Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 29 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (verticale)

L'ascenseur s'envola jusqu'au cinquante-et-unième étage, sans effort, sans à-coup. Il ne marqua rien que la linéarité pure du glissement. Cela ne sembla rien. Un jeu. Le petit groupe un instant retint son souffle dans les conversations mondaines, et souligna de son silence la verticalité stricte du mouvement qui mit un terme aux complexes pas de deux que l'esplanade avait permis ; nul ne regarda plus rien. L'entrecroisement des regards n'accrocha rien, un instant, les pupilles ne s'affrontèrent pas, renoncèrent à se fixer ailleurs que vers le sol, se retinrent à de petites insignifiances, à des discrétions tranquilles, dans un flottement indécis, et les numéros des étages défilèrent si vite que je crus à une erreur.

Il n'y avait assurément plus rien d'autre à faire, lorsque les portes se rouvrirent silencieusement sur ce monde, avant que ne reprennent les conversations, que de coller le front à la baie vitrée. Sortir de l'espace clos, du groupe en passe de retourner à son bavardage conventionnel pour soirée mondaine, et prendre appui contre la vitre. Y déposer un instant ses rêves enfouis. Je reviendrai plus tard. Peut-être… Pour le moment des possibles ressurgissent dont j'avais oublié le vol silencieux.

Je m'approche jusqu'au point exact où le contact froid et lisse contre mon front se fait trop net, quelque chose s'interpose entre moi et le vide, quelque chose s'interpose dans l'espace de l'envol possible, distance invisible, je ne pourrai pas tomber, je ne pourrai pas faire un pas de plus, qui me relâcherait dans un ailleurs, qui me délivrerait de la pesanteur, quelque surface dont la propriété est d'être parfaitement transparente, indétectable sauf pour la pulpe tendre des doigts, pour la joue tiède, se glisse entre l'envol et sa possibilité.

Je ne pourrai pas me glisser hors de cet espace, hors de cette soirée, hors de ce monde. Contre cet invisible arrêt de ma course, mon souffle se condense, et son exhalaison suffit à faire apparaître la limite des possibles, celle que nul n'outrepassera. Je peux alors toucher la frontière cristallisée par la tiédeur de mon souffle (qu'elle arrête). Les rêves se déploient soudain dans toute leur inaccessibilité froide. Ils me caressent de leur aile immense.

Je m'appuie de tout mon corps contre cette transparence verticale. Je suis déjà parvenue si haut que je n'aperçois plus le sol et n'en sens plus la gravité horizontale, mon regard ne se porte plus que sur des lignes verticales dont rien ne m'assure qu'elles se plongent dans le sol, elles pointent une indication en direction de la brume de mer, en soulignent la possibilité… Alors il me semble que mes pieds ne touchent plus rien et qu'en me penchant un peu je pourrais…

jeudi 27 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (réalisation)

La distance se constitue au fur et à mesure, dans les strates des souvenirs, les mots tournent dans mon esprit, et la valse lente des impressions ne cesse pas. Pas pour le moment.

Elles s'éloignent … étrange odeur presque fraîche, un peu trop douce pourtant, légèrement écœurante, quand je poussais la porte de ma chambre dont la fenêtre ne s'ouvrirait jamais, elle parvenait à mon visage et me rappelait que j'étais loin … reviennent… la fatigue intense de ce soir étouffant et humide où je ne retrouvais plus mon chemin dans le dédale des stations, et l'angoisse m'aurait prise au-delà de toute fatigue si la curiosité ne l'avait finalement emporté dans un curieux jeu de balance et de contrebalancement … la sidération des saveurs étranges, au hasard des plats choisis en toute ignorance de ce que je faisais, sans aucune prévision possible, et parfois je tombais sur les consistances invraisemblables des desserts translucides, élastiques et fades, parsemés de graines noires et découpés en rectangles parfaits dont il n'était possible que de détruire la géométrie avant de satisfaire ma curiosité et de réaliser ma déception… égarée …

La distance se reconstitue, et la mélancolie parfois vient reprendre le dessus. Il me semble que je regarde des photos, et que les odeurs ont disparu les premières, la profondeur est lisse, je voudrais pouvoir tendre la main, et je ne rencontre que la surface des choses. La surface plane et inconsistante du monde, sur laquelle nous glissons, tentons de nous retenir mais rencontrons la trahison des choses.

Et pourtant… là-bas nul trajet n'était déjà connu de moi … nulle habitude ne venait à mon secours … la réitération ne fut pas à l'ordre du jour … mes pas ne me portaient qu'au prix d'un effort constant, de décisions réitérées, d'opérations complexes sous-tendues d'analogies précises que je construisais méticuleusement … il fallait inciser le monde et les arracher une à une … les signes distinctifs (je tentais de les dérober au monde) ne se donnaient pas volontiers … et les quartiers, les stations, les rues demandaient à ma mémoire des stratagèmes inouïs, incroyablement coûteux, peu convaincants au fond … toute inscription dans le monde exigeait une attention particulière, un effort réel et constant, soutenu tout du long sans qu'il ne fût jamais possible, un temps soit peu, de glisser dans un ailleurs, de se replier comme toujours sur l'incessant monologue.

C'est ici précisément que la pensée se taisait. Je tentais d'inscrire mon chemin dans la ville, d'un point à un autre, recherche entêtée de quelque objet métallique, oublié ensuite sur ma table, indispensable pour le moment, mais il n'était possible de penser à rien d'autre. Regarder les façades défiler. Repérer les enseignes. Constater les angles des rues. Mémoriser la couleur des trottoirs. Retenir photographiquement une affiche, prendre le risque de se repérer à la présence immobile d'un mendiant.

Pour la première fois, le face-à-face avec le monde était silencieux. Ouvrir les yeux. Ne plus parler. Ne pas se laisser distraire. La ville de plein fouet. Calmement. Avancer.

dimanche 23 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (distillation)

Infusion lente des feuilles dans l'eau claire et brûlante… elles se déplient. Se déploient. Et la vie qu'elles eurent au soleil, en buisson odorant, redevient presque palpable. En s'ouvrant, elles laissent échapper leur suc dans l'eau, il la colore, elle lui répond d'une teinte vive, et se transforme d'elles. La brûlure de l'ébullition traverse doucement la paroi de la tasse et contre elle, la pulpe des doigts se réchauffe, à la limite de la douleur, juste un peu en-deçà. De l'eau, la transparence qui fut se voile d'une teinte verte et prononcée, qu'à première vue, je n'aurais pas identifiée comme étant celle du thé. Il a fallu que je me prête à quelque déplacement le long d'une ligne imaginaire, ou peut-être même que j'outrepasse cette ligne dessinée sur le sol, pour que cette boisson verte et mousseuse me devienne une tasse de thé.

Ou bien il faut penser que les frontières se traversent comme la surface lisse des miroirs. Il n'est pas même nécessaire de chercher sur eux, du bout des doigts, quelque fissure qui menacerait de le fendre pour se glisser en lui. Il ne serait nécessaire de chercher aucune dislocation, aucune destruction. Le mécanisme serait lent et calme et très sûr. Il serait possible de passer outre la surface, de disparaître dans ce monde, de s'y fondre, de s'y laisser happer.

Mais le monde dans lequel alors nous nous absorberons laissera exhaler un parfum très sûr ; il se mêlera ensuite à toutes les odeurs que nous respirerons, traversera d'un souffle les souvenirs que nous contemplerons, passera comme une respiration sur notre visage quand nous voudrons dormir et que nos paupières seront closes sur notre monde intérieur. La lente alcoolisation des rêves a commencé. Le processus est en marche, irréversible, et bientôt il faudra revenir, tendre à nouveau la main vers cette minuscule tasse de thé, sur laquelle une femme, élégante, traverse d'un pas relevé un cours d'eau.

Alors des objets en viendront à apparaître de leur propre chef à des milliers de kilomètres, à des heures de vol. De minuscules objets qu'il serait possible de ne pas remarquer, mais qui, assurément, ne viennent pas d'ici. Un sachet transparent couvert de caractères japonais, et hermétiquement clos qu'un douanier m'imposa. Le menu très détaillée, photos à l'appui, de ce que j'aurais pu vouloir manger. Ils ponctueront l'espace, se glisseront dans ma main sans que je m'y attende. Aussi fragmentaires et imprécises soient-elles, des bribes de ce monde se sont introduites dans ma mémoire, et y déposent leur suc, d'où un long processus alchimique a commencé, que je ne veux pas interrompre. Je ne peux que revenir, soir après soir, dans les odeurs de pluie, les salles blafardes des restaurants, sous les clignotements absurdes des affiches, dans la foule calme sous l'averse, entièrement ponctuée de parapluies transparents.

Je ne puis éviter, au soir tombé, de me raconter à nouveau cela qui fugitivement m'a impressionnée et sur quoi mes yeux se ferment juste avant le sommeil.

samedi 22 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (lacération)

Petite lacération temporelle. Les journées peu à peu ont arraché des bribes de mes souvenirs. Elles ont rongé les asiles possibles qu'un instant je crus entr'ouverts. Il flotte des images inventées et des comparaisons fausses dans les respirations espérées.

La minuscule tasse à thé, presque translucide tant elle est fine, décor infiniment complexe, une femme avec une ombrelle relève un pan de sa robe pour traverser un cours d'eau, et laisse ainsi apparaître le bout étroit de son pied, est toute entière traversée d'une longue estafilade qui la fragilise. Je craindrais, en la soulevant sans la soutenir, que le liquide brûlant ne fasse éclater la longue fissure qui la parcourt.

Pour y entrer, il fallut se dépouiller des rêves d'autrefois et du sommeil, ne presque rien emporter de soi, tendre son passeport dans la lumière grise de l'aéroport, et accepter quatre nuits sans repos, immenses, silencieuses, solitaires, jusqu'à atteindre une sorte d'attention extrême au monde et aux choses. Alors il devint possible de dire.

Je dois me tromper et ces images sont d'un autre lieu. Elles se superposent et sans doute trahissent les analogies. Pour le moment, je ne les ressaisis pas. Le temps fait son œuvre et érode même mes souvenirs. Il est très peu probable que, dans la fraîcheur du matin, elle m'ait servi du thé dans une tasse ébréchée. Elle apporte, presque en glissant sur le sol, dans un déplacement régulier, un plateau parfaitement disposé, et à présent elle fouette la poudre de thé dans l'eau bouillante. La tasse est minuscule, je ne comprends pas comment ses gestes peuvent être aussi rapides sans faire jaillir un peu de liquide sur la surface lisse et laquée de la table basse. Sa main tourne un minuscule fouet d'osier et la mousse se forme à la surface, mais aucune éclaboussure ne s'échappe.

Puis elle m'impose doucement les gestes qui conviennent (soulever la tasse dont la figure décorative est face à moi, la tourner légèrement, la soutenir de l'autre main, boire d'une traite le liquide coloré et brûlant et finir en aspirant toute la mousse verte pour enfin reposer la tasse en prenant garde à ce que la figure soit toujours face à moi).

Je n'y arriverai pas… cela me paraît insurmontable… ma main résiste, ma gorge se serre, l'épreuve étrangement me paraît insurmontable et j'échoue sous leurs rires, dans la fraîcheur du matin…

dimanche 16 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (étouffer)

J’ai dû descendre, je crois, dans des profondeurs telles qu’il n’y avait plus rien à entendre. La signification des phrases s’estompa la première, sous le grondement des réacteurs de l’avion, avant même que nous ayons été arrachés au sol. Une femme blonde parlait, sans doute s’adressait-elle aux autres, ou à moi, cela n’avait pas d’importance, et je comprenais de moins en moins bien ce qu’elle nous disait. À l’évidence, son visage articulait des sons, formait des énoncés ; il me semblait que les muscles contractés de sa face exprimaient l’intention vague de communiquer, et qu’ils s’obligeaient tout en même temps à tenir une crispation souriante au prix d’efforts inouïs ; malgré cela je ne parvins pas à me raccrocher à leur phrasé. Il avait cessé de me retenir. Je commençai à perdre pied.

Cela ne fut pas tout de suite évident, sans quoi je serais descendue sans attendre de l’avion, j’aurais quitté ma place tant qu’il en était encore temps, je n’aurais pas accepté de partir, je me serais débattue, je ne me serais pas laissée emporter au loin par le ressac. Mais à ce moment-là, il était encore possible de faire comme si de rien n’était. La puissance de négation qui nous caractérise pour l’essentiel suffisait encore à ce que rien ne fût modifié.

Un peu plus tard, je ne perçus plus qu’un phrasé musical. J’aurais dû y découvrir quelque sens, désormais m’en sentis incapable. La ligne mélodique montait, descendait, remontait sur la fin, restait interminablement en suspens dans une attente de réponse : elle excluait absolument d’être comprise de moi. Les deux impressions se superposèrent, sans plus aucun moyen de les concilier. Je cherchais des phrases, des mots, la trace, même presque effacée par les vagues, de leur signification ; je ne me saisis que de lignes musicales absolument déroutantes. Il n’y avait rien à découvrir sous les pierres que je retournai.

Cette autre voix… Elle n’aurait pas dû se déployer dans la musicalité pure, je pensais qu’elle se serait soucié d’annoncer un itinéraire, de nous guider d’un point de l’espace à un autre, dans ce monde traversé d’autoroutes, ponctué d’arrêts indéchiffrables. Je l’attendais d’elle. Pourquoi décida-t-elle de nous perdre dans des profondeurs, plus éloignées encore de la clarté du monde, par un phrasé déroutant, qui me berçait doucement ? Je reconnus alors la tentation insidieuse de l’abandon.
Pourtant, par un effet de retour improbable, je me retins de tomber, m’agrippant à quelques caractères lisibles dans le flux de ceux que je ne savais plus lire, qui s’abattaient à présent le monde, ruisselaient sur le bitume de l’autoroute, détrempaient le papier des affiches, menaçaient les panneaux de la corrosion. Nous roulions sur eux, glissions contre eux. Ils s’insinuèrent dans ma nuque. Ils parvinrent à se glisser jusque dans ma poche, dans mes mains, ils commencèrent à m’envelopper, me recouvrirent. Malgré tout, je m’en gardai, reconnus de loin le nom de l’hôtel, et crus quelque instant possible de toucher encore le sol ferme, d’y prendre appui pour remonter vers la surface du monde.

Mais d’elle, il ne fut pas question. Elle était hors de ma portée, même si je tendais les bras. Elle demeura lointaine et inatteignable derrière de fines couches de cellophane et d’angoisse entremêlées. Elles s’étaient tissées l’une à l’autre et à présent recouvraient mon visage, se collaient sur mes joues, empêchaient mon souffle de les traverser, se mêlaient comme des algues à mes cheveux dégoulinants de pluie, enveloppaient mes mouvements, les ralentirent, les engourdirent.
Et dès lors je perdis tout réflexe de survie. Aucune respiration, aucune musique n’ourlèrent plus mes pas. J’entendis bruire en moi les pas sourds de la foule, la rumeur de la ville résonna dans mes tympans, des effluves me traversèrent venues d’on ne sait où, les images s’imprimèrent sur ma rétine que mes paupières avaient cessée de protéger.

Fixité calme de qui regarde fixement sa noyade se faire, et descend à reculons dans l’opaque du monde.

jeudi 13 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (silence)

Le voilà posé sur la table, inutile, à côté de la réservation d’hôtel ; elle, elle n’est qu’un papier chiffonné du voyage, sésame précieux, qui me servit à entrer. Mais à présent je suis en possession d’une clef. Il traîne aussi un peu de la monnaie du taxi que je ne sais pas encore compter, que je ne reconnais pas, et le fond désormais inutile de mes poches. Fragments menus de ce qui autrefois, dans un autre monde, aurait pu me servir, un ticket de métro, une autre clef, miettes qui attestent l’existence d’un autre monde, je ne l’ai donc pas rêvé. Il règne un silence vibrant.

Rupture du fil. La corde est rongée. Pourtant elle paraissait solide. Je lui aurais confié ma vie. Même dans des passes difficiles. Dans des escarpements insensés. Dans le creux sombre des vagues.

Il faut donc que je sois passée dans un autre monde. J’ai sans doute glissé le long d’une branche d’accessibilité, dégringolade le long d’une relation entre deux mondes possibles (l’actuel ne peut prétendre à aucun privilège sur les autres, c’est une pure question d’indexicalité, il suffit de la déplacer). Il ne reste plus qu’à espérer que leur relation soit symétrique, pour que je puisse revenir.

Critère purement logique du retour. On ne m'en a donné aucune garantie.
Sur la vitre, il y a un peu de buée et le ciel est entièrement gris. Mon souffle dessine un cercle.
Je m’en tiens là.

Tant que je n’y pense pas, je peux maîtriser l’angoisse qui resserre ses doigts sur ma gorge. Il suffit de ne pas y penser. Ce n’est pas si difficile que cela, de penser à oublier x, il y a tant à oublier, dans le flot, il doit bien être possible de penser à ne pas penser à x, d’enlever le couteau de la blessure ouverte, de ne pas reprendre la plaie où elle en était, de ne pas s’acharner sur les chairs. Mais je ne suis pas certaine qu’il soit approprié de retirer la lame de la déchirure qu’elle a occasionnée. Ne plus toucher à rien. Se souvenir d’oublier (x). Ne pas oublier d’oublier (x). Il doit bien y avoir une solution, dans n’importe quel sens qu’on la prenne, pour oublier (x).

La connexion a échoué. Muet. J’ai tout fait pour le ranimer. Un instant encore auparavant, le contact de ma main le réchauffait, je reconnaissais tacitement sous mes doigts, contre ma paume, le contour de l’objet, la surface lisse, la fine encoche qu’une chute lui a occasionnée, et les gestes devenus machinaux, par leur inscription dans le corps sous le pouvoir de la répétition de l’habitude. Le concernant, les trajets dans mon cerveau sont infiniment faciles, mais parfaitement inutiles. Et voilà que peu à peu la chaleur de mon corps le quitte et se diffuse dans un monde où je ne reconnais rien.

Je suis immensément seule. La ville se déploie autour de moi. Je suis seule en un point de l’espace et le silence cogne dans mes tympans.

jeudi 6 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (traversée)

Il va falloir avancer. Je ne vois plus comment il serait encore possible de faire autrement. Un pas, et puis un autre encore. Avancer hors des eaux internationales de l’aéroport. Prendre son tour derrière le trait jaune, un peu érodé, qui trace sur le sol gris le moment où je ne pourrai plus reculer. Arrivée à ce point, je ne vois pas comment faire. Suivre la progression de la file, celle des étrangers ; et alors il n’y aura pas moyen d’éviter le douanier, il prendra mon passeport, je pense pouvoir éviter son regard, le plus possible je l’éviterai, mais je lui tendrai la pièce demandée, les feuillets jaunes qu’ils ont distribués dans l’avion.

Après tout il demeure encore possible qu’il me refuse l’entrée. Aucun signe, aucun indice n’interdit de le penser. Je calme l’angoisse qui m’étreint doucement la gorge. Elle m’étreint sûrement la gorge. Il n’y aurait rien à faire. Il ne pourrait qu’être inutile de protester. Sous cette hypothèse très simple, je ferais demi-tour, je reprendrais ma place dans l’avion, exactement la même, je ne bougerais pas, presque pas, et je n’aurais rien d’autre à faire que de laisser passer sur moi les onze prochaines heures, elles viendraient annuler les onze dernières, je les laisserais glisser sur moi. Le temps ainsi se déferait, s’annulerait, l’espace se remonterait jusqu’à ce que je reprenne ma place, à l’aéroport de Nice, un peu auparavant, un peu embarrassée d’avoir échoué, certes, d’avoir été renvoyée, mais au fond soulagée.

Vertige. Hamlet s’avançait et ne s’avançait pas.

J’ai un dernier espoir : qu’il me renvoie. Je serais presque portée à lui accorder ma confiance. Volontairement j’ai mal rempli le questionnaire, laissé vide la dernière page. Toute ma volonté tendue à travers les aéroports, les préparatifs les distances, les obstacles, les valises, les horaires, s’est défaite d’un seul coup. Je crois qu’elle vient de céder. Mais il ne me pose même pas de questions. Il remplit lui-même le formulaire et me confond ainsi. Puis sans remord il me fait signe d’entrer dans le pays. Cette fois, je ne peux rien faire.

Je ne sais pas entrer dans un pays. La frontière est une ligne imaginaire. Elle n’est rien d’autre qu’une pure construction de l’esprit. Je reconnais que les îles ont des frontières naturelles, mais ce n’est pas cela qui est en jeu ici. Je ne suis pas arrivée par bateau, les côtes ne me sont pas apparues lentement, et le rivage ne s’est pas dessiné peu à peu, au dessus des flots. Comment passe-t-on une ligne imaginaire ? De quel pas franchit-on une ligne imaginaire ? C’est presque impossible…

Hamlet vacille un instant. Puis s’immobilise. J’ai cru qu’il allait tomber. Un col de dentelle blanche sourd de son pourpoint noir.

C’est presque machinal, je crois que c’est purement de l’ordre du réflexe. J’emboîte le pas de celui qui un instant auparavant a subi le même coup du sort, il doit être aussi désorienté que moi, il descend les escaliers, je le suis, il sait peut-être où il va, mais il me perd dans le hall immense et gris. Il fait doux ; tout est pris dans un halo d’humidité. Je regarde autour de moi. Cherche une porte. Les inscriptions pour moi sont muettes. Une bouffée d’air tiède venue de dehors vient me happer. C’était aussi simple que cela.

dimanche 2 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (noyade)

Ce doit être ainsi que les noyés s’y prennent pour descendre dans les profondeurs.

Ils commencent par lutter, ils se fatiguent, avalent l’eau salée qui les fait tousser et étouffer dans l’écume des vagues. Leurs mouvements sont désordonnés. Ils se débattent. Ils se désarticulent. Puis sous le poids de la fatigue, ils coulent à pic.

De l’avion, par le minuscule rai de lumière que j’avais sauvegardé, je ne voyais pas de vagues, et encore l’écume que je leur aurais rêvée. Je ne voyais que la surface lisse d’une mer inconnue, dont j’ignorais même le nom, et je me souvenais de ce qu’enfant, on m’en avait dit, pas n’importe qui, bien sûr, quelqu’un que j’écoutais, qu’à cette hauteur là, si je la heurtais, elle ferait sur moi le même effet qu’un mur de béton, et je ne parvenais déjà plus à lier les deux idées que tout sépare, mais il faut penser que j’avais à l’esprit cette image d’un homme qui tombe du ciel dans la mer, et que je me demandais s’il était possible, alors, de revenir à la nage, en se laissant porter par les vagues, en s’abandonnant à elles, et les laissant nous ballotter, même dans une mer inconnue. Et on m’avait dit que c’était impossible, que la violence du choc ne laisserait qu’un espoir, celui de se noyer dans l’épuisement de la lutte et l’eau salée qui brûle les yeux.

Ainsi Icare n’aurait donc pas rejoint à travers les courants les rivages qu’il espérait. J’en étais désolée pour lui. Icare, tombé verticalement, et dont il faut imaginer que, un bref instant, au moment où il a touché le sol, où il est entré en contact avec la surface du monde, sa joue inclinée a senti la caresse de ce contact, avant de terminer sa chute en s’écrasant lourdement sous son propre poids, sous le poids de sa lutte vaincue, dans le bruit de verre brisé qu’ont dû faire, alors ses rêves éparpillés autour de lui. Scintillement.

Ainsi, à choisir entre l’écrasement sur le sol, et la noyade, je choisis la lente descente pleine de l’eau salée des larmes ; abandon vers les profondeurs. Ils me regardent, et leurs regards coupants comme des lames m’épuise, je sombre, ils attendent de moi que je parle, le cliquetis mécanique des claviers, les yeux fixés sur moi, les face-à-face sans chaleur me font tous le même effet, je descends un peu plus loin dans les abîmes, la pluie tombe sur la ville, elle ne cesse donc jamais, les rues sont glissantes, je glisse puis me noie, il n’est pas possible de me relever, si je tombe, cette fois il ne sera pas possible de me relever, le silence et les paroles s’entrecroisent, mais je ne comprends pas un mot, certains parfois me saluent d’une courbure de leur corps, et peut-être est-ce ainsi que les noyés se saluent dans les méandres de la mer, au milieu des longs filaments verts des algues caressantes, quand ils ont tout abandonné et qu’ils se laissent aller aux délices de la noyade.

Je ne sais pas quel appui a trouvé mon pied pour encore une fois, dans un dernier effort, une poussée désespérée, me faire remonter verticalement à la surface du monde.

samedi 1 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (transparence)

La matière en fine couche transparente s’est répandue sur mes pensées. Par la grâce de l’extension de son élasticité fine et cassante, paradoxe fragile, elle recouvre à présent toute chose d’une distance équivoque et friable. Une légère strate d’indifférence se dépose sur le monde, tout autour de moi, et fait qu’il me devient presque aisé de le traverser. La distance géographique s’étend en strates successives que je ne parviens plus à remonter dans l’autre sens. Le retour paraît compromis, et je ne pourrais pas nager longtemps à contre-courant.

Les images incompréhensibles passent devant mes paupières. Je ne sais pas comment héler ce taxi. Il s’arrête et je ne sais pas comment lui demander l’adresse qui m’attirerait dans la ville. Elles se réfractent dans le cercle noir de ma pupille. Mon doigt pointe sur une carte un point que je crois fixe dans l’espace, mais les tracés qui y mènent se superposent, s’entrelacent, s’emmêlent et je sens bien que je ne parviendrai nulle part. Et pourtant quelque mouvement interne à la ville auquel je ne suis pour rien me dépose au lieu demandé dans une langue que personne ici n’entend.

Je ne cherche pas à les retenir. Qu’elles passent. Qu’elles me traversent. Elles descendront dans les eaux vertes et profondes de ma mémoire, se déposeront en elle, plus tard elles remonteront à la surface quand rien ne les appellera plus. Il est dit que contre les courants violents, il ne faut pas lutter. La seule stratégie possible est l’abandon sans arrière pensée. Qu’ils nous emportent.

J’imagine des courants silencieux, des images qui se dissolvent peu à peu sous l’érosion liquide des larmes, les couleurs se mélangent, les formes se confondent, la fatigue de tous les chagrins coule sur eux, eau salée des pleurs qui roulent sur ma joue et se perdent au loin.

Je ne sais pas où nous allons. Je n’ai pas compris ce que, d’une voix monocorde, il a demandé au chauffeur. Il s’est penché vers lui, a murmuré quelques mots, et nous sommes partis. Je ne parviens pas, alors que toute mon attention est déployée, constamment, que je traque dans le monde tout indice possible, je ne parviens pas à identifier un seul nom propre que je pourrais ensuite rouler dans mon esprit comme un caillou sous la paume de ma main avant de le lancer dans le fleuve. La voiture remonte la ville vers des confins dont jusqu’au nom est ignoré de moi. Et s’il fallait défaire ce mouvement, l’annuler, je ne saurais pas rentrer seule. Je serais perdue au milieu de cette ville, de ses avenues, de ses silhouettes noires des tours qui se dressent dans la brume.

L'érosion fait son œuvre. Je lâche prise. Ce doit être cela, le moment où l’on abandonne.

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (cellophane)

Une très légère crispation des rêves.

Le cellophane se froisse sous les doigts. On entend distinctement le léger craquement des liaisons atomiques qui se brisent, ou au moins se déforment, se distendent. La pulpe des doigts le replie. Sans y penser, sans même y penser, elle le roule en boule. Froissement. Cela occupe un instant l’esprit. Le corps transparent prend presque une coloration verte, comme s’il apparaissait soudain à travers l’eau des songes, dont la mer en nous ne se retire jamais.

J’ai vu très distinctement ce matin même un crabe minuscule se retirer sous un rocher avec une incroyable vivacité.

Il faut croire que le mouvement de la marée s’est interrompu. Les songes se refusent à monter. Les vagues se sont retirées. Le rivage de la nuit est désert. On nous parle depuis des jours d’une tempête immense. Les sirènes tournent. Autour de moi, elles donnent l’alerte et dans le vent du soir, les consignes se multiplient, que je ne comprends pas. J’ignore où les vagues s’en sont allées. Elles ne viennent pas. Je reste au seuil du sommeil. Aucune vague ne m’y emporte. Nulle écume se dépose sur le rivage.

Ou peut-être s’est-il enfoncé dans le sable mordoré de la mer. Je ne suis plus sûre de rien.

Me voilà bien incapable à présent de passer la barrière horizontale des vagues, et pourtant elles n’arrivent qu’à la hauteur de mes chevilles. J’ai à peine relevé le bas de ma jupe. Les songes ainsi absents sont encore plus puissants. Ils traversent tout le jour mon esprit dans le plus grand silence. Le cellophane se dépose sur mes pensées en une fine couche transparente. Brillance artificielle, et qui n’est pas la leur. Je ne les y reconnais plus. La teinte est impossible à détecter mais je sais que, sous mes doigts, il vient de changer de couleur.

Il faut bien alors reconnaître l’extension tentaculaire de la ville. À présent, je saisis ce mot. Elle se déploie au delà de ce que je peux embrasser. Je ne compte plus les hasards qui m’ont menée à elle. Il faut croire qu’elle est venue me prendre. À présent elle m’absorbe. Une fine couche de buée dans mon souvenir recouvre alors la fenêtre de ma chambre, tout comme elle s’étend sur l’unique miroir, trop petit, qui ne me permet pas de me voir entièrement. Le monde s’opacifie un peu. La fenêtre ne s’ouvrira pas. J’ai beau chercher un impossible mécanisme, rien ne permet de l’entrebailler pour faire entrer l’air de la nuit. Ma main ne saisit de rien. Le vent serait du reste vent marin, chargé d’humidité…

La ville s’estompe et dans un même mouvement de bascule vers un monde inconu, sous mes propres yeux, je m’efface à moi-même.