Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

lundi 31 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LXVIII


Il faut reprendre le mouvement. 

Toutes les silhouettes ont disparu de la cour, les ombres se sont fondues les unes dans les autres, et quelque chose comme le froid de la nuit monte, avec toute la force que peut exercer un univers qui bascule. Au point de basculement, il se déploie toutefois  un calme étrange, alors même que tout s'effondre constamment, rien ici n'en transparaît, il semble seulement qu'un soir tombe sur le bâtiment, un soir de plus, rien que cela. qui laisse, un temps, immobile sur ce temps. Il est impossible de ne pas se demander dans quelles directions divergentes sont parties, à travers le dédale de ce monde, toutes les silhouettes qui autrefois, dans la longue suite des années, se sont croisées là, y ont entremêlé leurs vies, quelques années durant. La question reste en l'air, dans la nuit qui commence, sans espoir de réponse. 

Il n'y a pas même l'attente d'une réponse.

Puisque le silence nous enveloppe, nous entoure, que nous sommes plongés en apnée dans le silence, il n'y a plus qu'à se lever pour repartir, il faut remonter à la surface, reprendre de l'air, soutenir le rythme diastole systole d'un autre rythme alterné, inspiration, expiration, et c'est à ce moment d'avant le mouvement qu'il paraît le plus improbable d'initier le mouvement. Juste à cet instant qui précède le mouvement, l'immobilité paraît la plus opaque et la plus pesante. La nuit d'encre s'est répandue sur la cour, sur les souvenirs de l'enfant qu'on a été, sur les mouvements qui se sont esquissés ici, lancés à travers l'espace, et voilà qu'à travers la suite de tous les jours, on est revenu s'asseoir à la même place, dans la même position, exactement, que celle de l'enfant qu'on a été.

Et une immense solitude enveloppe l'enfant qu'on a été. Il ne reste plus qu'à rentrer, coucher sur un écran ces éclats qui restent en nous du rythme diastole systole, il ne reste plus qu'à le retrouver dans le rythme des phrases, retrouver ce rythme avant de le perdre, et sous la lumière de la lampe, à côté de la clarté bleutée de l'ordinateur, se souvenir de nos étés.

dimanche 30 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LXVII


Il n'y a plus personne. 
 
La cour est vide et silencieuse, elle, jamais vue ainsi auparavant, immobile et mangée d'ombre. On dirait qu'un encrier s'est renversé, même si, de par le monde, nos images mentales vont changer, que nous sommes au bord de ce moment qui s'ouvre, et sans doute nous n'en vivrons pas d'autre comparable à celui qui commence, où les rêveries passeront par d'autres représentations, où nos rêves vont changer de paradigme, les doigts sur un clavier, rythme musical, non plus la vision mais l'écoute attentive de toute ligne mélodique, dépendante exactement des enchaînements entre les lettres inscrits dans de minuscules trajets nerveux, cet écart exactement, comme au violon, les doigts se repèrent les uns par rapport aux autres, les enchaînements se répètent, jusqu'à se faire sans hésitation, dans l'espace des cordes, parallèles, où trouver les écarts, monter les positions, première, troisième, redescendre, puis encore remonter, la main se repère, cinquième, par rapport à elle-même, troisième, et les notes sortent et la musique s'en suit
 
Et de même les caractères sur l'écran ne se renversent pas, de tels accidents ne se produisent pas, et l'écriture  reste fluide et comparable en tout point au sang qui coule dans les veines, et qui bat dans les tempes, tant qu'il bat dans les tempes, diastole systole, et ainsi de suite (la liste n'est pas exhaustive)., battement du cœur et des doigts sur le clavier, c'est tout un, pas autre chose, peut-être que le bout des doigts est plus vif, plus nerveux, mais ce qui importe c'est cela, le rythme diastole systole qu'on entendra dans les phrases. 
 
On est assis là, sur un banc de pierres, incapable de retrouver la porte derrière laquelle l'enfant qu'on a été a passé tant d'heures, penché sur son cahier, mais on se souvient parfaitement de la tâche d'encre, encrier renversé sur le parquet presque gris perle, elle dessinait une étrange araignée, gigantesque semblait-il, et l'opprobre s'était abattue sur la classe toute entière. On se souvient de la religieuse au visage encadré d'un voile qui avait ouvert la porte avec un seau gris et une serpillière tout aussi grise, tout  le monde avait senti au plus profond de son  être le désastre qui s'annonçait, et personne n'osait plus regarder cette tâche immense, monstrueuse, que d'un coup de talon, maladroitement, l'un des enfants que nous avons été avait fait, sans aucune intention, à la surface du monde.

À présent que le paradigme a changé (diastole, systole, le déplacement des doigts sur le clavier), il doit être possible de tourner la page.

samedi 29 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LXVI


L'impression est ondoyante.

Quelque chose recule et se dérobe dans les profondeurs de la mémoire, qui pourtant est bien là, en soi, une image, un visage, mais non, plus que cela,  ou moins que cela, l'impression primordiale recherchée par la suite dans toutes les impressions secondes du monde, impression première de ce que c'est qu'être au monde, impression profonde que le monde est là, dans lequel il est possible d'être plongé, celle selon laquelle s'y glisser est une possibilité ouverte, offerte, selon laquelle, si on l'en croit, les impressions alors se démultiplieront, se referont, se recomposeront, et tout cela conservera dans toute la suite des temps une fluidité vertigineuse et inlassable…

Contre quoi l'oubli fait barrage. 

Le monde a beau glisser dans l'oubli, basculer lentement, presque insensiblement, on se sent, là, immobile, prostré, presque aussi grave que cette pierre immense dont le froid gagne peu à peu les jambes, descend le long des cuisses, et commence à propager son immobile attente jusque dans la conscience. On se sent là, pétrifié par le temps et l'oubli qui gagnent sur les battements de notre cœur, qui autrefois, ici, battit de son rythme diastole/systole si vite dans les courses et les jeux qu'il était prêt d'exploser de bonheur. 

La cour est presque la même.

Les arbres sont presque les mêmes, la façade sans doute a été nettoyée,  il a bien dû se passer quelque événement dans le cours des années qui séparent de l'enfant qu'on a été, certes, il est difficile de ne pas le supposer, il serait vain de s'en défendre, les volets des fenêtres sans doute ont été repeints, assurément les suites des générations se suivent, et se poursuivent, dans le long déroulé des couloirs latéraux, mais voilà qu'on est assis au même endroit, celui d'où l'enfant qu'on a été prenait son envol dans les jeux, et à présent on est immobile et transi, saisi du froid de la nuit qui monte peu à peu. Rythme diastole/systole. Emballement des pas dans la course, et les rires, et les joues en feu de bonheur fou.

Voilà qu'on sait, au moins, ce qu'on a perdu.

Manuel anti-onirique, LXV


Au fur et à mesure que l'on cherche à retrouver les souvenirs, à les retrouver dans les impressions fugaces, que l'on remonte le cours des choses, le cours du temps, ils s'effacent. Ou peut-être, simplement, ils reculent, toujours un peu plus loin, de sorte que, sans disparaître, on continue de tendre la main vers eux sans pouvoir les saisir. Il y a un jeu curieux de contre balancement, aussi déstabilisant qu'il est possible, et dont le déséquilibre se propage à toute chose de ce monde. La cour ponctuée d'arbres équidistants les uns des autres, plantés régulièrement, se noie de l'obscurité qui ruisselle en elle. Ils disparaissent sans toutefois effacer la trace de ce qu'ils furent dans les méandres de la vision.

Traces de ce qui fut, signe noir d'encre dans le crépuscule à présent presque achevé,  qui continue de dire quelque chose, presque inaudible.

Rester assis, immobile, sur ce banc de pierre, à chercher dans sa mémoire le souvenir d'un visage vu d'innombrable fois. Autrefois ne se laisse pas saisir. La tête penchée en avant, regard perdu dans le dédale des escaliers horizontaux des jointures des dalles, au premier plan, les genoux et les pieds qui autrefois, sur ce même banc, ne touchaient pas le sol. Rester assis, immobile, désespérément, à chercher dans ses souvenirs ce visage, et ne pas parvenir à autre chose qu'à une évocation imprécise des traits qui se défont dès que le regard tente de s'y poser. 
 
Alors que la nuit, dans les rêves implacables, le même visage serait capable d'apparaître avec une précision photographique, et désespérante de netteté. À croire qu'il n'y apparaît que parce que les rêves se disloquent au matin, et qu'on n'en retiendra rien. Il est là, assurément, quelque part dans les dérives des trajets entre les neurones, quelque part en soi. Autrefois ne se laisse pas ressaisir. La cour lentement bascule dans la nuit, et il est possible, presque, de croire ce temps revenu, et d'attendre de nouveau la douceur des jours.

vendredi 28 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LXIV



Rester assis, là, aux bords du monde qui soudain s'est vidé, sur le même banc de pierre qu'il y a très longtemps, la première fois où cette cour s'est ouverte devant les regards inquiets de l'enfant que nous avons été. Ce même banc, pierre horizontale, de lave noire, tombée de sa verticale hiératique où elle fut autrefois, dans l'enceinte de l'église, et qui autrefois abritait nos jeux. Les ombres des arbres sont devenues immenses, au point de presque se fondre les unes dans les autres, au point que les branches interminables des arbres s'entremêlent et tissent sur le sol la texture de la nuit. 

Les dernières silhouettes se sont effacées. Une à une, par grappes désordonnées, elles sont rentrées dans les bâtiments anciens, régularité de la façade, ponctuée de fenêtres sur plusieurs rangées, volets clairs. Il y eut tant, ainsi, toujours ainsi, et le bois des fenêtres supporte le vent et la pluie depuis que la peinture gris-bleu s'écaille un peu. Il faudrait repeindre. La cour revient à l'immobilité et au silence. Les dernières silhouettes ont fui. Les derniers jeux se sont arrêtés et on peut supposer que les pas se sont calmés, que les rangs se sont formés, et que les voix des enfants se sont tues.

Rester là, assis aux bords des souvenirs permet pour la première fois, dans la course suspendue, arrêtée de regarder très précisément le tracé des joints entre les dalles de la cour. Même pierre noire que le banc. Il suffit de choisir un point de l'espace, n'importe lequel, dans le quadrillage irrégulier des dalles, et les jointures entre elles, en escalier horizontal, déposé à même le sol, permettent de traverser la cour du jeu d'un seul regard, ou bien d'aller, d'un bord à un autre de la cour, dans n'importe quel sens. On le suppose, du moins. L'expérience est toujours restée, ainsi,  en suspens dans tous les jeux qui ici se sont joués. Déroulement régulier, alors, des jeux et des moments, dans le temps sans cesse revenu. Il était impossible de prévoir, à l'époque, que tout ici serait un jour dévoré de vide.

Mais de ce banc de pierre, il n'est possible que d'embrasser du regard une petite portion de la cour qui se ponctue, par endroits, d'un marronnier immense. 

Autrefois, il occupait au centre de notre monde une place à part, dans les consolations du jour. Prendre appui sur lui. De la mémoire, les détails des jeux s'effacent. Peu à peu.  Quelque chose les recouvre, qui empêche de voir avec qui ils étaient partagés. Même un effort, une tension interne de la mémoire, ne suffit plus à les invoquer. Invocation tacite. Les détails échappent. Le rythme est heurté, la cadence à l'évidence n'est pas en place. Fluidité des paroles perdue. Comme toute fluidité du monde qui seulement sombre dans la nuit.

Manuel anti-onirique, LXIII



Parfois, simplement, on ne comprend plus rien ; on s'assied sur le rebord du monde. Les jambes sont ballantes, comme les pensées. Cela sans doute manque un peu de dignité ; les gestes qui s'esquissent ne prennent pas tout à fait forme. Les mouvements cessent presque, le regard se vide autant qu'il lui est possible de tout intérêt pour toutes choses de ce monde, le froid peut-être se perçoit mais sans qu'on y prenne vraiment garde. Sur le devant de la scène, les autres continuent de passer, et de se déplacer de leurs gestes saccadés et coupants. Même si vraiment on ne comprend pas, si on ne reconnait plus rien, presque plus rien, le visage qu'on revenait voir a disparu, les grands arbres sont toujours là, et la cour immense est peut-être un peu plus petite, il est possible qu'elle ait rétréci, mais le visage vers lequel tendaient nos pas a disparu de la surface de ce monde.

D'ici et de maintenant, il a disparu.


Alors on s'assied à la limite de son passé. Certes, convenons-en, le présent est là, même si ce n'est que par le vertigineux mouvement de chute qui l'entraîne dans le passé. Tout bascule dans le soir qui tombe, et les ombres des grands arbres s'étirent indéfiniment. Il ne parait pas qu'elles craignent l'obscurité dévorante de la nuit. Assis ainsi, les pieds dans le vide du passé, adossé à l'avenir, comme le tronc d'un marronnier écrasant, on pleure plus doucement. Les larmes coulent, les unes après les autres, on ne reverra plus ce visage, c'est fini.

Les grands arbres de la cour frissonnent à peine.

Les derniers visiteurs sont partis. Il ne reste presque plus rien de ce jour. Rien, du moins, que l'on ait envie de comprendre. Il faudrait pouvoir respirer entre deux sanglots. Mais cela même n'est plus possible. Tous les possibles perdus font un grincement aigre. Plus haut, bien plus haut, on entend claquer une fenêtre. Le vent l'a rabattue. Les morceaux fracassées rejaillissent contre la façade ancienne, rebondissent, mais cliquettent au sol, où ils en viennent à former des myriades étoilées et crissantes. Le ciel transparent de la nuit vient de se renverser et de basculer dans la cour.

mercredi 26 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LXII


Voilà très précisément désigné l'objet de la recherche.

Descendre plus loin encore dans le souvenir des phrases, enchâssées comme des grenats dans la conscience. Aller là où il faut, aussi profond qu'il sera nécessaire pour retrouver le moment où tout est parti en oblique, puis, à partir de là, reprendre les lignes de failles, tracer des parallèles et revenir, à contre-courant, contre la force de  l'oubli. Les souvenirs  restent vifs des écorchures sur la peau  de l'enfant qu'on a été ; le mur de pierres éraflait les mains à la hauteur des phalanges et laissait une brûlure intense et les larmes montaient aux yeux. 

Alors il devient possible, l'effort pour cela est aussi crissant que de la soie froissée, et les doigts sur la clavier sont étrangement crispés, mais cela reste possible, de tendre de toutes ses forces vers la transparence minéral que ces moments pouvaient avoir.  Du moins la possibilité s'en laisse-t-elle entrevoir fantomatiquement. Pur présent dans la version coupante et franche, d'une parfaite netteté, de la blessure infligée. Les phrases enchâsseront les souvenirs, puis elles s'enchâsseront les unes dans les autres, jusqu'à se constituer autour de ce manque qui palpite, là, au creux de ce qu'est devenu l'enfant qu'on a été, jusqu'à tisser des possibilités de plus en plus fines, de plus en plus tendues, fin réseau étendu sur le monde éparpillé.

Texture. Le velours dévoré de l'acide des rêves argentiques devient somptueux.

Il reste des caresses possibles (du vent sur la joue, du vent du soir dans les cheveux, de sa main qui sait ? sur la joue). Et même si le vent glacé porte en lui la froidure des neiges bleutées, transperce, transit, saisit les doigts, les engourdit, il demeure possible de respirer la nuit cassante comme de la glace trop fine. L'air ensuite qui sortira de la bouche sera tiède et vibrant comme une parole. Le velours, autour de la blessure, permettra que le sang coule dans l'écharpe dont le blanc fut cassé, autrefois, d'une nuance infime.

Échappatoire possible (elle se laisse désigner) : sortir de la gangue de silence, saturer le silence d'images et d'impressions, aussi fugitives soient-elles, entre les paupières et la pupille surimposer les souvenirs de ce qui fut, inlassablement, retracer les moments, même s'il est à présent impossible de démêler le vrai du faux.

Ce qui compte est (liste non exhaustive) le rythme diastole / systole.

Manuel anti-onirique, LXI


Alors… la transparence, alors l'élan perdu, autrefois vital et maintenant perdu.  Qui bientôt se réduira à une ligne montante et descendante sur un papier millimétré. En attendant… Diastole, systole. C'est de cela, n'est-ce pas, que l'on se souvient ?, et c'est cela qu'il faudrait pouvoir recommencer. C'est cela, cette petite palpitation, rythme binaire bien marqué, qu'il faudrait savoir retrouver dans les phrases, presque rien, il ne s'agit pas, loin s'en faut, de l'ample déploiement des ailes de la fiction, il suffirait ici, simplement, de retrouver cette attente du monde, saveur du soir, texture du crépuscule, crépitement du matin, et de reprendre place dans l'ordre des choses et du monde. Rien, ici, n'est en construction, c'est juste que les clefs sont perdues, quelque part, à un moment, les choses sont allées de travers, elles sont parties de côté. 

Et toute la suite de toutes les minuscules tragédies qui s'en sont suivies serait trop longue à raconter.

L'enfant ramasse sur un vieux coffre de bois sombre le merveilleux porte-clefs de sa mère. C'est un miracle qu'il soit à sa portée, juste à sa portée. Le porte-clefs est aussi beau qu'il est possible, la convoitise ne laisse de place à aucune hésitation, sa mère est aussi belle qu'il est possible, et la perfection, un instant, paraît de ce monde. L'objet dans sa main est un pur miracle, d'ailleurs il est immense, il était impossible de prévoir que, dans sa main, il serait si grand, la petite boule qui se dévisse d'un côté pour permettre d'enlever, de remettre les clefs (diastole, systole), exerce une fascination sans limite, infinité du mouvement circulaire qu'il croit éternel (à cette époque on croit à l'éternité), même minuscule. Il s'en est suivi toute une suite de minuscules tragédies. La petite boule de pur argent a roulé sous l'armoire. Cliquetis. Quelques rebonds. Le métal sur le marbre. Elle luit, à présent, hors d'atteinte. L'objet disloqué n'est guère plus présentable, n'existe plus vraiment. Décidément, cette expérience première est décisive, et les conclusions vont leur train (tout se disloque, tout s'effiloche). Peut-être est-il plus simple de protéger les adultes de cette vérité qu'ils ignorent certainement, et de cacher le porte-clefs, loin, très loin de soi, du monde, d'oublier cette dislocation, on entend déjà la dissonance, alors il suffit de pousser les clefs sous l'armoire, elles rejoindront la minuscule boule d'argent, et les adultes n'en sauront rien. C'est une manière de restaurer la texture du monde, de réparer les accrocs et les désillusions. Tout est en place, pour un bref moment.

À l'évidence, le mécanisme subtile ne fonctionne plus.

mardi 25 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LX


Ce qu'il faut accrocher, ici, dans la lumière imprécise, indéfinie, ce sont des éclats d'enfance. 

La particularité de cette époque est son accroche au monde. On cherche. Pas sûre que la bonne piste soit là, mais pour le moment, tout a échoué, et il n'y a rien à perdre. Absolument  plus rien à perdre. Souffler sur le château de carte, alors, permettait seulement de le reconstruire dans les interminables après-midis de pluie. La marée montait et balayait le château de sable, et ce qui s'ouvrait n'était qu'une nouvelle journée, attendue obstinément et impatiemment, vers laquelle déjà on tendait à travers la nuit silencieuse. 

Difficile, dans le présent froid et corrosif, de se convaincre qu'elle s'est enfuie, si loin, si vite, alors que, certes, tout passe, même les fleuves, cela ne pose pas problème, on le sait bien, on en joue, les jeux intellectuels sont souvent cruels, mais l'enfance… il est plus difficile, vraiment, de s'en convaincre, et la lumière de ce matin qui pourrait être n'importe où dans le monde, à condition qu'elle soit dans un lieu absolument inconnu, pourrait être aussi n'importe où dans le temps, et il serait possible de remonter un peu dans le passé, très légèrement, à peine, à cette époque où les portes derrière soi ne s'étaient pas fermées les unes après les autres avec un bruit sec. Le visage se creuse déjà qu'on ne parvient toujours pas à se dire que l'enfance est enfuie.

Si seulement l'écriture, les phrases, le déroulé des phrases, et les mains sur le clavier pouvaient retrouver un peu de cette fluidité du monde, tout ne serait pas perdu.

Des images d'une précision infinie jaillissent du passé dans le présent, il suffit d'un rayon de soleil qui filtre à travers les rideaux, pour que des images s'insinuent entre les paupières. Tant que cela n'est pas trop douloureux, il est possible de jouer à les retenir, de les regarder passer comme des nuages sous les paupières. Il est possible de jouer à cela sur le fond rouge de la vie qui palpite dans les veines, et sans doute, d'un très léger commencement de migraine. La douleur pulse doucement, mais l'enfance aussi bat dans les veines devenues saillantes au dessus de la tempe. Le battement du cœur est repérable à chaque alternance diastole, systole, mais cela prouve qu'il y a encore un peu d'enfance. 

La caresse rêche de l'oreiller confirme un bref instant l'hypothèse précédente.

Manuel anti-onirique, LIX


Pur face-à-face. Ouvrir les yeux. Pas encore. Un filet de lumière entre les paupières. Quelque chose comme le rougeoiement de la vie. Contraint à les refermer. En filigranes. La précision des traits ne descend pas jusqu'aux vaisseaux sanguins. Couleur pure. Paupières mi-closes.  La vie commence par une tâche de couleur dans les yeux. Les draps sont rêches et raides. Indice. Une première nuit dans un hôtel. Un autre. Encore. Démultiplication dans le vide de ces toutes nuits inconnues. Une autre, encore. Impossible de savoir où. Jour pâle, saveur inconnue ; il filtre par la fenêtre, rideaux incolores. 

La conscience encore ne coïncide pas avec les impressions.

L'ajustement ne se fait pas. Il n'y parvient pas. Lumière du jour, à flots, dans la conscience encore opaque. Fermée aux impressions. Et pourtant impression d"un jour gris, d'un gris inconnu. : elle pénètre à flots immobiles. La conscience individuelle pour le moment demeure impropre à retrouver le fil des jours et des idées. S'obstine à rester muette. Interruption flottante dans le flux du monde. Quelque chose … qu'il est impossible de retrouver. Les incidences dissonantes du jour ne permettent pas de savoir où il se lève. Géographiquement, il est impossible de se repérer. Flottement. Dans l'espace. C'est un matin, mais où ?

Approximation. Ne pas pouvoir se repérer en fonction de l'espace et du temps induit un flottement (l'image est aquatique, et les mouvements de la conscience s'assourdissent comme les mouvements du corps porté par les vagues d'eau salée). Les paupières sont encore mi-closes. Refusent de s'ouvrir avant de savoir sur quoi.

À se demander si nous sommes autre chose que des points de l'espace temps, si la perte d'un seul de ces repères désoriente à ce point. Seulement des coordonnés spatio-temporelles qui, un temps, vibrionnent dans le plan. L'idée réveille mais ne donne pas la solution. Elle pénètre dans la conscience comme un acide, finit de la réveiller, s'insinue (mais son silence est complet). Être réduit, au matin, à un point de l'espace-temps sans coordonnée spatiale est inconfortable… 
 
C'est ainsi que commence le retour au monde.

lundi 24 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LVIII


Un peu plus loin, il y aura le linceul.

Un peu plus loin, toujours en avançant, droit devant, aussi loin qu'il est possible d'aller, aussi loin qu'il est possible d'inventer d'aller, quelle que soit la force de nos représentations, et le pouvoir par nous exercé sur elles, un peu plus loin, droit devant nous, il n'y a rien d'autre que le fin tissu, et ses multiples épaisseurs, formant linceul. On peut jouer des variations, on peut en inventer différentes formes aussi crépusculaires que l'on pourra, autant que l'on voudra, un peu plus loin, toujours en avançant, il n'y aura jamais rien d'autre que cela : le linceul.

Alors, en attendant, aussi longtemps qu'il est possible de lui échapper, dans les interstices minuscules que nous laisse l'attente du linceul, il n'y a pas  à hésiter.
 
Choisir le mouvement est la seule décision incontestable. Avant que les multiples épaisseurs du linceul ne nous entourent, voile presque transparent, ne nous enserrent, plus léger encore que celui dont la nuit recouvre la terre, qu'elle effleure pour commencer, alors qu'un long frisson la parcourt, d'un fin crêpe bleuté, il n'y a pas à hésiter. Il n'y a rien d'autre à tenter que le pur mouvement.  Évidemment, la tentative est vouée à l'échec. Plus tard (mais si on y réfléchit, au regard de l'éternité, ce sera dans un bref instant, évitons d'y réfléchir), un instant si bref qu'il en devient une pure abstraction, qu'il n'a aucune épaisseur, aucune réalité, pure limite entre le présent absurde et l'avenir  rongé de l'intérieur par une pourriture ignoble (rien n'interdit ici, pour les besoins de l'horreur, de déplacer la très sainte limite augustinienne, cela n'importe pas), l'immobilité gagnera et tiendra toute chose en son sein. Nous, devenus insectes dans le cocon de notre linceul, immobiles, sans espoir de résurrection.

Avant quoi, il n'y a rien d'autre à faire que de déplacer les lignes.

Détourner le regard ne sert à rien. Fuir, cette fois, ne sera pas une solution. Ne sera d'ailleurs d'aucune utilité. Il faut écarquiller les yeux, ici précisément, sur ce point fixe, point aveugle de nos existences, dénué de tout rêve. Pas la moindre caresse. La pupille noire fixe le punctum caecum, dans lequel tout sombre, tout bascule continuellement, sans répit, sans relâche. Point immobile, dévoré d'une nuit dévorante et sans rêve. Sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part. 
Il est possible que ce soit là la condition ultime, à laquelle toute recherche d'un monde tendait. Retrouver le réel.

Manuel anti-onirique, LVII



À croire qu'il n'est besoin de personnage que pour accorder les verbes, seulement pour accorder les verbes… aimer, pleurer, perdre, tendre, attendre, perdre, s'en aller… à croire que l'unique fonction qui leur revient est de permettre d'accorder les verbes, de les rapporter à des sujets qui dessineront leurs silhouettes en ombres chinoises sur les phrases… il n'est besoin que des verbes, seulement eux, pour avancer dans le monde, et les verbes se retiennent à des personnes, qu'ils absorbent, qu'ils font leurs, dans la puissance de leur voix, alors il faut aussi un personnage. Polyphonie des verbes, qui  privés de l'appui de leur voix, se retireraient du monde comme une marée descendante, et laisseraient à découvert l'immensité de la solitude dans laquelle les personnages, tous, selon leur ligne mélodique propre, évoluent, génération et corruption, croissance et dégénérescence, jusqu'à disparaître au loin, n'être plus qu'une ombre minuscule qui s'éloigne, seule.

Alors que deviendra ce pur accès au monde que sont les verbes, si le personnage de cette histoire, par inadvertance, est sorti du cadre ? Il a disparu, s'est effacé comme une buée, d'un revers de l'écriture, sur la surface du miroir.

Pur contact avec le monde, le texte s'enroule et se replie, à seule fin de retenir un peu de ce réel qui glisse entre les doigts. La tentative de le saisir est toujours aussi désespérante. À croire que la présence du monde a la texture fragile d'un nuage, dont on peut enlever une minuscule partie de matière, et ainsi de suite, indéfiniment, encore une autre goutte de vapeur d'eau condensée par le froid de l'altitude, sans qu'il cesse jamais d'être un nuage, jusqu'à ce qu'il cesse d'être un nuage. À croire que le réel a la texture fuyante du sable, dont on peut ajouter autant de fois qu'on le voudra autant de grains qu'on  le voudra, sans jamais obtenir un tas de sable, et pourtant il y aura, là, posé devant nous, - un tas de sable, à un moment donné, sans qu'il soit possible de savoir pourquoi, sans même qu'il soit possible de savoir comment, et puis, crescendo et decrescendo, de nouveau, les choses se déferont sans qu'il soit possible de rien dire de plus. Marée montante et descendante des choses du monde.

La chute de ce lent échafaudage des phrases ne s'arrêtera pas là. A quoi se retiendront les adjectifs si personne n'est pas là pour les porter et se glisser en eux, et recevoir les caresses qu'ils donnent ? Toutes les constructions précédentes s'effondreront. Du moins, c'est ce qu'on prétend. Car l'impassibilité du miroir qui reflète un monde vide nous parle d'autre chose.

samedi 22 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LVI



Disparition, dislocation. 

C'est donc le sort qui fut fait, sans l'ombre d'un scrupule, à cet encombrant personnage féminin, au fond assez peu dessiné. Sa silhouette se fondait dans la buée du miroir, elle est sortie du cadre, tant pis pour elle, son sort est réglé. Le moi est haïssable ; elle l'était aussi. C'est, on en conviendra, quelque chose comme un petit meurtre littéraire, sans excuse, sans passion, accompli très froidement dans l'atmosphère humide et surchargé de parfum d'une salle de bains, mais la façon très geignarde qu'elle avait de dire "elle" à la place de "je" au fond n'aura trompé personne, du moins on peut le supposer, depuis les premières lignes de ce texte, dès les premières lignes du texte. 

Il reste à espérer que sa disparition ouvre aux phrases un espace qui leur manquait, une  respiration qu'elles cherchaient dans les chemins de traverse de la ponctuation, une musique qui doit être  la sienne et dont la mélodie n'est pas toute entière en place. Ce personnage féminin, à lui seul, avec obstination, s'interposait entre la vitre et le monde, elle cachait la fenêtre comme un voisin massif dans le train empêche de voir le soleil rougeoyant qui disparaît à l'horizon, le mouvement de la ligne découpée et complexe du crépuscule. Parler d'elle à l'imparfait est une délivrance du présent. Ainsi fut-elle  : renvoyée dans les abîmes de silence qu'elle n'aurait jamais dû.

Il reste l'air glacé de l'hiver. 

Sa pure façon de pénétrer les poumons. La brûlure de l'été. Et les fulgurances étincelantes du soleil. Il reste à trouver la place exacte de l'écriture (ailleurs que dans ses yeux embués). Il faut croire que dans la solitude des phrases, le déploiement en sera plus acide, les vibrations, plus instables, les perceptions, plus fines. C'est une tentative. Si elle échoue, il y en aura d'autres. Elles ne cesseront  pas. Elles ne cesseront jamais. Mais à ce moment du texte, pour la première fois, il y a un élan, un appel, dans lequel choisir de s'engouffrer. Comme un courant d'air.

jeudi 20 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LV



Les reflets glissent sur les surfaces. Sans y prendre garde, sans même y prendre garde, les reflets de nous glissent, sur la flaque d'eau de pluie, dans la chaussée défoncée, sur la vitre des voitures garées le long de la rue, sur toutes les fenêtres. Nous y perdons un peu d'être, à chaque fois que nous avançons dans le monde. A chaque fois que nous sortons, dans la lumière du jour, nous laissons un peu de notre être épars dans le monde, quelques simulacres de nous, en suspension dans l'air du soir. Au crépuscule aussi, les reflets de nous se laissent piéger dans les filets de lumière, dans les surfaces polies et indifférentes, et nous rentrons, un peu plus pauvres d'être, un peu plus élimés.

Notre texture s'amenuise, s'épuise, peu à peu, sous le regard indifférent des miroirs impassibles.

Qu'advient-il de nos regards quand nos paupières un instant, sous l'effet d'une lumière trop vive, ou toutes les fois que nous battons des yeux, se ferment sur notre pupille noire ? Le monde ne cesse pas d'exister, tandis que nous nous retrouvons seuls dans l'espace clos de notre être. Lente dispersion de nous, érosion de notre être dont les contours peu à peu s'émoussent, voilà que notre voix est moins assurée, nos regards moins clairs se sont voilés de crépuscules, et les jours vont, ainsi.

Le bruit sec du verre brisé, à ses pieds, la force à sortir du cadre. Elle s'évanouit de la réflexion du miroir, se glisse à terre, hors champ, hors cadre, et toute sa concentration un instant se focalise, là, dans ce minuscule espace où le flacon brisé laisse couler le parfum. Une fulgurante odeur de jasmin se répand, que ses doigts porteront jusqu'à l'écœurement toute la journée sans que l'eau transparente ne lui permette tout à fait de s'en laver. Il lui faut ramasser, un à un, tous les éclats. Alors elle glisse à terre, le long du miroir, elle disparaît du monde et le miroir impassible reflète son absence du monde.

Le miroir réfléchit alors, sans que rien ne trouble sa surface parfaitement lisse, la pièce soudain vide,  reprend en écho l'absence d'elle, négation d'elle, l'instant d'avant elle l'habitait, ses gestes coulaient dans l'espace, l'instant d'avant ses yeux fixés sur la surface, fixés précisément sur la paupière qu'elle maquillait, le trait qui soulignait  d'un tracé sûr son regard.
Et l'instant d'après, elle a disparu du champ.

mercredi 19 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LIV



Que deviennent nos reflets lorsque nous nous glissons hors champ, hors du champ du miroir ? Personne ne peut le dire. Nous sommes tous repartis, et Narcisse s'y est perdu. Que deviennent  nos ombres lorsque la nuit tombe et qu'elles se recouvrent du voile du crépuscule ? Peu à peu elles disparaissent dans une masse opaque, de plus en plus impénétrable ? Que deviennent-elles ? Où passent-elles le temps qu'au matin nous les retrouvions, attachées à nos pas ? Ils restent seuls et pantelants, comme des mariées abandonnées devant l'église, stupides et pétrifiées dans le tulle et la dentelle inutiles ? Elles se glissent et se résolvent dans l'élément liquide et naturellement leurs, se dissolvent comme le sel dans la mer. Cristaux infimes en quoi les rochers millénaires finissent par se résorber même, quelle que soit leur résistance. La souffrance serait-elle moins vive si seulement nous conservions dans un miroir les reflets des visages et les reflets des êtres, eux tous, qui furent opaques à la lumière et qui cachèrent en eux les palpitations vives ? La souffrance serait-elle moins intacte si nous pouvions, de notre ombre, prendre la main d'une ombre ?

Démultiplication.
L'opération, aussi complexe soit-elle, se déploie dans le monde, non pas à l'infini, mais toujours à l'image de notre finitude : elle demeure dans les limites indécises de l'indéfini. Où sont allés tous nos reflets, images de nous dans tous les miroirs que nous avons croisés, de toutes parts de par le monde ? Vieillissent-ils comme nous vieillissons ? Nos humeurs passent-elles sur leur front, voilent-elles leurs regards comme elles voilent les nôtres ? Les larmes ou les sourires se mêlent-ils sur eux comme ils se mêlent en nous ? Tous les reflets de nous que nous avons regardés, ceux que nous avons transpercés, reflets de nous dans les vitrines, traversés de nos regards, et les reflets de nous, dans la vitre du train, à la nuit tombée. Entre tous, ils sont détestables, images tenaces de nous dont rien ne peut nous détourner, qui occultent à nos regards, quoi que nous fassions, le paysage noyé d'encre, et nous fixent autant que nous les fixons. En est-il jamais un qui ait cédé, enfin baissé les yeux ? La pupille noire au centre de l'image se troue de nuit, aveugle la nuit aveugle, se répand sur le paysage, et à cet endroit là précisément où nous pensions rejoindre le monde, nous ne voyons plus rien.

Punctum cæcum.

Face à nous. Reflets. Cette image qui nous fixe quoi que nous fassions, soutient notre regard, qui jamais la première ne le baissera, sans pitié, jamais, en dépit de notre soif toujours plus grande de rejoindre le monde. Et eux tous, reflets de nos ombres, ombres de nous sur la surface de l'eau, dans la flaque après l'averse, reflet de notre ombre sur le mur dans le miroir de la chambre, les ombres aussi ont des reflets, et il arrive même que, par un matin d'été, nos reflets aient une ombre, tous ces simulacres de nous que nous abandonnons dans le monde, desquels nous nous dépouillons. 

Dans lequel d'entre eux se cache notre part de vérité ?

mardi 18 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LIII


Tout le jour serait une lutte. Combat du mouvement contre l'immobilité.

Hiatus du mouvement. Tout le jour avait été une lutte continuée. L'instant d'avant elle était immobile, l'instant d'après son âme était brisée à ses pieds. Tropes flottants dans l'air, du parfum qui s'exhale, et par vagues successives s'éloigne, se répand au loin, jusqu'à l'infini imperceptible, du tintement qui traverse le silence, provoque des échos irréfléchis du choc initial, loin, très loin d'elle. L'instant d'avant son bras était immobile ; l'instant d'après sa main voulant saisir le flacon fragile l'a déséquilibré, les doigts se sont ouverts ou refermés, elle ne sait plus, à contretemps, sans doute, les phalanges se sont ouvertes ou fermées, mais autrement qu'elles n'auraient dû le faire, bougèrent dans les interstices d'immobilité, se figèrent quand elles n'auraient pas dû, l'instant d'avant elle était immobile, l'instant d'après ses doigts laissaient s'échapper le flacon. Il se brisait à ses pieds.

Entre les deux instants, il y eut la chute.

Verticale. Un trait transparent, presque lumineux, dans le champ de sa perception inattentive, soudain focalisée sur un mouvement tracé droit sur le monde. La chute verticale. Le flacon s'échappe de sa main imprécise, ou glisse de la tablette de marbre très légèrement ébréchée où elle l'avait posé, et se brise à ses pieds. Il s'échappe dans l'éther immobile. Elle reste telle une statue : figée. Ses yeux voient la chute, l'embrassent du regard sans qu'il lui soit nécessaire de baisser la tête. Le déséquilibre de l'objet l'a figée dans l'immobilité. Et ce serait alors une même chose de dire que le flacon s'est fracassé sur le sol, que le parfum s'en est allé par vagues successives et de dire que son âme a éclaté sous ses yeux et s'est exhalée d'elle.

Son cou n'eut même pas à ployer. Sa nuque est restée, immobile et fragile.

Dans le miroir la même scène se répète dans un espace inatteignable. La même scène se reproduit à l'identique. Se perçoivent, d'un seul regard, les deux traits verticaux de la chute devant elle, devenue inutile. Avant de se briser, le flacon disparaît du cadre. Hors champ. Qu'advient-il du flacon dans le miroir lorsque celui dont il est le reflet se brise près de ses pieds nus ? Qu'advient-il de son reflet lorsqu'elle s'agenouille pour prendre dans ses doigts les éclats de verre tranchants ? Qu'advient-il de nos reflets quand nous sortons du champ ?

dimanche 16 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LII



Empreintes. Ses pas sur le sol. Le sang, dans cette situation particulière, permet la réitération des marques, et l'empreinte de son pied se colore sur le sol pâle, prend relief et épaisseur, mais ce n'est pas cela qu'elle cherche. Le hasard en l'occurrence a fait les choses à sa manière. Une fois de plus, un coup de dés ne l'a pas aboli, ne l'a même pas détourné. Empreintes. Ses pas sur le sable, qui vont rectilignes le long du rivage. La mer qui monte les efface ; elle disparaîtra donc quand toute trace d'elle sur le monde aura disparu. Ne serait-il pas plus cruel encore qu'elle demeure dans le monde sans qu'aucune trace d'elle n'y soit désormais perceptible ? Si elle se déplace à la surface des choses et que ses pas ne la suivent pas, alors peut-on encore dire d'elle qu'elle est présente ? Que serait-il encore possible de dire d'elle ?

Dans ce cas particulier d'effacement, toutes les propositions qui la nieraient seraient tenues pour vraies ; il ne se trouverait de par le monde que des vérifacteurs des propositions niant son existence, son passage même sur le monde, abolissant son être dans des rêveries illisibles d'écrivain. Elle aurait beau émettre toute protestation dont elle se sentirait capable, sa voix se perdrait dans le silence qui sépare les êtres, quelque part dans le silence qui sépare les êtres, exactement comme un message électronique qui ne parvient jamais à trouver son destinataire, qui ne parvient pas à traverser les limbes ni les méandres d'internet.


Empreintes. Les traces sont des vérifacteurs de notre existence. Sauf si elle va se perdre là où vont se perdre les messages qui n'arrivent jamais.

Truthmakers de nous-mêmes que nous nous donnons de nous-mêmes. Une fois de plus, s'assurer de sa propre existence. Rechercher dans les lignes qui courent sur l'écran de l'ordinateur, sous les yeux un peu vagues, la certitude perdue, celle que nous n'avons plus, celle qui nous affirme, en nous regardant droit dans les yeux, que nous existons encore, que nous sommes et que notre cœur palpite assurément puisque nos doigts s'agitent sur le clavier, marquent de leur rythme les avancées des phrases, au fur et en mesure, la poussent dans ses derniers retranchements. Se donner, de soi-même à soi-même, des truthmakers. Étrange occupation un dimanche soir d'hiver.

Quant à chercher sa vérité…

samedi 15 janvier 2011

Manuel anti-onirique, LI



Le plus tenace, ce sont les effluves. Comme des souvenirs entêtants, enivrants. Il suffit que le geste, dans les approximations du matin, qui en ferait reproche ?, recèle un tant soit peu de maladresse, qu'un tremblement infime contredise la main, et le cours des influx nerveux, et les effluves entêtantes masqueront la saveur des instants. Et la senteur, tenace, précède toute impression
, tout le jour durant, la voile, l'entête, empoisonne finalement le jour entier. Sans rémission, sans respiration, jusqu'à l'écœurement.

L'alchimie demande une précision et une sûreté des gestes dont nous ne sommes pas toujours capables. Les à peu près la troublent et déteignent comme des tâches sur la journée, jusqu'à l'oubli de la nuit indulgente. Elle s'est tendue comme un élastique entre deux désastres, cela n'y change rien. Elle le sait, il n'y a rien à faire de ces matins où le pendentif qui ne quitte pas son cou, glisse à terre, s'enchevêtre, et disparaît comme pour refuser les attendus, se perd sous un meuble, se dérobe de lui-même à sa demande.… qu'on l'accompagne…


Souvenirs enivrants brisés à terre, sur le sol froid, dont il ne reste que quelques éclats à ramasser et à jeter sans trop les regarder. Il suffirait cette fois que la main soit légère, ne s'apesantisse pas, le moins possible, ne les serre pas, ne se serre pas sur eux, il faut au geste une étrangeté à soi, une distance jamais démentie sans laquelle les bords tranchants des éclats entailleraient la chair palpitante. Il n'y a qu'à se pencher, les ramasser, tout jeter. Les gisants de ses souvenirs sont là, à terre, gisants liquides de son passé, qu'il faut ramasser et jeter.

Son pied nu les évite (précautionneusement), quitte à marquer un arrêt, au dessus du sol
, aussi longtemps qu'il est possible. Il aurait fallu marquer un arrêt, marquer un temps, marquer le pas, elle est assurément passée trop vite sur certains aspects de la situation, voilà qu'elle sent, en dépit de toute la distance convenable qu'elle tente de tenir avec le monde, quand elle repose le pas, un liquide tiède et épais entre le sol et elle.

Il est un moment possible de laisser l'impression en suspens dans la conscience. De ne pas s'y arrêter. La distance de la focale est convaincante et assez bien établie. Mais à chaque pas l'impression se renforce, insiste, quelque chose de tiède et de visqueux entre ses pas et le sol froid empêche les impressions de se marquer nettement, empêche les appuis sur la surface lisse, et quand elle baisse les yeux, elle voit les traces sanglantes de ses pas sur le monde.

Manuel anti-onirique, L


Verre brisé. Son âme tombée sur le sol, et le bruit sec de la brisure. La note en est presque fausse. Presque une dissonance aigüe dans le silence. De ce flacon de parfum, fracassé en deux morceaux, et quelques autres, un peu plus loin dans l'espace, le liquide précieux s'écoule par pulsations, quelques unes, deux ou trois, pas plus, certainement les modalités du choc en ont ainsi décidé, puis continue immobile de se répandre. Il serait sans doute impossible de le voir à l'œil nu, mais la preuve irréfutable en est l'épaisseur de liquide qui, peu à peu, s'amenuise.

Au fur et à mesure de ce mouvement arrêté, l'odeur monte, se répand, se fait encore plus insistante. Proportionnalité inverse, dont il sera difficile de se défaire.

Il n'est pas si aisé d'écarter ce souvenir. Il n'est pas si facile d'en éloigner les phrases, de ne pas les y laisser revenir, au détour d'un adverbe ou d'une suspension. Les souvenirs s'enroulent, se déroulent, sans que l'alternance de ces phases puisse être fixée. Coquille immobile prise dans les strates d'une pétrification insidieuse du coquillage qu'elle fut. Et dans laquelle les phrases coulent comme un peu d'eau salée sur les doigts de qui les ramasse. Qu'elle n'est plus par la grâce tragique de cet instant. Les images s'en reviennent, par instances, détachées de leur vibration vivante et première. Flottantes. Elles se condensent un bref instant dans l'esprit, avec l'insistance de ce parfum dont il fallut des semaines pour se défaire, jasmin et fleur d'oranger, en équilibre, peut-être l'évocation solaire d'une pêche.

Scintillement.

Un éclat plus tranchant que les autres
entaille en rejaillissant le coup de pied. Une estafilade court tout du long, procède par pointillés plus ou moins profonds. Par endroits, le long de cette ligne presque droite, le sang est seulement visible, à d'autres, il perle, pourrait presque couler. Absorbée par le parfum et les effluves fantomatiques de ses souvenirs, elle se penche et ramasse le précieux liquide à présent répandu, sans voir le sang qui a présent coule sur le sol et forme peu à peu une première empreinte de son pas.

vendredi 14 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XLIX


Voici ce qu'on pourrait croire, ce qu'on pourrait dire. Admettons qu'il est possible de regarder les choses calmement, de tenir compte de tous les paramètres de sa situation, sans rien oublier. Admettons. Si seulement il était possible de voir les choses du point de vue de nulle part… Il n'y aurait pas beaucoup de façons de faire.

Du point de vue de nulle part, on dirait que son âme est tombée à terre, comme un objet matériel dont une des qualités secondes est d'être affublé dans ce monde d'un poids réel, on pourrait ajouter qu'elle a ensuite éclaté au contact du carrelage froid de la salle de bain, la dureté de la surface ne lui a laissé aucun autre choix, elle a alors éclaté précisément à côté de ses pieds nus dont l'un, le droit, en garde une longue estafilade, de laquelle, de loin en loin, en alternance, des gouttes de sang perlent.

Réaction cotonneuse, le désinfectant pique, son odeur âpre se mélange au reste de la scène, elle en répand quelques traits qui maladroitement coulent jusqu'au sol. Ruissellements minuscules, presque perdus dans un tissu.

Il lui fallait prendre garde de ne pas marcher sur les éclats de son âme, de ne pas en inciser la plante de ses pieds, de ne pas se couper en les ramassant, du bout des doigts, et de tout mettre à la poubelle, précautionneusement. Mais elle n'a pas tout pu empêcher. À peine brisés, les fragments de ses rêves sont devenus dangereux. Alors tout s'est répandu dans des effluves insistantes de souvenirs et de regrets. Elle qui déteste les larmes déteste plus encore ces débordements qui sont un rien sentimentaux, un rien écœurants. Note poudrée d'iris. Quelque chose s'est brisé, d'où s'échappe une odeur tenace de mélancolie, qui va imprégner ses vêtements, et comme une poudre grise, smoky eyes, les larmes coulent et emportent avec elles quelques traces de maquillage le long des joues.

Exercice minuscule. Elle ne va tout de même pas pleurer pour ça.

mercredi 12 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XLVIII



Tout cela ne fut un temps que les mensonges qui évoquèrent, vaguement, un possible miracle, sans que personne n'y croie un seul instant, elle ne cessait d'évoquer ce miracle où la mosaïque toute entière serait recomposée, peut-être par elle, ce n'était pas bien net dans les convocations approximatives de son esprit, celui où les éclats de lumière seraient autre chose que des stries disparates et violentes qui perforent la pupille de leur vibration et atteignent en tremblant la rétine. Tout cela ne fut un temps que mensonge, et puis finit par s'évanouir comme un songe, par se dissiper comme une fumée dans un grand coup de vent.

Il fallait bien se rendre à l'évidence, il n'était pas possible de prétendre résister plus longtemps : il fallait en convenir, avec le langage dont elle disposait, en dépit des circonvolutions de sa syntaxe, des imbrications complexes de ses phrases, et de tous ces efforts désespérants, épuisés, elle ne saisirait jamais rien d'autre que du sable, une poignée qui chaque fois lui échappait à nouveau. Le réel ne se laisse pas saisir. Le monde recule comme un mirage dans les sables du langage, et les phrases ne sont même pas des traces qu'il serait possible de suivre en dépit même de tous leurs méandres, pour se retrouver enfin sur la berge stable de quelque certitude irréfutable.

Son existence lui glissait entre les mains, elle n'en retenait rien, de l'aube jusqu'au soir, elle se perdait dans des errances, oubliait son chemin, et du soir jusqu'à l'aube il n'y avait rien à espérer de ses rêves abscons. Rien à attendre, rien à espérer, si au moins cela lui avait été clair. Rien à attendre. Lever, corvées, déjeuner, corvées, dîner, corvées, ou pas, si elle avait de la chance. L'alternance une fois pour toutes est posée. C'est précis. Il n'y a pas un coin de rêves à enfoncer ici. Alternance : corvées, repas, et de temps en temps, peut-être, la possibilité de sauter le déjeuner ou le dîner, puis régulièrement, celle de sombrer dans l'absence à soi lourde et massive du sommeil. Néanmoins, le répit sera bref. Et de nouveau reprendre, petit déjeuner, corvées, déjeuner, corvées, dîner, sommeil, du moins disons la nuit car le sommeil ne va pas de soi, et la fatigue ne suffit plus à le rendre possible ni à entrouvrir le monde des rêves. Lui aussi se referme. Ce qui ne paraissait pas possible se produit. Le monde glissait entre les mains, se dérobait, à croire qu'il n'a pas plus de texture que la brume, que les sables mouvants… Et voilà que le monde des rêves qui seul, encore l'accueillait, se clôt lui aussi à ses espoirs. Tout se dérobe sous ses pas, les phrases ne la font pas traverser le jour. Il n'y a plus de philtre, plus de talisman, plus d'étincelle. Elle ne traverse plus, le voyage devient impossible dans la ronde des jours, ce sont les jours qui la traversent comme des ombres traversent une ombre.

Ténèbres. À croire qu'il n'y a rien à croire, que la seule position possible est un scepticisme grinçant.

lundi 10 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XLVII


La pesanteur surprend lorsque la verticalité rend à cette impression ; provisoirement elle s'était effacée du corps et des mouvements, son absence les avait laissés se déployer. L'eau avait presque annulée ce paramètre, du moins l'avait rendu insensible, en avait délivré les gestes et les tentatives, et soudain, après que ses bras ont attrapé l'échelle de métal, au moment où son pied nu a touché le sol, elle est rendue à cet écrasement commençant, toujours le même, perfide. L'eau glisse le long de ses jambes au moment où ses bras la tirent vers le haut. Ses pieds laissent sur le sol quelques empreintes éphémères avant de se fondre dans les traces humides et déformées sur le sol. Quelques pas, encore hésitants, ne se décident pas entre un élément et l'autre, regrettent encore un peu la légèreté perdue, et puis le jour reprendra sa course abrutissante, il n'y a pas à en douter. Pour le moment, rien qu'un léger vertige entre deux éléments, le regret déjà de l'eau à laquelle il fallut s'arracher, se redouble du retour au sol, horizontal et rugueux.

Et de nouveau, la crainte de ne plus rien retenir.

Il suffit que l'eau fraîche glisse le long de ses jambes, qu'elle abandonne le contact de sa peau en longs tracés ruisselants, dont les courbes se croisent et s'enroulent autour de sa cuisse, pour que toute cette coïncidence précaire de ses gestes et de sa respiration disparaissent, de son esprit et son monde, et que toute son insertion vacille, de nouveau. Ombre. Et l'équilibre de la marche est aussi instable que celui des impressions. Un enfant la bouscule et plonge en criant dans l'eau qu'elle vient de quitter. L'éclabousse d'une écume devenue étrangère. Seule, elle n'y parviendra jamais. L'épreuve de la reconstruction est sans espoir. Les morceaux épars, du monde brisé en éclats ne se laissent plus assembler. Le cri strident de l'enfant qui est remonté à la surface reste en suspens quelques instants après avoir disparu, trace imperceptible et pourtant douloureuse.

Échec du solipsisme, oublié un instant dans les mouvements de la nage. La solitude et le silence ne permettront pas de remonter à la surface. Ne laisseront pas traverser les strates des rêves et des angoisses, vers la surface. Il n'y a rien. On ne remontera pas, personne n'a pas la légèreté d'une bulle d'air, et de toutes les façons qu'on s'y prenne, elles éclatent à la surface, il n'est pas très assuré que leur sort soit enviable. Le sol bourbeux attire, il y a de quoi descendre, descendre constamment, tout cela est une longue descente, elle n'en finit plus, il n'est plus très possible de respirer …

… l'existence comme une longue descente … ce ne doit pas être exactement cela.

dimanche 9 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XLVI


La pulsation et la couleur semblaient un bon début.

L'eau en éclaboussures dans la lumière. Rien de tout cela n'aurait été possible sans un rayon de soleil au cœur de ce matin d'hiver. Quand son corps est passé sous la surface, dans une courbe glissante, il a entraîné à sa suite tout un désordre d'air qui s'est mêlé à l'élément liquide pour ressortir aussi vite. Dans le rayon de soleil qui tombait en oblique par la fenêtre ouverte, on pouvait voir, si on gardait son visage presque immergé, toutes les bulles d'air remonter dans un tourbillon, toutes les bulles transparentes tourbillonner d'abord, quelques instants, sous la surface, puis retrouver approximativement une légère verticalité, et ensuite, au dessus de la surface troublée par son plongeon, une effervescence non démentie rebondissait encore et encore, longtemps après la fin de ce mouvement, longtemps après que la nageuse s'était éloignée. Il restait cette magie jamais aperçue encore, de ces éclaboussures qu'une lumière rasante rendait visibles.

La couleur et la pulsation. Précision des impressions quand la conscience se tait, un instant.

Les phrases refluent devant la présence du monde. Impression pure. Couleur. Quel peintre nous l'a donnée ? Tout est confus, sauf la couleur et la pulsation. Après pourront recommencer la patiente errance pour la retrouver, les strates de phrases qu'il faudra traverser pour s'y replonger, mais au moins, dans le temps premier de cette impression, dans la note parfaitement claire qui en est sortie, il a été possible de la voir. Bleu pur (dans un rayon de soleil hiverna), et les éclaboussures, transparentes, minuscules, infinies. Ce qui n'est rien, encore, au regard de la présence de cette étendue imprévisible et immense, qui, un jour, il ne peut en être autrement, reviendra dans le regard. Il ne peut en être autrement sans quoi l'exil n'aurait jamais de fin.

Il faut croire l'exil moins infini que la mer.

Dans l'eau, mouvement glissé, la respiration calée sur les gestes. Il suffit de chercher la coïncidence, mouvement glissé, la tête à peine hors de l'eau, les yeux ouverts ou fermés, cela n'importe pas toujours, et l'air qui entre dans les poumons au moment où la tête sort de l'eau, à peine, juste de quoi respirer, la bouche s'entre-ouvre, pas plus qu'il ne fait faut pour inspirer l'air l'air expiré, sous l'eau, fait un bruit régulier, calé sur la régularité des mouvements, il n'y a plus que cela, l'élément liquide, et le bruit, en lui, de la respiration qui vers la surface fait remonter des bulles d'air, puis de nouveau, plongée sous l'eau, et la perception transformée des impressions mobiles. Ce que chaque mouvement recommence. Inspiration. L'air, la lumière mais cela n'importe pas, mouvement, la couleur, bleue, et le bruit de la respiration calée sur les mouvements parfaitement réguliers. Tant que cela durera.

Coïncidences minuscules.

Manuel anti-onirique, XLV


Au point où tout cela est parvenu, il n'y a plus rien. Rien qu'un battement. Une pulsation. Comme quand on court, enfant, que le cœur bat, dans les tempes, pulsation, la course, le cœur qui bat, les vibrations du sol dans les pas, qui remontent dans les jambes, à chaque nouveau moment de la course, et qu'importe qu'on soit essoufflé ?, à bout de souffle, cela n'importe pas, courir, descendre la colline, cela seul compte, dévaler la pente, le plus vite possible, arriver en bas, l'élan, le cœur s'emporte, les poumons explosent, cela n'a aucune importance, aucune. Mais la pulsation.

Bien entendu, tout cela, à présent, est beaucoup plus faible.

Mais tout de même, il reste quelque chose. Comme une pulsation. Un choc léger. Constant. Au fond, la sonorité de son cœur à présent est mate, comme le bruit qui naît de la rencontre de la masse minuscule d'un oiseau, trompé par la transparence de l'air, à cause du piège que constituent pour son envol les deux fenêtres en enfilade, qui heurte de plein fouet la vitre et s'écrase, estourbi, sur le sol, et du verre impassible dont la vibration sourde n'aura d'autre intensité que celle de la violence du choc.

Ce n'était pas du tout ainsi.

Les circonvolutions de l'envol n'auraient pas permis d'en présager. Comment l'imaginer, en plein vol ? Dans la liesse du mouvement pur… Une courbe ouverte à l'infini (il n'y avait aucune raison de la clore là, à cet endroit précis de l'espace et du temps, ce fut absolument insignifiant et terrifiant, tout à la fois), qui, avant de commencer son ascension vers le bleu pur du ciel, s'amusait encore un instant, un seul, de la tension jamais assouvie de l'asymptote, heurte de plein fouet la surface de verre absurdement lisse et transparente. Alors il ne reste rien, que le battement du cœur. Un heurt léger. Régulier. Une régularité pure. Obstinée. Celle qu'on perçoit, très loin, derrière les ornementations, indépendamment d'elles, indifférente à elles, toujours la même. La pulsation soutenue de la musique du monde. Un battement. Capable d'accélérer la cadence, mais au fond, régulier.

Pour le dire, c'est une cadence, qu'il faut trouver. Celle qu'on trouve au cœur de l'épuisement. Quand il ne reste qu'elle pour porter le corps. La fatigue a tout usé jusqu'à la corde. Et il ne reste que cela, la cadence d'un battement. La régularité de la pulsation. Au cœur solitaire du monde.




vendredi 7 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XLIV



Le premier exercice minuscule était : tenter un mouvement dans l'espace plein et cohérent. Pas de saccade, ne pas trébucher, laisser s'écouler dans le monde un mouvement entier, un geste régulier, aussi insignifiant soit-il, on n'en est pas si loin. La vibration du monde retrouvée dans la couleur. Après, les choses deviennent plus faciles (mais seulement à propos des couleurs, dans des contextes très particuliers, et pour de très brefs moments, il faut tenir compte des conditions très précises…).

N'empêche… quelque chose se retrouve de la fluidité du mouvement, comme un battement des paupières au réveil qui laissent passer un premier rayon de lumière, celui qui entre dans les rêves, et les dispersent si fatalement que nos souvenirs n'en gardent pas la trace. Ce tout premier mouvement du corps le matin, qui est aussi de la conscience, retour au monde, après la noyade dans les rêves, lorsqu'il est salutaire de revenir sur les berges de la conscience, battre des cils, soulever les paupières, à quoi la conscience se rattache pour revenir toute entière quelques instants plus tard. Que la première perception soit celle de la note tenue de lumière, n'importe laquelle, cela n'importe pas, il y a toujours, tous les matins, cette première coïncidence avec le jour et avec sa couleur. Coïncidence, du corps et de la conscience, de soi avec le jour, qui met un terme à la dispersion dans les rêves qui éparpillent au loin. Un rayon de jour filtre à travers les volets, une certaine transparence de la lumière est absente qui indique les nuages, et la pluie, et la perception se complète peu à peu, le bruit de l'averse, contre le toit, et le monde est là, présent tout entier, dans cette première perception du jour pour laquelle il suffit d'entre-ouvrir les paupières.

La fine ligne lumineuse et presque géométrique traverse les éclats dorés du commencement du couchant. Il faudrait nommer très précisément cette heure, et ne pas se contenter de la compter. Sentir sur sa peau la très légère chaleur du soleil, et la caresse du vent du soir, au moment des prémices du déclin. Le pont presque aérien enjambe le fleuve, le traverse d'un trait… autour de cette ligne, le jour commence à finir, c'est ce moment étrange, le jour commence à basculer dans la nuit, et le pont, parfaitement suspendu dans l'espace, enjambe le fleuve et le ciel reflété en lui. L'équilibre est léger, si étonnamment aérien qu'il est surprenant qu'il soit tout de même équilibre, suspendu ainsi au dessus du vide de l'absence, néanmoins, il tient. Presque… La ville autour est une perception moins pleine que cette fine ligne rendue lumineuse par les rayons du crépuscule doré et qui traverse tout l'espace en dépit de sa légèreté, ou grâce à sa légèreté.

Il y a comme une vibration. Le problème est de n'être pas peintre et de vouloir les trouver dans l'inscription des caractères noirs et réguliers sur le fond lumineux de l'écran d'ordinateur. Condition nécessaire, sans laquelle il n'est pas possible d'espérer la sentir à la surface de la peau, comme une caresse. La grâce nécessaire des phrases sera-t-elle suffisante ?

jeudi 6 janvier 2011

Vase Communicant, avec Xavier Fisselier, Dream about your life & live your dream, vvvvvvvvhttp://xavierfisselier.wordpress.com/




Le soir même, ma décision était prise.
Je nʼavais besoin de presque rien. Rien de superflu, un livre, une photo jaunie, quelques effets personnels seulement de quoi mʼaventurer 72 heures dans une autre vie... tout cela fourré dans mon sac de toile, ma vieille besace fidèle qui mʼaccompagne dans tous mespériples. Ses mots étaient en moi. Ils sʼaffichaient, un à un, à chaque instant laissant sur leur passage lʼeffluve de ce parfum inoubliable. Je devais voir. La porte fermée à double tour, la clé dissimulée sous le paillasson, je descendais les grinçants escaliers de lʼimmeuble, quatre à quatre, le coeur léger, lʼesprit libre. Jʼaimais ces décisions prises sur le vif. Pas de réflexion, aucune analyse. La vie. Sentir son sang qui bouillonne délicieusement. Se laisser porter par lʼivresse de lʼinfime folie, celle qui nʼenferme nulle part, celle qui explose et fait poindre le sourire.
Arrivée dans la rue, la nuit habillait déjà dʼun drap gris les façades de pierre, le vent était froid et mon écharpe se plaquait sur la laine de mon long manteau noir. Je ne distinguais personne, à peine des ombres déambulant, la tête baissée, les yeux rivés sur le mouvement de leurs pieds choquant le sol du trottoir. Aucun regard croisé, jʼaimais cela. Ce sourire ne me quittait plus, personne ne serait parvenu à mʼarracher une larme, si ce nʼest ce froid piquant qui essayait de rendre la vie plus nostalgique. Je nʼétais quʼà quelques encablures de la gare et je décidais de faire le trajet à pied. Ne dépendre de personne. Pas de taxi, ni métro, ni bus. Fouler les pavés dʼun pas leste, se frotter les mains pour les réchauffer, laisser la buée sʼéchapper de ma bouche au rythme de mon allure rapide. La gare était bondée, les mouvements de foule mʼétourdissaient un peu.Les longues files dʼattente devant les guichets, peuplées de corps piétinant sur place, à la recherche dʼun peu de chaleur. Quelques formes humaines assises par terre, le dos posé sur le mur. Je mʼarrête devant un homme, sans âge, il me fixe de son regard en me tendant la main. Son visage est beau, son regard sans fond, dʼun bleu transparent. Je mʼarrête, face à lui, me penche, un genou au sol. Je lui prends la main, je ne sais pas pourquoi. Jʼen ai seulement envie et nʼenvisage aucun autre mouvement possible. Jʼai confiance en lui. Je cherche avec mon autre main dans la poche de mon manteau quelques pièces de monnaie que je lui glisse dʼune caresse dans son épaisse main rugueuse. “Merci Mademoiselle, beau voyage”. Nous nous regardons quelques instants, je lui souris, il me sourit. Jʼarrive à lui lancer un “Adieu”, me relève et me précipite rejoindre le quai. Je regarde le panneau dʼaffichage. Voie 9. Je sais que dans quelques minutes je serais partie. Lui sera sans doute encore assis là-bas, dans les courants dʼair à deviner passer des paires de pantalons, de toutes tailles, de toutes formes. Le train est là. Statique et grandiose. Je remonte le long des wagons, couleur bleu nuit, jusquʼà la porte du numéro 12. Je saute sur les marches, enfile le couloir pour atteindre la porte de mon compartiment. Jʼentre. Il nʼy a personne encore. Il nʼy aura peut-être personne. Je jette mon sac sur la banquette, et m'y installe à mon tour. Je suis heureuse. Je ne comprends rien, je ne cherche pas à savoir ce que je je fais là. Le train démarre, lentement, le quai sʼéloigne, je pars. Je suis partie.
Je resterai là, dans ce train, jusquʼà son arrivée en gare de Lisbonne.
Le soir même, ma décision était prise.
Je gravirai enfin la Rue des Douradores.

Manuel anti-onirique, XLIII



Dans un labyrinthe coloré, des éclaboussures immobiles de lumière explosent silencieusement. En suite de quoi, elles restent en suspens, mouvement arrêté, dans le rayon de soleil qui les traverse et les rabat sur le sol et en même temps les tient dans l'air chaud de l'après-midi d'été. Vibrations sonores du jaune, dans toutes les nuances possibles du paradoxe de Zénon, que personne n'aurait pu imaginer.



Le souvenir en flotte au loin, quelque part dans la conscience, dans des lieux très anciens où il est rare de descendre, soudain se recompose comme une minuscule possibilité de regarder le monde, sans que le lieu en soit donné, sans qu'aucune indication précise n'y rattache. Le souvenir flotte dans la conscience, et la lumière joue avec les couleurs. Ce bleu plus profond que le ciel.

Quelque rayon qui se fractionnerait en traversant les verres multicolores d'un vitrail. Puis éclaterait et retomberait en pluie sur le sol. Alors il éclaire de ses fragments les dalles anciennes, très anciennes, polies, et recouvertes, des pas et de ses souvenirs, et inconscient de tout cela, se diffracte, se répand, arc-en-ciel onirique devenu liquide, qui flotte dans l'air et s'écoule sur le sol, rejaillit et éclabousse quiconque s'en approcherait. Et cette nuance de bleu.

La peau se colore de ces éclaboussures, l'étoffe un peu plus bas les absorbe, au fur et à mesure que les mouvements se déploient dans l'espace, il suffit d'avancer de quelques pas, et la couleur remonte le long des jambes, descend dans le cou, les bras traversent librement des tremblements de lumière, de rouge éclatant, un violet calme, et les mouvements coulés et attentifs ne sont rien d'autre que des métamorphoses colorées.

Exercice de la couleur. Les commencements seront maladroits. Mais il suffit pour le moment d'éclaboussures, ce peut être un bon début (il n'a que le sérieux infini et troublant des jeux). Traverser des rayons de lumière colorée par le soleil qui les a empruntés à un vitrail, jouer des tâches et des dégringolades. Tout est là, en place dans ce lieu possible, avancer de quelques pas suffirait, et ne demande aucune précision, aucune construction, aucun calcul complexe dont il aurait fallu vérifier ligne à ligne les enchaînements pour éviter tout écart. Non. Les hasards des pas suffisent.

On cherchera simplement la coïncidence du mouvement et du regard, un instant, dans le même lieu multicolore du monde.



mardi 4 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XLII


Il faut des ciselures fines. Elle a envie de lever la tête, à la verticale, et de distinguer sur le ciel bleu, tout en haut, les découpes précises des chapiteaux romans, en aplomb. 

Aspiration. Tout est là, non résolu, gisant épars sur le tapis ancien aux motifs presque réguliers, presque géométriques. Brisure. Les jours glissent, se précipitent dans l'absence, dans la chute, et elle ne trouve plus d'aspérité à laquelle se retenir. Pas la moindre aspérité à laquelle se retenir, même en s'écorchant les mains sur la pierre. Il est devenu possible, chose à peine croyable, de passer les heures dans un enchaînement ininterrompu, du matin ou soir, d'enchaîner les gestes mécaniques à quoi la vie sociale réduit patiemment tous les élans. Fractionnement. Les élans brisés sont plus douloureux que des membres fracturés. Ce qui autrefois se déployait, élan, tentative, et avait le désordre et l'audace des possibles, revient, émietté par les passages obligés, réduit en miettes par la répétition des jours,  toujours les mêmes, selon des séquences tout entières attendues. Et les heures passent, s'enchaînent, se sont allées perdre dans le désordre des nuits, se fondent les unes dans les autres, jusqu'à n'être qu'une lave autrefois en fusion qui peu à peu se fige, et immobilise tout dans sa propre immobilité glacée. 

Impassibilité du prophète de pierre sur la façade. Et son regard impénétrable. Les plis réguliers de son manteau couvrent ses pas.

Autrefois, elle voyait, dans les esquisses de son existence, quelque passage droit et net qui ne l'inquiétait pas. Il suffisait de poursuivre du même élan, c'était sans doute la seule condition qu'elle n'a pas respectée, les mouvements étaient contenus les uns dans les autres, et tout cela se déroulait, se déployait d'un même élan. À présent, le souffle est perdu. Quelque cassure insidieuse empêche de chercher l'allant. Descendre dans les profondeurs de ses visions devrait lui permettre de le retrouver.  Ou du moins, s'il est quelque part, ce doit être là, dans ces images intactes qui continuent de remonter à la surface, qui ont conservé cette grâce. Exercices minuscules. Il doit bien y avoir dans le monde quelque lieu intact à partir de quoi redéployer ses ailes comme des possibles. 

À moins que tout ne soit qu'un exil puissant. L'hypothèse ne peut pas être entièrement écartée.

lundi 3 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XLI


Vol sec… elle a toujours aimé cette expression. Juste l'envol, rien que cela, et rien de prévu, au sol, que la possibilité de la liberté. Rien d'écrit par avance, rien d'autre que la trace des pas à poser sur le sol. Parfois, elle roule dans son esprit cette minuscule expression comme un galet aux flancs adoucis. D'autres aussi. Différentes. Des bribes de paroles, d'autres les ont dites mais on dirait qu'elle les a absorbées et qu'elle les a faites siennes. Un alexandrin tronqué, parfois, dont elle ne retrouve jamais la forme exacte, et ce n'est pas faute d'avoir essayé, à de multiples reprises, mais il demeure toujours bancal et elle ne l'aime que mieux. Comme s'il lui manquait un éclat infime. Ces extases minuscules (ici n'est pas le lieu pour en donner la liste) se sont accumulées au cours des ans, remontent à la surface de la conscience, quand bon leur semble, sans qu'il soit possible de prévoir leur apparition soudaine, et y disent ce qu'elles ont à dire. En général, elles sont presque hors contexte. 
 
Presque, seulement. En cherchant bien, on comprendrait les motifs de leur apparition. Certaines sciences s'en occupent. Simplement il n'est pas nécessaire, à ce point de l'histoire, pour profiter de l'orbe qu'elles ouvrent, de comprendre les liens, de les interroger. Il vaut mieux leur laisser leur mystère. Il y a, dans les interstices des mots, comme de possibles libertés. Entre eux, si on regarde attentivement, on découvrirait des espaces à peine visibles, pourtant immenses, et si on se glisse en eux, certes, cela demande une attention soutenue et jamais démentie, on peut craindre qu'ils se referment, mais soudain ces possibles s'ouvrent dans le monde même et il devient envisageable d'y prendre une respiration. Par la grâce du langage, comme un coin enfoncé dans la texture opaque des choses.

Vol sec… L'expression lui traverse l'esprit comme un déchirement quand elle glisse la clef dans la serrure et la tourne. Avant le claquement net qui lui indique que, encore une fois, le mécanisme a fonctionné. Il fonctionne presque toujours.

Les espaces quotidiens, même plongés dans l'obscurité, n'ont pas cette profondeur que le langage offre. La pénombre a beau recouvrir les surfaces, les engloutir, masquer les contours et les angles, les noyer, elle contourne les masses sombres des meubles. Clair-obscur, et les reflets des reflets, et les éclairages indirects, jeux d'ombres et de lumières, tout cela n'y suffira pas, si on n'est peintre.  C'est là une magie dont elle ignore tout. Il lui faut le secours du langage. Exercices minuscules, mais reconstruire le lien au monde ne sera possible que s'il est possible, aussi, d'y prendre une respiration.

dimanche 2 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XL


La ville en nocturne glisse sous ses yeux, mais n'accroche pas ses regards, passage rapide au ras des eaux, le taxi déroule les berges trop connues du fleuve, qui pourraient être à peu près n'importe où, mais se tient prêt à déborder ; pour l'heure encore, se contient, attend, on ne sait quoi, on ne sait quel signal auquel il pourrait sortir de son lit, et  tout laver. Se défaire du moi pour retrouver le monde, au lieu que ses regards glissent sur la ville. Le fleuve reflète dans des halos tremblés les lumières multiples, les multiplie dans ses eaux, les répète et les  engloutit en les déformant. La métamorphose de métal en fusion du flot sombre absorbe des parcelles éclatées de lumières. Diffraction. Exercices minuscules. Éclatement du moi dans des exercices minuscules (retrouver un lien pur au monde). Se défaire de soi.
 
Se défaire des ombres du moi laisse sur le monde une trace fugitive et précise.

Les marques des pas en hiver au bord de l'océan. L'image s'impose, claire, dans son esprit. Juste cela. Une rupture dans la perception. La légèreté des pas, ferme et fugace. Il est même inutile d'en faire un agencement savant. De dessiner des circonvolutions, de calculer des diamètres et des angles. Le passage à lui seul est un land art minimaliste, qui aurait eu le courage de se défaire de toute mise en scène, de tout superflu. Juste cela : les pas sur la plage déserte, en hiver. La marée montante les effacera bientôt et déjà des nuages d'écume se détachent des vagues, parcourt la plage. Le minuscule chemin qu'elle a pris pour avancer dans cet espace, bientôt, ne sera plus qu'un souvenir qui ensuite reviendra. Pour l'heure, il faut battre en retrait. Mais alors, un instant, le face à face avec le monde sonne juste. Et elle remonte ses propres pas dans la direction opposée, court presque, dans le sable, en riant de l'avancée des vagues qui menacent de l'éclabousser ! Exercice minuscule. Presque rien.

Le fleuve est là, dont la présence lui revient par le détour de cette image.


À présent, le taxi s'en éloigne. Elle préfère l'arrêter et terminer à pieds dans la nuit.  Le prix de la course échangé, la portière, de nouveau, claque d'un bruit sec. Les souvenirs sont des lambeaux de possibles qui tombent d'elle dans le vent du soir. Elle préfère les laisser glisser à terre, se défaire d'eux. Ils amortissent les chocs, émoussent la sensibilité au point qu'il ne reste de nous, au soir venu, que des strates poussiéreuses qu'aucune lumière artificielle ne parvient à traverser. Elle comprend dans ces conditions leur suicide par noyade dans les eaux boueuses, ne partage pas cette tentation, et remonte à pieds la rue déserte vers chez elle.



samedi 1 janvier 2011

Manuel anti-onirique, XXXIX


Les phrases qui claquent sont admirables. La plupart du temps, elles s'engluent dans le réel. Le constat en est aussi terrifiant que quotidien. Elles devraient, telles des oiseaux marins, traverser seules les immensités silencieuses, d'un seul trait. Elles devraient n'éprouver jamais le besoin de se poser sur quelque tertre boueux, à peine émergé. La glaise visqueuse laissée par la pluie alourdit la démarche, impose la gravité des corps. Et voilà que les phrases elles-mêmes, dont le déploiement devrait être le plus implacable, se laissent prendre dans une glu intense. Voilà que les jours poissent sur la pulpe des doigts comme la sève au printemps.

Elle referme la portière sur le froid de la nuit, coupante comme une obsidienne.

Et encore, si ce n'était que cela. Quelque chose pèse, qui empêche les mouvements. Courbe les lignes de sorte que les gestes peinent dans une courbure qui les contrarie. Tout cela inflige une tension extrême, qui ne se dit, cependant, contrariété logique, que dans la l'immobilité lourde des points d'arrêt. Le seul problème dont la résolution importe est d'initier le mouvement. De commencer à… Il lui incombe d'initier une série qui, une fois initiée, à sa manière, imprévisible sans doute, se déploiera dans les délinéaments du monde, y dessinera la fine esquisse d'une possibilité encore imprécise d'échos, lancera des vibrations inconnues, rencontrera des vagues et même si elles vont en sens contraire, les croisera, s'entremêlera à elles.

Les vagues aux pieds des rochers qu'elles ont déchiquetés avec obstination viennent et repartent, et celle qui repart, au moment où elle prend une direction contraire, du rivage vers le large, parvient à traverser la suivante, qui déjà arrive du large de toute la force de la houle, et parfois elles s'annulent, et parfois elles se dressent dans une gerbe d'écume. Il suffit de les observer. Les éclaboussures rejaillissent au loin dans un fracas superbe. Phrases qu'on dirait prises dans une nappe de naphte. La fuite dans la coque était insidieuse, presque rien, une simple fissure, mais à coup sûr, le pétrole épais et lourd se déversait sans merci sur elles.

Et voilà qu'à présent, lorsqu'elles tentent de se dire, l'articulation est devenue hésitante et pâteuse, si bien qu'elles ressemblent plus à des oiseaux souillés : leurs plumes se collent entre elles, alors qu'ils tentent de les déployer dans un dernier envol, immobile et pesant.