Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mardi 29 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (une fine couche de glace)


J'ai toujours l'impression de marcher sur une fine couche de glace. Cela n'a rien à voir avec des considérations météorologiques. Je marche. Et il me semble que l'équilibre est un miracle. Encore un pas. Et à chaque pas je m'attends à ce que la fine couche de glace sur laquelle je me suis aventurée se rompe d'un coup.  Ou plutôt, je m'étonne qu'elle ne rompe pas, je m'attends à ce qu'elle se brise et qu'elle vole en éclats. J'entends un bruit sec. Ce n'est pas à proprement parler que je l'entends : il y a quelque motif imaginaire dans mon cerveau qui entend ce bruit autant qu'il le produit. Mais comme je n'y crois pas, que je ne lui accorde aucune réalité, je ne parlerais pas pour autant d'hallucination. Il n'empêche. Je m'attends constamment à ce que la glace cède. La fissure s'est rouverte sous mon pas, et plus rien ne le retient dans la chute.

Alors recommence la longue scène déjà jouée de la noyade. Jusque dans les moindres détails. Elle se répète. Toujours la même. Au début le noyé se débat, puis il se fatigue et comme ses gestes sont désordonnés… ses gestes sont épouvantablement désordonnés, de sorte que sans cesse plus d'efforts lui deviennent nécessaires mais lui permettent de rester de moins en moins longtemps à la surface de l'eau, là où ses poumons attrapent un peu d'air mêlé d'eau (il gesticule trop pour se retenir à la fine frontière que l'on appelle surface et qu'il serait bien difficile de  saisir conceptuellement afin de s'y tenir pour respirer un peu : dans le monde physique, les surfaces se pénètrent les unes les autres, il est  vain de chercher la pureté mathématique de ce que la méréologie appelle une surface, tous ses efforts ne lui servent à rien,  pour des raisons qui se conçoivent aisément, et il se débat et se débattant il se noie sans que je sache très bien quel argument provoque sa fin). Je n'ajoute pas à cela les modifications qu'apporteraient à la scène une eau glacée, et la présence coupante des glaces brisées selon des angles aigus.

Était-ce alors parce que la route aérienne passait au dessus du Pôle ou bien parce qu'elle pouvait traverser, selon d'autres tracés, les plaines immensément enneigées de Sibérie ? Mais par la grâce de ce détour, sans doute par la grâce de ce détour, je n'eus plus la sensation que le sol, sous mes pas, allait se dérober. La surface du monde ne risquait plus, je ne sais pas pour quelle exacte raison, de se craqueler sous mon avancée et de la compromettre, de l'interrompre, et de m'obliger à rejouer, une nouvelle fois, la scène si souvent répétée de la noyade. Les souvenirs ne se perdaient pas. Le passé ne sombrait pas. Les espoirs ne défaillaient pas encore. Le monde était plein et impénétrable, et j'écartais du revers de la main la question défaillante de la surface pour m'avancer en lui.

Il n'y a donc plus aucune raison pour que je perde pied et me noie dans l'angoisse, pour que je m'enfonce dans les profondeurs sporadiques et violentes de l'angoisse, je ne sombre pas. Pour la première fois, je ne marche pas sur des craquelures.

Le rêve que je traverse est épais et dense comme une nuit de brouillard. J'ai traversé pour venir ici des mers inconnues dont j'ignore jusqu'au nom. Je me déplace dans un labyrinthe de noms, ils s'égrènent, et je n'en reconnais presque aucun. Il me faut faire un effort immense pour les retenir dans ma mémoire. Le rêve est lourd et opaque. Il ne se déchirera pas. Il est possible d'y revenir, je ne risque rien, il se dissipe un instant, mais il demeure toujours là, à portée de main, accessible.

vendredi 25 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (dégringolade)


En dépit des pas, et des passages et des passants, ici, dans ces rues, j'entends par là les rues pavées qui l'une ou l'autre ramènent aux abords de l'université, tout est silencieux. Je marche d'un pas que je ne me connaissais pas. Je ne savais pas de lui qu'il me porterait ainsi. Son rythme me surprend et parfois aussi, dans les couloirs du métro, je le sens qui m'emporte. De toutes manières, les indications ne me disent rien et il faut bien les laisser défiler selon des régularités que je ne saisis pas. Elles me trompent, m'abusent, et au fond je m'en amuse. Jamais il ne me traversera l'esprit que je pourrais vraiment me perdre, ne pas me retrouver, et peut-être errer sans fin dans les dédales de la ville, sans espoir aucun de sortir du labyrinthe. Qu'importe ? De dédales en dérapages, de détours en dégringolades, un autre monde possible ne me déplairait pas, même si la relation d'accessibilité, de l'un  à l'autre, n'était pas symétrique ! Il suffirait de déchirer, déchiqueter, réduire en miettes ce misérable billet d'avion et d'oublier tout le reste. Tournoiement d'un monde à un autre : nous voilà passés, restons-y !

Même l'oubli doit bien se trouver dans les spirales de la ville. Ainsi, elle paraît rectiligne, les avenues tracées d'un trait parfait, et pourtant les perspectives ne s'ouvrent pas. S'il y a de ce phénomène étrange une explication logico-mathématique qu'on puisse calculer, penser, alors ce doit être une aspiration tacite de la mégapole à une enroulement comparable, analysable, synthétisable évidemment, à condition que l'esprit le rapporte à des spirales complexes et protéiformes, qui s'étendent loin dans la nuit.

Ici nulle phrase que j'aie déjà prononcée, nulle réponse qui m'ait déjà été donnée. Il redevient possible de regarder la présence du monde, en dehors des strates de descriptions qui se seraient accumulées sur lui comme une poussière millénaire. Je sais bien qu'ici aussi il y en a. Mais je ne les connais pas. Alors en dehors d'elles, le regard glisse sur le monde dont il ignore les catégorisations rigides et sociales… Une silhouette extravagante et colorée monte dans le métro, je n'ai aucune idée de ce qu'il peut vouloir ainsi dire de lui, les autres passagers ne le regardent pas, et la scène est là, devant moi. Elle se déroule et s'enroule dans les questions entrecroisées. Il me suffit de les regarder. Lui, veste étoilée, cheveux roses, silhouette frêle. Il s'assied. La fatigue pèse sur lui. Il a un air de travailleur. Travaille-t-il ? Je les regarde, je le regarde, je les regarde ne pas le regarder, je le regarde s'assoupir. Les stations défilent. Je ne sais plus où je suis. À tout hasard je descends du métro, sors à l'air libre et continue à regarder, les collégiennes ont disparu du paysage urbain, il est trop tard, des quantités d'échoppes de musique, je ne sais pas du tout où je suis, dont les devantures clignotent, attirent le regard, j'entre, j'écoute tout, n'importe quoi, incapable de deviner ce que je vais entendre, le monde glisse sur moi, tout est fluide, la présence du monde s'offre dans son pur surgissement coloré, odorant, infini et moi je me glisse en elle et tout cela n'a absolument aucune importance.

jeudi 24 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (pourquoi)


Je sus pourquoi. Soudain, la réponse se leva dans mon esprit, sans même que la question lui fût encore parvenue. C'était absurde, assurément, mais sans qu'il soit possible de dire quelle pouvait bien être la question, la réponse en était devenue parfaitement évidente. Il y avait déjà bien longtemps que j'étais rentrée, j'étais allongée sur un lit, supposément je ne pensais à rien et fumais une cigarette dans l'air du soir. Et la réponse vint, alors que la question encore manquait de certitude et d'allant. Donc je reconstruirai dans un premier temps, précautionneusement, la question, puis, pour que les méandres ne soient pas trop fugacement féroces ni hérissés de pièges que nul ne déjouerait et dans lesquels tous iraient se perdre et s'abimer, et même si cela me laisserait dans un éclat de rire aussi coupant que du verre, je donnerai vaguement quelques esquisses de réponse, dans lesquelles je me moque bien de tout, du reste, et surtout de moi.

Impossible de comprendre, comment aurait-il été possible de ne pas errer en boucle, dans des cercles concentriques de plus en plus étroits, dans des volutes de plus en plus fines (pour rien au monde je n'en calculerais la courbe mathématique et ses équations me lasseraient encore plus que toutes les possibles variations sur les répétitions absurdes de ma vie), comment ne pas se laisser prendre dans les enroulements lascifs et trop serrés de ces invraisemblables plantes que j'ai déjà racontées en d'autres temps, en d'autres lieux ? 

Il était impossible de comprendre pourquoi, dès la première minute, j'aurais voulu rester là, immobile, ne plus jamais revenir, ne plus jamais bouger, j'en aurais pleuré, supplié, ne pas prendre le pas, ne pas se retourner, ne pas s'en retourner, était-ce donc impossible, était-ce donc trop demander ? Je ne comprenais pas… pour une fois que je demandais quelque chose, pour une fois que je ne mentais pas, que je ne déguisais rien ! Pour une fois que quelque chose de clair se levait en moi.

Un homme en costume clair, caricature fatiguée de dandy, comme on en croise tant, un peu partout, racontait dans la première page du premier journal que j'attrapais (dans la navette, j'en ai déjà parlé) qu'il était là depuis vingt-cinq ans, ou quelque chose comme ça, qu'il n'était jamais reparti de son premier séjour, que son premier séjour durait depuis vingt-cinq ans, que sa vie désormais était ici… bien sûr le journal était bilingue, sans quoi je n'aurais rien saisi de ce qui entourait sa photographie un peu pâle de cette sorte de dandy qu'on croise un peu partout, surtout dans les stations balnéaires, me semble-t-il, et qui promène avec nonchalance un labrador lui-même nonchalant sur une plage déserte.

Et à l'instant même je mourus de jalousie ! parce qu'ici il n'y avait rien de moi, aucun souvenir ne m'agrippait au détour d'une rue, ne retenait ma silhouette, ne m'arrachait mon ombre pour me demander de pleurer un passé enfui, aucun regret ne prenait le temps de s'en prendre à moi, je passais dans les rues immenses, je croisais les pas de tous ceux qui me regardaient à peine, et m'enfonçais dans le silence et l'oubli. Personne ne me connaissait, je n'avais personne à pleurer, personne à espérer, personne à attendre, aucune main à tendre, aucune main à caresser, je n'avais rien, j'avais la légèreté élégante de l'oubli. 

Il n'était pas nécessaire de s'enivrer, ou peut-être pourrait-on penser que l'ivresse profonde et indétectable que donne la fatigue immense, à elle seule, suffisait ?

Je fus donc cinq jours durant absolument ivre de solitude.

mardi 22 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (éloignement)


Au cœur des nuits sans sommeil, je tentais de comprendre la douceur nimbée de pluie de ce monde, de la respirer pour qu'elle entre en moi, et l'insomnie qui affûte les sens et les impressions donnait une acuité plus fine aux perceptions que j'avais d'elle ; elle se lovait dans l'étrangeté des odeurs, qui plus que tout me frappa, étrangeté de ces odeurs que jamais alors je n'avais senties, et qui traversa le manque de sommeil jusqu'à transpercer net. 

Il se glissait sur moi, en moi, des odeurs que je n'avais jamais encore perçues, ni dans le crépuscule apaisant, et même s'il dévale les courbes des collines dont la pente descend par paliers jusqu'à la Méditerranée en suivant des ondulations bleutées, ni dans les mélanges d'épices surprenants et forts du grand marché du Caire, que je ne rejoignais jamais que le soir venu, une fois la chaleur écrasante du jour passée. Cependant que je connaissais jusqu'au parfum intense de l'Océan, celui qui flotte sur les pierres parfaitement ajustées du phare de Cordouan, dont la grande chaussée intacte depuis quatre cents ans s'est laissé recouvrir par les mousses et les algues vertes et les coquillages, et  alors même que d'elle, il émane l'Océan aussi intensément qu'il soit possible de le respirer, je ne connaissais rien de plus étrangement enveloppant que ces effluves.

Elles seules arrêtèrent les mots et les élans et le ressac des phrases. Il n'y eut plus que la seule impression, pure, nette de toute parole, et qui arrête tout effort, toute emprise : elle résiste, un peu en-deça, la main se tend, l'esprit recherche en lui non sans une légère inquiétude, et les souvenirs échappent, sans vraiment s'être perdus, mais la distance qu'ils entretiennent avec toute tentative de les saisir dans un fin réseau bruissant ne se laisse jamais entièrement réduire.

Ce qui nimbait en elles était aussi de silence. 

Il faut se repenser enveloppé de silence, le monde est loin, assourdi, il ne me circonscrit même plus et s'arrête, d'un mouvement précis et brisé selon une coupure sèche, à la fenêtre hermétiquement close qui lisse de sa surface parfaite ce brouillard, alors que peut-être il monterait et caresserait de son souffle  toute surface en surplomb de la ville ; de très loin me parviennent quelques phrases, elles s'affichent sur l'écran de l'ordinateur qui me paraît vu d'ici comme une phosphorescence subtile, elles s'affichent d'elles-mêmes dans la nuit, mais je ne me relève pas pour les lire, et laisse faire ce clignotement triste. 

Je peux enfin m'allonger au creux de l'épaisseur de ce silence, m'y laisser protéger de toute la distance que ces milliers de kilomètres ont mis d'un trait entre moi et ce qui me poursuit partout où les mots enserrent tout élan et le réfléchissent dans un miroir lisse et froid. Il est parfaitement juste de s'y laisser absorber, d'y disparaître, de s'y laisser anéantir doucement. D'y trouver pour un peu le repos et la fin de l'angoisse et la fin de l'errance.

Mais pourquoi fallut-il revenir et reprendre l'angoisse et l'errance, les retrouver là, exactement, où je les avais laissées, c'est-à-dire précisément derrière cette porte close qu'il fallut bien rouvrir dans la nuit, et de retour à elles, de nouveau, tout perdre ?


dimanche 20 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (néant)

Transversale. La course fut traversée de chausse-trappe. La salle de l'aéroport aspira mes pas et mon souffle et l'avion emporta le reste de moi sans que je puisse reprendre haleine, et après cela, tout le reste se ponctua de blessures, les unes après les autres, je n'échappais à aucune. Cela n'avait aucune importance, j'étais seule à les voir. Les premières impressions furent, parmi les grappes de voyageurs agglutinés devant le comptoir, certains hésitants, d'autre impassibles, les uns de retour, d'autres en suspens avant un monde qu'ils ignoraient encore, plus pour longtemps, nous tous suspendus à la voix mécaniquement calme et mélodieuse qui nous dirait quoi faire, qui nous ferait entrer comme des gouttes d'un poison rare dans une fiole avant de la jeter par dessus mer, dans l'espace, les plaines immenses... et nous irions nous casser sur le sol lisse de l'aéroport.

Après, cela commença. Il n'y avait eu là qu'un avant-goût. Il y eut tout le reste, toute la fatigue harassante, toutes les incompréhensions, tous les dédales, toutes les ornières dans lesquelles le ciel ses reflétait mais où il ne descendrait jamais. Je tendrai la main et mes doigts ne se resserreraient que sur eux-mêmes. Néant. Je tendis autant qu'il m'était possible les forces de ma volonté. En vain.

Les vêtements se froissèrent. Appui du corps et de la pesanteur de l'attente. Les mouvements rendus impossibles. Les plis se marquèrent. Les visages se creusaient et les quelques espoirs d'espace furent écrasés par la masse impassible d'autres corps immobiles à la présence desquels il n'était pas possible de se soustraire.

Coupure du monde ancien par le silence et l'arrachement.

Je cherchais la légèreté et souvent ne trouvai que l'isolement le plus sec. Coupure des regards secs que nous échangions. Les orateurs se toisaient. S'infligeaient de savantes blessures d'amour propre, et les rires fusaient parfois, vite arrêtés par des regards courroucés. Les angles vifs des tours cassaient la perspective. Il n'y en eut pas sous la brume. Tout semblait suspendu dans le ballet complexe des courtisans. Mais le fiel se répandait suavement.

Ce fut un long péril. Les papiers s'imbibèrent d eau et se délitèrent sous les doigts. Tout était parvenu à son terme. Les objets entassés furent emportés à la va vite. Il fallait espérer les souvenirs et les enlisements dans la mémoire, le miroir se couvrait de buée. Je ne verrai plus rien. Soudain la main manucurée de l'hôtesse abaissa le volet. Et je ne vis plus rien du ciel tokyoïte.

Après quoi je basculerai dans le vide de l'oubli.

samedi 19 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (effacement)

Un jour, bien sûr, il faudra revenir. Il ne pourrait en aller autrement. L'idée du retour était explicitement inscrite dans celle du départ, mais comment aurait-il été possible de prévoir que ce serait un tel arrachement, un tel déchirement ? Comment aurais-je pu penser que les incisions du retour seraient aussi profondes ? Papiers en poches, liasses un peu froissées de ma mémoire n'empêchèrent pas les espaces de se clore peu à peu, les portes de claquer sous la pression violente de la main, enfin les clefs déposées sur la table furent reprises par d'autres mains que je ne serrerai jamais. Elles passeraient de mains en mains, glisseraient dans d'autres poches, d'autres les chercheraient, elles ouvriraient sur d'autres lieux où je n'entrerai jamais, et ainsi de suite jusqu'à ce que tout de moi se soit effacé de Tokyo.

Et voilà que l'exil recommençait d'un autre lieu que je connaissais à peine. J'avais du mal à le croire, mais la malédiction reprenait sa course et je comprenais que plus rien ne l'arrêterait. La malchance renaissait, le sort m'était contraire, je le sentais. Les élans brisés deviendraient des courses arrêtées, des métamorphoses inversées, et il serait impossible de feindre davantage. Le calme s'effriterait. C'est là ce qu'il devenait raisonnable de craindre. La fissure lente remonterait et le calme tomberait en pièces.

J'avais pourtant eu l'intuition qu'il aurait été possible de rester assise dans cette salle anonyme, dont les stores translucides masquaient tout ailleurs, rester à écouter sans faire de bruit, à regarder les visages défiler, impassiblement, et penser parfois abstraitement que je suis à Tokyo, en chercher la perspective dans les heures qui passaient, attendre que la suite advienne de ce nocturne tokyoïte où il me semblait essayer de sortir de ma nuit. Les orateurs défilent, pénétrés de leur importance. Un se lève, rajuste sa cravate, l'un tire sur son pull, l'autre reprend d'une voix fébrile, un autre encore, fiévreusement il cherche un fichier, le suivant se ronge dans l'attente, agrippe de sa main noueuse le bord de la table. Il va tomber. Il ne tombe pas. Mon attention s'éparpille.

C'est peut-être la raison de ce retour dégringolé, précipité. Il fallut faire tenir dans la valise minuscule tout, et le reste, et les preuves de mon passage ici même, et les papiers, et les reliques de ces jours. Il fallut plier serrer écraser broyer les objets pour les remettre dans ce monde-ci. Après quoi il a suffi de tout laisser choir, tous les objets pesaient et sont redescendus des soutes de l'avion, ouvert, comme éventré. Et je me suis retrouvée là, au même endroit, immobile, transpercée de ce retour. Je croyais mètre échappée et voilà que les choses reprenaient que tout reprenait et moi seule ne pouvais reprendre ni mon souffle ni mes esprits. Terrassée.

dimanche 13 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (ignorance)

J'ignore ce qu'il peut demeurer de moi à Tokyo.

Je me regarde dans le miroir de la mémoire. Je m'examine d'un œil attentif, sans grande tendresse. Moi sous l'aspect de Tokyo, moi en tant que depuis quelques temps déjà, je me raconte Tokyo, moi sous l'aspect Tokyoïte. Comprenne qui pourra…

Je me raconte ces quelques jours, faits d'heures quant à elles innombrables, dont j'ignore comment elles ont pu toutes s'y glisser, comme on se raconte des histoires pour s'endormir, pour s'extraire de ce monde et de sa pesanteur, et au fond, pour apaiser toute angoisse. J'ai accédé une unique fois à un autre monde possible, où tous les bruissements, toutes les odeurs, tous les sortilèges étaient différents de ceux que nous connaissons si bien ici, et qui se sont usés, et je le raconte, encore et encore, j'écoute ma voix me raconter cette histoire, traquer les moindres traces d'elle en moi, je ne m'en lasse pas, pas encore, encore une fois je me la raconte et je débusque les images et les impressions d'elle, aussi fugitives soient-elles, même s'il faut pour cela descendre dans les profondeurs de l'oubli. Je ne les laisserai pas sombrer. Je retirerai tous les éclats perdus et les ferai remonter à la surface des phrases.

Je sais qu'un jour il faudra mettre un terme à ces histoires de pluie, de billes d'acier et d'insomnie, mais pour le moment je n'en ai pas envie. De ces quelques jours, je creuse toutes les petites anfractuosités dans mes souvenirs, pour arracher avec les ongles, peu à peu, tous les quartz vibrants d'une minuscule électricité que je pourrai déposer dans mes phrases.

J'ignore ce qu'il peut demeurer de moi là-bas, mon ombre a caressé des murs, mais ils ne s'en souviennent pas. Ma main a froissé des billets de banque qui depuis sont passés dans d'autres mains, et encore d'autres, et je ne pense pas qu'il soit désormais possible de retrouver sur eux ne serait-ce qu'un fragment de mes empreintes digitales. Mon corps s'est reposé sur un lit tiède, ma tête s'est enfoncée dans un oreiller caressant, mais je préfère ne pas imaginer tous les corps qui ont occupé ce lieu, toutes les nuques qui se sont posées là, tous les visages dont les masques se superposent au mien dans la nuit tokyoïte. Les miroirs que j'ai consultés sont encore plus lisses et plus déconcertants… qu'est devenu le reflet de moi qui glissait ou s'arrêtait sur eux puis glissait de nouveau et reprenait sa marche ?

Il n'est guère pensable qu'il soit revenu à Paris.

Je comprends maintenant pourquoi, au moment du départ, j'ai sciemment oublié (comprenne qui pourra) un objet sur la table de ma chambre d'hôtel, celle-là même où tant d'objets depuis ont été déposés, puis repris.

Que ce moi ne soit pas tout à fait détruit…

… sinon j'aurais vraiment fini de revenir.

jeudi 10 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (éparpillement)

Une phrase a traversé le vide de mon esprit.

J'étais dans le bus, je m'en souviens très bien, je regardais défiler les premiers immeubles, nous passions le port, la navette était presque vide et tous semblaient connaître ces abords, personne ne regardait le monde qui défilait, je venais d'entrevoir la mer, c'était bien trop long, le ciel gris déversait une pluie fine et tiède, et cette tiédeur engourdissait mes pensées. Les chaos de la route étaient ce que j'avais senti de plus doux depuis quelques jours, même si cette douceur était absurde. En l'espace de quelques jours, mais déjà je ne savais plus exactement combien de jours avaient pu s'intercaler dans cet espace de temps, j'avais pris un premier train, fait quelques heures cours au sixième étage d'un lieu sans grâce, dans la poussière de craie et les graffiti sur les tables, repris un autre train, qui avait caressé le bleu de la mer et serpenté de tout son long, enchaîné sur une conférence sans même accuser le choc de la nuit qui tombait, couru dans un premier aéroport après deux nuits dans des lits différents, tous également inconnus, un peu trop froids, et j'avoue en outre qu'avant de partir j'avais récupéré des clefs, changé de l'argent, déterminé des tenues en fonction d'un climat inconnu, expédié des possibles, démultiplié des possibles, tenu toutes les cartes en main, retenu des adresses et des noms, et des modifications à insérer, et je venais en outre de défier deux grèves, des retards d'avions, des couloirs invraisemblables et immenses, un hall démesuré, j'avais traversé tout un aéroport, tendue par la seule force de ma volonté pour défier les lois des retards et des horaires, passer la barrière absurde la douane, pour coûte que coûte venir ici … emballement des tâches, des attentes, des tensions, des gestes, des enchaînements de pas, de déplacements selon les lignes géométriques que tracent les trains sur le sol, les avions dans le ciel …

et j'étais arrivée à destination, ma volonté pouvait un instant détendre tous ses efforts, mettre un terme à cette tension, et voilà que cette phrase absurde me venait à l'esprit. Elle traversait le silence de cette matinée. Je n'y accordais pas entièrement foi, je ne pouvais pas lui prêter entièrement attention. Il y avait à cela quelque chose de dérisoire. La nuit sans sommeil, et le vol immense au-dessus des espaces vides pouvaient peut-être suffire à expliquer sa formation dans les strates de mon esprit, elle avait dû s'échapper par erreur, elle aurait dû ne rester qu'un rêve. À la sortie de l'aéroport, elle avait failli advenir à ma conscience, mais j'avais été plus précise, plus réactive, et j'avais réussi à l'écarter d'un revers de la conscience … je venais de perdre la partie et l'entendit très clairement …

… j'aimerais tant ne jamais repartir …

mercredi 9 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (éparpillée)

Sous l'effet de l'insomnie, ce ne peut être que sous l'effet de l'insomnie, dont certains traits sont devenus parfaitement identifiables, et ne laissent pas trop de doute sur la cause qui les a entraînés à sa suite, c'est sous son effet, il n'y a pas à en douter, que le monde a commencé, à un moment que je n'ai pas repéré avec assez de précision, à présent je m'en rends compte, ce dut être quelque chose comme un glissement assez furtif, assez silencieux, pour n'être pas saisi sur le vif, dans son surgissement … alors le monde a commencé à se décomposer, lentement, par petites saccades insensées, des crispations étranges et des dégringolades.

Il était possible, certes, au premier abord, de n'y pas prêter trop attention, de laisser glisser le regard de côté. Un pas de travers, un léger déplacement latéral… et tout redevenait possible. Il était même possible d'éviter de trébucher, de se retenir et de ne pas tomber, de ne pas glisser, de ne pas renoncer à la verticalité d'un coup sec. Et la tête n'alla pas heurter le sol. Ce ne fut qu'un délitement, rien de plus qu'un délitement, rien de plus grave qu'un délitement. De petites fissures se firent dans la perception, quelques dysfonctionnements qui rendaient le monde incompréhensible et dissonant, impressions fugaces et discordantes… dont les différents éléments ne se recomposaient pas. De la mosaïque sensorielle, des odeurs, des couleurs, des sons, l'unité ne se recomposait pas.

Bien sûr, l'attention se portait avec une sûreté immédiate d'un trait de pinceau parfaitement calligraphié, sur les mouvements verticaux, descendants, de ces petites plaques de réalité qui se détachaient de la façade, rebondissaient contre elle, et atterrissaient aux pieds des passants, elles s'y écrasaient, rebondissaient dans des myriades d'éclats, s'éparpillaient sur le trottoir mouillé par la pluie et les pas des passants faisaient le reste, les emportaient, les dispersaient, les entraînaient dans toute la ville, descendaient les boulevards, disparaissaient dans les ruelles et les jardins.

La pluie sur les vitres … éclaboussures faibles des flaques … elle ne rejaillit même pas … les façades des immeubles y ont un reflet tremblant … petite dislocation … elle glisse le long des vitres, il s'y dessine quelques pleins … des flocons de givre se sont formés sur la fenêtre de l'avion et mes yeux les fixaient sur le bleu inatteignable du ciel … elles s'éteignent et se rallument… les gouttes constellent l'étoffe noire et profonde, l'étoilent… elles glissent contre la nuque… une femme baisse la tête et son corps se courbe quand elle monte lentement dans le taxi… elle est vêtue d'un kimono coloré et chatoyant… et ainsi tous les scintillements palissent.

samedi 5 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (hic et nunc)

L'heure a fini par venir, qui dissout l'ici et le maintenant.

Le couloir grège s'étire, immense et vide, segment rectiligne d'un espace dont les portes s'alignent sur les côtés, toutes fermées, toutes identiques. Quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit, je ne l'ai jamais vu que vide, exception faite du matin, quand les femmes de ménage le remontent méthodiquement, et nettoient une à une des chambres dont je n'ai jamais croisé les occupants ; il semblerait qu'ils soient déjà repartis, mais d'eux, je ne saurai jamais s'ils sont arrivés à un moment t du temps qui aurait dû, selon toute logique, précéder le moment t' de leur départ dans la constitution de leur série temporelle. Il semblerait qu'ils soient repartis sans même être arrivés, et les femmes en t'' défont les lits, enlèvent les draps et les serviettes, jettent les menus objets de toilette dont je n'imagine pas un instant qu'ils aient été utilisés pour les remplacer par d'autres, identiques, qu'elles posent au même endroit.

La seule variation possible trouve refuge dans la répétition du numéro qui, en lettres dorées, se modifie par moitié. Tandis que la première moitié demeure, imperturbablement identique à elle-même, sur toutes les portes, et répète au voyageur le numéro de l'étage, la seconde moitié lui répond ce que l'on pourrait convenir d'appeler le numéro de la chambre, dans ce dix-septième étage qui se trouve aussi être le dernier, au sommet de la tour, vue sur les autres tours qui elles-mêmes, en retour, nous voient. Je les remonte un à un, appelle l'ascenseur et retourne dans le hall, traversée silencieuse, pour échapper à ce monde étiré dans le bar de l'hôtel.

Ici la vie se condense, dans les espaces faussement intimes que font les tables sombres et les fauteuils de cuir. À côté de moi, un couple se déchire en Allemand, je comprends sans comprendre, elle pleure, il s'ennuie … le serveur passe, ne me regarde pas, décide de revenir plus tard. Cela pourrait confirmer l'hypothèse selon laquelle le temps a subi quelque dissolution autant que durera la nuit. Je ne penche pas encore pour une abolition pure et simple. Disons pour le moment un étirement dans l'insomnie. Il s'ennuie toujours, elle pleure moins. On ne peut pas appeler cela une réconciliation. Un autre serveur passe, me demande ce que je veux, qu'il apportera dans un temps indéfini. Peu m'importe. Ils s'ennuient, à présent, tous les deux. Leurs sentiments sont revenus à un point d'équilibre qui me permet de m'en désintéresser. L'empathie cesse tout à fait quand ma boisson arrive.

Selon ces coordonnées du temps et de l'espace presque indécidables, je me sais seulement très loin de tout.

mercredi 2 juin 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 20 (oblique égocentrique)

Il n'y a plus d'heure dans cette nuit, toutes les incisions brèves du temps sont abolies par l'extension démesurée d'un nocturne pluvieux, extension telle qu'en dépit de l'heure tardive, je ne sais plus du tout quelle heure il peut bien être, la foule continue de monter comme une vague transparente sous les déferlements des lumières hystériques auxquelles elle semble devenue indifférente. Elle s'abrite sous de grands parapluies transparents qui pourraient n'être presque rien et qui renvoient les reflets des lumières mais rien ne dit s'ils l'abritent plus de la pluie ou des retombées des lumières qui roulent sur elle. Le vent se lève… un souffle la soulève…

Elle s'avance comme une marée calme et, cela me surprend, elle ne marque aucun signe quand il lui faut s'immobiliser pour laisser passer les flots des voitures, aucun ressac, aucune agitation.

À chaque carrefour, elle s'arrête un moment, indifférente à la pluie, les forces se stabilisent, s'immobilisent, jusqu'au point parfait de l'attente, puis lentement, d'un commun accord, qui, tout le temps que durera mon attente, restera parfaitement tacite, jusqu'à ce que la vague ainsi formée reprenne son avancée. Parfois, une silhouette se détache, prend une rue transversale, part en oblique … et disparaît dans un nocturne tokyoïte dont pour ma part je ne connais rien.

Je me contente un moment de ne pas bouger, de rester derrière une vitre, pour regarder l'alternance se faire — immobilisation, immobilité, et de nouveau mouvement puis mouvement arrêté, suspendu dans l'attente, un bref instant, et les choses qui reprennent leur cours, et les individualités qui se détachent sur la toile de fond du monde et prennent la tangente.

Les silhouettes se détachent de la masse transparente. Elles redeviennent alors finement fragiles, un trait de plume dans la nuit, une petite griffure temporelle et spatiale, rien de plus, une oscillation dans le monde. Souvent elles tiennent à la main en sac en plastique que la pluie constelle.

Une question m'enserre la gorge. Je ne sais pas pourquoi, elle apparaît sur le fond des pensées, elle gonfle,se hisse tout en haut, au bord de mes lèvres, et il faut lui accorder sa place dans ce nocturne égocentrique, il n'est plus possible de faire autrement, il n'est pas possible de la repousser, elle ne se laisse pas réduire à néant cette fois.

Nocturne égocentrique. Quelqu'un, dans cette ville, se souviendra-t-il de moi ? Sans quoi, il se pourrait que je sois passée là comme un rêve, comme un fantôme… le plus probable est que personne ne se souvienne de moi. Et qu'en ombre je sois venue. Cela n'a pas plus d'importance que si je n'étais pas venue. Il se pourrait au fond que je ne sois pas venue.