Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 17 février 2010

Vanités…, XIV en fondu-enchaîné



Je me souviens d'autres images. Elles me viennent par vagues. Les enfants courent dans le champ parsemé de coquelicots. J'entends à bonne distance leurs cris aigus. D'enfants, il y en a toute une grappe. Ils courent sur le flanc de la colline., s'envolent comme une nuée Leurs chemins zigzaguent, divaguent. Leurs rires fusent. Il me semble que la plus petite est tombée, dans les herbes sèches de la fin de l'été. Elle se relève. Chacun d'eux est une petite tâche de couleur.

Je ne veux parler de rien d'autre.

Ils traversèrent autrefois de semblable manière le tableau. Ils tracèrent sur le jaune ensoleillé de petites zébrures colorées. Ils couraient, de la même course, dans un autre siècle, et le regard du peintre sans doute s'est souvenu, quand il les a saisis, de ses courses et de l'enfant qu'il fut…

… et comme la marche est un déséquilibre tenu au dessus de l'abîme, debout, il marche et va tomber et se reprend, il avance l'autre jambe, et pourrait tomber mais ne tombe pas, pas encore, pas cette fois. Vertige maîtrisé de celui qui s'avance dans le monde. Le déséquilibre est constant et constamment corrigé. Et sous la grâce infinie de la sanguine, l'enfant s'avance jusqu'au point de déséquilibre, jusqu'à lui, ce point que nous savons éviter, et s'abandonne dans les mains tendues…

… avec une infinie douceur, et une grâce infinie, de celle que nous imaginons être sa mère.

Les souvenirs infusent diffusent et ma mémoire n'est plus très sûre. De ces souvenirs qui me hantent, lesquels sont miens ? Il y en a d'autres, ils passent à l'horizon, s'amoncellent, se dissipent, se condensent — mais je ne maîtrise pas cette chimie-là. Et parfois ils se superposent si exactement, que je ne saurais dire de qui ils me viennent.

Comme cet enfant que le déguisement avait submergé, et qui se débattait devant le miroir de la grande armoire, sans se reconnaître, altéré par la peur :

qui est-ce ?

vendredi 5 février 2010

Vanités…, XIII (cette vanité porte malheur)



(En hommage à Arthur Rimbaud)

Par pitié ! N'y voyez rien d'anecdotique ! L'anecdotique n'est-il pas ce qui nous dévore, nous ronge de l'intérieur, nous happe dans l'obsolescence et le caduc ? Il nous entraînera dans sa chute.

Elle serait bien tentée de ne pas le voir. Lui viennent toujours les mêmes fascinations silencieuses pour l'infime. Elle est capable, comme dans un autrefois lointain, de s'absorber toute entière dans une joie immense et tacite. La plupart du temps pour ce qui vous paraîtrait l'insignifiance même — et nous ne pourrions pas nous comprendre. Je ne vous en dirai donc rien.

Pourquoi diable cherchez-vous (à tout prix) l'anecdotique ? Ne sentez-vous pas la vigueur de son emprise ? Il vous enserre, et vous ne cherchez pas même à vous débattre contre lui. C'est à n'y rien comprendre. Vous vous délectez de ces détails qu'on vous sert (non sans servilité), qui alimentent un silence que vous masquez sous les oripeaux d'une conversation, au dessus de deux tasses de café, dans un endroit bruyant et hostile. Du moins est-ce ainsi que vous appelez cette conjuration addictive du grand silence qui nous habite. Vous payez deux euros et des poussières pour secouer de vous cette chape insupportable.

"- Elle a vieilli. - Elle a grossi. -Elle s'est ridée. Je ne l'aurais pas reconnue. - Elle n'avait rien vraiment rien à dire, si tu avais été là… - Elle a maigri, ça ne lui va pas". Et je préfère ne pas entendre vos rires.

Qu'importe ? Elle rêve encore d'un crépuscule, d'un enfant, d'une flaque d'eau, de ces jeux dont il lui parlait, autrefois (ils ne se sont pas connus), d'un bateau minuscule construit d'une coque de noix ; la main de sa mère l'avait aidée, le lui avait tendu, après une attente qui lui avait paru interminable. À un siècle de distance, tous deux l'ont lâché sur l'eau boueuse de la même flaque. Puis il rêva et elle aussi rêva, apprenant par cœur son rêve, se le redisant sans relâche au plus profond de la nuit.

Il y a quelque chose d'intact. Même si un jour ses os se brisent.

Le fauteuil, Vase communicant, avec Christine Jeanney


Le fauteuil est placé dos à la cuisine, un rectangle marron et orange, visible lorsqu’on s’essuie les mains sur le torchon en posant des questions comme Qu’est-ce que tu dis ? Avec le bruit de l’eau je n’ai pas entendu.

En prenant le couloir qui mène aux chambres, on peut voir le profil du fauteuil avachi, le coussin vers l’avant tassé, on pourrait dire qu’il tire la langue au guéridon, si l’on voulait être léger.

Sur son accoudoir est posé un carré de toile avec une poche remplie de revues, journaux, programmes télé, en plus d’un stylo bleu qui en rature le fond par accident. Si l’on approche le nez tout près des traits sur le tissu, on reconnaît un porte-avion dessiné là, ou un outil de menuisier, ou une statue de l’île de Pâques qui serait couchée sur le dos – mais il faut être très petit et aussi assis de travers, les pieds coincés dans le replis, remuer les orteils, et soulever l’épaule à chaque page que l’on tourne de l’Oreille cassée, le papier frotte sur le ventre, c’est fou les souvenirs qui viennent et on ne s’y attend pas.

Le fauteuil est devant la fenêtre. Derrière la vitre, des géraniums secs dépassent, mais pas le caillou que l’on a rapporté de vacances, va savoir lesquelles. Il faudrait s’y intéresser d’ailleurs, se demander où on l’a ramassé ce caillou, dans quelle carrière de Bretagne, quelle terre rocailleuse du sud, quel chemin le long de quel canal aux troncs de peupliers réguliers comme les barreaux d’une échelle géante posée par terre, ou c’était en Ardèche ? On ne sait plus. On se demande bien pourquoi sa provenance est importante, pourquoi on s’y arrête, un problème à résoudre, vraiment, un questionnement. Comme on renonce, on retourne au fauteuil, sûr qu’il vient de nulle part puisqu’il a toujours été là.

Un tapis est coincé sous ses deux pieds avant. On l’a bougé parfois, des marques rondes et plates le prouvent, elles encadrent une fleur de lys. Des fleurs de lys, il y en a tout le tour, des grandes et des petites, et des losanges, et des courbes en forme d’accolades. On se souvient : losanges pour les têtes, fleurs de lys pour les yeux, accolades- moustaches sous les nez inventés. Comme des visages en lignes à allumer selon le sens du poil, chercher le borgne ou le grognon, le souriant ou le gros bêta. Et celui de gauche, à l’angle, qui garde son air sévère, on est rassuré de le voir à sa place, certaines choses ne changent pas.

Plus tard on ferme la porte d’entrée avec deux tours de clé en pensant au tapis de visages. Aux vrais visages aussi. Et aux mains. Et à l’odeur connue, le mélange de mouillé, bois, froid, cire que l’on vient d’enfermer.

On s’approche d’une plante au milieu de l’allée, on dirait une orchidée verte, tombée d’un vase, mais non, pas d’élégance échouée, rien qu’une mauvaise herbe, c’est n’est plus entretenu ici, comme il faudrait.

Avant de partir tout à fait, on se tient à l’un des barreaux de la grille. Le fauteuil est à l’intérieur, personne n’essuie ses mains sur le torchon.

Ensuite sur le trottoir, on a la gorge épaisse. On croise un passant, enfin une connaissance qui dit condoléances et puis qui compatit. On répond toutes ces phrases faciles connues d’avance, les choses qu’on dit dans ces cas-là, et puis on parle des meubles qu’il faut déménager, et ça en fait des choses, même le fauteuil marron et orange, on en parle, et aussi du caillou. L’autre écoute, s’il ne comprend pas tout. On se sépare, les mains serrées, courage, il dit. Ça on en a, on triture le stylo dans sa poche en s’en allant.


mercredi 3 février 2010

Vanités…, XII



Est-ce à la matière que nous nous confierons ? Suivrons-nous les lignes droites, les courbes, les matières du monde sur lesquelles nous nous avançons ? Avancerons-nous sur le bois ligneux du parquet ? Sur la terre du chemin, poussiéreuse ou boueuse ? Sur les déchets noirs de pétrole qui tracent une ligne jusqu'à l'horizon ? Passages incessants, lumières clignotantes, les vrombissements au milieu des coups de frein… et les poussières.

À y regarder de plus près, nous verrions la trahison qui nous entoure parcourir le monde, s'infiltrer en lui, le pénétrer intimement. Elle ronge les cordes des bâteaux, les attaches, les encoignures, corrode les balustrades, attaque sans vergogne la pierre la plus dure, et parfois le marbre s'effondre dans un fracas assourdissant.

Érosion de par la force lente du temps, et son emprise obstinée. Le temple symétrique s'effondre en plein soleil, brise dans sa chute les arcs, les fûts hiératiques des colonnes ; les statues éclatent, s'éparpillent sous le choc. Plus tard, bien plus tard, un peintre viendra rêver ces ruines. Mais pour le moment, un monde s'écroule.

Y a-t-il ici un objet qui nous rendra nos certitudes ? Apaisera nos angoisses ? La ligne imaginaire qui dessine une frontière à travers le désert ne saurait nous tromper. Elle est née de la folie de généraux dont les cerveaux malades se représentaient des lieux géométriques. Et les tribus nomades les traversent, indifférentes, dans un sens et dans l'autre, les retraversent selon des cheminements connus d'elles seules.

Même la surface plane de la table de verre nous est un leurre. Si nous savions, nous n'y poserions plus rien. Plus jamais. Des précipices la parcourent. Les aspérités la hérissent. Votre main la croit lisse — mais aucune matière ne l'est. Nous habitons un monde friable. Il se délite. Part en morceaux (comme les éclats de la mémoire malade). Et tout finira en poussière.

lundi 1 février 2010

Vanités…, XI


De loin la silhouette noire paraît estompée. Je sais bien que la distance modifie les simulacres que les objets nous envoient ; dans le mouvement qu'ils font pour nous atteindre, ils se déforment dans l'air avant de venir frapper le noir orifice de nos pupilles. La dispersion des atomes ne saurait suffire à tout expliquer, même si la théorie antique me vient à l'esprit. Les traits qui devraient la dessiner sous nos yeux ne précisent pas ses contours. L'éloignement à lui seul ne peut pas tout.

De l'air glacé et transparent, elle s'est protégée en s'entourant, s'enveloppant dans un manteau immense dont les pans battent au rythme de ses pas. L'ourlet est lourd, que le vent glacial parvient à soulever à chacun de ses pas. Son balancement marque les pas, rythme la marche. L'écharpe enroulée autour de son cou traîne presque jusqu'au sol, à la hauteur de ses chevilles, et s'entremêle à ses mouvements.

Elle devrait être quelques traits d'encre de chine sur l'arrière-fond du monde. Un idéogramme tracé d'un geste sûr.

Marche vive et rapide. De là où je suis, je la vois arriver. La perspective est parfaite. Elle esquive les passants, évite un promeneur, négocie entre la mère et l'enfant capricieux la courbe convexe qui la sortira de ce mauvais pas, dévie avant l'impact avec le cycliste, et malgré tout, soudain un peu voûtée, marque une hésitation avant de traverser l'avenue pour venir à ma rencontre.

À ce moment, je remarque la couture effilochée. La dégradation s'insinue dans les tissus, arrache quelques fibres à la doublure du manteau, je suis sûre, en la voyant ainsi, que ses poches sont trouées, qu'elle ne peut jamais rien y mettre. Sur l'épaule, le poids du sac a usé le manteau, jusqu'à la trame. Et quand je lève les yeux sur elle, je sais qu'il faudrait les refermer, pour ne pas remarquer les rides qui se creusent dans son visage, les paupières un peu plus lourdes,l'ovale qui se perd. Il faudrait pouvoir ne rien voir, revenir à cet autrefois.

Quand elle me tend une main nue et glacée, il me semble saisir une statue.