Le fauteuil est placé dos à la cuisine, un rectangle marron et orange, visible lorsqu’on s’essuie les mains sur le torchon en posant des questions comme Qu’est-ce que tu dis ? Avec le bruit de l’eau je n’ai pas entendu.
En prenant le couloir qui mène aux chambres, on peut voir le profil du fauteuil avachi, le coussin vers l’avant tassé, on pourrait dire qu’il tire la langue au guéridon, si l’on voulait être léger.
Sur son accoudoir est posé un carré de toile avec une poche remplie de revues, journaux, programmes télé, en plus d’un stylo bleu qui en rature le fond par accident. Si l’on approche le nez tout près des traits sur le tissu, on reconnaît un porte-avion dessiné là, ou un outil de menuisier, ou une statue de l’île de Pâques qui serait couchée sur le dos – mais il faut être très petit et aussi assis de travers, les pieds coincés dans le replis, remuer les orteils, et soulever l’épaule à chaque page que l’on tourne de l’Oreille cassée, le papier frotte sur le ventre, c’est fou les souvenirs qui viennent et on ne s’y attend pas.
Le fauteuil est devant la fenêtre. Derrière la vitre, des géraniums secs dépassent, mais pas le caillou que l’on a rapporté de vacances, va savoir lesquelles. Il faudrait s’y intéresser d’ailleurs, se demander où on l’a ramassé ce caillou, dans quelle carrière de Bretagne, quelle terre rocailleuse du sud, quel chemin le long de quel canal aux troncs de peupliers réguliers comme les barreaux d’une échelle géante posée par terre, ou c’était en Ardèche ? On ne sait plus. On se demande bien pourquoi sa provenance est importante, pourquoi on s’y arrête, un problème à résoudre, vraiment, un questionnement. Comme on renonce, on retourne au fauteuil, sûr qu’il vient de nulle part puisqu’il a toujours été là.
Un tapis est coincé sous ses deux pieds avant. On l’a bougé parfois, des marques rondes et plates le prouvent, elles encadrent une fleur de lys. Des fleurs de lys, il y en a tout le tour, des grandes et des petites, et des losanges, et des courbes en forme d’accolades. On se souvient : losanges pour les têtes, fleurs de lys pour les yeux, accolades- moustaches sous les nez inventés. Comme des visages en lignes à allumer selon le sens du poil, chercher le borgne ou le grognon, le souriant ou le gros bêta. Et celui de gauche, à l’angle, qui garde son air sévère, on est rassuré de le voir à sa place, certaines choses ne changent pas.
Plus tard on ferme la porte d’entrée avec deux tours de clé en pensant au tapis de visages. Aux vrais visages aussi. Et aux mains. Et à l’odeur connue, le mélange de mouillé, bois, froid, cire que l’on vient d’enfermer.
On s’approche d’une plante au milieu de l’allée, on dirait une orchidée verte, tombée d’un vase, mais non, pas d’élégance échouée, rien qu’une mauvaise herbe, c’est n’est plus entretenu ici, comme il faudrait.
Avant de partir tout à fait, on se tient à l’un des barreaux de la grille. Le fauteuil est à l’intérieur, personne n’essuie ses mains sur le torchon.
Ensuite sur le trottoir, on a la gorge épaisse. On croise un passant, enfin une connaissance qui dit condoléances et puis qui compatit. On répond toutes ces phrases faciles connues d’avance, les choses qu’on dit dans ces cas-là, et puis on parle des meubles qu’il faut déménager, et ça en fait des choses, même le fauteuil marron et orange, on en parle, et aussi du caillou. L’autre écoute, s’il ne comprend pas tout. On se sépare, les mains serrées, courage, il dit. Ça on en a, on triture le stylo dans sa poche en s’en allant.