger dans un gouffre sans bruit. Rien ne me retiendrait plus. Et les courants marins m’emporteraient vers le fond. M’aspireraient. M’engloutiraient enfin, je l’ai tant attendu. Mais je suis entrée.

Parfois même les monologues intérieurs me pèsent. Eux que rien n’arrête, pas même l’alcool, puisque le vertige peut nous prendre, allongé sur un lit d’hôtel, ivre, épuisé, et que le monologue cependant peut ne pas s’arrêter, ne pas se suspendre, pas un instant, et les mêmes angoisses peuvent continuer à tourner en rond au dessus de nos têtes, et nous frôler par moments ; même ces mots pèsent trop lourdement sur moi. Je cherche sans doute l’impossible silence, qui se déposerait en strates atonales dans des phrases successives. Je n’avais donc aucune raison d’entrer dans un tel lieu, et le ressort psychologique ici ne joue plus.

Puisque j’ai poussé la porte. Des dizaines de places assises s’alignaient, sur plusieurs étages, des fauteuils sans doute confortables (ils semblaient permettre aux corps de s’affaisser sur eux-mêmes), face à des dizaines de machines qui dans une profonde dissonance clignotaient, s’arrêtaient, sonnaient, se dissociaient, reprenaient de plus belle, et tintaient, pulsaient, vibraient. Je n’étais pas certaine que cela fût supportale. Je crois bien qu’il n’y a que des hommes, plutôt jeunes. Mais il est impossible de tout embrasser du regard. Tous, ils sont assis dans ce vacarme. Ils regardent tous devant eux. Seuls quelques uns de leurs muscles doivent se contracter, les mêmes, tandis que tous les autres sont abandonnés à l’inutilité. Vision analytique de la scène. Pourtant je ne suis sous l’emprise de rien d’autre que d’une fatigue extrême, d’un décalage, d’une absence à moi-même qui est mon lot quotidien. Leurs mains se crispent sur des manettes. Leurs yeux restent fixes, de sorte que je ne croise aucun regard. Personne ne m’a vue, personne ne me regarde. Peut-être que ne pas croiser de regard, ne devoir soutenir aucun regard, soudain, a allégé ma souffrance.

Aucun d’eux ne s’est aperçu de ma présence. Tous tiennent une même position, et n’y dérogent pas. Je pourrais n’être pas là. Être ailleurs. C’est exactement ce que je cherche depuis que la conscience me torture. Je les regarde. Il m’est impossible de détacher mon regard. Il me semble que cela dure un temps infini. Aucun ne s’individue. Je cesse en retour d’être clouée au sol de douleur par les regards qui ont cessé de se poser sur moi. Ici personne, jamais, ne me regardera dans les yeux. Ils ne regardent que les billes d’acier. Ils jouent des milliers de billes d’acier, parfaitement identiques, qui attendent d’être saisies dans des paniers déposés contre leur fauteuil. De temps en temps, je suppose quand la précédente s’est perdue, ils en prennent une autre, sans regarder où se posent leurs doigts, selon les lois les plus secrètes du hasard. Même elle, ils ne la regardent pas. La douleur cesse de palpiter au creux de mes tempes.

Je porte par hasard à la main gauche une bague d’une infinie complexité qui se referme, si je le veux, sur une boule d’acier semblable en tout point à celle qui en ce moment même fixe leur attention. Mes caprices décident en la matière. Je peux l’enlever ou la remettre. Elle est certes un peu trop grande, mais j’ai trouvé un moyen de la faire tenir à mon doigt. Mon pur caprice règne seul en maître. Cela peut-il expliquer qu’un calme immense ici m’ait envahie, qu’il soit descendu en moi, qu’il m’ait enveloppée ?

Alors je pus me laisser glisser sans lutter au plus profond de l’abîme ; et ses méandres m’aspirèrent. Le ciel était très loin. La tempête ailleurs faisait rage. Même le monologue intérieur, un instant, s’était tu.

mercredi 21 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (dissolution du moi)'

Visiblement, je n'étais pas la seule à chercher la dissolution du moi dans la ville. Certaines recherches étaient plus saisissantes que d'autres, voilà tout. Les passants abritaient certes leurs pas sous des parapluies immenses et translucides qui rendaient un peu plus solennel, un peu plus majestueux leur déferlement calme. La foule descendait comme un courant marin et je ne savais pas où elle allait se perdre, dans les profondeurs de la ville, par endroits se divisaient en plusieurs méandres. Ses pas obéissaient à une nécessité puissante et régulière sans jamais sembler marteler le sol qu'ils effleuraient à peine.
J'étais persuadée, pourtant, de n'être pas seule à chercher à me dissocier de moi, à m'écarter le plus possible de moi-même, à essayer un pas de côté dans les fragments de la ville qui isolait par son immensité brumeuse. Les quartiers se dessinaient autour de noms restés pour moi indéchiffrables, et je me contentais de fixer des souvenirs incertains. Ils se mirent alors à fluctuer, à s'autoriser de variations erratiques, contre lesquelles aucun effort de concentration n'était possible. La carte ne me disait plus rien qui vaille. Tout cheminement se perdait sous mes yeux dans des complexités sans fin.
Se produisit-il alors quelque réaction chimique que l'érosion déterminait entièrement ? Le ruissellement des eaux avait dessiné sur le plan tous les possibles écoulements dans l'espace urbain, de sorte que les immeubles se répétaient selon une projection horizontale dans les flaques tremblantes. Entre elles, mes pas n'allaient nulle part ailleurs, suivaient la foule qui ouvrait sans y prendre garde de nouvelles circulations, où les songes à nouveau trouvaient une pulsation.

La tempête menaçait au loin de nous disperser dans l'espace vide.

Il paraissait peu probable qu'une telle pluie tombât aux bords acérés de la ville, sans en attaquer les arêtes, ni en éroder la structure - la rouille pourrait affaiblir les piliers des pontons, de là elle parviendrait à s'insinuer même entre les masques et les visages, à effacer les traces des maquillages les plus impassibles, et finirait, sans doute, par imbiber les étoffes les plus lourdes, les plus anciennes. Il me semblait que sous la verticalité lancinante de la pluie, nous devions perdre peu à peu la nôtre, nous délayer dans les mélanges du monde, nous couler en lui, nous déverser dans la mer, sans jamais rien trouver à quoi nous retenir. Et ruisseler comme autrefois nos sanglots. Je ne pensais pas alors que l'effritement de nous puisse jamais cesser, incapables que nous étions de nous fixer même si nous trouvions, par hasard, un point fixe.

Advint enfin ce délitement du moi, qui trouva dans la pluie la possibilité de sa dissolution. Ailleurs, il l'avait déjà cherché, sans jamais y parvenir, sans même se repaître suffisamment de l'absurde. L'absence de tout repère dans le monde, spatial, temporel, réussit cette alchimie. Les paroles autour de lui continuaient de s'entrecroiser, mais demeuraient incompréhensibles. Et un silence immense monta en lui. Il lui sembla se couler dans une profondeur sans fin, calme et opaque, où nul espoir de retour ne le torturait plus.

Délices de la noyade, auxquelles il s'abandonna dans les ruelles inconnues.

dimanche 18 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (dissolution du moi)

Sur le bureau s'éparpillaient quelques objets que, dans la précipitation de tout départ, j'avais arrachés à la vie d'avant, empaquetés plus ou moins bien, écrasés à la va vite dans une valise, et que j'avais espéré retrouver un peu plus loin dans le monde, après quelque intervalle de temps et d'espace, inenvisagé, au fond très abstrait, quelques rebondissements, pendant lesquels j'avais cherché mon passeport plusieurs fois dans mes poches, avec une certaine fébrilité parfois, tenté de me convaincre de mon immobilité, lu, écrit d'une main mal assurée, cherché le sommeil au fond de ma conscience, plus lointain encore que mes rêves disparus, et regardé au loin par une fenêtre minuscule qui donnait sur la nuit.

Le temps et l'espace se craquèlent. Ils perdent leur linéarité sous des interruptions constantes. Nous passons d'un monde à l'autre, ignorants des balancements et des basculements qui nous ont menés là. Et nous nous retrouvons ailleurs...

Tous mes efforts précis de réduction, de concision, d'allègement n'y avaient rien pu, il y avait là, émergés d'un autre monde, mon carnet, une vingtaine de liasses reliées entre elles d'un jeu complexe d'élastiques entrecroisés que je ne démêlais jamais tout à fait, de peur de ne pas savoir les recomposer (en ai-je perdues ?), le stylo qui choisit d'émerger de mon sac à intervalles irréguliers, selon des périodicités dont il décide, sur lesquelles je ne peux rien, parfois très lentes, et qui me servit à les noircir, quelques feuilles de papier à lettre, à l'en-tête de l'hôtel dont le nom me servit de mot de passe pour aborder ces lointains, mon iPhone devenu étonnamment inutile alors, des cartes d'embarquement un peu froissées, quelques timbres pour un autrefois lointain, une enveloppe portant une raturée que ma mémoire cherchait à restituer, ce très exact désordre vers lequel mes souvenirs se retirent de moi, comme une vague, pour revenir à la marée descendante, vers ce seul ailleurs.

Je m'en rends compte, à présent, il est trop tard, j'aurais dû renoncer d'un coup sec à refermer ma main sur quelque objet connu, avant de ramasser la clef de ma chambre, de la glisser dans ma poche, et de claquer la porte anonyme. Ou bien, une fois cette première erreur faite, il aurait fallu ne pas lui surajouter une seconde erreur, impossible à défaire, et dans ce monde, ne pas les avoir rassemblés, ne pas avoir repris l'avion dans une matinée grise.

A présent, une contrepartie de moi est restée à Tokyo. Celle qui est revenue s'efface lentement de la carte du monde. David Lewis a eu systématiquement raison de n'accorder aucun privilège au monde actuel sur tous les autres mondes possibles, et je souscris à cette proposition, aussi abstraite et incompréhensible soit-elle.
Il y a toujours, éparpillés, des feuillets de moi qui se noircissent, une tasse de thé vert fumant, la monnaie que m'ont laissée les déplacements du jour, un paquet de cigarettes... Mes mains ne sont pas passées sur eux, dans un geste que je regrette encore, dans un matin ultime. Je n'ai rien défait. Je n'ai surtout pas défait la seule certitude que j'aie eue entre les doigts, aussi absurde soit-elle, avant même d'être sortie de l'aéroport : que je pourrais vivre ici, sans jamais regretter l'Europe, ni sans chercher des yeux ses aubes atroces. Je ne sais d'où elle me vint, mais elle était déjà dans ma main comme un talisman, lorsque trois touristes japonais me demandèrent de les photographier, alors que j'attendais une hypothétique navette.

Cette heure-là de ma vie m'avait laissée comme un bois flotté, léger, usé par la mer, pâle, défait de toute provenance, de toute détermination autre que l'ici et le maintenant, sans écorce, lisse, doux, incapable de rien que de se laisser porter par les vagues. Je n'ai pas fait cela... Je n'ai pas renoncé à elle, n'est-ce pas ? Je n'ai pas étouffé ainsi le dernier battement de mon coeur...

J'aurais dû demeurer, bois flotté sur ces rivages inconnus. Ne jamais revenir.

vendredi 16 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (oublier)

Vous pouvez bien, certes, faire défiler les pages, laisser votre regard glisser ici, de ligne en ligne, je n'y peux rien, je n'y pourrai jamais rien, il manquera toujours, à chacun de ces feuillets (où que le vent les porte, et puisse-t-il être immense, les disperser comme des nuées, et du même souffle, avec la même force, m'éparpiller moi qui ne suis rien, comme les éclats colorés d'une mosaïque, très ancienne et détruite, dont vous ramasseriez les morceaux usés au bord de la mer, après le déroulement incessant des vagues, et sans même y penser), à chacune de ses pages, il manquera les odeurs, les essences, les parfums, les exhalaisons qui caressèrent mon visage, parfois atrocement, imprégnèrent mon écharpe, se déposèrent dans ma mémoire d'où elles hantent mes souvenirs. J'achoppe sur ces qualia insaisissables, qui ne se déposent pas tout à fait dans les strates sédimentées des phrases.

Il y eut ce minuscule restaurant ... (était-ce un restaurant ?), nimbé de buée et que je ne revois qu'à travers un nuage de vapeur. J'y suis entrée un soir, dans une rue que je ne retrouverai jamais, chassée de dehors par la pluie, quelque chose comme une impulsion imprécise.
Autour de l'espace rectangulaire, dans la lumière des néons, la moitié au moins était cassée, où les serveurs préparaient les soupes fumantes, les clients étaient répartis, silencieux, penchés au-dessus de leurs bols de soupe, dans lesquels ils plongeaient leurs regards, sans jamais échanger un mot. Sans savoir le moins du monde ce que je demandais, ni ce qu'il résulterait de mes choix, j'appuyai sur les touches d'un incompréhensible distributeur, qu'on m'avait désigné d'un geste, et choisis, parmi les caractères qui échappaient à ma saisie, ceux qui semblaient revenir le plus régulièrement ; j'étais réduite à supposer qu'ils indiquaient quelque chose comme de la soupe... supposition rationnelle suspendue dans l'attente (elle se débattait avec quelques bribes incomplètes, le sens du jeu et un peu de monnaie dans la poche faisaient le reste).
Il se trouva en effet que, quelques instants plus tard, le temps que je m'oriente dans cet espace, une soupe fumante et parfumée arriva devant moi qui restais incapable de déceler les ingrédients de sa mystérieuse composition. Une algue verte et sèche, grumeleuse, tapissait le fond du bol, et je vis, dans les frontières de mon champ de vision que mon voisin de gauche en détachait de petits morceaux, aidé de ses baguettes, avant de les mêler au bouillon.
L'algue (était-ce une algue ?) craquait doucement, et l'opération ne me demandait pas le moindre effort. Je détachais de petits morceaux étrangement géométriques. Le silence qui régnait alors était un même silence, celui que je partageais au plus profond de moi. Des volutes énormes sortaient des marmites que les deux hommes, à l'évidence fatigués, vidaient au centre de cet espace, dans des récipients opaques. Il suffisait de laisser les pensées se perdre dans l'humidité tiède. Et vint alors quelque chose comme l'oubli.

Ces respirations vous reviennent sans la palpitation de la vie, au creux des veines du poignet. Lucrèce jadis la pesa et en donna une estimation. Ne plus la sentir, parfois, me manque un peu, et manque à chacune de ces pages.

Quelque chose de désespérément sec se dépose ici, d'où vous repartirez les mains vides.

jeudi 15 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (mondain)

Réduction drastique de toute absurdité, dont fait partie de plein droit, dans ce cas, la perte de temps.

J'étais prête à saisir les fils, à les tendre jusqu'à faire apparaître la limite de leur résistance. Pendant trois jours, il faudrait constamment aller à l'essentiel, dormir le moins possible, et ne pas dormir, ici, deviendrait naturel, mais rien au monde ne devrait entamer l'infusion de la ville en moi. Aucun obstacle ne devait s'interposer entre elle et moi. Je me préparais à un pluie d'atomes selon une inclinaison inconnue — celle que les anciens Épicuriens appelèrent clinamen et qui leur permettait d'expliquer les illusions des sens (j'en aurai) et la liberté (j'en connaîtrai le goût) — et j'étais bien décidée à demeurer en alerte, à saisir tout, à me saisir de tout ce qui aurait pu passer à ma portée, à n'abandonner rien de ces quelques journées (elles se résoudraient bientôt à n'être plus que quelques souvenirs impossibles à atteindre, et vers lesquels je tendrais en vain la main).

Éviter le temps perdu, quand on dérobe trois jours dans un monde possible autre que le monde qui en général a la faveur de notre indexicalité, et qu'absurdement on appelle actuel (en croyant que cela lui confère quelque préséance, en croyant dur comme fer qu'il saura opposer une résistance que les autres mondes n'ont pas, croyance qui nous égare et nous trompe et nous abuse, et par dessus tout, nous enferme) me semble relever de la plus élémentaire prudence. Je serais bien surprise que vous en disconveniez, et au fond assez peu encline à en discuter. Il fallait suivre la ligne de ses rêves, ne pas s'en éloigner, ne pas accepter le moindre écart.

Pourtant il me fallut dévier de mon chemin, en direction de quelque mondanité absurde, dans une soirée balayée par une pluie torrentielle et tiède. Il n'est pas toujours possible de s'échapper et je venais de me trouver à court d'arguments. C'était ridicule et rageant. J'avais beau avoir affronté toute cette pluie, je ne parvenais pas à être transie de froid. Je m'en voulais. Autour du buffet, les regards s'entrecroisaient sans qu'il soit possible de rien retenir. Les visages portaient un masque dont ils ne savaient comment se défaire, si tant est que cela leur fût encore possible. Les verres se remplissaient, se vidaient… Il circulait des cartes de visite, dont je devinais constamment l'éclair de blancheur dans la pénombre. Tout cela glissait, sans consistance. Il y avait des effets de cour, des recompositions factices, un cercle de courtisans se défaisait, se reformait ailleurs, autour d'un autre courtisé, et la chorégraphie de ce ballet, pour être tacite, et connue de ses seuls exécutants, n'en était pas moins d'une complexité redoutable — quelques faux-pas mortels me firent rire, j'en conviens. Je n'ai aucune compassion dans certains contextes.

Pourquoi alors nous engagea-t-il, lui et moi, dans une telle conversation ? Je m'attendais à tout, sauf à devoir, dans cette soirée sans intérêt (un instant auparavant, encore, j'aurais tout donné pour rejoindre dans le dédale du métro tokyoïte l'un des quartiers les plus improbables que j'aurais pu trouver, pour en enivrer ma mémoire, pour laisser s'imprimer dans mon cerveau toutes les impressions les plus surprenantes, démultipliées, comme les lumières électriques qui animent les façdes des immeubles, les rendent mouvantes et gigantesques, et illisibles), abattre toutes mes cartes, jouer tous mes possibles, jouer le plus abruptement possible, et défendre pied à pied, en dépit de la rumeur des cocktails, de la légère bousculade autour du buffet, en dépit d'elles, le cercle le plus incandescent de ce que je voulais penser.

Et quand il me vint un tremblement de désespoir (être là, debout, au milieu d'une ville dont je ne démêlais pas les fils, loin de tout, si loin, sans avoir mangé ni dormi depuis trop longtemps pour moi, qui plus est devoir, à travers les méandres d'une langue qui n'est pas la mienne, accéder à sa pensée, à la mienne, la lui dire, résister à toutes les peurs, sociales certes, mais les peurs très anciennes, celles des enfants qui se croient perdus, et l'impression soudain de ne plus rien savoir, même pas comment revenir, je n'étais même plus sûre de retrouver ma chambre, minuscule, quelque part dans l'étendue de la ville — maintenant encore cela me paraît impossible), je ne sais par quel miracle il le comprit et posa sa main sur mon bras.

mardi 13 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (silhouette)

Sa silhouette haute et déliée traçait sur le monde des séries de lignes noires, parfaites ou brisées, qu'à d'autres moments, dans d'autres circonstances, au gré du jeu social — il le déjouait à la perfection, avec une maîtrise surprenante — il rendait souples et dansantes. Je ne l'ai jamais vu que vêtu de noir, de pied en cap et il semblait à chaque instant s'envelopper d'un fragment de vent sous le souffle immobile duquel son manteau flottait, ouvrant largement les pans noirs qui l'entouraient dans son déplacement et ses mouvements.

Au bout de quelques heures passées en sa présence, durant lesquelles, dans les moments où il parlait, se déplaçait, et même (c'était le plus étrange, et de cela je n'aurais pas la moindre explication) quand il gardait un obsédant silence, opaque et contrarié qui le tenait dans une immobilité parfaite, au bout d'un certain temps, ses gestes étaient parvenus à tracer autour de lui une frontière tacite et infranchissable, derrière laquelle il se tenait avec obstination.

Sa voix m'a toujours semblé venir de loin, d'un espace de réclusion, qu'il lui fallait traverser pour me parler ici et maintenant, du plus loin de tous ses souvenirs. Peu importait alors qu'elle fût douce ou cinglante. Elle avait traversé tant d'espaces pour advenir ici, dans la confusion des ces conversations.

Il était impossible, j'y ai bien réfléchi, et je suis sur ce point parvenue à la certitude ultime, que ses gestes fussent, sur le déroulement du monde, autre chose que le déploiement immense d'une phrase infinie pour l'instant, dont il traçait les idéogrammes, chose qui lui demandait une concentration sans faille (elle suffisait à l'absorber tout entier). De cela, il portait au front une marque étrange, qu'on aurait dit une patte d'oiseau, pour autant qu'il tournait la tête et qu'il devenait possible de la percevoir sans avoir à croiser son regard alors incrédule et moqueur. Alors on saisissait à la dérobée ce signe aérien et cruel qui jamais ne le quittait. Chacun de ses déplacements à la surface de ce monde ne pouvait avoir de sens que sous cette condition. Les idéogrammes de ses mouvements et de ses gestes, et des actions à eux articulées, dans l'intentionnalité pure, s'inscrivaient en noir sur le décor bigarré d'un monde dépourvu de toute unité.

Certainement pour tout autre que lui, il aurait été douloureusement difficile de tracer dans l'espace tri-dimensionnel (au moins) le texte indéchiffrable et connu de lui seul (le connaissait-il seulement ?) qu'il avait pour destin d'inscrire pour les seuls yeux d'un Dieu, quel qu'il fût. Cette hypothèse pourrait à elle seule, aussi improbable qu'elle vous paraisse en ce moment, suffire à rendre clairs et les ruptures de style et les caractères nets de ses mouvements, déterminés avec une précision aigüe, ainsi que l'encre noire qui ne cessait jamais de souligner d'un trait sa présence immobile.

Ponctuation. Il riait parfois, souvent, mais d'un rire toujours dépourvu de la moindre nuance de gaieté.

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (usure)

Même ici, la fatigue des pas se faisait sentir parfois, à des moments improbables, imprévisibles, mais elle apparaissait et s'abattait comme ailleurs ; elle s'insinuait dans le poids des sacs sur les épaules, dans les courses trop longues, constituées de détours absurdes dans la désorientation constante dont aucun plan n'acceptait de me parler. Il devenait parfois impossible de retrouver le chemin, de retrouver mes pas, de défaire le fil de la journée, pour pouvoir le remonter au creux de ma nuit. Pesanteur de la marche, même ici. Elle aurait dû être autre, être légère, portée par les regards, les senteurs, portées par un ailleurs… je pensais trouver la légèreté tant cherchée des pas.

Et pourtant la gravité me ramenait au sol ; les pas se contentaient comme ailleurs de corriger le déséquilibre constant de la marche.


Alignés contre les fenêtres du métro, les corps fatigués se tassent, et pourtant ils sont jeunes, au long des stations (elles défilent sans que je ne sois tout à fait certaine ni de leur ordre ni de leur sens) je les vois s'arrondir, ils se courbent, basculent à peine, dans une chute à peine retenue, à laquelle le balancement du wagon n'arrange rien, n'épargne rien. Parfois une femme épuisée abandonne un sac d'une main entrouverte dont les gestes se défont. Les cous se penchent. Les têtes inclinées accusent l'abattement.

Ici comme ailleurs, la lumière est terne. Nous ne pouvons pas plus. Nous ne pouvons rien d'autre que nous laisser dévorer lentement par le temps.

Entre un groupe d'hommes, tous du même âge. Ils titubent sur le marchepied. Même apparence. Basculent à l'intérieur. Bruyants. Leurs paroles déformées me parviennent à travers un brouillard incompréhensible et des bouffées d'alcool. Ils bousculent les dormeurs qui pourtant paraissent ne pas les remarquer, comme si la scène se rejouait encore et encore. Je tente de faire de même. Reporte mon regard au loin, mais la nuit est tombée. L'odeur tiède qui passe sur mon visage est une caresse écœurante. Je l'évite en traversant comme dans un rêve la gare immense, ponctuée d'idéogrammes lumineux, mes pas ponctuent à peine le sol, je passe en fuyant le portillon qui claque derrière moi, et me retrouve sur le parvis, au pied des tours immenses.

La ville me revient comme un ailleurs rêvé, dans un souffle d'air marin et inconnu.

dimanche 11 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (ruissellements)

Les sirènes nous prévenaient de la possibilité de la tempête qui planait au-dessus de nous, au loin, dans un horizon sombre.

Leur stridence traversa l'espace, et on aurait dit qu'un instant, aussi bref soit-il, nous étions tous figés dans une immobilité involontaire à laquelle nous ne pouvions rien ; elle nous saisit, nous traversa et nous figea. Un bref instant de surprise, se trahissait notre attente abyssale. Nous étions soudain effarés, en suspens dans le monde, aussi peu que cela fût, il ne fut possible à aucun d'entre nous de le cacher ; le calme enchaînement mécanique des gestes un instant n'avait plus été possible, en dépit de toute l'usure que le jeu social avait su imposer à nos manifestations devenues si peu spontanées — la main s'arrêta entre la tasse et le geste qui allait la porter aux lèvres, de sorte qu'il marqua un temps de retard et que cela ne fut pas absolument indétectable … la phrase qu'il allait terminer suivit une ligne mélodique qui accidentellement monta un peu trop haut pendant qu'il détaillait avec détachement les besoins en ontologie formelle de l'armée américaine… pour se remettre ensuite dans le ton que les conventions validaient. Mais la musicalité instinctive perçut la peur. Et le détachement se brisa au sol, non sans provoquer chez lui une très légère contrariété, aisément étouffée. Comme la tasse aurait pu elle aussi y éclater en morceaux.

Pourtant l'incertitude est un leurre. Et tous le savent ; quand ils allument une cigarette, pourquoi surjouent-ils le détachement ? Elle se rit de l'avenir dans des possibles mouvants qui retomberont comme pluie sur le sol. Ou bien la tempête s'abattra sur nous ou bien elle ne s'abattra pas, et une fois que sa fureur se sera déversée sur nous, ou bien une fois qu'elle nous aura épargnés, alors l'incertitude se diluera dans la nécessité fixe et intangible des choses du passé. Les purs possibles resteront hors de notre portée. Pourquoi donc ont-ils tous tremblé ? avant de reprendre le flux mondain de leurs activités.

Que des sirènes nous préviennent me paraissait présage ironique. Les façades immenses des immeubles illuminés qui hier encore se reflétaient dans les pupilles de mes yeux, comme dans toutes les pupilles noires de cette nuit intérieure, allaient-elles se couler dans le reflet d'elles que renvoyaient les flaques, glisser au sol sans bruit; s'écouler hors de ce monde délavé ? La pluie immense nous laverait-elle "des tâches de vin bleu et des vomissures" ? Était-ce cela qui les frappa de terreur ?

La pluie ruissellerait sur nous, diluerait les contours des mondes, confondrait les contours … la pluie immense et tiède qui effacerait toutes les larmes comme après un dernier sanglot calme …

Après quoi, notre regard serait redevenu transparent.

samedi 10 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (eaux troubles)

Nous nous étions avancés dans la nuit jusqu'au point où la conscience devient suraigüe, selon les caprices du déplacement géographique qui se transforme en déplacement selon le temps, de sorte qu'elle s'affine au fur et à mesure que l'heure de dormir se dépasse, et nous attire dans un autre monde possible, là où notre regard devient affûté comme une lame, reçoit toutes les images. Nous ne sommes plus alors qu'un réceptacle extrêmement sensible des désordres du monde.

En eaux troubles, les images que nous avons recueillies descendront dormir au creux de nous, dans le fond tourbé de notre conscience, s'y développeront dans une vie silencieuse, y trouveront quelque chose comme un lieu tacite du monde, d'où elles lanceront leurs délinéaments complexes au loin, tant et si bien qu'il pourrait devenir impossible de les arrêter.

J'imagine, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer que les plantes repliées sur elles-mêmes dans des enroulements précautionneux, des spirales que la géométrie aurait validées et que les fonctions mathématiques déploieraient sur une ligne de signes complexes mais très déterminés, sont parfois prises de la fantaisie imprévisible, quand le dernier des clients du cinquante-et-unième étage est parti, juste avant l'aube, que le dernier employé a refermé la dernière porte, vérifié la parfaite transparence du dernier verre qui un instant auparavant encore était plein d'un alcool brûlant, l'a déposé selon un alignement satisfaisant, de se déployer dans tout l'espace.

Portées par les viridescences aquatiques de la mémoire, elles reviendront dans les rêves, dans le silence recueilli des nuits, et au petit matin, lorsque le jour pâle voudra reprendre ses droits, il sera traversé d'elles, et elles flotteront comme des noyés pâles dans des courants profonds. Elles infuseront dans la conduite du jour, selon la loi très ancienne, presque oubliée, du mélange total (celle-là même, rappelez-vous qui nous avertit qu'une seule proposition fausse dans une conjonction aussi longue soit-elle de propositions rend toute la conjonction fausse, par le seul pouvoir de son poison, de sorte que ce trouble logique envahit le monde physique et tangible dans lequel nous croyons lui échapper, puisqu'une seule goutte d'alcool dans l'immensité de l'océan infuse, diffuse dans tout l'océan et peut, par le pouvoir incontrôlé de sa composition, modifier l'étendue salée toute entière).

Leur suc distillé dans nos souvenirs pourrait-il donc jouir d'un tel pouvoir ?

Sur cette réaction chimique de la conscience au monde, il doit être possible de déposer des strates de paroles, de surimposer une voix, de glisser un contrepoint, et ainsi de maîtriser le processus de la distillation jusqu'à ce que l'écho du monde ne soit pas que l'absurde son mat d'un verre qui se brise sur le sol, aux pieds des clients indifférents et blasés, sous les yeux effarés de la serveuse.

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (eaux profondes)

L'endroit est au cinquante-et-unième étage d'une tour dans un quartier dont j'ignore le nom, et je ne saurai pas la retrouver. Je ne vois aucun moyen d'y revenir, sinon par des procédés d'une complexité telle que ma volonté ne les conçoit même pas. Il s'est éloigné dans le temps, et désormais repose, inatteignable, au creux de mes souvenirs, et c'est seulement le philtre doux-amer de la mémoire qui pourra nous y reconduire, à condition qu'il soit infusé de phrases jusqu'à s'alcooliser.

Dans la nuit brumeuse, les immeubles et les avenues ont mené leur défilé hiératique, d'eux seuls connu sans hésitation, derrière la vitre du taxi qui nous conduisait étonnamment vite à travers l'immensité de la ville. Les masses de béton brut me réduisaient à me sentir un point minuscule de conscience. Dans la vitesse, il était presque impossible de découper la silhouette légère et nue des arbres. Aucun passant ne se détache à présent sur les images que je conserve de cette nuit-là, et j'ai beau lutter contre l'impression que la ville était vide, c'est elle qui se détache de mes souvenirs, c'est d'elle que je ne parviens pas à me défaire.

Dans le hall immense, je crois que nous n'avons croisé personne, mis à part ces fleurs vénéneuses et géométriques dont je vous ai déjà parlé, dans une autre liasse, enroulées sur elles-mêmes. Il est possible, je l'admets, qu'un couple soit sorti au moment où nous sommes entrés dans ce qui me parut être un club, au sens très anglais du terme. Mais leurs silhouettes étaient si furtives que nous ne pouvions pas les compter.

La poignée d'êtres vivants qui cette nuit-là hantait la ville semblait s'être condensée dans ce lieu en suspens, autour de l'alcool et des cigarettes dont la fumée planait, bleutée, au dessus de nos têtes — et pourtant mes souvenirs ne me restituent pas l'odeur de tabac qui devait bien en émaner quand je suis entrée, que j'ai bien dû remarquer, aspirer, et qui, pour finir, ne peut pas ne pas s'être déposée sur moi, ne pas m'avoir imprégnée toute entière. Ici, il manque une pièce.

Nous n'écoutions pas la musique, même si à plusieurs reprises, je tentais de me retenir à elle ; nous enveloppions d'elle une conversation improbable et miraculeuse. La ville, beaucoup plus bas, avait disparu à ma vue sans faire de bruit, de sorte que nous nous sentions isolés de tout, dans une pure contingence de temps et de lieu, d'une extrême légèreté. Il ne restait plus que les ponctuations verticales des immeubles, dont certaines, très peu, parvenaient jusqu'à nous, lignes droites lancées à l'assaut de la nuit, et qui se voilaient sous des formes diffuses dont personne ne sut me dire ce qu'elles étaient. Elles estompaient les contours qui sous elles s'effritaient ; les lumières se voilaient… Nous étions légers, et la légèreté était suspendue à des hasards très finement articulés.

L'alcool, la brume et la fatigue se recomposaient les unes dans les autres. Tous les décalages se mêlèrent que je ne sais pas tous désintriquer. Vertige. Au moment où je m'appuyais de toute ma hauteur contre la baie vitrée, en à-pic sur le monde.

jeudi 8 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (marathon - exactement)

Au bord du flot, debout sur un trottoir vide de l'avenue immense, je tente à tout hasard, en direction de la circulation, le geste parisien de héler un taxi. Aucune certitude de la réussite de mon geste, de sa possibilité, de sa signification même … aucune assurance qu'il ne retombe pas dans le silence sans écho… mais mon étrangeté à la vie est si évidente que le policier qui me regarde faire ne cille pas … peut-être ai-je glissé le long des règles du jeu, de moi il n'attend pas que je les connaisse avec précision. Et par hasard un taxi s'arrête… et l'espace s'ouvre pour l'heure et demie de liberté que je viens d'arracher aux possibles avec toute la férocité du désespéré.

Maintenant que je suis rentrée, que j'écris ces lignes à Paris, ou ailleurs, il me surprend d'avoir douté de ce geste et de sa clarté. Pourtant sur le moment, je n'avais aucune certitude de sa transposition possible. Qu'il soit ici signifiant, ne saurait garantir que, dans un autre lieu, il fût pourvu de la moindre signification. Les variations des mondes possibles se rient de nous et de nos attentes, les déjouent, les défont et tissent des univers dans lequel le plus improbable advient. Il faut croire que je n'étais pas si loin.

Ouverture. L'échappée vers un parc. Le but est absolu. Pour une heure et demie, je veux ne rien entendre, ne rien dire (les vêtements empesés saisissent les courbes de mon corps, et redressent mes postures et ma nuque, mais il doit être possible de déjouer leur ascendance). Je ne veux pas autre chose que sentir l'odeur inconnue de cette terre, laisser la pluie ruisseler sur ma joue, elle effacera toutes les traces des larmes d'un autre monde, puis je poserai ma main contre l'écorce rugueuse d'un arbre dont j'ignore le nom — après quoi il redeviendra possible de revenir sur mes pas, en rapportant pour son destinataire un minuscule morceau d'écorce.

Le chauffeur hésite… sans que je sache s'il a mal compris ma demande … regarde un plan, se retourne, renonce à me parler… se retourne à nouveau. Reprend la parole au bord de laquelle il était resté. Il m'explique que le marathon se court aujourd'hui, qu'il nous empêchera de passer. Le parc rêvé s'éloigne à une vitesse invraisemblable, déjoue toutes les ruses, dégringole le long des accessibilités possibles… Nous nous arrêtons sous la pluie. De loin, des silhouettes presque abstraites sont soulignées par le plastique qui les entoure. Elles déplacent avec elles, à travers les rues qu'elles enlèvent à la circulation, un lieu silencieux qui se déplace autour d'elles dans l'espace urbain.

Nous restons là, quelques instants. La buée envahit les vitres. Et le monde entier s'estompe sous mes yeux.

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (cérémoniel)

J'aurais cru, quand elle déposa devant moi la minuscule tasse de thé vert et mousseux, que le cérémoniel venait de prendre fin.

Dans la fraîcheur du matin, le soleil se levait sur un jardin minuscule et parfaitement maîtrisé qu'on regardait par la baie vitrée, tout en suivant les lignes un peu hachées de la conversation dans laquelle passaient des vortex, et des ingénieurs, Kafka je ne sais pourquoi ; puis il fut question d'un voyage en Europe, et d'un maelström, de Goethe, et des traditions. Et les dimensions du temps se tissaient les unes les autres, je n'étais pas loin d'être perdue.

Dans son déploiement suranné, le bavardage léger fut interrompu avec tranquillité par les gestes minutieux qu'alors elle déploya, et il fut impossible de ne pas la regarder.

Elle m'indiqua l'ordre dans lequel manger les diverses nourritures qu'elle avait apportées, ensuite de quoi je devais, en une seule fois, finir ma tasse de thé. Il fut aussi question d'une fête, renouveau, printemps, sa voix devint enjouée, il me sembla saisir le terme de jeune fille, même si cela prit soudain une teinture étrangement proustienne, à un moment où je m'y attendais le moins, et des couleurs pastels se mirent à apparaître dans mon champ de vision, pendant que j'oubliais à peu près complètement les indications qu'elle venait de me donner.

La scène se déroulait quelques heures avant qu'il ne me faille reprendre un taxi puis un train dont j'ignorais tout, puis l'avion et un autre avion encore, qui passerait au dessus des mers gelées du pôle Nord, à condition que je parvienne à traverser ces espaces informes que sont les douanes et les aéroports ; ils se matérialisent autour d'une abstraction puissante qu'est la frontière, et absorbent nos pas, et nos attentes, et nos silences, et nos larmes. Ensuite il y aurait un train ou encore un taxi avant que ne se rouvre la porte de mon appartement désert qui, à cet instant précis du temps, me paraissait incroyablement éloigné de moi. J'étais déjà aspirée par le voyage, dans le vertige horizontal du déplacement selon le lieu.

C'est à ce moment précis que le cérémoniel se resserra sur moi. La tasse était devant moi, sur la petite table de bois. Une figure animale me faisait face. Il fallait qu'il en fût toujours ainsi, mais il fallait sous une modalité tout aussi impérieuse, pour boire, tourner la tasse de la main droite, en même temps la soutenir de la main gauche horizontalement placée sous elle, pour ne jamais être face à cette représentation.

Le geste alors me parut insurmontable.

mardi 6 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (thé aux épices)

Mes mains froides se brûlaient à la petite tasse de thé. Elle était pleine de lait et d'épices, qui infusaient dans un thé noir brûlant.

Il contrastait si résolument avec le thé vert presque transparent, parfois un peu trouble, mousseux, plein de saveur, d'un peu d'aigreur, que je buvais depuis mon arrivée ici,constamment, jusqu'au creux des nuits sans sommeil, et que je m'attendais à voir apparaître une nouvelle fois devant moi. Il m'arrivait de remonter, à n'importe quel moment de la nuit (les nuits n'avaient plus de moments, n'étaient qu'un sas immense, entre deux apnées, dont j'attendais seulement la sortie dans la préscience qu'alors il se pourrait que ma respiration cessât, sans prévenir, à n'importe quel moment de la journée), un immense couloir bordé de chambres de tout côté, et où, étrangement, je n'ai jamais croisé personne, de m'avancer jusqu'à l'inépuisable réserve de thé vert, à laquelle j'allais me fournir dès que la mienne était vide, puis de le redescendre tout aussi vite, anxieuse de ne surtout croiser personne, alors que je me faufilais pieds nus pour ne faire aucun bruit (obsession ancienne, elle me pousse parfois à cette bizarrerie).

Mon attente fut déçue. Révision âpre des croyances.

À cet instant précis du monde, dans ce lieu des possibles déplacés de part et d'autre d'une accessibilité fulgurante et abstraite, il me fallait une autre boisson pour que la vie reprenne dans mes veines, pour que je ne m'efface pas de ce rêve brumeux qu'était devenu la ville sous une pluie incessante. Je la sentais capable de tout délaver sous son ruissellement. Le serveur l'avait si facilement compris. Il nous avait fallu à peine quelques mots, essayés dans des langues différentes, au hasard de nos errances symétriques, pour que nous nous retrouvions à ce point précis : mon regard, aussi fatigué que le sien, et plus perdu encore, le sien plus las encore, de tout exil.

Quand il le déposa devant moi, prenant soin de ne pas déranger les dix-sept feuillets épars que je relisais à nouveau, dans la proximité temporelle et spatiale de leur exécution, sans même comprendre ce que je lisais, mécaniquement, je compris qu'on le servait chez lui aux voyageurs transis, au bord de la perdition, que des chemins escarpés ont pu seuls mener jusque là. Alors mes mains froides se brûlèrent à lui, pour vérifier que la vie revenait.

Le patron, que jusque là je n'avais pas remarqué, se leva de la table où il était assis, dissimulé dans l'ombre ; il s'approcha de moi, et à la fluidité parfaite de ses gestes, je compris que la scène se déroulait à dessein, selon des enchaînements connus de lui, et qu'il n'avait pas la moindre hésitation. Il alluma la radio, trouva pour moi seule une musique dont il supposait que je la connaissais. Peu m'importait qu'elle me plût ou non, pour dire le vrai ; il avait reconnu mon accent, et trouvé une chanson dans ma langue. Il avait identifié la lassitude du voyage, et de l'éloignement, il avait deviné les traces que l'errance laisse sur ceux qui la connaissent, aussi peu que ce fût…

Alors il n'y avait plus qu'à tenir le plus longtemps possible cette note en suspens.

lundi 5 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (au loin)

Au cours des heures multipliées de ces journées condensées sous l'effet de la distance, de l'éloignement, du manque de repos, des nuits vides de tout sommeil, et plus encore par l'impossibilité de comprendre ce qui se disait autour de moi, de saisir les significations dans l'espace qui m'entourait, de les partager, de les renvoyer, il y eut place pour toute saveur, pour toutes les notes tenues de l'existence, même pour la nostalgie, et l'âpreté de l'exil — en si peu de temps.

La conscience aiguisée a joué toutes les partitions, dans lesquelles elle a perçu l'articulation du hasard et du possible.

Je m'étonnais de les y rencontrer, presque brutalement, au détour d'une petite rue, dans le quartier de l'Université, sous une pluie battante. Le chemin qui pouvait en une station de métro me ramener à l'hôtel, et qui prenait alors quelques minutes, pour des raisons impénétrables, demandait parfois des changements complexes, des passages obstinés dans une seule et même gare, et des remords, des repentirs, des oscillations épuisantes, de sorte qu'il me paraissait ce jour-là impossible de m'y aventurer — tant ses caprices étaient imprévisibles et rendait improbable le calcul du temps qu'il me faudrait pour revenir, ensuite. J'attendais que mon sort se décidât, dans un périmètre point trop éloigné.

Sous cette même pluie, une cohorte calme courait un marathon, et éloignait la circulation. Je les vis passer de loin. Le silence régnait autour d'eux, et ils le déplaçaient dans la ville.

L'attente d'une heure précise dévorait les autres ; jetée là comme un poudre, elle exerçait un intense pouvoir de corrosion.

Il pleuvait à verse — impitoyablement. Des sirènes passaient, et relayaient des messages diffusés par des voitures de police équipées de hauts-parleurs puissants. Je compris au soir venu, quand à peu près toute menace se fut éloignée, qu'il était question d'une vague géante, qu'elle pourrait pénétrer la ville, et emporter sur son passage ce qu'elle jugerait bon de prendre et de rendre à la mer.

Ce jour-là, précisément, je me sentais sans assise, sans certitude. Le monde oscillait et je ne savais où retrouver mon calme évanoui dans une incertitude fébrile. Enfermement, éloignement, ces deux figures spatiales et opposées tissaient une toile finement obsédante.

J'entrais alors dans un restaurant tibétain, renonçais à tout effort, demandais un thé, qu'on m'apporta fort et brûlant, plein d'aromates, de lait chaud et de sucre. Je gardais la tasse bon marché entre les mains, réchauffant mes doigts contre elle.

À elle, il revenait de me consoler de ma vie d'adulte.

dimanche 4 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (pur possible)

(Ce possible n'eut jamais lieu)

Le vent marin, à l'aéroport, n'était pas un leurre. Je vis bien, de la route qui me mena de l'aéroport à la ville, des étendues d'eau qui s'enfonçait dans le pays, des bras de mer, ou des fleuves, — à cette heure-ci, dans ce tumulte des impressions et de la nouveauté mouvante, il était difficile de poser des distinctions précises. Mais la mer pénétrait profondément la terre, et j'ignorais absolument où j'allais.

Je me souvins de cette mer contemplée dans la lumière de l'aube. J'avais entrouvert un hublot que l'hôtesse s'échinait, à intervalles réguliers, à fermer, dès qu'elle pensait que ma surveillance s'était relâchée, ou que je dormais, ce qui était d'une absurdité surprenante. Je tenais à cette fente sur le monde. Nous avions survolé des étendues immenses, qui de si haut paraissaient seulement bosselées, et sur lesquelles soufflait un vent tel que la neige qui s'envolait effaçait les contours. Parfois, une ligne droite les traversait à perte de vue, des lumières absurdement vives finissaient de s'éteindre dans le petit jour. Je suis sûre, même si vous ne me croirez pas, que les fleuves que j'aperçus, un peu plus loin, toujours aspirée par cette unique fente sur le monde qui était tout ce qui me restait, et sans laquelle je n'aurais pas même pu croire à la réalité de ce voyage, les fleuves anonymes et inhospitaliers se jetaient dans une mer gelée dans laquelle ils dessinaient des courants d'eau vive.

Sans eux, nous aurions seulement traversé une nuit immense, perdu en elle quelques repères, et ce voyage aurait pu n'être que pure accessibilité à un monde possible actualisé par le déplacement selon le mode et non le lieu. La logique modale n'aurait vu dans ces douze heures de vol qu'un déplacement sur une branche de possibles.

En dépit de cela, aujourd'hui je dois bien le reconnaître, il demeura des possibles non réalisés, dont je ne sus pas exactement dans quel monde ils étaient possibles. Je me promettais chaque nuit, quand je cherchais le sommeil, le lendemain matin, cela dura trois nuits, et j'espérais que ces représentations me berceraient, à cinq heures, de partir à la gare, dix-sept étages plus bas, de prendre un train, et de descendre au marché aux poissons, de voir les bateaux arriver, les hommes se mouvoir dans ce commerce, autour des poissons tout juste arrachés à la mer. J'imaginais, dans cette projection aussi précise qu'elle était sans doute fausse, que si je mangeais un plateau glacé de sashimis, à cette heure-là du jour, à cet endroit du monde, je n'aurais plus aucun moyen de savoir si je ne rêvais pas tout cela…

…et qu'alors, j'aurais vraiment fini d'entrecroiser, dans des nœuds de plus en plus fins, le possible et le réel.

vendredi 2 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (iridescences plastifiées)

Impression visuelle — le clignotement des objets. Des objets minuscules. De toutes couleurs. De toutes textures. Les surfaces sont lisses. Parfois elles ouvrent des écailles feintes. Analytique des couleurs. Il faut s’y tenir. Devant mes yeux, des rangées alignées, presque, parallèles, presque — du sol au plafond, des régularités de couleurs apparaissent. Des arc-en-ciel artificiels. Mats. Brillants. Ils suivent à peu près fidèlement la décomposition du spectre lumineux de l’infra-rouge à l’ultra-violet. Les chatoiements sont tous artificiels. Ils mènent à du factice. Ou l’artifice, peut-être, est chatoyant.


Suivent les strass. Les rangées de strass. Sous les lumières des néons. Indications des désirs. Devant lesquels les filles en minijupe passent plus de temps. Cliquetis visuel de la consommation. Elles ont les ongles peints de couleurs criardes. Elles réfléchissent. Lequel ? Légère anxiété du geste, quand elles soulèvent à peine les étiquettes des prix.


Vers lequel tendre une main ? Il faudrait faire un choix entre eux. Je ne sais absolument pas… reflets des objets, jusque dans les pupilles. Il est impossible d’arracher une miette de ce monde. Des myriades volent, diaboliquement colorisés… De près l’objet minuscule s’isole un instant dans la paume de ma main. Comme un papillon fragile. Je n’ai aucune raison d’en rien faire. La recréation du spectre se réitère peut-être jusque dans les yeux. Il se dessine une géométrie insinuante des séries, les yeux reflètent les iridescences hybrides et plastifiées … le spectre coloré explore le monde. Des irisations se répondent. S’appellent. Jusqu’à la contradiction. Dans une explosion de minuscules capsules de plastique.


Le cliquetis de la consommation me laisse muette. Les haut-parleurs diffusent dans l’espace géométrique, simplement strié de rangées alignées, de ce grand magasin, une chanson à la mode. Voix androgyne. Je n’imagine pas de visage. Les battements des paupières ne suffisent pas à clore le monde intérieur.

jeudi 1 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (parallèles)

Juste cela. Une impression. Elle revenait ponctuer mes nuits.

Bien des heures après le crépuscule imprécis, je plongeais dans une solitude immense, sans commencement, sans fin, qui n’était d’aucune nuit, ni d’ailleurs ni de là-bas, aucune nuit de ce monde. Son extension temporelle échappait à la saisie des horloges, dont le battement semblait avoir perdu son efficacité, déjouait leur mécanique, s’attaquait à leur régularité très exacte, car en dépit des minutes puis des heures qui se dissolvaient dans l’attente du sommeil, mes yeux restaient ouverts.

Il était impossible, je le sentais bien, de traverser le vide de cette zone frontière interminable entre un jour pluvieux et un autre jour pluvieux, dont le petit matin gris viendrait me surprendre en se mêlant à l’averse, à un moment où j’aurai absolument désespéré que tout cela prenne fin, cette attente et ce désœuvrement, et ces angoisses lointaines, dans un monde écarté, et cette impatience aux attaques fulgurantes, et ces espoirs dévorants dans lesquels il faudrait mettre ses pas.

Je n’y plongeais pas. J’y glissais en dépit de ma résistance, de toute l’obstination que je déployais à rester en mouvement dans l’espace rigoureux des gratte-ciel et des tours, des escaliers roulants, des ascenseurs immenses, acier et béton confondus, entremêlés jusqu’au ciel, intriqués, entrelacés, et bien plus loin encore. Les horloges détraquées m’y poussaient, elles avaient dévoré le temps de la journée, l’avaient déchiqueté, mais pour quelle raison m’abandonnaient-elles dans un temps distordu ?

Au cœur de l’attente, son objet même s’estompe. Il se dissout. Alors ne reste que l’attente pure, dépourvue de l’objet de sa tension, elle se vide et voilà quand on la frappe, qu’elle rend un son mat et blanc. Pour lui échapper, il fallait emprunter un couloir immense et désert, dans lequel se faisaient face deux rangées de portes, dont les numéros laissaient imaginer un vertige de pas, et de paroles, et départs, et de clefs qu’on cherche, qu’on tourne, qu’on abandonne au fond de multitudes de poches. Vertige horizontal, impossible à affronter.