Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

lundi 29 novembre 2010

Manuel anti-onirique, IV



Vibration de l'air. La voix, profitant d'un silence. 

Rien qu'une mince ouverture dans la course du temps. Elle porte à peine. Chuchotement. Suffisamment loin cependant, de celui qui parle, en direction du visage attentif de celle qui la reçoit. Un souffle. Ils sont près l'un de l'autre. Aussi près qu'il est possible de l'être. Leurs lèvres viennent de se détacher et déjà, pour traverser l'espace qui les sépare, la voix vibre, un souffle passe entre ses lèvres à lui, et traverse la distance entre eux, qui, de nouveau, est infinie. Son visage. Qu'elle effleure. Son visage est à une distance infime mais cela ne change rien. Il faut, pour que la voix l'atteigne, qu'elle passe par une infinité de points qui à eux tous, ne parviennent pas à  composer la continuité de l'espace. 

De sorte que la voix reste ainsi, suspendue, dans la solitude.  

La physique étudie les nœuds et les cordes des vibrations. Diderot médite sur l'ordre de la nature, et invente en son sein l'immortalité de la matière, dans des cycles complexes de composition et de recomposition. Comme si la matière pouvait être le dépositaire de nos espoirs. Pour seulement se parler, ils doivent à leur tour résoudre pitoyablement des mystères infinis et des équations d'une telle complexité qu'ils pourraient tout aussi bien abandonner d'emblée. Reconnaître sa défaite paraîtrait une position plus rationnelle. Reconnaître et accepter sa défaite. Sa voix à lui jamais n'atteindra son visage et en dehors du miracle de leurs lèvres embrassées, ils sont l'un et l'autre au fond de leur solitude.

On dirait deux herbes folles.

Dans l'air, ils se redressent. Ils ploient. Puis se redressent. Ils ployaient tant que la courbure de leurs vertèbres signait l'évidence de leur défaite. Soudain, sans qu'il soit possible de dire quel battement des veines dans leurs tempes a provoqué ce frêle mouvement, tels deux herbes folles, ils se sont redressés sous le vent. Une brusque bourrasque. Quelque chose comme un coup de vent sur les dunes. Et les herbes folles, avec une vigueur intacte, se sont redressées. Elles laissent sur le sable le cercle concentrique de leurs hésitations souples. Puis se redressent. Intactes. Pendant que l'écume de la mer vole au loin.

dimanche 28 novembre 2010

Manuel anti-onirique, III


Déchirer les brumes du rêve… À cela, sans doute, le précepte retrouvé est bon.

Des silhouettes passent autour de ce trou noir qu'est devenu le moi. Convocation d'elles. Elles toutes. Il est presque impossible de percer dans la pénombre le secret muet de leur visage. L'air vibre, autour de ce trou noir qu'est devenu le moi et dans lequel elles pourraient bien s'abîmer. Quelque chose se forme, quelque chose comme une ronde dont le caractère enfantin se serait perdu. Les sons dissonants se métamorphosent en dissonances assourdissantes. Si ce n'est une ronde, alors cependant, c'est bien une danse. Macabre.

Invocation des voix. Elles parviennent en ordre dispersé dans la mémoire. Pour commencer, les voix. Ce sera plus facile. Division de la difficulté. Or elles sont la première vibration rencontrée de l'être, et  voilà qu'elles reviennent en mémoire, en ordre dispersé. Dans l'air glacé de l'hiver, même, alors que tout est figé par le froid et qu'aucune esquisse de mouvement ne paraît désormais possible, les voix prennent un relief extraordinaire. Ne serait-ce qu'une esquisse, un frôlement intenté, et il semblerait que l'air lui-même pourrait se fendre. Impact. J'en ai déjà parlé. La présence se perçoit d'abord par la voix, vibration de l'être, quelque chose comme sa musique propre, dans la nudité de la parole.

L'hiver s'est figé. Il semblerait que l'air lui-même devrait se fendre si une voix, dans le silence, s'élevait. De sorte que ce qui suit ne reçoit aucune explication. Dans le froid glacial de la chapelle, entre chaque mouvement, le violoniste ré-accorde son violon baroque que l'absence de tout vernis rend plus sensible encore que les doigts du musicien. L'instrument, constamment, se désaccorde. Le musicien avec patience, interrompt la course du temps,  le ré-accorde et reprend le concerto là où il en était, et avec lui, la course du temps reprend, suspendue toutefois, à eux. 

Cependant que le verre millénaire des vitraux ne tombe pas en éclats colorés sur le sol, il est impossible de comprendre pourquoi.

Une hypothèse sur le mouvement pourrait être qu'il devrait vraisemblablement provoquer un impact irrémédiable dans le monde. Sous une telle hypothèse, l'hésitation éprouvée est bien compréhensible. Et cependant, le froid ne semble pas entamer l'amplitude de l'archet. Dans ses mouvements, liés, détachés, nulle emprise de l'hiver. La représentation ne se fractionne pas, les silhouettes ne se diffractent pas dans des espaces impossibles à réconcilier d'une réalité feuilletée. Un instant, autour d'eux, l'immobilité est parfaite, aussi profonde que le silence.

Alors leurs deux visages se rencontrent et leurs lèvres s'embrassent.

samedi 27 novembre 2010

Manuel anti-onirique, II



Journal d'une désintoxication aux rêves. Pour laquelle il est clair qu'il faut désormais bannir toute phrase à la première personne du singulier. Cette seule injonction devrait suffire, à condition toutefois de se tenir scrupuleusement à elle, et de traquer, dans les phrases, tout ce qui, subrepticement, pourrait se rapporter. au moi. Il n'y a certes pas que le moi, dans son instanciation nominale, qui soit haïssable. Grammaticalement aussi, le je est exécrable, et ce n'est donc qu'à la suite très logique de considérations  classiques, qu'il est possible de conclure à ce précepte unique :

Éviter toute phrase à la première personne du singulier.

La règle des trois unités qui définit le théâtre classique est très éloignée. Rien de tel non plus, que les césures splendides des alexandrins, ne pèse ici, la souplesse est presque sans limite, les impératifs très affaiblis, de sorte que les phrases iront de leur propre mouvement dans leurs méandres insondables, éviteront uniquement de se heurter au je, d'emprunter ce détour par la première personne égotiste et étroite, qui, irrémédiablement, les enfermerait. Mais il ne serait pas raisonnable d'en demander trop. Il n'est pas impossible d'espérer, alors, que les phrases, une fois débarrassées de cette personne haïssable, se rapprochent du monde. Il est possible que le monde, alors, se laisse entrevoir si le philtre du langage, encore une fois, accepte d'opérer cette métamorphose puissante.

Il va de soi que ce précepte ne vaut que pour celui qui l'applique.

C'est bien là son immense étrangeté. Il y a des antécédents magnifiques toutefois. Les règles de la méthode, que Descartes énonça si précisément, —procédure ordonnée, division minutieuse des difficultés,  sous condition d'une refondation complète de toute connaissance, par quoi il commença son entreprise —, auxquelles il se tint si étroitement dans son cheminement à travers la philosophie, pour être suivies, demandent à l'esprit de mettre en branle des forces inimaginables. Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. Il ne saurait donc être question, au regard de cette division extrême du bon sens, de sa parcellisation invraisemblable (chacun de nous, certes, en a une part mais pour que chacun de nous en ait une part, il a fallu n'en donner à chacun qu'une parcelle infime) de conseiller une telle démarche. 

Les préceptes ne valent que pour celui qui s'en nourrit, et qui, ainsi, écarte les brumes de la rêverie.




vendredi 26 novembre 2010

Manuel anti-onirique, I


IPod en vrac, liste de lecture emmêlée. L'ordre s'est perdu, la connivence aussi. Impossible de retrouver ce qui fonctionnerait dans ce moment. D'où il découle que tous les efforts pour surimposer à ces deux termes fragiles et complexes que sont l'ici et le maintenant, une musique au savant décalage (ainsi choisie, elle estomperait les angoisses, et permettrait de contourner les angles), restent vains. La musique intérieure (qui accompagne le jour) vient de s'effondrer sur elle-même. Tel un vulgaire objet du monde concret. Je fais le pari que de l'éboulement des choses naîtra quelque chose comme leur recomposition. De toutes façons, je n'ai pas d'autre solution.

Fragments  est trop facile.

Ce qui importe, à présent, c'est essentiellement de déterminer des points d'impact avec le monde : imaginons qu'une pierre heurte une vitre, ou un pare-brise. Hasard ou causalité intentionnelle, ce n'est pas ici un paramètre dont j'entends discuter. Le changement selon l'espace  d'un objet est soudain arrêté par le verre transparent et lisse. Alors il se produit un phénomène étrange, très exactement lié à cette immobilisation brusque : l'impact étoile lentement l'ensemble de la vitre à partir de ce point de contact. Les bras stellaires se ramifient lentement, sans toutefois qu'il soit possible de nier ce fait (qu'ils se ramifient). Leur lenteur idiosyncrasique, dans l'amplification, ne va pas jusqu'à empêcher le regard de suivre le mouvement de leur extension, au fur et à mesure de sa diffusion, jusqu'à ce qu'un changement dans la matière (un cadre, par exemple) mette un terme à tout cela. D'ailleurs rien n'empêche, on en conviendra, d'imaginer la structure atomique qui se craquèle, de descendre à ce niveau élémentaire demeuré jusqu'alors en dehors de toute représentation et d'y constater que les liaisons entre les atomes cèdent. Les unes après les autres. Dans un silence qu'on ne saurait imaginer, si seulement on accepte d'y penser un instant, que comme un fracas assourdissant.

Alors, comme Kafka dans son Journal, écrire : une page par jour, quoi qu'il arrive, quelle que soit l'heure, quelles que soient les conditions, les circonstances de l'écriture, ce n'est pas cela qui importe au regard de la tâche qu'il y a à mener à bien. La seule chose qui ait du sens est : écrire. Et ainsi, s'il se peut, en écrivant, percer à jour les choses dans leur compossibilité. Il faut donc chercher un moyen de se retenir à des impressions telles qu'elles mettront un terme à ces éboulements constants : leur cause est à présent bien identifiée dans les déprédations de la rêverie. Puisque notre époque veut des confessions et des explications, je l'admets : je reconnais publiquement avoir abusé des rêveries. Comme un fumeur qui, une fois n'est pas coutume, sent qu'il a trop fumé, et préfère, quelques heures, l'air frais, prend son manteau et sort faire un tour le long du canal, dans la brume, exactement comme lui, je dois tenter de mettre entre parenthèse cette addiction aux rêves aussi longtemps qu'il sera possible de le faire.

samedi 20 novembre 2010

Carnets lointains, Épilogue


Il y a des mots qui n'apparaissent pas sous mes doigts. J'ai beau composer et recomposer les enchaînements, de toutes les manières possibles, dans les obliques les plus surprenantes, je parviens pas à les voir s'aligner sur mon écran. Les lettres apparaissent toutes, les unes après les autres, puis, par des organisations des syllabes dont je ne me suis pas méfiée, des diphtongues aléatoires, des réajustements impossibles à maîtriser, au dernier moment, ce qui apparaît sur mon écran efface toujours les mêmes mots, reprend toujours les mêmes autres.

Je cherche des cheminements et des déplacements, des métamorphoses, et des transpositions, et toujours c'est la même forme qui se recompose. L'écriture n'a de sens que si on en déplace les limites.

Il n'y a jamais personne qui apparaît. Je ne sais pas pourquoi mes phrases se déploient puis se referment ainsi, obstinément, sur un solipsisme obstiné. Si une silhouette parvient à se dessiner, elle s'efface et se dissipe dans l'air du soir. Je n'arrive pas à la retenir. Elle est d'une texture trop fragile et trop diaphane pour que je puisse la saisir. Alors elle disparaît dans un méandre et je ne la retrouve pas.

En suite de quoi, les phrases se détachent de moi et à moi, elles ne disent plus rien. Elles  me deviennent étrangères dès que je suis parvenue à les formuler. Elles ont pu rester là, scrupuleusement, à attendre leur forme, puis plus rien n'empêche qu'elles tombent comme des feuilles mortes, je ne dirais pas que, pendant quelques heures, quelques jours, elles ne tournoient pas autour de moi, ne virevoltent pas dans mes pensées, pendant que les obligations absurdes (attendre sous la pluie qu'un bus arrive, attendre chez le médecin qu'un autre sorte pour que je prenne sa place avant qu'un autre ne prenne la mienne, attendre que ce soit mon tour de parler pendant qu'un autre parle, il paraît que nous jouons tous à ce jeu-là) ne parviennent pas à m'absorber entièrement —

Mais elles me deviennent très vite étrangères. Je ressors d'elles comme toutes les silhouettes que j'ai croisées en sont sorties. Il paraît qu'elles ne conservent que cela :

la minéralité du monde.

vendredi 19 novembre 2010

Carnets lointains, 36 (dénouement)


Le crépuscule jouait à la perfection son rôle de transition. 

Il prenait doucement sur la berge, passeur, et faisait traverser jusqu'à l'autre bord. Passage. D'une rive à l'autre. Les heures glissaient sur moi sans que je les retienne, il n'y avait alors plus aucune crispation. La défaite de ce jour était complète, ce fut au fond ce qui le rendit si apaisant. Je ne cherchais pas les paradoxes dans le dédale de la vieille ville, seulement quelque impression ancienne dont je me souvenais encore, de ces soirées sur lesquelles rien ne pèse. Ni les déploiements du jour, ni la gangue encore fermée du lendemain. 

Je me souvenais d'un temps sur lequel rien ne pesait.

Le crépuscule laissait alors un souffle plus clair nous envelopper. Les rues se déroulaient au fur et à mesure que nous avancions dans la nuit, et nous marchions dans la ville. Les soirs d'été se dessinaient dans toute leur insolence, selon leur tracé propre et toujours singulier. Dans la fluidité de ce monde-là, rien ne se répète. Il fut alors possible au temps et à l'espace de redevenir fluides. Je ne sais pas comment c'est arrivé, mais j'avoue que je ne me suis même pas posé la question. Il y a des métamorphoses mystérieuses qu'il est insensé de vouloir percer à jour. Une telle investigation aurait été susceptible de détruire un édifice dont il était impossible de prédire le devenir. C'est exactement cela, un enchaînement des mouvements dans lequel rien n'arrête plus le jeu entre les possibles et l'actuel, rien, pas une aspérité, aucun pavé imparfaitement scellé qui fait trébucher et projette le corps, violemment, en avant. Seulement un enchaînement des instants qu'il n'était plus nécessaire de mesurer, de décompter, d'égrainer.

La fluidité fut, sur les mouvements, celle d'un tissu très léger.

La longue écharpe de velours dévoré est tombée au pied de mon lit. Ma fascination pour elle est ancienne, elle n'a peut-être même jamais commencé. J'imagine à intervalles réguliers, d'abord la fabrication silencieuse et lente des fils dans leurs cocons de soie, le tissage complexe et parfaitement maîtrisé, qui permet d'obtenir la caresse de ce velours. Il est resté toute la journée autour de mon cou. Et sur lui, soudain, la distillation dévorante d'un acide, qui le ronge et dépose dans sa texture précise, l'or et l'argent des rêves les plus baroques.

C'est alors que les portes de la nuit purent s'ouvrir devant moi.

Carnets lointains, 35 (point nodal)


À partir de là, le jour s'est noué différemment. 

Il faut avouer que nous tirions vers le crépuscule bleuté. Plus rien n'était debout ; je ne me souviens de rien. Seule la vieille ville reste dans mon souvenir de cette journée. Il y a, sur les pavés, une sonorité particulière des pas. Ils sonnent différemment. Le contact avec le sol se fait, finement, précisément par une surface qui se réduit le plus possible, de sorte que l'impression n'est pas tout à fait celle de la marche. Le talon se pose, en équilibre, sur l'arrondi faible d'un pavé ; tout l'équilibre  du corps se recompose à partir de ce point de contact avec le monde. Ou plutôt : le point de contact avec le monde est un point minuscule d'équilibre qu'on abandonne aussi vite qu'on l'a établi pour un autre, et ainsi de suite, tant qu'il y a des pavés. Il ne suffit plus, comme le suppose Giacometti, d'arrêter la chute à chaque pas, il faut rebondir le plus précisément possible d'un impact à un autre, et peser le moins possible sur chacun d'eux.

Je suis sûre que chacun d'entre nous a, dans la marche, une musicalité propre.

Elle est imperceptible, assurément, à celui qui la dispose dans l'espace, qui traverse avec elle la ville et les faubourgs d'autrefois, qui remonte les rues en égrainant le rythme propre de sa marche.  Imperception de soi dans le crépuscule tirant à sa fin. On le traverse, dans une légèreté des impressions, et on oublie absolument la présence qu'on porte au monde. L'air est transparent et la présence qu'on porte aux instants l'est aussi. La fumée monte d'une cigarette qu'on fume, adossé à une fontaine, une des innombrables fontaines. On entend le bruit que fait l'eau en jaillissant puis en disparaissant. Un concert se prépare dans l'Église Saint-Jean de Malte. Un homme est immobile au milieu de la place et semble absorbé entièrement dans le son d'une voix qui lui parle dans son portable.
 
Il suffit d'être aimé pour que l'autre entende la tessiture de notre présence. 
 
Les premières notes d'un concert s'échappent de l'Église. Par la porte ouverte, au-delà de l'espace du concert, elles se dispersent dans la ville, bien au-delà du rai de lumière qui vient lécher les pavés du  parvis, il faut croire qu'elles traversent imperceptiblement les rues et les places. Il faut penser qu'il y a de minuscules perceptions qui nous frôlent à peine, qui nous effleurent, qui caressent notre visage dans l'air du soir, sans que nous les remarquions. Il n'empêche qu'elles sont là, qu'elles emplissent le monde, qu'elles le densifient et qu'alors quelque chose soutient notre présence.
 
Et il devient possible d'exister autrement que comme des ombres chinoises dans le crépuscule.


jeudi 18 novembre 2010

Carnets lointains, 34 (adéquation)


Peu à peu, ce sont toutes les choses du monde qui se sont remises à leur place.

Je ne sais pas du tout comment c'est arrivé. Je n'y ai rien compris. Seulement il y avait ces nuées de pollens qui tournoyaient autour de moi, dans l'après-midi de printemps. Sous les arbres d'Aix-en-Provence (je n'ai jamais vu cela ailleurs) le pollen se reconstitue en myriades de nuages minuscules, ils virevoltent dans les souffles d'air. Je ne savais pas du tout quoi faire. Je suis restée là, assise sous cet arbre, et peu à peu la mosaïque invraisemblable du monde se recomposait finement. L'une après l'autre, les couleurs revenaient, les morceaux, l'un après l'autre, de couleur vernissée, s'ajustaient parfaitement, et je voyais que l'ensemble se recomposait.

Remonter vers la vieille ville ne fut presque rien.

J'y ai croisé quelques souvenirs en chemin, mais cela ne me dérangeait pas. Au début, l'avenue qui borde le parc est sans âme, presque sans âme, si ce n'est que, dans le vent du soir, il y a parfois des odeurs extraordinairement douces. Une fois passé le boulevard circulaire, on entre dans un autre monde. Les rues sont fines et droites. Les façades des hôtels particuliers se dressent imperturbablement et s'éclairent peu à peu dans le soir qui tombe. Il y a des détails inoubliables. Je sais que même si je perds la mémoire, ils continueront de passer sous mes paupières closes, entre le monde et moi. Je me retenais aux détails pour ne pas tomber, pour ne pas basculer, mes premiers pas furent hésitants. Une porte indéfiniment bleutée, de bois vieilli, si bien ajusté. Dans le rebord d'une fissure énorme, sur un mur, une plante minuscule était parvenue à glisser ses racines, et se redressait contre la paroi. Le clocher géométrique de l'église, au gothique aigu, se découpait sur le crépuscule commençant. L'heure était passée. Une silhouette furtive, portant quelques sacs, montait un escalier immense dans un hôtel délabré. De la rue, ne se laissait voir qu'une ombre chinoise.

Je sais que même si ma vision se trouble, elle demeurera dans toute sa netteté.

Je compris que la focale venait de se déplacer et qu'en se déplaçant, elle avait précisé les possibles. Ils venaient de s'articuler au monde. Ils prenaient racine dans les déplacements selon le lieu. Il y avait une terrasse, un café, et je me suis assise là pour lire le journal. J'attendais. Je n'attendais rien d'autre que la tombée de la nuit, l'heure du dîner, les conversations aléatoires, ensuite de quoi il suffirait de rentrer à pieds, et au détour d'une rue, il y aurait à n'en pas douter un jasmin vertical et clair qui embaumerait la nuit, au coin d'un mur de pierre ocre.

Le présent devint aussi incandescent qu'une cigarette.

Carnets lointains, 33 (arborescence)


Je l'ai dit, il y a des blancs. Le récit ne suit pas la ligne du temps. Je ne suis d'ailleurs pas entièrement certaine que le temps soit linéaire. Il pourrait y avoir des boucles, des tresses, des enroulements dans le temps, que cela ne me surprendrait pas. Si on s'en tient à la linéarité du temps, on n'aboutit qu'à des résultats très peu intéressants (ils ne m'ont pas convaincue). Mais là n'est pas la question.
 
La temporalité, parfois, nous joue des tours.

Après, une fois que tout cela a été terminé, je crois que je titubais un peu, mais l'image s'est effacée, je suis ressortie, le temps que je descende, elle avait disparu, le bâtiment continuait de s'effondrer lentement, mais comme je n'étais plus à l'intérieur, il me semblait que c'était moins grave. Je les avais laissés, comme un cauchemar, dans cette salle. J'avais refermé la porte en prenant soin de ne pas la claquer (la structure du monde, ce jour-là, ne me paraissait pas très solide, j'ai pensé qu'il serait imprudent de manifester mon humeur de cette manière-là même si, sans doute, j'ai manqué de panache), et c'est à ce moment-là, précisément, qu'elle a disparu. 
 
Si je la revois encore, par moment, ce n'est que par la convocation des souvenirs. Elle ne s'interpose plus entre le monde et moi.

Une boucle (retournement) venait de se clore sur elle. Je me suis assise sous un arbre. Adossée ainsi à son tronc, je trouvais le monde plus fiable. C'était un arbre assez malingre, je ne sais pas du tout pour quelle raison je lui ai fait confiance. Il y avait, dans les entrelacs noueux de ses racines quelques fragments de coques, un ou deux mégots de cigarettes ; je me suis assise contre lui, dans l'herbe et la poussière. Je me suis installée entre deux arborescences de ses racines. L'air soudainement me parut léger. Il devait l'être tout à l'heure, mais ce n'était pas la même impression, alors. L'image avait disparu et il était possible de le respirer. Il redevenait possible, en le respirant, d'allumer une cigarette. Puis une autre. De regarder les passants, comme s'ils étaient à peu près dans le même monde.Toutes les différentes strates semblaient se réajuster.

Quelque chose se dessinait, comme une coïncidence retrouvée avec le monde.


mercredi 17 novembre 2010

Carnets lointains, 32 (charnier)


Après tout est allé très vite, comme dans un cauchemar.
Je ne peux pas en redire les articulations, c'était trop indistinct. Je ne suis pas certaine des associations d'idées, elles sont restées aléatoires et vaguement arbitraires. Je suis entrée dans une de ces salles, comme il était indiqué sur la convocation. Je la connais bien, j'y ai passé des heures, elle est couverte de livres et regarde les montagnes. Il y a une façon de s'y asseoir, de se tasser un peu sur sa chaise, sans en avoir l'air, et alors, au dessus de l'encadrement des fenêtres, courent les ondulations bleutées de la montagne. Elle commence là et de là, il est possible de les voir. Il est possible aussi de tendre la main et de saisir des livres, autant qu'on veut, jusqu'à l'ivresse, selon le côté vers lequel on décide de se tourner.
Alors (je ne l'explique pas, je n'ai aucune hypothèse) quand je suis entrée dans cette salle, je n'aurais pas dû avoir devant les yeux les images d'une fosse commune. Ce n'était pas très précis, ni très clair, je n'avais pas toutes les cartes en main, le contexte manquait. Tout était prêt pour la cérémonie. Il ne manquait que ma chaîne en or : elle avait quitté mon cou. Elle avait trouvé un prétexte, j'avais dû l'enlever de mon cou, puis elle s'était glissé entre les coussins d'un fauteuil, était tombé sur le sol et le pendentif fracassé l'avait rendue inutile. Je me trouvais seule, avec en tête cette image que je parvenais pas à chasser, aucun talisman, aucune conjuration possible.
J'ai vu très sûrement un corps qu'on descendait en terre dans un linceul.

J'aurais pu ressortir. Il était encore temps. J'étais entrée, je n'avais pas encore refermé la porte que l'image, devant mes yeux, était passée. Une feinte, une esquive, un pas de côté, tout aurait mieux valu que mon entêtement. Et la fuite… J'avais tous les signes en main, toutes les indications, tout était clair, alors je ne m'explique pas pourquoi la carte que j'ai jouée  fut celle de la rationalité. Je l'ai jouée froidement, d'entrée de jeu alors que tout m'incitait au contraire. Je l'ai abattue sur la table et le massacre a commencé.
Pendant ce temps là, l'image que produisait mon cerveau était toujours la même, je ne parvenais pas à le fixer ailleurs : un corps dans un linceul, on le descend en terre. Sans doute dans une fosse commune. Je ne sais pas de qui il s'agit. Je ne le connais pas. Je n'arrive pas très bien à voir… Ou peut-être est-ce moi ? Je n'en sais rien. On descend un corps dans une fosse commune. Il neige un peu. Et l'image revient.

Obsessionnellement.


Carnets lointains, 31 (effritement)


Ensuite 

(je raconte l'histoire telle que je m'en souviens, mais il y a des blancs et je sens bien que je ne reconstitue pas tout)

il y a des immeubles pâles, de forme rectangulaires, posés dans l'espace, éparpillés, dispersés, et de leur façade se détachent des plaques entières qui s'effritent. Une main précautionneuse a tendu sous elles des filets, de sorte que cet effritement s'arrête, par précaution, au dessus des têtes des passants. Il faut imaginer, tendus à deux mètres au dessus du sol, des filets de métal qui recueillent tout ce qui tombe de la façade, éboulement, effritement, et puis des objets, les objets de ceux qui, excédés, se défont dans cette possibilité ainsi offerte des objets qui pèsent dans leur journée inutile. J'imagine que si une mauvaise nouvelle arrive là, quand on est retenu dans ces salles, il suffit de jeter par dessus bord son téléphone portable et que l'histoire finit ainsi, tout simplement. Une chaise a volé, et un cahier, sur les pages duquel l'écriture se détrempe, sous la pluie fine, des canettes aussi, tout cela a volé, s'est pris dans les filets, de sorte que les immeubles s'effondrent, qu'ils tombent en miettes, sans danger pour nous, au dessus de nos têtes.

Le paradoxe bat son plein et dans mes veines, le mouvement de piezzo-électricité se fait, contre mes tempes, plus insistant.

Imaginons, ce n'est qu'une supposition, il y a des prémisses, mais je ne les prends pas au sérieux, que tout l'immeuble s'effondre, qu'il tombe en ruines et qu'il emporte avec lui, dans un fracas épouvantable, tout ce qui, en lui, reconstituait un univers complexe, de salles, et de paroles, de croisements, de parjures et de réunions : faut-il inférer de cette situation étrange que les filets, encore, le retiendraient ? Ils se balanceraient au dessus de nous, retenus à rien, dans le mistral immense.

J'ai rêvé autrefois de jardins suspendus.

Je ne sais pas comment tout cela va tourner. Autrefois, j'entrais ici et j'entendais derrière chaque porte des fragments incisifs qui expliquaient le monde, chacun à leur manière. Je remontais les couloirs et sortaient de derrière chaque porte des phrases, en toutes langues de ce monde. Je conservais dans un coin inaccessible de mes rêveries, des jardins embaumants qui se balançaient dans le soir, retenus par des cordes de chanvre à des arbres immenses. Voilà que mes rêves se disloquent et terminent leur course dans des filets métallique.

La rouille sur la façade laisse des traînées de sang.

Carnets lointains, 30 (brûlure)


La suspension entre deux mondes est hésitante.

Je n'ai pas saisi la possibilité de la mer. Le car est arrivé "Marseille-Aix. Direct par autoroute". Une longue canalisation entre deux villes, entre deux mondes. La fin est proche alors. Marseille-Aix direct par autoroute. Cahot. Cela sent l'arrêt. Quelque chose comme la fin. La mer entre deux façades se laisse entrevoir. Un instant. Un bref instant. La mer sous le ciel gris. Les façades sont lépreuses. Façades en creux. Des terrasses. Je n'ai jamais vu personne sur elles. Se prélasser en bord d'autoroute paraît une option si absurde dans le monde que jamais personne… le linge étendu là ponctue les façades, notes colorées, un drap orangé, un torchon, des serviettes bleues (la possibilité de la mer s'éloigne). 

Monde déglingué. Le voyage part de travers.

La grande façade de l'hôpital nord se dresse. Hiératique. Impossible d'imaginer derrière elle… passer sous son ombre. Je mourrai ailleurs. Je ne resterai pas suffisamment pour avoir une chance de mourir ici. Je n'irai jamais. Se frôlent, du côté gauche de l'autoroute, des morceaux perdus, abandonnés de voûtes romanes. Ils sont désolants. Quelques fragments. Ils tombent en ruines, dans la douceur impossible des jardins abandonnés. Morcellements. Ils s'effondrent sur la ville et la ville les ignore. Je ne sais où tout cela finira. Dévalement à venir de pierres, de chapiteaux sculptés. 

Il vaut mieux ne pas y penser, je suppose. Ne pas prendre les présages. Ne rien écouter. Il faut passer à travers le monde, ne pas penser, ne pas voir, ne pas remarquer les papiers gras sous le siège de devant, ne pas entendre la musique qui se diffuse, oublier qu'elle se diffuse. Sur la bande d'arrêt d'urgence, un véhicule il y a peu rutilant est en train de brûler. La fumée acre qui s'en dégage fait pleurer les yeux et l'image, un instant, se brouille. Je sens, quand nous passons à sa hauteur, la chaleur de l'incendie mais la vitre m'en sépare. Elle pourrait éclater en mille éclats ; cependant nous passons.

Un panache noir monte en oblique dans le vent.

Un peu plus loin, il est possible, un bref instant, d'imaginer, les cheminements à travers la campagne, et les pas dans les collines, les chemins entre les arbres fruitiers, et le passage vers l'ancien monastère, les fruits qu'on ramasse, il est possible d'imaginer, un moment, en pensée, une extension de la vie et de ses possibles, comme une aspiration, de s'imprégner de ce monde, il n'est plus, il n'est pas à ma portée.

Le car, après quelques revirements, nous déverse à la gare routière.












mardi 16 novembre 2010

Carnets lointains, 29 (la possibilité de la mer)


Il y a autre chose que la poussière sale de la ville dans le vent immense. Elle ne se voit pas, mais on la sent. N'importe quel être peut la sentir, la deviner, et sentir sa puissance dans les interstices du jour. L'immensité de la ville se noie et se perd dans une immensité encore plus vaste qu'elle. Depuis la nuit, je n'ai rien entendu d'autre que des grincements mécaniques, je n'ai rien senti d'autre que l'air pressurisé d'une cabine de TGV, et il y a là, soudain, dans la pollution, le souffle de la mer. 
Le vent est une respiration. 
Il emporte des papiers fripés, morceaux indéchiffrés du monde, un gant détrempé reste collé au sol, un doigt replié sur la main, et dans ce tourbillon fragmentaire un journal déchiqueté roule sur lui-même, se replie et se détend, je ne le lis pas, boustrophedon, ainsi je ne sais pas lire, il tourne, les mots se roulent sur eux-mêmes comme des éclats de lumière dans une vague… un peu de cette poussière en plein visage fait pleurer les yeux. Je ne peux pas m'empêcher de remarquer les emballages de notre monde, formes trop lentement putrescibles de nos existences, éventrées, une canette défoncée, et à côté d'elle, un sac en plastique rendu par le mistral à la légèreté diaphane de sa matière paradoxale.

Nous les avons vus si souvent … leur image ne s'imprime plus sur notre rétine.

Il plane autour de nous la possibilité de la mer. On sent qu'un embranchement différent (on ne le prendra pas) nous conduirait à elle. Il suffirait de s'asseoir face à elle. De ne plus bouger. De retrouver les impressions venues d'elle. La possibilité du sel sur la peau. Des grains de sable possible entre les doigts, à la naissance de les phalanges. Ce pur possible que seuls nos souvenirs égrènent. Nous ne l'atteindrons pas. Alors comment comprendre qu'il s' enfonce aussi profondément dans le lieu actuel (place circulaire, un arc-de-triomphe dérisoire, les embouteillages, pollution citadine, et le bus qui n'arrive pas) ?

La modalité aléthique du non nécessaire suffit à amplifier notre rêverie.




Carnets lointains, 28 (autre)


Et puis de l'autre côté, il y a une autre foule, un autre quai, d'autres cheminements, ce n'est pas absolument différent, cependant, elle se déverse par d'autres tracés, qui ont une autre texture, dans la ville qui s'étale au pied de la gare ; on distingue encore des ruissellements possibles, des lampadaires de cuivre entièrement rongés de vert-de-gris ponctuent la descente vers la ville de leur couleur absurde. Il fait gris. Résolument gris. Et sur la couleur du ciel, les lampadaires vert-de-gris se dressent absurdement. Alors je remarque, après des pas hâtifs, que la foule est moins pressée. Elle se déverse mollement dans les escaliers. Un couple s'embrasse. J'adapte mon pas. La rampe de l'escalier, aussi, est vert-de-gris et dépose sa toxicité sous ma main.

Ce n'est pas absolument différent.

Tout ces efforts pour presque rien…, même si je sais que la mer n'est pas loin. Le vent souffle avec une brusquerie sans limite sous ce ciel gris. La mer ne doit pas être loin, elle doit être quelque part, et même, si je montais un peu, je sens sa présence, je pourrais peut-être la voir, et détacher mon regard de ce jour, mais il faut descendre vers une superposition de lieux. Au centre d'une place absurde, quelque chose se dresse comme un arc de triomphe — décidément dans cette ville les verticales sont grinçantes — dans le dédale que trace, au cœur de la ville, l'arrivée d'une autoroute.
Des flots visqueux se déversent, de voitures, rencontrent un autre courant, celui des voyageurs, encore un peu en suspens, ils descendent vers la ville, se séparent des dernières traces d'une nuit maladroitement terminée sur la banquette d'un TGV, corps recroquevillés qui se déplient un peu dans le jour repoussé. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, les silhouettes des voyageurs se glissent au milieu des embouteillages, et trouvent d'autres lieux où se déverser. Puis disparaissent.

J'attends, à la périphérie de ce cercle autoroutier, comme un point, géométrique et anonyme.
J'attends qu'arrive la possibilité de rejoindre un autre lieu. Parfois, il n'y a rien d'autre à faire, qu'attendre dans la poussière soulevée par le vent, et les papiers qui s'envolent. Je n'ai rien d'autre à faire ici. D'autres circulations intenses se font, des échanges complexes, des croisements incompréhensibles, de regards et de marchandises minuscules, des policiers passent, mais pour ce qui est de nous, voyageurs, nous n'avons rien d'autre à faire que de rester les uns contre les autres, à la périphérie de ce cercle, en attendant dans la poussière, qu'on nous emporte.

La seule chose qui demeure (intacte) est la possibilité de la mer.


lundi 15 novembre 2010

Carnets lointains, 27 (électrique)


Les lumières défilent. Elles défilent étrangement, et ricochent sur les faïences des stations. Les ombres massives des voyageurs s'interposent. Je ne sais pas pourquoi on parle de voyageurs alors que tous, ils se contentent, comme moi, d'un mouvement d'oscillation. D'un point à un autre. Aller. Et un peu plus tard : retour. Elles s'interposent entre l'intérieur du wagon et le nom des stations. Ils défilent. Je n'ai pas tellement besoin de les regarder. Ils défilent dans un sens, toujours le même, le matin, puis dans l'autre sens le soir. Je connais les enchaînements, les suites, les épisodes, je connais tous les chapitres du voyage, rien ne change vraiment. 

Cela permet de se retirer en soi-même, dans un cercle calme (il me manque).
Dans une station, il faudra fendre la foule. Traverser la salle immense et pleine de voyageurs. J'imagine que, les premières fois (je les ai oubliées), on ne perçoit rien d'autre qu'une foule disparate et empêtrée dans ses affaires, tirant des valises à roulettes qui se bloquent invraisemblablement : toute la mécanique alors de la circulation fluide se grippe, les voyageurs se bousculent, se heurtent comme des pantins derrière celui qui, arrêté, empêtré, retend ses muscles, se crispe, pour de nouveau reprendre le pas imposé. 
Il suffit d'un peu d'habitude pour adopter une vision verticale, on évite les groupes agglutinés qui attendent, sous les panneaux, les numéros des quais, statiques et compacts, on suit des ruissellements de passage qui conduisent où il faut aller, il y a des courants rapides, des méandres qu'on peut éviter, qui enlisent dans des blocs impavides.

L'habitude donne cette vision en surplomb. Et confère aux gestes la sûreté dont ils manqueraient. Parfois, aussi, elle distrait de soi et on se retrouve là, égaré, sans rien en poche : tout est resté sur la table de la cuisine, papiers, billets, argent, dans le portefeuille, sur la table de la cuisine. D'ici, on les distingue parfaitement. Le départ manquait de la moindre émotion, et il ne s'est pas joué comme on doit jouer les départs.
Les pas se marquent, rythme soutenu, sur le béton du sol, sur les marches de l'escalier, on se retrouve , ils portent sur le quai, face au train immobile qui bientôt signera son élan très loin d'ici. Je ne sais pas pourquoi, l'habitude a vidé le voyage de ses rêves, je ne sais pas pourquoi elle a à ce point effacé les attentes, arasé les possibles. Elle s'est jetée sur ce jour comme une poudre corrosive et l'attaque très profondément.

Il paraît que ce jour se traversera comme on traverse un paysage.


Carnets lointains, 26 (bruitage)


La porte claque. 

Les clefs, métalliques, tournent dans la serrure. Le mécanisme rend le son habituel, celui qu'on écoute sans y prendre garde, tout à l'heure je me demanderai si je l'ai vraiment fermée, quelque chose se tend, se retend sous ma main, la pression, je retire la clef et remet le trousseau dans une poche, n'importe laquelle. Tout à l'heure je le chercherai, quand il faudra ouvrir une autre porte. Mais pour le moment, il en reste ce tintement métallique, quelque chose comme un signe inéluctable et sensible de  la journée qui va s'enchaîner.

Le mécanisme résonne jusque dans les jointures de mon crâne.

Après, je ne sais plus, un mécanisme devait être tendu, qui a initié de complexes opérations (je n'y comprends rien),  des engrenages mystérieux (ils n'existent plus), et il est apparu alors très clairement qu'il est possible de passer tout le jour à distance de soi. Décalage involontaire, je n'y suis pour rien. Le jour passe comme un paysage derrière la vitre pluvieuse du train, mais nous n'en sommes pas encore là. Il n'y a pour le moment rien d'autre que les brinquebalements du métro dans des crissements  dissonants (ils menacent à chaque virage de disjoindre ces articulations), son bruit mécanique recouvre toute trace de conscience. Les portes s'ouvrent et se referment. Automatiquement. Le flot se forme et s'interrompt. Avec résignation.

Les voyageurs sont dispersées dans le matin mais à ces profondeurs, il ne se perçoit pas. 

Sur les visages et dans le tassement des corps sur eux-mêmes, vêtements froissés, on remarque aux bords des manches quelques traces grises ; se lisent deux lignes mélodiques, qui jamais ne se répondent (je crois qu'elles s'évitent), et les regards ne se croisent pas : l'habitude d'être là, à cette heure matinale, l'effarement d'être là, à cette heure matinale, au sortir des heures de travail qui laissent aux bords de l'épuisement, avant une autre journée (comme une nouvelle mesure de peine et de fatigue),  au sortir de la nuit de repos interrompue par le départ et le déplacement selon l'espace, dans la géographie des grandes lignes de circulation. Disjonction. Dissonance. Ceux qui n'ont pas encore travaillé ressentent une légère honte de leur engourdissement. Les autres disparaissent à un nœud de circulation, un énorme point coloré sur la carte du métro, qui les absorbe, silhouettes usées. Figures en chiasme de leur passage.

Parfois je me demande si les palpitations de mon cœur n'ont pas été remplacées par quelque vibration minimale de la piezzo-électricité d'un cristal.

dimanche 14 novembre 2010

Carnets lointains, 25 (départ)


Il y a des jours qui commencent dans la nuit.

Goût d'aube et de froidure, quelques brisures, presque des engelures, on aimerait le gel sur la fenêtre,  le givre déjà et ses fractals mystérieux et complexes, indéchiffrables à l'œil nu, en transparence, mais c'est trop demander, ce matin, encore, il n'y a rien d'autre que le ricochet des gouttes de pluie, que le vent rabat par rafales, les gestes engourdis de sommeil inassouvi conduisent maladroitement dans la cuisine. Goût d'automne et de pluie qu'on entend avant même de la voir, qu'on verra avant même de la sentir.Pour le moment, la conscience, en retard sur les gestes, n'assurent que le mécanisme. Gestes mécaniques, ils se glissent dans les automatismes que les matins répétés ont mis en place, lentement, instamment.

Descartes recherchait dans les tracés des cheminements à travers le cerveau les marques de cette répétition. Habitude des gestes. Ils reviennent, jour après jour. Ils marquent leur passage dans  les connexions des cellules. Ils se retrouvent. Plus facilement. L'habitude nous glisse dans ses marques.  Elles dessinent ses traces dans le corps, et pour cela, il faut l'union complexe de l'âme et de l'esprit. Elle se rejoue, une fois encore, puis une autre, sans que la conscience ait trop à surveiller autre chose que l'heure qui tourne, le temps qui passe, le train qui bientôt partira, son heure, moins le temps du métro jusqu'à la gare, moins le temps de s'assurer du numéro du quai, moins … une petite marge… un café et partir.

Il y a des départs qui commencent dans la nuit.

Ce ne sont pas des voyages. On sait où l'on va, ce qui  attend, les gestes attendus, tout cela relève de l'habitude, enchaînement, je les connais, tel un danseur devenu aveugle qui réitère les mêmes enchaînements sans rien regarder de ce qu'il traverse, un geste et puis un autre, le café, poser la tasse, dans l'évier, elle attendra le retour, prendre le sac qui est posé devant la porte, les clefs sont dans la serrure, le poids sur l'épaule retrouve le creux que spontanément il occupera toute la journée, les billets de train dont l'horaire est toujours le même dépassent de la poche extérieure, alors les gestes sont les mêmes, encore une fois, une fois de plus, et tous les pas jusqu'au retour sont des pas que j'ai déjà déposés sur le sol, dans la poussière des villes.

On appelle cela un voyage, mais c'est complètement insipide.

Carnets lointains, XLVIII (engourdissement)


C'est toujours ainsi que se terminent les nuits d'insomnie.

Au point du jour, quand le ciel commence à pâlir, (l'arbre encore dépouillé étend un peu plus précisément son ombre sur la toile devenue un peu plus claire du ciel, les contrastes s'accentuent peu à peu, de sorte que le regard ne se noie plus dans l'opacité d'un monde touffu, mais à cette heure-là, les unes après les autres, les pointes les plus extrêmes de ses ramifications les plus fines se tracent sur le fond du ciel, comme si une main terminait plus sûrement le dessin et étirait des traits jusque là indécis avec une parfaite précision) alors un engourdissement irrésistible gagne. 
 
La chose est très étrange et toujours vérifiée. 
 
La nuit perd la partie, et se disperse face au jour dans les recoins les plus ombreux du jardin, une vague après l'autre, elle recule, la nuit qui recouvrait toute chose pâlit, son encre se dilue. Ce sont d'autres embranchements, d'autres méandres des pensées qui alors se découvrent et poussent en direction jour, comme si, soudain, venait de se découvrir une autre route temporelle. Peu à peu les anticipations du jour (je ne sais pas l'expliquer, je ne sais même pas pourquoi elles sont moins fortes, mais pourtant, elles le sont) remplacent les angoisses sourdes et incohérentes, qu'on traverse comme des marins épuisés. Des cheminements alors paraissent possibles. À la première lueur du jour, les forces se détendent, nous ne sommes plus au cœur de la traversée, il est moins besoin de lutter, les pensées les plus obsédantes, celles dont nous avons craint, au cœur de cette plongée dans l'obscurité, ne jamais pouvoir nous défaire, reculent devant les lueurs pâles et fragiles. 

Maintenant que le monde se dessine et reprend forme, notre présence n'est plus indispensable.

La douceur ivre du sommeil et de l'extension immobile des rêves devient possible dans ce renversement. Le minuscule cercle de lumière dans lequel nous avions lutté toutes ces heures (elles n'avaient même plus une dimension d'heure, plus rien ne les comptait que nos regards sans cesse répétés à un hypothétique décompte du temps, aléatoire et dérythmé) ne nous retient plus. Voilà que l'horizontalité nous accueille et que nous nous perdons dans un sommeil enfui.

Notre attente se termine dans le monde retrouvé.

samedi 13 novembre 2010

Carnets lointains, XLVII (conjuration)


Les conjurations sont minuscules. 

Elles demeurent possibles cependant. Contre le tic-tac obsédant du réveil (il n'existe plus), il faut trouver des bruits aussi insistants et capables, tels, de prendre leur essor dans la nuit. On convoquerait bien le grattement de la plume sur le papier, mais il y a bien longtemps qu'il n'existe plus, lui non plus. Les mines des crayons glissaient, accrochaient parfois, égratignaient le papier, et ses légères rugosités, crayons mystérieux qu'il suffisait d'humidifier pour que leur pointe grise se transformât en une encre violette, et le geste toujours répété, toujours le même, tremper la plume dans l'encrier, et la feuille de buvard imbibée de tâches rondes, qu'on regardait dans un miroir pour relire ce qu'on avait écrit autrefois, pour retrouver les phrases, à l'inverse, dans le miroir qui soudain rompait le silence et redisait des mots, lisiblement.

Non. Pas ainsi. Ce n'est pas cela. Ils n'existent plus.

Ce ne peut être ainsi. Il faut inventer de nouvelles conjurations au silence de la nuit, conjurations nouvelles dont je ne connais pas la clef, j'hésite à l'intérieur de ce cercle, les conjurations anciennes, elles n'existent plus, ne font que compliquer la tâche et la rendre impossible, incantations qu'on cherche dans le silence aboli et l'espace trop grand de la maison.  Le cliquetis du clavier jouera parfaitement ce rôle et noiera, dans son rythme, le cliquetis du réveil (il n'existe plus) qui autrefois marquait ici le temps, et le rythme des minutes, et tout ce qui était possible de glisser dans l'extension d'une journée (y compris le sommeil). Les touches du clavier rendent audible le rythme des doigts, et la rapidité avec laquelle, sur l'écran, ils déploient dans le silence des mots qui conjurent la nuit, et éloignent les souvenirs (ils n'existent plus).

Les doigts manifestent sur le clavier les pensées, à chacun de leur battement, les plus intimes, selon les variations de leur rythme, et elles s'affichent sous mes yeux, au fur et à mesure que les mouvements s'enchaînent les uns aux autres, dans des liaisons parfaitement connues de la syntaxe, de sorte qu'il est possible que le regard ne suive rien d'autre que la ligne mélodique des mots dont les syllabes montent et descendent selon des fantaisies qui leur sont propres, et qui les dessinent sur la surface inexistante de l'écran (elle n'existe pas).

La ruse réussit presque, et voilà que la possibilité du présent se dessine à la surface du monde.


Carnets lointains, XLVI (échos)


Ce n'est pas tout à fait cela. 
 
Il passe des ombres et elles ne me frôlent pas. Ce n'est pas seulement cela. Il y a des échos de ce qui fut dans ce qui est, et je ne les entends que trop. Je n'arrive pas à ne pas entendre ce réveil (il n'existe plus, son mécanisme depuis longtemps s'est arrêté et la main qui le remontait depuis longtemps, elle-même, n'existe plus) et même si je couvre son bruit fantomatique des ondes toutes puissantes et rassurantes de la radio, si j'invoque une présence contemporaine et subtile, même si je tente de faire couler une strate liquide de musique dans ce bruit régulier (il n'existe plus), il n'y a rien d'autre à faire que de constater qu'il se renforce et se retend au contact du monde dans lequel il n'est plus, il s'insère dans la musique qui devrait le couvrir, il y marque son rythme, toujours le même, avec la même insistance qu'il mettait, jadis, à réveiller le voyageur aux premières heures de l'aube. 
 
Il faudrait que le présent soit plus puissant, plus ferme, plus cristallin, plus transparent aussi pour n'être pas entièrement corrodé par le passé. 
 
Il manque au présent fâlot une intensité, une présence qu'il est bien incapable de donner. Il vacille comme une petite bougie, présent fâlot, je m'abrite dans un cercle de lumière,  il ne m'enveloppe pas tout à fait, comme une couverture trop étroite, et parfois j'ai l'impression que le cercle lui-même oscille comme si le vent du passé le balançait dans la nuit d'encre. Il manque au présent fâlot (il n'existe presque pas) un bruit régulier, comme une palpitation, qui en marque la vie, il n'y a presque rien, que cette légère fumée au-dessus de ma tasse qui dessine des arabesques, et la lumière diffuse laisse dans l'obscurité l'immensité du passé, et le grand escalier de châtaignier craque comme si des pas le descendaient, le remontaient.

Je laisse les ombres du passé aller leur chemin dans la grande maison vide.

Elles vont leur chemin dans la maison vide, et je reste blottie dans ce cercle imprécis, dont la bordure elle-même se laisse ronger par l'ombre et se noie peu à peu dans l'obscurité pleine. Je reste dans ce cercle vide. Il me semble qu'il vacille, et que sous peu, mon présent lui aussi (il n'existe pas) glissera dans le passé sombre, s'engloutira en lui. Vertige. Sur la limite indéfiniment reculée du passé et du présent, il me semble que le présent bascule et que le passé (il n'existe plus) est incroyablement plus dense. Et je revois leurs silhouettes, j'entends les intonations de leurs accents, je voudrais seulement n'être pas seule au milieu d'eux (je n'existe plus).


vendredi 12 novembre 2010

Carnets lointains, XLV (résonance)


Passage du temps dans l'obscurité du jour, le cliquetis du réveil (il n'existe plus) résonne dans la cuisine (elle est vide, et le carrelage sous mes pieds nus est froid), le mécanisme en a été remonté  avec une attention sans partage tous les soirs, pendant des années, du même geste régulier, des mêmes mains, après le repas du soir, quand la fatigue emportait vers les lits frais, et faisait remonter la maisonnée dans les étages, la dispersait dans le silence, et ainsi se marquait l'entrée solennelle dans la nuit. 

Je suis seule dans la grande maison vide.

La verticalité qui s'en déploie pèse sur moi de toute sa raideur. Je ne parviens pas à habiter toutes ces pièces, toutes les chambres, qui se font face dans le couloir, qui se regardent aveuglément dans la nuit, elles restent obscures et fermées, pleines d'absences qui ne sont pas les miennes,  ce n'est pas moi qui suis partie et revenue, il est impossible à un seul être d'embrasser tout l'espace, de le remplir de ses mouvements, de le porter dans les gestes de la vie, je ne parviens pas à étendre dans son espace complexe le cercle diffus de ma présence, ce n'est pas de ma présence qu'il s'agit, et les battements réguliers de mon cœur me paraissent soudain moins propres à animer le temps, que le cliquetis du vieux réveil, je ne parviens pas, seule, à habiter tous ces lieux, tous ces passages, je me souviens  seulement, je ne peux rien faire de plus, des tapis qu'on sortait dans le soleil, des chaises empilées les jours de ménage sur le perron, et des odeurs de cuisine que je sentais de loin à mon retour.

Je suis seule dans mes souvenirs.

Le temps est passé, et le vieux réveil a renoncé à en compter le détail exact, tellement de temps a passé, tellement de secondes se sont accumulées, empilées, les unes sur les autres, inlassablement, impitoyablement, le mécanisme s'est rompu, quelque dentelure d'une roue minuscule s'est usée, a cessé de s'emboîter dans une autre roue, et le mouvement, d'un coup sec, a cessé, à une seconde précise qui a ouvert un silence infini qui ce soir m'englobe toute entière.

Le cercle de lumière qui tombe de la lampe, verticalement, sur la table de la cuisine est devenu ce soir le seul espace dans lequel je puisse accepter de rester. Je m'y réfugie comme dans mes souvenirs. Et miraculeusement j'y entends le vieux réveil (il n'existe plus) pendant que des ombres passent dans la pièce.

Carnets lointains, XLIV (halo)


Quand la dernière de ces fleurs monstrueuses s'est retirée de mon esprit, tendu vers sa saisie, incapable de la cueillir, j'ai compris qu'il ne servait à rien d'attendre dans l'obscurité, il était à présent parfaitement clair que toute cette nuit serait vouée à l'insomnie pâle, qu'il n'y aurait en elle aucun abandon des forces pour les mieux retrouver, intactes, entières, au matin, et que la tête pas un instant ne reposerait mollement dans les formes de l'oreiller, n'y imprimerait son poids abandonné, ne s'y laisserait porter. 

Quelque exil loin de tout repos se dessinait.

Cela ne me dérange pas fondamentalement. Les journées qui les suivent, entièrement vides et presque silencieuses, dans lesquelles quelque chose sans doute comme le fantôme de cette nuit ne cesse pas un instant de nous entourer et de nous tenir, et de mettre, entre le jour et nous, l'espace de la nuit impossible que nous avons traversée, ne sont pas absurdes. Les impressions aiguisées, qui suivent cet enchaînement des jours sans rien entre eux pour les séparer ont la texture déchirée d'un velours dévoré par l'acide, qui se serait accroché, déchiqueté dans les décombres inaccomplis des rêves. Mais  ces floraisons intenses ne sont plus supportables,  pas plus que ces exhalaisons absurdes qui se dérobent chaque fois qu'il serait possible de les atteindre, il vaut mieux ne plus être le jouet de ces apparitions, à ces disparitions, échapper aux frôlements de leurs pétales de soie.

La lumière dessine dans la pièce un cercle qu'il est possible d'habiter.

Attendre, à l'intérieur de ce cercle, paraît une hypothèse raisonnable. Il suffit de ne pas franchir la frontière imprécise et tremblée, d'abandonner l'obscurité aux frôlements et au passage des rêves fantomatiques (cette manœuvre étrangement les vient conforter), et de se tenir à l'intérieur de l'espace ainsi délimité. Il n'y a rien à espérer, rien à attendre. Il suffit de se concentrer pour entendre, au delà de la fumée calme qui enroule des spirales au dessus de ma tasse, en réponse à ma respiration, pour percevoir très indistinctement la palpitation calme de ce réveil, qui a accompagné chaque instant de ce monde avec une parfaite régularité.

Il y a des décennies qu'il ne fonctionne plus.


jeudi 11 novembre 2010

Carnets lointains, XLIII (flux)


Flux et reflux. 

L'avancée des flots, même dans la nuit aveugle. La vague avance, se déroule, s'enroule, dans une gerbe d'écume, et des éclaboussures immenses, elle entraîne avec elle les minuscules débris des coquilles par elle réduites en éclats innombrables, elle entraîne avec elle les pierres parvenues à un point tel d'usure, une usure si extrême, de toutes les strates envisageables, qu'elles ne sont plus guère que sable, 

et à ce point si extrême de l'effacement des choses, elles font affirmer à certain philosophe sceptique qu'elles n'existent pas, puisqu'elles se laissent arracher peu à peu des atomes, jusqu'à se laisser réduire en sable, encore, jusqu'à n'être plus rien, et il faut imaginer sa silhouette fine qui laisse glisser les grains entre ses doigts, et songe au paradoxe du sorite, et le modifie, le déploie, le prend, puis décide que les pierres n'existent pas puisqu'insensiblement elles se laissent réduire jusqu'au néant qu'alors elles doivent bien être…  

puis, une fois que la vague a accompli ce déplacement selon le lieu depuis le fond de l'horizon,  elle s'étale sur la plage jusqu'à n'être plus qu'une minuscule pellicule d'eau, luisante, sur la surface du monde qui bientôt l'absorbera, suffisamment forte, cependant, pour y dessiner une courbe hésitante et tremblée que les rêves suivent aisément dans un mouvement immobile, pendant que les marcheurs la croisent et la recroisent sans prendre garde à elle, et qu'un enfant rêveur les suit depuis déjà longtemps.

Les idées dans la nuit ne font pas autre chose.

Elles montent des fonds secrets de notre obscurité, dans un silence sidérant, et une fois qu'elles ont atteint la surface de notre conscience, elles se déploient telles des fleurs immenses et monstrueuses dans l'esprit sans défenses, elles instillent en lui leur parfum écœurant, entêtant, obsédant, puis  s'y fanent aussitôt, sans se laisser saisir, leurs pétales tigrés s'y flétrissent sans résistance, les doigts ne peuvent approcher leur texture poudrée sans qu'elle se déchire, elles s'y délitent outrageusement, l'esprit qui tentait d'en préciser les contours, se voit abandonné par elles, délaissé, sans comprendre quel mouvement de flux et de reflux les prend et l'abandonne, les porte et l'enfonce dans des profondeurs insondées où il demeure, silencieux et blessé.

Carnets lointains, XLII (naphte)


Quelque chose comme un trou noir absorbe les bruits et les lumières, et les possibles et les lendemains. La possibilité de l'aube paraît infiniment éloignée, la nuit, impossible à traverser, et l'épaisseur de son opacité commence à engourdir les gestes. 

La possibilité des rêves s'entrouvre.

Une image passe sous les paupières, je ne sais pas comment elles se forment, je voudrais chercher quelle causalité  mystérieuse et complexe enserre leur apparition, et je comprends cependant qu'il est quelque part une genèse indépendante de ces images qu'elles apparaissent et se présentent sans se laisser prendre dans les filets de nos raisonnements… on peut serrer la maille autant qu'on veut, les mains fatiguées des pêcheurs, au soir tombant, reprenaient les mailles, das les images de nos souvenirs rêvés. 

Il reste rien d'autre, sur le rivage, que des oiseaux englués dans une nappe de pétrole noir et gluant, et les flots paraissent étrangement calmes et lents, aux bords desquels ils se redressent, ils ouvriraient, s'ils le pouvaient, leurs ailes, étendraient l'envergure de leurs ailes, ils s'envoleraient dans le vent et la tempête, et rejoindraient des courbes immenses, et seulement ils rabattent leurs membres gluants, collés et noirs, qui ne s'articulent même plus précisément, et se confondent et se mêlent à la naphte noire qu'un bateau éventré, un peu plus loin, recrachera encore longtemps avant de sombrer, fracassé sur les rochers.

Le vent impossible les ravage.

C'est un mécanisme subtil. Je ne sais pas pourquoi mon cerveau produit des images aussi précises, détachées de leur contexte, et qui pourtant, dans le flux de l'existence, prennent une position aussi nette et parfaitement ajustée dans le flux de l'existence, elles apparaissent, se fixent un temps, au point qu'un temps il m'est impossible de penser à autre chose, elles se forment dans mon esprit, et pendant que je regarde les formes imprécises dans l'obscurité du salon, je vois aussi, très précisément, dans une projection intense du moment, ces oiseaux englués.

mardi 9 novembre 2010

Carnets lointains, XLI (presque)


Glissement.

Le chiffre se décompose. Il se décomplète. Il était une certaine forme, quelques bâtonnets luminescents, turquoises, une forme géométrique composée soigneusement dans l'espace à deux dimensions, projection improbable sur le mur, du temps dans une extension purement spatiale. Affichage en temps réel de l'écoulement des minutes. Discrétion du temps. Il faut exactement soixante secondes pour que l'affichage se modifie. Soixantes secondes révolues entament la forme, la ronge, l'effrite, mais le miracle du continu affiche une autre forme immédiatement, jusqu'à atteindre un bouleversement plus intense, qui remonte encore davantage de la droite vers la gauche. Jusqu'à paraitre corroborrer l'hypothèse incongrue de la circularité du temps.

Glissement.

L'esprit s'enroule en rêves autour d'une forme géométrique. Le huit fabuleux s'arrondit au contact du rêve et s'enfonce lentement dans des strates de conscience qui, telles une eau stagnante, en brouillent les contours. Après tout, cela n'a rien d'invraisemblable, la tour carrée parait ronde, quand elle est vue de loin. La perception en épouse des spirales qu'elle voudrait saisir, qui se dérobent sans cesse telles des mirages dans cette eau trouble des rêves, elles reculent, se renversent, se retournent, il faut plonger un peu plus profondément pour les retrouvrer, tenter de les retrouver seulement... Et encore s'enfoncer dans ce monde fluide et glauque.

Si en effet le temps est circulaire, ces enroulements sont moins surprenants et il parait possible, et même rationnel, de se donner cette possibilité d'un tourbillon calme et immobile, on en conviendrait presque. Pourquoi pas ? Il suffit alors de renverser ce huit pour en faire la figure délicieuse de l'infini. Précisément, exactement comme un amant renverse son amante sur un lit. Perfection rationnelle et trompeuse des rêves. Elle n'a jamais semblé plus claire. Il ne reste plus qu'à tordre quelque peu le symbole parfait ainsi obtenu pour jouer sans fin, intérieur, extérieur, dans les fourvoiements du ruban de Moebius, qui brouille toutes les directions possibles, et finit de nous perdre, infiniment, dans un espace qui nous désoriente sublimement.

Un nouvel effondrement efface le huit et me réveille brutalement.

lundi 8 novembre 2010

Carnets lointains, XL (veillée d'armes)


Les chiffres lumineux. J'ai choisi bleu turquoise. Il y avait rouge ou bleu turquoise, le logiciel m'a demandé mon avis, et j'ai écarté le rouge, il me rappelait d'autres horloges, d'autres temps, d'autres mondes, j'aurais eu l'impression d'avoir transporté dans mes nuits, d'autres moments qui ne reviennent pas. J'ai préféré le bleu, parce que j'aime bien ce mot, turquoise, je le retourne dans mon esprit comme un galet lisse entre mes mains. Turquoise. Un minuscule caillou ramassé un jour d'été dans une rivière, et le turquoise alors d'une libellule qui suivait les berges en hésitant dans des boucles incertaines, ma main avait traversé l'eau fraîche, et saisit ce minuscule éclat, et un instant l'univers avait semblé suspendu à cela, ma main dans l'eau tremblée, un caillou étrange et bleu, et le vol de l'insecte accomplissait ses courbes compliquées et entremêlées. La scène s'étend dans mon souvenir impressionniste (elle ne s'arrête pas, mais il n'y a pas de raison, ici, que j'en dise plus). 

Alors va pour le turquoise.
Il s'affiche maintenant dans la pénombre de la pièce et diffuse, comme un poison calme, sa lueur. Les chiffres se composent et se recomposent sur le tracé maximal du huit, s'effondrent, se redressent, disparaissent par parties du huit, par convention ici construit de la superposition de deux carrés, et du carré inférieur, la frontière supérieure est également la frontière inférieure du carré supérieur. On récupère ainsi quelque chose de l'infinité du huit, on le renverse et il représente l'infini, on le redresse, on le retaille comme une pierre précieuse, et il devient cette articulation de traits lumineux qui permet tous les autres chiffres, qui contient en elle tous les autres chiffres. 
De nouveau, l'∞.

Des effondrements se produisent. Le huit perd un côté, devient un neuf, le neuf se disloque, passe au zéro, un mouvement, aussi, se produit. On attend des recompositions plus profondes, qui se laissent prévoir, des métamorphoses temporelles plus violentes, mais elles se font infiniment lentement. Même la possibilité de jouer de la régularité des séquences se fait attendre immensément,  et se diffuse dans le temps, on prévoit les récurrences, les répétitions, les suites de chiffres, les nombres symétriques, les symétries imparfaites nous font attendre les symétries parfaites, et qui nous indiquent seulement à quel point l'insomnie ronge. Les répétitions parfaites, les montées chromatiques n'apportent aucun apaisement, ne suspendent rien, et semblent plus sûrement renvoyer à l'immobilité du temps.
Et l'insomnie dévore la nuit. 




samedi 6 novembre 2010

Carnets lointains, XXXIX (attente)


Juste cela. Rien que cela (qui occupe tout). L'attente. Rien d'autre que l'attente ne peut emplir ainsi l'espace et le temps, puis relier entre eux, un à un, tous les points de l'espace temps au point que, dans les circonvolutions patiemment dessinées, il n'est possible de rien d'autre que de cela : attendre. Attendre, dans la pénombre, les yeux ouverts sur des formes vagues et des dégoulinades de vêtements, des empilements (horizontaux sur verticaux) de livres dans la bibliothèque, que la conscience, quelques heures, rende les armes de la rationalité. Qu'elle cesse là son flux, dans l'apaisement transitoire. Rien de pérenne n'est à espérer, seulement, quelque temps, la suspension. Cela suffirait : le monologue intérieur serait suspendu au sommeil, il se pourrait qu'il réussisse la prouesse d'équilibre léger et de voltige retenue d'un mobile qui se balance dans un souffle, entre deux fenêtres, dans le calme presque immobile de l'été.

L'attente se déploie telle une fonction mathématique dont l'équation par elle seule résolue permettrait de relier tous les points de l'espace (il en existe toujours une, et je ne la trouve jamais).

Dislocation et extension, les essences de ces deux phénomènes, au commencement indépendantes, semble-t-il, se sont liées. Les images du passé heureux reviennent, tressées des angoisses du jour, se tissent de leur propre effacement, et elles prennent dans mes souvenirs des couleurs sépia, jusque dans mes pupilles qui regardent passer les traces du monde, projections lumineuses, sur le mur blanc. Je comprends que cette teinte sépia se diffuse peu à peu  dans chacune de leurs fibres,  et qu'elle déteint peu à peu des terreurs à venir (elles viendront un jour). L'éloignement dans le temps, et l'obscurité, empêchent d'en percevoir finement les contours ; l'angoisse, comme un lichen, profite de ce phénomène, et se répand dans les interstices de l'absence, elle agrippe les rugosités, y plante ses racines, et se déploie exponentiellement sans qu'il soit possible de la contenir, jusqu'à ronger  les souvenirs qu'elle attaque patiemment. 
Je me demande soudain si le mur qui entoure ce jardin à hauteur des épaules, de galets  roulés dans la rivière, abandonnée par elle dans un ancien cours, il y a partout, de ces galets, entre eux liés par du ciment gris, à peine un tracé de ciment gris, fin et résistant, qu'une main sûre a déposé là, se laisse sous la pluie d'automne, avec une infinie patience, ronger par les mousses hérissées et les lichens, si fins que la lame d'un couteau ne parvient pas toujours à les décrocher. Ils y dessinent des tâches de couleur, du jaune d'or au gris pâle, sans oublier un vert d'eau, quelque teinte qui doit avoir la transparence du céladon — et je sais qu'elle le ronge, et que sous elles, il se délite.

C'est à ce moment là que le crissement des draps devient insupportable.

vendredi 5 novembre 2010

Vase-communicant avec Lambert Savigneux, http://aloredelam.com/


L'ouvre-boîte

Le ciel rouge au dessus de lui suintait de toute part, une chaleur étouffante et les couleurs de plus en plus tiraient vers le violet, il devenait de plus en plus difficile d’avancer le long de cette route droite et sans fin. Il avait bien entendu des histoires de chemin qui allaient de points en points, de façon erratique, un peu comme l’œuvre d’un peintre fou ou le galop d’un cheval halluciné – à y bien réfléchir cette droite l’exaspérait, elle coupait la surface d’une ligne absurde et existentiellement inutile, une cicatrice – la chaleur devenait intense – il voyait les lignes rire et pleurer disserter à tort et à travers dans des élans de créativité soudains et puis se résorber ; elles se taisaient, les silences créaient des trous – il se vit encerclé – le langage tournait en boucle, un tournis qui lui semblait circulaire, vaguement à la façon d’un tournevis même si certains arguent que le tournevis n’est pas circulaire mais allez savoir- ceci de manière si hâtive que bientôt il ne distingua plus rien – au dessus de lui les lignes du ciel se faisaient de en plus menaçantes, ils se dit que ce devait être les tensions électromagnétiques mais il trouvait bizarre tout de même qu’elle se mettent à parler – il sut qu’elles étaient de nature bavarde et que leur chanson se perdait dans la nuit des temps ; la nuit cela n’avait pas de sens, la nuit n’était qu’un changement de points et de lignes- alors qu’elle aurait du être surface - il était fatigué – la nuit c’était quand les lignes se mettaient à courir et que tout s’enfuyait hors des surfaces, là au contraire toutes les lignes tendaient à se résoudre en une seule, elles se rapprochaient dangereusement de lui et il se mit a courir mais les lignes clowns faisaient le pitre devant lui et il su que l’effort était en vain. Ce n’était pas comme ça et peut être d’ailleurs ferait il mieux de s’assoir, de stopper le mouvement. Car ses lignes commençaient à jargonner dans la langue ancienne et à vouloir se joindre aux autres dissensions, ce n’était pas drôle et il ne comprenait plus –

Il se rappelait les entrelacements des amitiés et ce qui lui avait semblé être des crocs, les lignes et les points plans des frenyuderichas  étaient de deux ordres, il se rappelait les vieux et leur bizarre chanson, mais lequel des deux pullthecorkoutofthebottle  ou tryyourheadasacanopeneurcartoutvit, le vieux avait rit et s’était moqué « ouvre-boite ou « tire-bouchon » avait il marmonné, le tire-bouchon était circulaire, il était fait d’une seule et même pensée qui se retournait sur elle même et racolait les lignes folles autour d’elle et permettait de marcher sur un chemin où les broussailles poussière qui bloquaient la vue et les autres lignes le laissaient tranquille, ça faisait un boucan du tonnerre, le vieux avait rit oui le tonnerre frenyuderichas voulait dire cheval aussi bien que tire bouchon ce qui signifiait en fait tonnerre ; seulement le retrouver était dangereux car il pouvait mordre et les lignes en se dilatant faisaient un bruit insupportable comme un pet d’ancêtre, tout dépendait de ce que l’ancêtre avait mangé mais on pouvait parier que ça puait car dieu sait ce que bouffaient les ancêtres ? et puis on pouvait se retrouver enfermé dans l’absence de ligne si jamais on prononçait mal tire-bouchon, il y avait tant de consonnes, enfin ce qui semblait des consonnes car c’était en fait des vrilles de mot, des aléas de tracé qui se répercutaient, il fallait être du clan du tire-bouchon et apprendre très jeune à prononcer tous les noms de la lignée du tire-bouchon qui étaient  aussi nombreux que les étoiles et que les touffes d’herbe sur la prairie et cela sans en manquer une. ce n’était pas sûr ;

Il était du clan de l’ouvre-boite.

L’ouvre-boite ressemblait à une sphère transparente et était étendu tout du long de la surface, les pieds joints ; il devait certainement y avoir une raison  à cela , et pourquoi les pieds joints, cela avait il ou avait t’il eu une importance, un sens profond ? je ne parvenais pas à me rappeler, ma raison me disait que les pieds, joints ou non devaient avoir partie liée au problème, cela devait être car sinon pourquoi en aurai-je fait état, spontanément , sans y être invité ?  et d’ailleurs pourquoi étais je passé de la troisième personne du singulier à la première personne du singulier, cela était un indice et tendrait à montrer que j’étais sur la bonne voie, du moins avais je retrouvé le « je » , that’s a start, content, je me mis à gratter le sol férocement - l'horizontalité m'y incitait cela était clairement établi et je voulais rétablir la position, cela je le savais, ce que j'ignorais c'était pourquoi - toujours cette question qui me taraudait, pourquoi ! pourquoi devait il toujours y avoir un pourquoi , pourquoi invariablement des compléments circonstanciels entrainaient des relatives ce qui compliquait toujours tout, je déteste les relatives, je sais que nous vivons dans un univers déterminé par la surface ou les lignes ne jouent aucun rôle et c’est pourquoi le tire-bouchon pour le clan de l’ouvre-boite n’était d’aucune utilité, et que par conséquent des suites ininterrompues de conjonctions et de coordinations et autres subtilités nous encombraient l'existence, je vous le dis tout net si cela ne tenait qu'à moi je les ferais toutes sauter !! mais pour cela il fallait retrouver l’ouvre-boite et les lignes devenues complètement furieuses de n’être pas prises au sérieux par un tenant de la surface étaient de plus en plus rouge et tourbillonnaient en tout sens- un bon ouvre-boite ferait taire tout ce brouhaha mais ou était il ce sacré ouvre-boite ?  rien que d'y penser ! - puis un silence se fit dans mon raisonnement, un creux dans le temps si vous préférez , j'avais achoppé à quelque chose ; c'était ce verbe '"sauter" qui m'avait si fortement ému, pourtant le lien entre ouvre boite et sauter m’échappait, cela me faisait plutôt penser au tire-bouchon tonnerre, ce pouvait il que les deux aient partie liée, qu’il fussent du même supra-clan, que les deux mots se rejoignent à un moment et que les surfaces soient en fait des lignes et réciproquement et que j’en sois, en ce point précis de mon trajet, arrivé à l’endroit où les lignes étaient en fait des surfaces, question de regard me direz vous, peut être qu’un bon tire bouchon …? Mais il restait toujours ce problème de la prononciation et si je me trompais tout risquait de me sauter à la figure, et ça bien sûr ce serait la fin des haricots. Le clan des haricots n’intervenaient qu’à la fin et n’était pas lié au clan du tire-bouchon ni à celui de l’ouvre-boite, ou alors de façon très lointaine et emberlificoté, en fin de lignée, ce qui expliquait qu’il n’intervienne qu’à l’extrémité et n’était d’aucune utilité. Il valait mieux laisser tomber ; non il fallait retrouver l’ouvre-boite sacré et ça … ce n’était pas une mince affaire car il avait été volé, du moins le disait on, un silence ironique- ou semblant tel ponctuait toujours les phrases où ouvre et boite se faisaient entendre – la prononciation ne posait aucun problème car les rêves en avaient la forme et moi-même en étais venu à me voir comme un ouvre boite _ je me mis à penser qu’il me suffirait de m’introduire dans les lignes pour que celles-ci se rétablissent enfin en surface car oui, il me semblait clair que chacun des membres du clan de l’ouvre-boite en était arrivé à être son propre ouvre-boite et en s’étirant suffisamment à être universellement ouvre-boite, il pourrait donc à force de conjonction et d’insubordination forcer les lignes à redevenir surface – lumineux, mon raisonnement boréal commençait déjà, je le voyais, à se faire se résorber les lignes qui penaudes rentraient à la niche d’elle-même – les niches sont des boules de lignes prévues à cet effet dans les renflements de la surface totale ; je m’étirai et m’étirai en sphère de transparence permanente et je m’aperçu bien vite que je devais  avoir retrouvé l’ouvre boite en m’ouvrant au rêve, il s’avérait bien que nous étions tous des ouvre-boite en puissance et qu’il suffisait de s’étirer suffisamment pour que la surface redevienne paisible et débarrassée des lignes.

jeudi 4 novembre 2010

Carnets lointains, XXXVIII (respirations)


Respirations entremêlées… il y a aussi ce bruit là dans les nuits…  toute la nuit… respirations dont les lignes montent et descendent en alternance… je me souviens de ce bruit là… le seul qui me manque au cœur de la nuit, dans le fracas lointain des villes, dans les illuminations violentes des aéroports qu'heureusement mes paupières parviennent à filtrer quand la fatigue m'écrase absolument. Il y faut, certes, des strates d'endormissement contrarié, des espaces d'insomnie traversés seuls, et les froissements de la fatigue, des immensités nocturnes sans aucun espoir, sans aucun rêve. Il n'y a que le bruit de ma respiration entremêlée à cette autre respiration qui me manque, c'est le seul bruit que je recherche et vers lequel je tends comme vers la seule respiration possible, la seule inspiration du monde dans mes poumons, le seul possible.
Les lignes se croisent et se décroisent. S'entremêlent et se démêlent. Se fondent et se confondent.
Mon souffle quand il sort me paraît tiède et calme, j'inspire un air frais dans le faible interstice que j'ai laissé, entre mon visage et l'oreiller. Sur ma joue passait comme une caresse un autre souffle sous  lequel je n'ai pas bougé. Aussi longtemps qu'il a suivi cet angle, cette direction, aussi longtemps qu'aucun muscle ne s'est mu, je suis restée ainsi, sans bouger et faisais ma respiration aussi légère qu'il était possible pour sentir cette respiration autre. Quelques rêveries passaient dans mon esprit que je ne retenais pas et qui ne me retenaient pas, rêveries ornementales de quinconce et d'arabesques que je laisse courir, il n'y a aucune raison de les retenir… 

Je retiens un peu mon souffle, pour qu'il se fonde le plus discrètement possible dans l'univers.

Je me garde bien de déplacer une seule ligne. Il ne faudrait pas que le drap se froisse et recommence son crissement. Le moindre mouvement, je le sais, contreviendrait à cet équilibre souple et fragile. Je repose seulement sur cet équilibre souple et fragile, qu'un mouvement viendrait détruire, et après ce geste malheureux (il est inéluctable qu'il advienne, il ne pourrait en être autrement dans ce monde imparfait), ce sera la chute libre dans le monde. Je ne sais pas pourquoi on appelle cela une chute libre, c'est une chute verticale, un trait dans l'espace, je ne sais pas pourquoi on appelle cela le jour, c'est une masse de béton en train de prendre qu'il faut traverser pour retrouver la nuit, et on appelle cela le jour… et on appelle cela une chute libre. 

Je ne suis rien d'autre qu'un éclat métallique qui s'enfonce dans la matière et rouille, immobile.
Alors je me retiens à ce souffle qui n'est pas le mien, qui l'entrelace et l'allège,  dans lequel des possibles se tissent qui s'accompliront ou ne s'accompliront pas, je me retiens seulement à cela, avant la chute verticale dans l'épaisseur du monde. Elle étouffe toute chose.

mercredi 3 novembre 2010

Carnets lointains, XXXVII (nocturne incongru)


Tout cela n'est rien. Tous ces bruits, peut-être, ne sont rien. Ils se fondent dans le registre des nuits, ils s'y perdent, ils s'estompent et se diluent dans l'immensité des ténèbres, ou plutôt, ils s'y dilueraient, si les nuits urbaines n'étaient pas si pâles et si elles n'étaient pas si lumineuses. Je regarde le ciel presque blanc de Paris, ou de Tokyo, et je ne crois plus tout à fait possible de croire à la nuit.

Éclatement, dissolution. Que serons-nous si les nuits ne sont plus ? Si les nuits ne sont ni silence ni ténèbres, comment nos fautes seront-elles effacées et quel repos trouverons-nous ? Que ferons-nous dans l'incandescence des jours qui n'en finissent pas ?

Les bruits se démultiplient. Les pas, au dessus de ma tête, fissurent toute possibilité. Ils martèlent. Elle passe. Elle revient. Ils vrillent les nerfs et on tente de les chasser. Mais les écarter d'un revers de l'esprit ne suffira pas. L'impossibilité se lève, on pourrait dormir, on ne peut pas, on ne pourra pas, le cœur accélère, les pas reviennent, elle s'arrête, non, elle reprend, que fait-elle à cette heure-là ? C'est incompréhensible, ce bruit du monde, à cette heure insomniaque, il vaudrait mieux en prendre son parti, se lever, faire autre chose, autre chose que dormir qui est impossible, autre chose qu'écouter le silence se laisser fracturer de ce martèlement, de ces pas martelés, il vaudrait mieux tout de suite renoncer à dormir, on dirait qu'elle se calme, non, elle reprend, je ne comprends pas, les pas, ils reviennent…

C'est fini. Il n'est pas encore possible de croire au silence tant sa fragilité est palpable.

Il n'est pas jusqu'au crissement des draps qui ne se fasse entendre dans la nuit. Crissement des fibres qui se froissent quand on tente un mouvement. Frôlement de l'étoffe et de la chair, de l'étoffe contre l'étoffe, les fibres de lin se froissent et se chiffonnent contre la peau de l'insomniaque, glissent sur sa jambe, découvrent son épaule, mouvement, il tente un geste pour se remettre, frôlement, froissement de l'étoffe qui se replace et se dépose sur le corps même dont les pensées échappent. Il n'y a pas un moment de silence.

Au sein de cette nuit paradoxale, pâle et bruyante, je ne vois pas comment abriter le sommeil.

Carnets lointains, XXXVI (silencieusement)


Je ne sais pas exactement quel est le silence de la nuit. On parle toujours du silence de la nuit, mais quel est-il au juste ? Il y a un dogme du silence de la nuit, que là, à cette heure insomniaque, je me sens assez portée à faire éclater en menues contradictions. Il reste certes que la nuit, sous le couvert qu'elle nous offre comme le feraient les branches immobiles d'un arbre immense, les sensations s'aiguisent, elles y deviennent plus tendues, plus fines, et puis après un tel effort, elles se relâchent, et cèdent le pas, une fois qu'on a réchauffé sa place entre des draps, sous des couvertures, alors elles cèdent, elles reculent, battent en retrait, et finalement la respiration se calme, pendant que le corps se concentre dans ce minuscule espace de chaleur. Mais le silence des nuits, finalement, je ne sais pas exactement quel il est. 

Il y a d'abord les respirations sourdes, celle du chauffage, qui se déclenche dans le noir à intervalles réguliers, comme un énorme soupir, je l'entends toute la nuit, même si je n'y prête pas attention, à intervalles réguliers, on peut imaginer au début comme une légère explosion, quelque chose comme un souffle qui passe, et l'allumage, une étincelle, ce serait possible dans la noirceur de la nuit, du moins est-ce ce que j'imagine. Même sans être dans la même pièce, j'entends son déclenchement à intervalles réguliers. On ne peut pas dire qu'il me dérange, ni qu'il empêche de dormir, ce serait presque une présence, un ronronnement énorme et régulier. Il provoque comme une vibration sourde dans les mûrs, comme une vibration sourde des portes dans leur chambranle. Mais il n'empêche pas la nuit de se déployer.

Seulement il s'immisce dans ce qu'on y appelle silence. Comme la rumeur de la ville qui ne cesse de nous envelopper. Elle n'arrête pas de se déployer, de nous englober. Il y a la rumeur sourde, les circulations, les passages constants, et quelque chose qui monte dans la nuit, qui fait penser à des départs, tous ces gens qui passent à ces heures insomniaques, dans la profondeur de leurs jours sans fin. Les véhicules qui démarrent, on ne les voit pas, on les entend, on ne les entend pas individuellement, il est impossible de leur prêter une attention précise, on entend la collection de leurs passages, refondue dans un tout, indiscernable. Un autre bruit sourd dans lequel les roues et les pavés jouent un rôle non nul.

Alors au fond des nuits, quand une pluie immense s'abat sur nous, ruisselle sur les toits, le long des façades, et qu'elle rejaillit sur le sol, une pluie dont évidemment on n'entend jamais tous les bruits individuels — chaque goutte fera, en éclatant sur le sol, un minuscule bruit qui lui sera propre et qu'on ne percevrait pas — et de la pluie on n'aura qu'une perception globale et collective, dans laquelle tous les accidents particuliers dans l'espace et le temps se seront refondus en un bruit calme, le bruit précisément de la pluie, qui n'est que la somme de tous les bruits de toutes les gouttes de pluie, les unes et les autres, indéfiniment, ce que nous appelons la pluie vient seulement se fondre dans cet immense silence qui est une fusion assourdie des bruits du monde.

Et le silence de la nuit nous échappe.