Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 31 mars 2011

L'∞, 88

— Quelle impression ça fait, d'être pétrifiée ?
— Tu sais, moi, ce n'était ni par un dieu, ni par la Méduse, alors je ne peux pas te dire, exactement.

Je ne sais s'il est possible de comparer très finement les traversées que toi et moi faisons dans ce monde, ni s'il est vraiment pertinent de dresser des analogies très exactes entre ton monde, et le mien. À ce jeu-là, rien ne dit qu'on ne finira pas par tout tordre et transformer, et nous n'y reconnaîtrons plus rien. Tes dieux sont partis, à un moment, ils se sont tous retirés, et le monde est devenu vide et plat. Tel que je le connais. Je ne sais pas où ils sont allés, tous, mais le lieu doit te paraître immensément désert.

C'est arrivé dans une ville immense et inconnue. Je venais d'y arriver. Je ne comprenais rien, encore, à sa texture, aux chemins qu'il me fallait emprunter, à ceux qui n'apportaient rien de bon, je commençais seulement à comprendre quelques mots, et je devais, la plupart du temps, ne compter que sur moi. J'avais confiance dans la langue, je prenais des leçons, intensivement, et comme je n'avais encore rien à faire, cela occupait toutes mes journées, pratiquement, de sorte que je passais beaucoup de temps dans un appartement immense et presque désert, où traînaient ça et là quelques meubles laissés par les propriétaires. J'étais encore un peu hors de l'espace. Je commençais à me repérer, à construire des repères et peu à peu les lieux s'imprimaient dans ma mémoire. Mais ce mouvement n'en était qu'à son commencement, et je n'avais qu'une esquisse de la ville entre les mains.

Et une après-midi, après une leçon, comme la lumière était particulièrement douce et transparente, et que je n'étais pas sortie de la journée, j'ai décidé d'aller faire un tour. J'ai pris trois fois rien, mon passeport, un peu d'argent, et je suis sortie. J'ai remonté l'unique rue que je commençais à aimer, je ne saurais pas dire pourquoi, entre les façades lépreuses, défraîchies d'un siècle révolu, elle traçait en serpentant un chemin de terre battue, et habituellement était pleine d'animaux vendus là, une vieille femme avec ses poules, un homme avec une charrette tirée par un âne, et des enfants qui couraient partout, des canards dans des cages.

Ce jour-là, elle était étonnamment silencieuse, mais j'étais bien trop occupée à lire une lettre pleine de nouvelles de chez moi, je voyais la scène sur les pourtours de mon champ de vision, le centre de mon esprit était entièrement occupé par l'écriture bleue dont je connaissais bien la main, et que je déchiffrais au soleil, et puis qu'aurais-je pu faire de cette remarque même si elle était parvenue à s'ancrer plus profondément dans mon esprit ? La rue débouchait sur une étrange station de RER tout à fait parisienne. Je montai l'escalier extérieur, en vérifiant la monnaie dans la poche, et à ce moment précisément, dans le silence, un grondement s'est fait entendre, qu'on aurait dit sorti des profondeurs des Enfers. On n'aurait pas eu tort. J'ai tout de suite pensé que quelque chose de terrible aller se passer, et au lieu de … fuir, agir, me préparer à l'affronter … au milieu des gens qui couraient et redescendaient en criant … des objets qui tombaient, je suis restée immobile.

— Je regardais la scène dont les moindres détails me fascinaient, je n'en ai rien perdu, je suis seulement restée là, immobile, absente à moi-même, au milieu du chaos.

mercredi 30 mars 2011

L'∞, 87

— On ne parlera pas de Polyphème.
— Je n'ai pas envie d'en parler.

Il n'y a que cela, dans notre siècle, alors je n'ai pas envie que nous en parlions non plus. Quand j'ai lu ce chant de ton Odyssée, je n'ai rien pu faire d'autre que ressentir, immobile, le commencement de ce qui dut bien être quelque chose comme une pétrification. Je sais ce que l'on ressent, à présent, quand Méduse vous pétrifie : le cerveau fonctionne, en accéléré, même, de plus en plus vite, il calcule tout, il évalue les conséquences, les possibles, il prévoit de plus en plus vite tout ce qu'il est possible de prévoir. Et pendant ce temps, exactement simultanément (c'est cette simultanéité et elle seule qui signe la pétrification), le corps ne tressaille même pas. Je ne bouge pas. Plus du tout. Un statue fend autour d'elle l'air avec plus d'assurance. La terreur fait n'être qu'un commencement de statue, émergente peu à peu de la matière, prête à y retourner. Esclaves, se levant peu à peu, puis arrêtés dans le mouvement. Incapables de plus. De mieux.

Je n'ai pu que me réfugier dans mes phrases. Rien d'autre à faire. En l'occurrence, que pouvaient-elles ? Là, dans la caverne, je ne peux pas mettre de phrases. Du moins pas les miennes. Elles ne sonnent pas, dans ce silence. Il est plein et il étouffe. Je n'ai pas envie d'y descendre avec toi. Mais peut-être, au fond, ne cesse-t-on d'y descendre ?

— Peut-être…

Peut-être toute angoisse est-elle de cet ordre ? De l'ordre de celle qu'on peut imaginer avoir été tienne alors, à ces moments, peut-être peut-on retenir l'hypothèse que toute angoisse est une fraction
un fragment
une émanation
de l'angoisse tienne. Que toute angoisse est cette attente dans les ténèbres de la caverne de Polyphème le Cyclope. Peut-être, je n'en sais rien, je me demande, sommes-nous tous avec toi, dans sa caverne, attendant, implorant que ta ruse nous sauve ? que tu nous offres une échappatoire ?

— À quoi bon en parler ? Il y a le vent, le vent qui se lève, qui gonflerait les voiles, ce n'est pas là que tes phrases doivent se porter. Ce lieu n'est pas pour elles. Elles n'ont pas à seulement le frôler, ce gouffre duquel j'ai dû revenir.
— Les ruses ne sont-elles que des échappatoires ?
— Non ! (Cela lui est venu presque dans un cri) N'en doute jamais. Ce n'est pas cela.

mardi 29 mars 2011

L'∞, 86

- Tu sais quoi ?
- Non, quoi ?
- J'ai le vertige.
- ... Pourquoi ?

On n'est pas haut pourtant. A vol d'oiseau, à tire d'aile, on n'est pas haut, on n'est pas loin de la mer, elle est tout près, elle est là, tu vois ? Tu la vois, pourtant, alors tu n'as aucune raison d'avoir peur. Tant qu'on la voit, tant qu'on sait qu'elle est là, que sa respiration est toute proche, il n'y a aucune raison d'avoir le vertige. Tu n'as rien à craindre. Même dans la tempête, au plus fort des creux et des vagues, je n'ai jamais eu peur. Que pourrais-tu bien craindre ? Je ne comprends pas.

- Tout bascule, sans cesse, jamais, ça n'arrête pas. Jamais. Dis-moi, toi, toi qui as tout vu et même affronté les colères des dieux, si tu connais quelque chose dans ce monde qui, un moment, un seul, demeure stable, ne bascule, ne tombe pas, ne s'effondre pas. Tu vois ?
- Non. Mais moi, c'est l'immobilité qui me donne cette impression.
- Laquelle ?
- Ce vertige. Exactement.

Oui, ça, je peux comprendre. Je peux me le représenter. Je peux le figurer en mon esprit. Tu parles, et ce que tu me dis, je l'entends. Exactement. Je peux même redoubler mon vertige du tien. Le refléter. L'inverser. Le regarder, en miroir, dans les sortilèges de l'entrecroisement de nos phrases. Les unes et les autres, les tiennes et les miennes, elles se croisent, elles se tressent. Les différents vertiges possibles, le tien, le mien, se répondent.

- Le silence est moins fracassant soudain, tu ne trouves pas ?

Ulysse sourit. C'est toujours lorsque je suis sérieuse que je fais rire les gens. Sauf lui. Tout est en miroir entre nous. Il rentre. Je m'éloigne. Mais peut-être a-t-il raison, encore une fois. Peut-être tente-t-il seulement de m'apprendre la ruse ultime qu'il a déployée ... S'éloigner. Serait la seule manière de revenir. Du moins : la seule à ma portée.

Mais le souvenir d'Ithaque s'éloigne dans le passé.

lundi 28 mars 2011

L'∞, 85

C'était désespérant. Parfois le désespoir est fin et aiguisé comme une pointe de compas. La blessure n'est pas profonde. Elle n'a aucune gravité. Mais la pointe métallique s'enfonce dans la pulpe du doigt. Traverse les premières couches de la peau, finement innervées et une goutte de sang perle, qu'on aspire avec application, pour ne pas tâcher la feuille du dessin, et en fait pour la curiosité qu'éveille le goût du sang, et la culpabilité de la curiosité qu'on a éprouve à boire son propre sang, peu importe la traînée transparente et rouge, bientôt bordeaux, qui traverse la feuille.

Je ne sais pas pourquoi ce mot éveille en moi le même désespoir. Exactement le même. Aspex, aspicis, n. m. : (les souvenirs me reviennent peu à peu) le bonnet du flamine, la pointe du bonnet du flamine. Dessin, à côté de la petite notice lexicale que j'apprends par cœur, pour illustrer le mot, parce que je n'étais pas supposée me représenter exactement la pointe du bonnet du flamine. Prêtre d'un culte. Prêtre du culte impérial. Il se penche, rallume la flamme, entretient le feu du culte impérial. Son bonnet : aspex, aspicis, n. m. ne glisse pas de sa tête, ne tombe pas dans les flammes. Il se penche sur le foyer, entretient le culte impérial, son bonnet ne glisse pas, la pointe du bonnet est intacte, aspex, aspicis, n. m., hors des flammes, sa dignité est entière, il se redresse, flamine du culte impérial dont je sais dire le nom de la pointe du bonnet, et je sens descendre asymptotiquement vers le zéro, tendre asymptotiquement vers zéro, les chances que je pourrais avoir de dire jamais ce mot.

Alors, par une opération inverse, multiplication par un nombre ∞, d'une puissance tout de même modérée de l'∞, je me représente la pointe du désespoir ulysséen, la trace que cela peut laisser, dans les parties les plus subtiles de l'âme, d'avoir entendu les sirènes, de ne pas pouvoir les entendre à nouveau, de connaître leur chant, de l'avoir à jamais perdu, pointe extrême du désespoir, sur lequel il est impossible de s'appesantir. Puisqu'il n'est même pas possible d'en parler. Une pointe fine, qui s'enfonce dans les pensées, le désespoir perle calmement, qu'on lèche et qu'on avale, comme les philtres de la magicienne.

— Comment fais-tu, Ulysse, pour que tes souvenirs ne te pèsent pas, n'alourdissent pas tes pas, tous ces souvenirs que tu as en toi, comme des strates, comme les vagues de la mer ∞e, les souvenirs de ce que tu as vu, de ce que tu as fait, traversé, affronté ? Je n'arrive pas à comprendre. Moi, je ne m'en sors pas, de ma mémoire minuscule, même le souvenir d'un mot est trop pesant pour moi.
— Je ne sais pas.
— Dis-moi …
— D'où tiens-tu qu'ils ne me pèsent pas ?

dimanche 27 mars 2011

L'∞, 84

— L'absinthe de ton absence lui est terriblement amère, je suppose ?
— N'en doute pas.

Elle, la magicienne ! À son tour d'avoir, dans la bouche, sa bouche qu'assurément tu as embrassée maintes fois, sans répit, sans relâche, mais à présent vos lèvres sont désunies, c'est son tour d'avoir entre ses lèvres le goût amer de ton absence. Elle a triché, à toutes les parties qu'elle a jouées dans le monde, elle a triché, menti, avant même le début de la partie, étiré le temps, déformé les repères, les espaces, les intervalles, les interstices, jeté des sorts, déboulonné les possibles et dans ce déséquilibre constant il était devenu impossible de ne pas dégringoler.

C'est à elle, maintenant : c'est son tour d'avoir, dans la bouche, le goût atrocement amer de l'absinthe et de ton absence, de ton absence qui se distille, qui infuse, dans toutes les saveurs de ses journées. Je le connais, je le connais très bien, je le connais par cœur, je pourrais l'identifier même en le diluant dans l'océan tout entier, l'océan tout entier pour moi seule aurait le goût de ton absence. Après tout, j'ai bu moi aussi à ce calice, moi qui ne croyais même plus à la possibilité de toi. Je lui laisse au fond les gouttes les plus amères. La concentration y est absolue. Elle devrait, même dans son sommeil, même dans les limbes les plus profondes, les plus lointaines, le sentir et autour d'elle tout ne sera que déchirement.

— Je me demande quel philtre splendide elle est occupée à préparer avec ses larmes.
— Tu exagères.

Je ne sais pas pourquoi, toute ma colère prend pour focale unique cette magicienne disparue de son monde, retirée de son monde, au point qu'elle n'est sans doute plus rien pour Ulysse, et que pourtant, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'il regarde la mer dans sa direction. Je tente de me rassurer. Il y a une ligne de fuite. Elle est partie, on a inventé la perspective, ses dieux sont partis, ailleurs, loin, sans doute elle les a suivis, emportant ses secrets avec elle, et moi, je ne sais pas pourquoi, je serais bien incapable de le dire, la focale se resserre, se recentre, s'affine, se précise, je pense à elle, à ses philtres, ses potions, au temps qu'Ulysse a passé avec elle, et ma colère prend cette irisation que je lui connais, quand elle va devenir tranchante comme la pointe d'un diamant.

— Tu sais à quoi je pense ?
— Non. Comment veux-tu que je le sache ?
— À ce mot que j'ai dû apprendre un jour, aspex, aspicis, m. dont le dernier sens répertorié était "la pointe du bonnet du flamine".
— Pourquoi tu penses à ça ?
— Il s'était enfoncé en moi, j'étais désespérée. Ce mot m'avait complètement désespérée.
— Je comprends…

L'∞, 83

Circé, sorcière ensorcelante qui t'as retenu auprès d'elle aussi longtemps qu'elle a su… Moi, ça m'est bien égal, personnellement, de ne pas la rencontrer, de ne pas la voir, que tu n'en parles pas. Ne t'imagine pas que je vais te poser la moindre question, tu serais trop content. Je peux les imaginer facilement, les miasmes hallucinatoires de ses sortilèges, et tutti quanti, je m'en passe. J'entends autour d'elle un silence assourdissant, je sais, avec toute certitude, qu'il oblige à se courber jusqu'à terre, pour chercher, en avançant au ras du sol, un peu d'air à respirer, du moins un air qui ne produise pas, dans l'esprit effondré sur lui-même, des hallucinations féroces. Égal aussi que tu ne m'en parles pas.

Pour ce qui est des miasmes, c'est bon, on connaît, on a la pollution, le subtile mélange qu'elle parvient à faire, avec le printemps, les pollens, les poussières, les poussières sans doute radioactives, n'oublie pas, qui plus est venues de si loin, de là où je tends depuis que j'en suis partie (tiens, j'y pense, ce doit être cela mon Ithaque, je ne m'en suis même pas rendu compte), alors les maléfices de Circé, je m'en passe, tu peux rester silencieux, tu peux n'en rien dire, regarder, au loin, la mer, je ne sais pas à qui tu penses, les Sirènes, Circé, va, à mon avis, à mon humble avis, mon cher Ulysse, j'en connais autant que toi, des maléfices, et même plus.

Je vais te dire, je pense même que notre monde est expert en maléfices, qu'il a atteint le sommet de la production maléfique, et que Circé, la pauvre, ne connaissait rien à tout cela. Les matières les plus nauséabondes, les plus à même de nous pourrir, sont entrées en nous, dans tout ce que nous inspirons, avalons, déglutissons, alors Circé… notre monde se délite de miasmes, de poussières, fait entrer, dans nos poumons, des particules ∞ment subtiles, ∞ment dangereuses, alors Circé, comparée à n'importe quel réacteur, elle ne tient pas la comparaison…

Enfin, je n'en suis pas tout à fait sûre.

Peut-être, il est possible que je me trompe. Je ne suis plus sûre de rien. Il me semble que tu regardes au loin la ligne immatérielle sur laquelle, quand personne n'intervient abruptement dans mes pensées, je déplace tout signe de ce monde, toute manifestation de mon être, toute exhalaison de mon souffle.

— Je pense que tu as raison.
— Je n'ai rien dit.

samedi 26 mars 2011

L'∞, 82

— Et les philtres et les magies et les ensorcèlements, et les empoisonnements, tout cela, que ce monde aujourd'hui s'emploie à oublier, tout ce qu'il est possible d'imaginer en lisant ton histoire, de la puissance de la magie, … et elle, … la magicienne … tu n'en diras rien non plus …
— Non plus.
— Ce n'était pas une question.

De toutes façons, tu n'as pas la recette. Et même si tu l'avais, et même si tu me la donnais, à supposer tout cela, que tu l'aies, que tu ne l'aies pas oubliée, que tu me la donnes, à faire une à une, patiemment, toutes ces suppositions, que je n'ai aucune raison de faire, mais admettons, je ne suis pas sûre que je m'en servirais, de ce philtre. Pour quoi faire ? Tu ne l'as pas, de touts façons, ce descriptif, étape par étape, de tout ce qui ne se trouve plus, de tout ce qui as disparu de la surface de ce monde, je n'y crois pas une seconde, et cela poserait des problèmes de traduction invraisemblables, à n'en plus finir, pour rien, pour rien qu'une tisane à laquelle je ne croirais même pas. Je découvre qu'il est possible de se sentir seule, même en compagnie de la possibilité d'Ulysse. Même la compagnie de la possibilité d'Ulysse n'empêche pas de se sentir seule. Quelque boisson, une infusion de plantes, on y mettrait de cette plante qu'on compare toujours à une goutte de sang, dans toutes les langues, j'ai oublié son nom, Narcisse, Vénus, Jésus, ils sont tous là, sanguinolents, dans toutes les langues, sur un brin d'herbe, ça fait une fleur, avec tu fais une tisane et si tu la laisses macérer à la lumière de la lune, ça fait de la magie ? Je n'y crois pas. Pas une seconde.

— Elle ne devait pas être très heureuse, Circé.
— Non.
— Ce n'était pas une question.

De toutes façons, nous, on a déjà tout ce qu'il nous faut, on a la médecine et le désespoir. C'est une double alternative à la magie, je ne te pose pas de questions. Parce que ça ne m'intéresse pas. On a le désespoir, le béton gris, les autoroutes qui s'effondrent, les centrales nucléaires, et on a tout ce qu'il nous faut, on a toutes sortes de petites gélules sous emballage aluminium avec date de péremption. Alors, la magie, les philtres, les sortilèges, on s'en passe. Il y a certainement des contre-indications entre les antidépresseurs et les philtres de ta Circé. Je ne prends ni l'un ni l'autre. Accoutumance à la lucidité. C'est amer. Mais au moins je ne te pose pas de questions auxquelles tu n'as pas envie de répondre. Et depuis que nous nous sommes croisés, dans un rayon de soleil, sur le vieux port, je trouve que nous nous entendons plutôt bien.

— Je ne te posais pas de question.
— Je ne te répondais pas.
— Moi, ça ne me gêne pas que tu sois silencieux.
— Tu peux poser toutes les questions que tu veux. Je répondrai si je veux.

Comme ça, au moins, les règles sont clairement énoncées.

L'∞, 81

— Tu n'en diras rien ?
— Non.
— Pourquoi ?! Pourquoi tu ne diras rien du chant des Sirènes, tu es le seul à l'avoir entendu et tu n'en diras rien ?
— Il n'y a rien à dire.

Et disant cela, il fixait son regard au loin. Je sentais bien qu'il était inutile d'insister. Je sentais aussi que, s'il avait su où elles se trouvaient, il les aurait rejointes. J'avais l'impression qu'il n'aurait pas hésité une seconde. or, si la possibilité d'Ulysse, elle-même, bute sur une impossibilité, ce n'est pas moi qui vais en déplacer les lignes. Dire que j'en ai entendu parler dans les salles lambrissées du Collège de France, et je suis obligée d'admettre aujourd'hui qu'il n'en dira rien. Pas un mot. Jamais. Le coin de ses yeux se plisse quand il y pense. C'est visible. Il sait parfaitement que je le regarde, et que je vois ce sourire qui n'atteint que les yeux, et il s'en moque. Il ne dira rien pour autant.

Quand je pense à ces voix qui s'élèvent pour ne rien dire. Sur rien. Acrobatiquement ignorantes. Creuses comme des œufs éclos. Coquilles à présent inutiles de nos pensées. Je connais un homme qui élève des chevaux. À force de l'entendre, le matin, au petit jour, saluer les uns et les autres qui entrent dans son monde, j'ai fini, à force de l'entendre, de ne pouvoir éviter de l'entendre, parce que d'abord j'aurais tout fait pour l'éviter, la force de la répétition, sans doute, j'ai remarqué chez lui une chose étrange : au fond, il ne dit rien, rien du tout, il utilise les mots, et la portée de sa voix, comme une incantation pour provoquer chez les autres telle impression, en retour, au son de sa propre voix, de ses pensées on ne sait presque rien, il ne dit presque rien, sans doute parle-t-il aux humains comme il parle aux animaux, il n'y met pas plus de contenu, juste un flot d'impressions créées, constituées. Ce n'est pas une mauvaise façon de parler, après tout.

— Il y a une chose qui m'échappe. Tes dieux sont partis, Ulysse, et depuis bien longtemps, mes souvenirs pâlissent, je n'ose même plus caresser leur joue, leur éclat ternit de jour en jour : je ne vois pas trop comment je vais faire pour ré-enchanter le monde, à moi toute seule, devant mon ordinateur, connexion internet, tasse de café, entre le train à prendre, les dossiers à boucler, et le monde qui s'effondre à ré-enchanter. Ce monde, qui me semble devenu rien d'autre qu'une chape de béton. Gris et fade. Opaque. On finira tous dessous. Évidemment, ce doit être différent quand on a entendu le chant des sirènes.
— Évidemment.

vendredi 25 mars 2011

L'∞, 80

— Tu parles souvent, comme ça ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ? que je parle trop ?
— Non.

Nous étions assis sur le parapet et regardions au loin, la brume bleutée. Je me souvenais d'une autre fois, en aplomb sur la ville, une autre ville, expression de l'aplomb que les souvenirs donnent sur le monde, j'attendais ailleurs le lever du soleil, d'un soleil pâle de janvier, la tension visait à entendre la rumeur qui court sur la ville, de minaret en minaret, qui se répand sur elle, les appels à la prière qui se répondent. Lever du soleil. À l'inverse de ce qui nous a plongés dans la nuit, il redevient possible de distinguer un fil noir d'un fil blanc, un fil blanc d'un fil noir. Nous avions fait chauffer du thé dans une minuscule théière de fer blanc et réchauffions nos doigts à la tasse fumante dans la nuit qui n'en finissait plus.

— Non.

La plupart du temps, je suis noyée dans mes pensées, engloutie, je tente de bouger le moins possible et de rester à la surface, je n'aime pas trop les abysses, les profondeurs, et les bruits infernaux qui s'en échappent (mais j'aurais bien aimé écouter les sirènes, j'adore ta ruse, je ne m'en lasse pas), je sais, c'est un peu bizarre, je me méfie de tout, de moi et de mes pensées, alors en général, je parle peu. Il y a trop à entendre dans le monde. Une phrase, une seule, entendue dans le monde descend en moi, fait écho, trouve un cheminement dans ses pensées, il m'arrive de lire une phrase, une seule, dans la journée, et de ne plus penser qu'à cela pendant des heures, sans pouvoir reprendre le cours de mes pensées. Ou si je tombe sur une telle pépite brute le soir, je ne pourrai plus dormir. Elle créera dans mes pensées une onde de choc, et je resterai ainsi, en son bord, immobile et fascinée, incapable de faire un pas de plus. Sidérée en quelque sorte, pendant que mon esprit, le plus vite possible, le plus ardemment possible, essaiera de tout recomposer autour de cette nouvelle phrase.

— Non, je ne parle pas souvent, pas comme ça.
— J'avais compris.
— Je sais. C'est pour ça qu'à toi, je peux parler.

Ce qu'il faudrait que tu me racontes, c'est comment tu as eu l'idée de ce stratagème, j'adore cette ruse, tu écoutes les sirènes, tu es attaché au mât et tes compagnons, dont tu as exigé qu'ils se bouchent auparavant les oreilles, restent insensibles aux supplications que tu ne manques pas de leur adresser, elles doivent être aussi poignantes, aussi poignantes que leur chant est enchanteur, tu supplies qu'ils te libèrent, qu'ils te laissent les rejoindre, elles, maintenant, oui, tu préfères mourir, tu le sais. Seulement voilà, ils sont sourds. Tu as tout prévu. Tu seras le seul à avoir entendu leur chant. Ce qu'il faudrait que tu me racontes, c'est leur chant.

— Tu me diras … ?
— Quoi ?
— … Le chant des sirènes, comment c'était.
— Non.

L'∞, 79

— Tu viens ?
— J'arrive.
— Fais attention, ça glisse.
— ça va, je me débrouille : j'ai l'habitude, tu sais. C'est étrange, chaque fois que je passe ici, je pense à une amie. Elle fut la personne la plus proche de moi durant des années. Enfin, on dit ça comme ça, c'est un peu enfantin, ma meilleure amie, en somme. Elle avait un défaut, en particulier. Il fallait toujours que ce soit moi qui aille la voir, qui lui propose de dîner, ou d'aller au théâtre. Si je ne la contactais pas, elle non plus, ne me contactait pas. C'était une amitié en écho. Sa structure était en écho. Pourtant, elle avait du caractère, ce n'est pas ça, je pense juste, je le pensais d'ailleurs déjà, qu'elle était profondément égoïste. On peut être ami avec quelqu'un et voir ses défauts, non ?, et aussi, être ami avec lui malgré ses défauts, non ?
— Fais attention, tu vas glisser, les pierres sont humides.
— Je sais, tu me l'as déjà dit. C'est sans doute une différence avec l'amour, je me le suis souvent dit, l'amour rend aveugle, pas l'amitié. Sur ses amis, on n'est pas aveugle, non ?
— …
— Je veux dire, on sait en général. On sait comment ils sont. On sait ce qu'on peut leur demander et là où il vaut mieux ne pas les chercher, on sait comment ils fonctionnent, comment ils se comportent, comment ils se glissent dans les interstices, on sait qu'ils voudront toujours aller dans le même café, où qu'ils appellent toujours à minuit vingt-deux. Un jour, rien que pour voir, je ne sais pas ce qui m'a pris, un peu pour être sûre qu'elle avait envie de me voir, je me suis dit que j'allais la laisser me téléphoner, elle. D'habitude, on se voyait tous les trois quatre jours. Je me suis dit que c'était à elle, pour une fois, après dix ans d'amitié, de me joindre. Que j'allais attendre sans doute une petite semaine avant qu'elle s'aperçoive que je n'avais pas appelé. Et puis qu'elle appellerait. Je souriais intérieurement en …
— Je t'avais dit de faire attention !
— C'est bon, c'est rien, j'ai dérapé, c'est tout ! Et tu sais ?, elle n'a jamais appelé. Maintenant, ça doit faire dix ans qu'on ne s'est pas parlé. Je sais qu'elle habite tout près d'ici, mais je ne vais pas l'appeler ou passer à l'improviste après toutes ces années. C'est absurde, hein ? Tu ne trouves pas ?
— Regarde.
— …

Sous nos yeux, toute la ville se déployait dans l'imprécision de la brume qui l'enveloppait, qui la voilait dans ce crépuscule, elle suivait la pente, descendait vers la mer, se ramifiait, on pouvait suivre les avenues, les artères, on pouvait sentir toute sa palpitation interne, intense, qui commençait à s'éclairer dans le crépuscule, peu à peu les lumières s'intensifiaient au fur et à mesure de la tombée de la nuit, et puis au fond, la mer immense modifiait tout, métamorphosait la ville, le monde, ouvrait vers un ailleurs, des possibles, des retours, des départs, des voyages immenses, elle avait la couleur inchangée que je lui connaissais depuis toujours, qu'elle avait infusé dans mes souvenirs les plus anciens, qui infusait en moi comme la couleur de la mer. Exactement. Celle que les peintres cherchent tous. Celle qui se dépose sous mes paupières, dans mes rêves.

Ulysse, évidemment, ne disait rien.

jeudi 24 mars 2011

L'∞, 78

De taille et d'estoc. Le monde est une attaque, l'écriture est ma seule défense. Ses coups sont restés célèbres. De taille et d'estoc. J'hésite à esquiver. Ou à esquisser un pas de côté et passer dans un ailleurs. Ailleurs est tentant mais j'en ignore les règles. Et rien ne dit que ce serait mieux, ailleurs qu'ici, dans ce monde-ci.

Marcher un moment les yeux dans le soleil et le bleu de la mer.

Suivre une ligne, la ligne du port, marge de la ville et de la mer. Rien d'autre que cela. Le monde est une attaque et je cherche bon port. Je ne sais pas si, dans ton histoire, Ulysse, c'est ta ruse et ta métis qui fascinent autant, ou ta certitude d'Ithaque. Parfois, la certitude d'Ithaque est ce que je t'envie le plus profondément. Et la possibilité d'y trouver refuge, d'y abriter tes pensées et tes espoirs, le temps que durera ton errance. Tu te réfugies chaque soir dans la certitude d'Ithaque, infiniment lointaine mais juste là, dans les quelques rides que dessinent, au coin de tes yeux, le sourire que tu esquisses.

Les yeux dans le soleil et dans le bleu de la mer, je ne pense à rien d'autre. Je ne pense qu'au soleil et au bleu de la mer. Je pourrais me croire à Ithaque. Il y a sur mon corps la tiédeur d'un rayon de soleil, et le vent emmêle mes cheveux. Alors, oui, je pourrais croire Ithaque possible. Je pourrais presque avoir la certitude d'Ithaque. Modalités du jugement, qui se pose différemment sur les objets qu'il identifie, sur les affirmations qu'il énonce, et que le bleu de la mer et la chaleur du soleil modifient étrangement.

Pour le moment, je n'ai rien trouvé de bien stable. Tout cela semble du sable, riend'autre que du sable. J'ai seulement croisé la possibilité d'Ulysse, au bord du vieux port, dans le clapotement des vagues et le tintement des mâts, et la possibilité d'Ulysse ne cesse d'affirmer, avec insistance, la certitude qu'elle a d'Ithaque, de revenir inlassablement à la certitude d'Ithaque. On dirait que par un fait exprès, il a choisi de m'en parler à moi, moi dont l'Ithaque recule dans le passé.

Ulysse a placé Ithaque au terme de son voyage. Chaque pas accompli le rapproche d'elle. C'est là son tour de force, sa ruse ultime : ainsi énoncé, le problème se constituant fournit très évidemment, de lui-même, sa solution. Il suffit de chercher Ithaque pour s'en approcher, de procéder pas à pas, et tous les pas rapprochent Ulysse de son lieu naturel, même, north-north-west, ceux qu'il n'aurait pas dû dessiner sur la surface du monde. Mais la surface du monde n'est pas ce qui importe, la surface de la mer le portera, et Ulysse rentre à Ithaque, quel que soit le mouvement qu'il esquisse dans le monde.

Mon Ithaque disparaît dans le gouffre du passé, et chaque seconde où je la cherche m'en éloigne encore davantage.

mercredi 23 mars 2011

L'∞, 77

Un pas (puis l'autre). Au bord de l'eau, sur le rebord du port. Griffures. Étranges. Je ne sais pas d'où elles viennent, ces griffures profondes dans la pierre du port. Si tu me demandais mon avis, je dirais que la seule hypothèse rationnelle est les coups de griffes immenses de quelque être marin démesuré. Mais tu ne demandes rien, et nous marchons silencieusement. À la frontière de la ville et de la mer. Un pas puis l'autre. En parallèle de la mer et de la ville inconnue. La mer, tout aussi inconnue. En parallèle, un pas puis l'autre. Les rayons du soleil brûleraient aisément les pupilles noirs si elles ne fixaient obstinément la direction où nous portent nos pas.

Il n'y a rien qui soit connu que le chemin que nous traçons.

Je ne sais pas combien de temps durera cette impression. Je ne sais pas d'où elle vient, où elle nous conduit, je ne sens rien d'autre que cela, et maintenant que j'ai commencé à parler, il n'y aura plus rien d'autre qu'elle dans mes paroles, dans mes phrases, il n'y aura que cela, cette impression de tendre vers un lieu naturel inconnu encore, mais mon lieu, le seul, jamais vu encore, mais à l'évidence il se donnera comme à toi Ithaque se donne.

Toutes les phrases tentent de dire ce qui n'est que le silence de l'être.

Toutes les phrases, tout ce qui tente de faire sens, aussi maladroitement, imprécisément qu'elles le peuvent, toutes, elles se tendent et se déploient dans les méandres de la pensée, à travers les propositions ; tous les efforts de la syntaxe tendent vers une noyau intense de silence. Toutes, elles le polissent. Comme les flots exactement polissent un galet, jusqu'à tenter de le réduire, jusqu'à tenter d'en effacer les angles, de le lisser au monde et aux aspérités du monde.

Roulement. J'irai rouler mes pensées dans des lieux que tu ne connais pas, Ulysse. Je n'ai que faire des miroirs et des portraits qu'ils me tendent, ils ne font que redire ce qu'ils savent, c'est pure répétition, tu comprends, Ulysse, il y a des phrases dans lesquelles le silence est poli et usé comme une pierre, qui devient sable, qui tend à devenir sable, qui peu à peu se délite dans le sable de la pensée.

Un pas puis l'autre. Le soleil dans les yeux m'est indifférent. Même si les Stoïciens disaient qu'il ne se peut pas plus regarder en face que la mort. Un pas puis l'autre. Les mots des phrases vibrent autour d'un impossible silence. C'est ce silence, n'est-ce pas ?, qui s'entend lorsqu'un coquillage descend en spirales imprécises à travers l'épaisseur de l'eau.

L'∞, 76

L'idée est la suivante : rentrer. Rentrer chez soi. Du moins dans un lieu où je serai mieux qu'au milieu (au choix) de ce qu'on voudra. Enfin, au milieu, là, comme ça, ça ne va pas.

Moyens envisagés : marcher, écrire.

On remarque une certaine hétérogénéité des moyens employés. Elle ne m'a pas échappé. Mobilité, immobilité. Ce n'est pas exclusif l'un de l'autre. Certes, on aura du mal à marcher en écrivant, ou à écrire en marchant. La simultanéité dénotera une certaine audace. Il faut le reconnaître.

Mais rien ne dit qu'ils doivent être employés en même temps. C'est le défaut de l'objection employée. La simultanéité de ces changements n'est pas une règle absolue et on en dérogera aussi souvent qu'on voudra. Une alternance dans la journée, et dans la nuit (il est possible aussi que le sommeil et les rêves nous rapprochent de chez nous, c'est difficile à vérifier, pour le moment je n'en ai pas les moyens expérimentaux) sera envisageable. Les fatigues s'alterneront. Les possibles se déploieront.

Marcher est un changement selon le lieu, disait ce vieil Aristote.
Écrire est un changement selon la pensée, dirais-je, sans intention aucune de me comparer à lui. De toutes façons, il n'est plus là, je peux dire ce que je veux. Il ne protestera.

Ressemblance et homogénéité de ces moyens : les mêmes gestes répétés (mouvement des muscles de la main, mouvement des muscles des pieds, qui remontent dans les membres, sollicitent nos bras ou nos jambes, demandent l'équilibre du corps ou celui de la pensée … non, de cela je ne suis pas sûre, je crois qu'on peut penser n'importe quoi dans les voltiges les plus vertigineuses, il n'y a pas de chute, il n'y a pas à maîtriser la chute, c'est beaucoup plus aléatoire que la marche !) donc, les mêmes gestes répétés, disais-je, déplacent peu à peu l'agent intentionnel sur une ligne.

Les pas nous déplacent sur un chemin.
Les signes, les uns à côté des autres, patiemment ajoutés, nous déplacent jusqu'au bas de la page. Nous tournons. L'un et l'autre se résolvent dans un autre possible. Nous avançons.

Problème : nous ne savons pas où aller. Ulysse le sait, lui, et nous l'accompagnons parce que pour le moment il est seul dans la ville contemporaine et ne reconnaît plus rien. Mais il sait où il va, il est un peu à part.

Il faut (pour nous) qu'il soit possible d'aller sans savoir où.

mardi 22 mars 2011

L'∞, 75

Tension. Les lignes. Les possibles. Ils s'accordent à l'attente. Tendre les possibles, jusqu'au point de rupture. Reprendre le pas, reprendre le rythme. Il y a, en soi, une possible palpitation du monde, battement des tempes, le rythme reprend, peu à peu. Départ. Partir. Les arrachements, sans doute, sont plus douloureux. Il faut en marchant, prouver le mouvement. Il suffit de marcher pour prouver, et pour se prouver à soi-même la possibilité du mouvement, qui n'est rien d'autre que ce qu'il est. Si je me lève et que je commence à marcher, et qu'Ulysse à côté de moi, lui aussi, pose un pas puis l'autre, nous aurons au moins prouver la possibilité du mouvement.

Tendre. Les muscles, les tendons. Tension. Palpitation.

Éclat de rire (silencieux). On s'entend si bien dans cet espace où nous nous sommes rencontrés. Diogène convoquant toute la Grèce (il faut l'imaginer, tu en as entendu parler, toi, Ulysse ?), Diogène convoquant toute la Grèce, eux, philosophes, intrigués, discutant, attentifs, tendus vers lui, son argumentation, et Diogène simplement traverse l'espace devant eux. Vous voulez discuter de la possibilité du mouvement ? Il a un argument. Il est passé. Il est entré. Il est ressorti. Vous l'avez vu, vous l'avez tous vu. On peut discuter, oui, bien sûr. Ne pas parvenir à résoudre le sorite et les flèche de Zénon, qui vole et ne vole pas ? Les arguments sont bons. Et rationnels. Et fins. Comment Diogène pourrait-il …

… simplement. En passant. Il est passé. Là sous vos yeux. Alors on doit bien pouvoir faire pareil, ça n'a pas l'air si compliqué. Prouver, en marchant, la possibilité du mouvement. Prouver en changeant (puisque le mouvement est changement selon le lieu) la possibilité même du changement. Dit comme ça, sans le dire, ça n'a pas l'air si compliqué. Soudain ça a l'air moins compliqué. Dit comme ça, ça a l'air moins compliqué. En somme, ça pourrait aller. Sans rien dire. On pourrait … ne rien dire, se mettre à marcher. Un pas puis l'autre.

Ce serait la preuve du mouvement, ça résoudrait tous les problèmes, non ? On marche. On avance. Voilà prouvée, une fois de plus, la possibilité du mouvement ! ce serait bien. Il n'y aurait rien d'autre à faire, rien d'autre à dire, on pourrait cheminer tous les deux, dans le monde, avancer, le traverser d'un même pas calme et silencieux, et ce serait résolu.

Si le mouvement est possible, alors il est bien possible qu'Ulysse soit possible, ça nous laisse un peu d'espoir !

L'∞, 74

Délier les lignes, effacer les oppositions. Revenir au mouvement de la vie. Je cherche, pour le moment c'est hésitant. Hésitations. La structure est : ouverture des possibles, comparaison, mouvement vectoriel dans une direction. Dit ainsi, ça n'aide pas beaucoup.

Hébétement. Oui, c'est cela, exactement. Pour autant qu'on puisse être précis dans la description de ce qui ne l'est pas. Ce n'est pas chose aisée. Du moins je crois. J'ai vu même des animaux terrestres sortir de leur endormissement hivernal hébétés et imprécis, chercher quelque temps des impressions qui les remettent dans le cours de la vie.

Délier les lignes, effacer les oppositions.

La marche est saccadée, le rythme est imprécis. Il faut se remettre debout. Repartir. Avancer. Aller. Aller est le mouvement qui convient. Imprécis et fluide. Aller, de par le monde. (Je me souviens de ce dessin de Raphaël, l'enfant, à la limite de son déséquilibre, apprenant à marcher, au moment où les mains de l'adulte vont le retenir de tomber, juste ce moment là). Déposer ses souvenirs. Aller. Reprendre la marche d'un pas clair. Le son qu'elle rendra sur les pierres du port est très différent. Différent de celui qu'elle rendait en arrivant.

Peu à peu les mouvements, répétés, inlassablement répétés, passeront les obstacles et desserreront les nœuds de la corde (celle qui nous lie et nous retient). Voilà. Les choses se délient, se dénouent. Se défroissent. C'est ce mouvement là qu'il ne faut pas manquer. Tous ceux qui ont précédé étaient très approximatifs, il n'y avait rien à y redire, il ne pouvait pas en être autrement. Les reproches sont inutiles.

À présent, autre chose se dessine, s'esquisse, d'une pointe fine. Les traits se précisent. On cherche. Recherche en cours. Recherche en cours dans le cours du monde. Un pas puis l'autre. Recherche en cours. Savoir qu'on n'a pas trouvé, encore, est une raison (minuscule, certes) mais une raison tout de même pour (continuer à) avancer.

C'est minuscule, vibrant, inchoatif.

Comme une poussière dans un rayon de soleil qui pourrait presque, si nous y mettons un peu de bonne volonté, paraître un éclat d'or. Il est plus facile de ne pas y croire. Il est plus facile de rester assis, là, sans bouger, en écoutant seulement le bruit de la mer qui avance et qui recule, clapotement du monde, les bruits du monde ne sont rien plus que cela, clapotement.

Aller. Un pas puis l'autre. Martèlement minimal. Un pas. L'autre. Encore. Toujours. Ne pas s'arrêter. Aller. Au bout, il y a autre chose. Où certainement je serai mieux. Aller. Un pas puis l'autre. Mieux qu'ici. Hypnose de la marche (ça peut aider). Un pas puis l'autre. Sans jamais s'arrêter. Du moins pas ici.

lundi 21 mars 2011

L'∞, 73

J'inspire. L'air marin entre en moi. Un souffle soulève les habitudes, défait les ankyloses, ainsi donc il serait possible, par une relation subreptice à un autre monde possible, de se hisser des abstractions froides dans un concret palpitant et féroce ? Si cela est vrai, je veux bien recevoir les éclaboussures des vagues, et plus encore.

J'expire. Le souffle me quitte et la vie avec. D'un seul coup la gravité du monde me reprend. Je n'y peux rien : on dirait que tout est pesant, empesé, tout cela est poisseux, et peu à peu la matière se solidifie, plus j'attends, moins les mouvements deviennent possibles.

J'inspire. Il faut garder espoir. Il faut conserver là les palpitations de l'espoir. Vibrantes et réverbérantes. Quelque chose comme un cristal qui produirait quelque mécanisme invraisemblable qu'on dira piezzo-électricité. J'inspire et je tente à chaque nouvelle inspiration de renouveler l'exploit suprême : reprendre pied dans le monde.

J'expire. Je me vide. Quelque chose en moi se creuse. N'importe où, dans ma poitrine, comme un manquement. Comme un vide. Je ne sais pas ce qui est absent qui devrait ne pas l'être. Mais quelque chose manque, qui devrait ne pas manquer. On ne peut pas vraiment éviter d'y penser. Je ne suis pas certaine que la volonté, même ∞ment tendue, tendue à son point maximal de tension, puisse supporter cela.

J'inspire. L'air revient la vie reprend. La vie recommence l'air revient. Il suffit de cela, c'est presque rien, quelques échanges gazeux, interférence d'un milieu et d'un autre, chimie organique, de l'un à l'autre, passage, il suffit de cela, ce corporel, pour que la vie, de nouveau, circule.

J'expire. Cela n'arrête pas, du moins pas pour le moment. Alternance. De l'un et de l'autre. Inspiration. L'air entre. Le monde s'ouvre. Puis, par un effet contraire, très exactement, l'être se ressaisit sur lui-même. Et de nouveau trahit ses aspirations les plus lointaines. La ligne d'horizon disparaît dans les pensées.

Césure rupture disjonction, de cela il serait habile de se détourner. Saccade. Je ne sais plus comment arrêter le massacre. Rien ne fonctionne dans ce monde-ci. Staccato. Tout heurte tout est heurté. Ce n'est décidément pas cela, la clef de cette histoire. Saccage. Il faut reprendre son souffle. Les lignes sont fluides et la vie reprendra.

L'∞, 72

Voilà. Nous sommes aux bords du monde. Aux bords de la mer. C'est tout un. Avant/après, ici/ailleurs, il faut franchir le pas. Passer la ligne étroite qui nous en sépare. Avancer. Encore d'un pas. Et ce sera bon. On est juste aux bords. Il faut osciller, hésiter, et puis passer.

Le texte s'est écoulé, suivant sa pente, jusqu'à ce point où, avant/après, ici/ailleurs, où il arrive au bord de la mer, où il n'est plus possible de reculer. Assis aux bords du monde. Il n'y a plus qu'à avancer. Pour s'aventurer dans l'∞.

Il paraît, sais-tu ?, que même les fleurs saignent. Tu vas penser que ça n'a pas de rapport. J'ai lu ça dans un vieux livre qui me parlait de la langue, et qui a nourri mes rêveries, de ses formes anciennes, complètement inutiles, de ses variations invraisemblables, pour un même objet du monde, il y a tant de désignations possibles, c'est à avoir le vertige, à avoir le tournis. Je me demandais en le lisant si l'∞ du monde n'était pas là, dans la façon que nous avons d'en parler. Un objet minuscule, auquel jamais je n'aurais prêté la moindre attention, redevenait aussi immense que dans les yeux d'un enfant, la coquille que je viens de jeter, sans y penser, et alors j'ai trouvé là une respiration.

Je sais, c'est absurde, les fleurs ne saignent pas. Si on s'en tient strictement au monde tel qu'il est, les fleurs ne saignent. Mais soudain, j'en suis moins sûre. Ils ont tous l'air d'accord à propos de la fleur d'Adonis, et ils sont d'accord, à travers les temps, à travers les pays, tu peux faire varier comme tu veux, et l'ici et le maintenant. Il y a, je t'assure, j'ai bien étudié la question, des collections de noms, des myriades, des théories de noms qui parlent de son sang, de la goutte qui perle, de la blessure du jeune dieu. Sang de Jésus, sang de Vénus, on ne sait pas très bien qui a saigné, mais la certitude paraît établie. Cette fleur est une goutte de sang sur la surface du monde. Toutes les variations à son propos insistent et redisent, et se renvoient l'idée de cette goutte de sang perlée sur le monde.

Je me souviens, ce livre est tombé entre mes mains par hasard, un jour où je ne parvenais pas à lire. Je l'ai ouvert, croyant déjà en lui. Des dieux différents passaient entre ses pages, on transcendaient des mondes, des époques, par la seule force des vocables. Des mots que je n'aurais jamais utilisés, dont j'ignorais même l'existence. Il suivait les métaphores dans les désignations du monde, et les espaces et les possibles. Ici/ailleurs, avant/après, quelque chose devenu possible dans le langage rend les mouvements fluides et les pensées immenses.

Alors maintenant, on peut y aller.

dimanche 20 mars 2011

L'∞, 71

As-tu, Ulysse, trouvé dans tes errances la consolation due aux voyageurs, celle qui leur annonce la proximité d'un village, celle-là même qui superpose à une strate du monde, vide et hostile, une autre strate d'un monde dont les prédicats annuleront les premiers, et cela, dans cette étrange superposition, laisse en plein désarroi, mais très vite les pas se pressent de suivre les délinéaments chantournés, contournés des rampilles, cheveux emmêlés de la Vierge, qui se mêlent de souvenirs et d'espoirs, c'est étrange, comme les choses les plus pleines d'espoir se mêlent des souvenirs les plus anciens, et s'enchevêtrent, et s'intriquent, de souvenirs presque effacés et d'espoirs si lointains qu'ils en sont presque indistincts, intrigantes, sans qu'on sache comment des lianes végétales et anciennes accrochent leur insistance au milieu des perspectives nouvelles.

L'aubevigne, et le veuillet, et la vigogne et la viorne, nul doute, Ulysse, que tu les as senties, aux soirs d'automne, que tu les as suivies, clematis vitalba, consolation des voyageurs, parce qu'elles annoncent toutes d'une même voix, un village prochain où abriter ta peine et ta fatigue. Nul doute, Ulysse, que tous ces noms et d'autres encore, tu les as prononcés, en approchant de quelque lieu dont le dialecte t'était râpeux ; alors, tu te remémorais, celle, qui de ta mémoire commençait à s'effacer, l'aubevigne qui s'enchevêtrait à l'entrée du lieu le plus saint et le plus reculé de ta mémoire.

Incantation. Nul doute, alors, que ta mémoire devenait incantatoire, et tentait un stratagème ultime pour te ramener, en dépit des dieux et de toutes leurs colères, ils n'étaient pas encore partis de ce monde, ne l'avaient pas encore laissé, vide, à ton point de départ, celui dont tu ne cesses de te rapprocher depuis le moment même où tu viens de le quitter. Lentement, et immobilement ton esprit devient tout entier incantatoire. Nul doute, cela n'est pas possible, que, replié sous la vibration de la souffrance de l'exil, tu repasses en ton esprit presque immobile, la longue liste de toutes ces possibles incantations, autour du même espoir, qu'elles ne parviennent pas tout à fait à saisir.

Il s'agit simplement de cueillir quelques branches de clematis vitalba, dont les déclinaisons délicieuses s'enchevêtraient dans tes rêveries et en tissaient les possibles accessibilité, il suffisait de déplacer une lettre pour passer de l'un à l'autre, aubevigne, fausse vigne, vigne blanche, vignolet, vigogne, on aurait un jeu d'enfant dans les dédales du langage, il te manquait seulement la dernière boucle, celle qui t'aurait permis de revenir et de tout refaire. Viorne, iorne, liarne, le jeu devenait grinçant, tu étais bien incapable d'y mettre un terme, les syllabes béaient comme ton attente, tu joues mal, Ulysse, tout cela ne fonctionnera pas.

Pas plus que moi, tu ne tiens une branche de la Traveller's joy.

L'∞, 70

Impact. La coquille vide, retournée à l'eau, par l'impulsion de ma main. Rendue à l'eau. La main, muscles rétractés. Retour (en arrière) du poignet. Les tendons, les veines soudain plus apparents. Cordes tendues à l'intérieur du corps, dont le dessin se fait plus précis. Tracé de la vie et des mouvements possibles, pour un temps. Alors vient la détente. Soudaine. Elle consiste, en même temps, à ouvrir la main, desserrer les doigts, impulsion, et la coquille (vide) décrit une parabole dans l'air du soir. Impact. Retombe à l'eau dont elle n'aurait jamais dû sortir.

Trouble minuscule des cercles concentriques autour du point par lequel elle est entrée dans l'eau.

Est-ce abandonner ? Est-ce là, la solution ? Abandonner. Les tensions intimes de la volonté. Aller son chemin. Simplement cela. Aller son chemin. Ithaque doit bien être au bout, d'une manière ou d'une autre. Il n'y a pas de raison de douter de la possibilité d'Ithaque, au bout, tout au bout d'un entrelacement aussi complexe soit-il de ce chemin qui se dessine et ne dessine pas. Quelque chose pourrait se dessiner, je ne vois rien encore, les cercles concentriques s'éloignent et perdent de la vigueur. Un instant, la coquille, en vibrant, est descendue dans les profondeurs azuréennes et troubles, et puis il n'a plus été possible de la suivre des yeux.

Je ne suis plus sûre de rien, des tensions et des abandons. Tension des muscles et des tendons. Abandon des espoirs au bord de l'eau. Qu'avais-tu en tête, toi, Ulysse, chaque fois qu'une vague t'éloignait de ta presque Ithaque, et que la sentant, la sachant à portée de main, pouvant entendre déjà le bruit de tes pas sur la terre du sentier, tu voyais tout, encore et encore, se perdre dans les lointains ? Je ne connais pas cette impression.

J'ai l'impression seulement d'une chute en arrière. Changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde. Mais l'ordre du monde est si fluctuant, regarde cette coquille vibrer dans l'eau crépusculaire, je ne sais pas où elle va, tout change continuellement, je ne parviens pas à changer mes désirs aussi vite qu'elle change de direction, je veux bien n'être que cela, une coquille vide qui tombe au fond de l'eau, mais je ne parviens pas à changer aussi rapidement, prestement mes désirs, mes représentations, pourtant, mon esprit est agile, mais là ça bloque, ça grince, tu entends ? et je fais tout ce que je peux mais je n'y parviens pas.

Il y a une façon très calme d'être complètement désespérée. Je crois que je viens de la trouver.

samedi 19 mars 2011

L'∞, 69 (merci à A.R.)

Maintenant qu'ils sont passés, tous, déversant leurs flots de bière, et leurs rires pesants, il semble que le monde soit désormais sans plus de grâce. Monde vide qui rend, quand on l'écoute, un bruit creux comme une coquille. Je la ramasse, et la tourne entre mes doigts, sans presque y penser, geste machinal, dans un rayon du soleil, j'ai dans la main une petite coquille vide et imaginaire, qui rend, quand quelque objet la heurte, un petit bruit creux et désolant. À présent qu'ils ont cessé de déverser leurs flots de bières et leurs insultes et leurs rires insultants.

Mon triste cœur bave à la poupe, mon cœur est plein de caporal


Sans presque y penser, geste hypnotique et mécanique, la coquille vide et fragile roule entre mes doigts froids, elle rendra, quand elle retombera sur le sol, quelque chose comme un bruit creux, avant de se briser en éclats. Sans presque y penser, mes doigts roulent sous eux la coquille froide et creuse qui éclatera dans quelques instants sur le sol usé du vieux port. Je ne sais pas comment je l'ai trouvée, là, en y regardant de plus près, on verrait quelques écailles arrachées aux dos des poissons agiles, scintillantes encore, ignorantes qu'elles ne sont plus dans la mer. Je la roule sous la pulpe de mes doigts, presque sans y penser, sans lui accorder mon attention flottante.

Ithyphalliques et pioupiesques leurs insultes l'ont dépravé

Ils sont partis, enfin, emportant avec eux leurs insultes et leurs rires, ils mais ont laissé derrière eux des myriades de bouteilles de bière, vides, et des grappes de CRS un peu désœuvrées, étrangement désœuvrées à présent qu'ils sont partis, qui affectent avec application une indifférence radicale quant à leur tenue d'insectes noirs et surréels. Je préfère me tourner vers les rêveries ultramarines (mais elles ont un parfum de bière, et il me semble que, tous, vous qui peuplez mes rêves, êtes partis au loin et avez fui ces fots). Je ne risque rien d'autres que des moqueries à vous chercher ainsi, je n'en attends rien d'autre. La coquille entre mes doigts silencieusement roule et revient de l'un à l'autre, indifférente à son sort.

À la vesprée ils font des fresques, ithyphalliques et pioupiesques

Les bouteilles de bière font, en tombant parfois, éclatant au sol, un bruit particulier qui ponctue mon attente. Il arrive de temps en temps qu'une bouteille de bière éclate sur le sol de pierres, et répande ainsi, à même le sol devenu luisant et glissant, le liquide effervescent, et le vent m'apporte alors cette odeur, renforcée. L'une d'elle éclate à côté de moi, et finit de se vider dans la mer.

Ô flots, abracadabrantesques, prenez mon cœur, qu'il soit sauvé

Décidément ici, tout le monde paraît indifférent. Monde creux et vide, qui rend un son particulier quand on avance sur lui. Je me fraie un chemin au milieu des troupes d'assaut désœuvrées et des bouteilles à moitié vide. Ce n'était pas exactement ce que je pensais trouver.

L'∞, 68

Décidément ce monde est vide. Il s'y promène des négations, des refus, des impossibilités, mais à part cela, le monde est vide. Je vois bien qu'il n'y a pas de dieux, que rien n'arrive jamais que par un hasard aveugle, et en face du soleil, assise sur la pierre épuisés du rebord du port, je ne vois que cela. Je vois bien qu'il n'y a pas de Dieu.

Le bruit du monde clapote ; on dirait une vague dans le port.

Ce sont tes dieux, Ulysse, qui sont partis les premiers. Ils ont compris très vite qu'ils n'étaient pas à la hauteur du problème. Et puis à peu, tous les autres ont suivi. Ce monde est devenu un désert extraordinaire. Toute la magie en est partie, nous a laissés aux pures lois de la physique et de la matière. Il y a bien parfois des foules qui les cherchent, qui ne se remettent pas de leur départ. Alors elles deviennent pathétiques et dangereuses. En général je les évite. Faute de leur dose minimale et hallucinogène de divin chaque semaine, elles hurlent en même temps dans des lieux de démesure, et il plane une odeur insoutenable et amère de bière.

Je me souviens qu'une fois, avant une de leurs cérémonies dénuées de sens, une telle foule s'était déversée ici, ici même où je suis assise, plein soleil, plein vent, à regarder cet homme qui approche du bord en ramant, puis finalement s'en éloigne. Et recommence, depuis que je suis là. Continuera peut-être, d'ailleurs, après que je serai partie. Il est possible que son seul espoir soit de trouver un peu d'∞ avant de retourner dans le cours de la finitude. Et que se déversant ici, elle déversait une odeur de bière.

J'avais du mal à en faire abstraction (une telle odeur de bière, de houblon, je sais la reconnaître, évidemment) et il fallait en faire abstraction pour tenter de retrouver, derrière elle, au-delà d'elle et de son désespoir, celle de la mer. Je faisais tout mon possible pour les nier, simplement les nier, eux tous, bloquer les réactions de mes sens, ne pas les voir, ne pas les entendre, tenter de ne pas sentir (pas simplement penser, tu comprends ?, sentir) qu'ils étaient là, qu'on avait superposé une scène d'un autre lieu, enveloppé de brume et de désespoir post-industriel, et retrouver l'odeur de la mer ulysséenne.

Parce que, moi, je suis mieux seule, en compagnie de la possibilité d'Ulysse. Les autres, j'en ai un peu assez.

vendredi 18 mars 2011

L'∞, 67

Il y aura bien dans tout cela un petit peu d'∞. Une pincée, saupoudrée, d'∞ pour noyer notre oubli. Je me moque de tourner en rond dans un ruban de Mœbius, je me moque de perdre les pas des uns, la patience des autres, et les attentes des derniers.

Au fond, je ne demande pas grand chose.

L'∞ de deux parallèles peuvent me suffire. Penser qu'elles s'étirent, qu'elles se suivent, que dans l'espace, elles chemineront de concert, sans jamais se heurter, sans jamais se séparer, cela peut me suffire. Je ne demande rien que deux parallèles parfaites et désabusées. Les rêveries mathématiques parfois me suffisent dans les heures longues des voyages, quand le crépuscule n'en finit pas de ne pas finir (mais ce n'est pas cela, l'∞), ou quand la vitre désabusée refuse que mon regard pénètre les ténèbres du monde (je ne sais pas pourquoi, je n'ai jamais réussi à voir, ce n'est pas comme pendant la messe, où pendant l'offertorium, il fallait baisser la tête, et moi je voulais savoir, il fallait tenir la tête inclinée, courbée devant la divinité, et moi je voulais voir et je n'ai rien vu, justement, il n'y avait rien, et cela n'en finit pas de me décevoir…

J'en ressens encore les vibrations dans l'air du soir.

Après cela, comment ne pas décider de fuir le plus loin possible ? Il n'y avait plus qu'à suivre tes pas, il n'y avait que cela à faire, introibo ad altare dei, tu parles !, il n'y avait plus d'autres possibles, même Dieu était décevant, alors si Dieu est décevant, il n'y a vraiment plus rien qui soit possible, et j'ai préféré ravaler mes larmes de rage, même Dieu était décevant, alors ne parlons pas des hommes, tu veux ?, ne parlons plus de rien, et cheminons en silence, toi et moi, Ulysse, et ne parlons pas non plus de la mère de Stephen, ni de ce que Bloom lui en a dit, parce que cela je ne le supporte pas. Je sais bien que tu voudrais en parler, que tu voudrais comprendre pourquoi je fuis (toi ce n'est pas pareil, tu t'en retournes à Ithaque, et moi je fuis) mais de cela, Ulysse, je n'ai pas l'intention de te parler.

J'ai mis trop longtemps à ravaler mes larmes.

Tu peux comprendre et tu ne peux pas. Tu comprendras mieux si nous n'y mettons pas de mots. J'ai plus confiance, au fond, dans l'implicite. Deux êtres qui peuvent marcher en silence l'un à côté de l'autre ne peuvent pas s'entendre si mal que tu le supposes.

L'∞, 66

L'endormissement, comme un ruban de Mœbius, ∞ comme un ruban de Mœbius, nous le suivons du doigt dans une rêverie sensible, jusque dans les délinéaments les plus contradictoires du sommeil, résolution des contraires, dans les écueils du rêve, se tranche abruptement au réveil. D'un coup sec. Retour brusque de la conscience aux limitations du monde. Il suffit que les déploiements oniriques cessent, un bref instant, pour que le monde, de nouveau, nous parle des limites de nos possibles. Sitôt potron-minet, le monde s'en retourne à sa finitude désolante.

Structure du monde au réveil. Les objets reprennent place. Reprennent forme. À travers la fente presque fermée des paupières, le monde se rétablit en équilibre. Stabilité. Pesanteur. Les surfaces se dessinent. Découpent le monde. Matérialité. Au sortir des rêves. Stabilité des lignes qui découpe la vision. Où est la possibilité de l'élan ?

Le jour peu à peu se remplit des phrases conventionnelles, de celles, sans doute, que tu ne dis pas.

Sous ces bavardages continuels, ils reprennent déjà au sortir de la nuit et de ses possibles, ils n'auront pas attendu bien longtemps, pour de nouveau nous saturer de leurs négations incessantes, les contreforts de la réalité limitent déjà nos mouvements. Encadrent nos possibles et nous coupent du vent immense. Le jour est un mur épais, outre quoi il faut passer. Outre-mer, outre-réel, outre-possible, je cherche en vain dans le dictionnaire les mots qui nous en parleront ; la syntaxe libre rendrait possible les élans : qu'y mettrons-nous de nos rêves ultra-réels ? Autrefois, je l'ai entendu, lui qui s'est réfugié dans le silence, évoquer les cieux ultra-marins… mais pourquoi parlait-il d'entonnoir… il fallait donc qu'il pleuve, ∞ment violemment, pour qu'il en vienne à cette image, je ne l'aime pas mais cela n'a aucune importance puisqu'il parlait d'outrance.

Passer outre, il faut penser à cela. Ultra-mondain, l'élan serait plus porteur. Outrepasser les possibles est la condition sine qua non sous laquelle nous déplacerons les lignes. Un déplacement infinitésimal suffirait, en l'occurrence, pour s'assurer encore d'être en vie. Cela assurerait, clinamen minimal, que les possibles ne sont pas tous fixes dès les premiers instants. Prendre de l'élan et outrepasser les possibles. Une légère inclinaison y suffira : le clinamen pourrait n'être que minimal, il nous sauverait néanmoins de la chute verticale et immobile dans le temps et l'espace.

Attends-moi, Ulysse, je prends de l'élan…

jeudi 17 mars 2011

L'∞, 65

Je sais que sur la mer ∞ tout cela n'aura plus aucune importance. Je verrai s'éloigner les lumières du port ; elles scintilleront comme des espoirs. Et puis il n'y aura plus loin que le bruit des vagues, le bruit des voiles, il n'y aura plus que cela, ces claquements que provoque, de toute sa puissance, le vent. C'est juste cela que je cherche. Comme quand on s'enfonce dans ses rêves et que l'on y marche de son pas enfin réconcilié.

Laisse moi m'enfoncer dans mes rêves. Laisse-moi être happée par eux. Ne me dérange pas. N'attrape pas ma main pour me tirer vers la lumière de la lampe. Ce n'est pas de cela dont j'ai envie maintenant. Toute cette lumière est insupportable. Ce n'est pas de cela que j'ai besoin. Rien ne m'y porte. Aucune vague ne porte vers elle. Elle arrive, aveuglante, et j'en ai mal aux yeux, de toute cette lumière arrachante à soi et à ses rêves, lumière arrachante à la nuit qui les absorbe, laisse-moi être aspirée dans la nuit. Aucun repère ne me retient à rien en plein jour. Il n'y a que l'aveuglement du jour, regarde ce pauvre Icare, ce qu'il est devenu, c'est pitié, c'est pitoyable…

La nuit reçoit nos respirations, et nos paupières closes ne revoient pas, encore et encore, Icare, chutant, tombant effroyable. Nos paupières closes nous séparent de la lumière qui inonde ce monde, celui-là, le monde où Icare s'est perdu en mer.

Laisse-moi m'endormir, nous avons tellement marché dans la ville, je ne pensais même pas que c'était possible, de marcher autant, d'embrouiller à ce point les pistes pour que les dieux en colère ne nous retrouvent pas, je m'en moque de la colère des dieux, mais je croyais que tu cherchais à me perdre, et en fait, c'est eux que tu perdais, ils ne m'ont jamais aidée, ni les dieux ni les hommes, je passerai, sans eux, sans personne, je suis toujours passée, partout où j'ai voulu, j'exagère un peu, peut-être, oui, je sais, je devine ton sourire dans la pénombre, ce n'est pas la peine, tu n'es pas obligé de le souligner ainsi de l'ironie de tes lèvres fines, que j'exagère un peu, après tout, encore cette fois, c'est toi qui les as perdus, et l'apollinien et le dionysien ne sont plus rien, je compte surtout sur moi.

Enfin, j'ai mon portable, tout de même, on ne sait jamais. J'ai besoin de savoir l'heure, de vérifier que nous nous sommes bien enfoncés dans la nuit. Assez loin. Assez loin de toute rive, de toute berge, je ne tiens pas à me retrouver seule sur le rivage, non que ça me pose problème, mais je trouverai ça vexant. J'ai besoin d'oublier que je suis moi, c'est pénible, à la fin, d'être constamment soi, je ne sais pas comment tu fais, toi, pour ne pas te perdre toi-même dans tes ruses.

C'est peut-être bien cela que tu essayais de faire, tout à l'heure, tu ne voulais peut-être pas me perdre, sur le moment je n'avais pas compris, ni perdre ce pauvre Hermès qui n'en pouvait plus lui non plus, de te suivre, je l'entendais jurer, tout seul, dans les rues, il était loin derrière moi mais j'entendais son souffle et ces jurons, maintenant j'ai compris, tu essayais peut-être tout simplement de te perdre toi-même. Tu as échoué, Ulysse, ta ruse n'était pas assez fine pour te perdre toi-même. Tu ne peux être pris dans les filets d'aucune ruse. Aucune ruse. Il n'y en a pas une, possible, qui soit suffisamment subtile pour te prendre. Pour cela, il faudrait une ruse impossible, tendu comme une corde, fine comme une toile d'araignée, il n'y en a pas, dans ce monde, tu ne risques rien, tu n'y parviendras jamais.

Je crois que je te parle, je ne sais plus, je me demande si je ne m'endors pas. Ne me réveille pas, pas maintenant que je rêve de toi, Ulysse…

L'∞, 64

C'est égal, que tu ne m'écoutes pas. Je sais que tu m'entends, de toutes façons. Je sais que tu entends ma voix dans la nuit profonde. Elle est plus fine que toutes les portes derrière lesquelles tu disparais, alors ça n'a aucune importance, Ulysse, crois-moi, je retrouverai le chemin de l'∞, avec ton aide ou sans toi, je me débrouillerai, je débrouillerai l'écheveau du monde, je déferai les nœuds un à un. Ce n'est pas un problème, j'ai les doigts fins

Et je sais que tu m'écoutes. Que tu écoutes le bruit de mes pas, toi aussi, en retour. Exactement comme moi je cherche à percevoir la manière dont tes talons percutent les pavés. Et tu as beau te moquer de moi, de mon sac de voyage trop lourd et inutile, qui m'aurait simplement empêchée d'échapper à la surveillance cyclopéenne, toi qui pars sans rien sur la mer azuréenne, je sais bien que tu écoutes le bruit de mes pas sur les pavés.

J'ai appris toute enfant à marcher pieds nus, sans faire aucun bruit, à ne presque pas laisser de traces sur le monde, à monter les escaliers sans faire aucun bruit, à disparaître dans l'univers de mes rêves sans me faire remarquer de rien ni de personne, il n'y avait que les animaux qui savaient d'instinct où j'étais, mais, à la surveillance des adultes rationnels, il était facile d'échapper, et je n'ai pas l'impression, cependant, de parvenir à échapper le moins du monde à la tienne.

La nuit est tombée maintenant. Mes pas répondent à tes pas dans la vieille ville. La nuit est profonde. Tes pas répondent à mes pas dans l'obscurité scintillante. Je ne te vois pas mais je sais que tu viens de passer dans cette ruelle fine et sinueuse. Nos pas se répondent. Ils se parlent. Ce qui nous évite de nous parler. Et de placer par dessus tout cela des strates de langage que nous ne maîtrisons pas tout à fait.

Tes ruses sont silencieuses, et ce qui dit le plus de toi, ce sont tes pas, et ce qui dit le plus de moi, ce sont mes pas. Je me moque bien, à présent que j'ai compris cela, du regard des autres. Et de leurs demandes bavardes. L'habileté s'entend jusque dans la démarche. Dans une certaine manière de la dérouler dans les méandres. Et mes pas s'accordent parfaitement au rythme de ta marche.

Je me glisse dans ce silence ∞, cela me va.

mercredi 16 mars 2011

L'∞, 63

Attends-moi, Ulysse. Tu vas trop vite, tu vois bien ! Je fais ce que je peux. Je fais tout ce que je peux. Plus peut-être. J'essaie de te suivre. J'ai mon sac sur l'épaule, il pèse et ralentit ma marche, tu vois bien, je n'y peux rien ! On dirait que tu le fais exprès de disparaitre ainsi au détour d'une ruelle. Le jeu est un peu cruel, tu ne trouves pas ?

Tu as disparu ! Pourtant j'entends ton pas, je continue d'entendre ton pas, il résonne dans les ruelles de la vieille ville, sur les pavés, elles sont tellement complexes, tellement emmêlées, tellement entremêlées que le son ne me suffira pas pour te retrouver, on peut toujours se tromper de parallèle, prendre un escalier qui ne sert à rien, et débouche dans une cour fermée, pourtant j'ai l'oreille fine, je reconnais sans me tromper des pas entre tous, je reconnaitrais tes pas entre tous, il y a un rythme qui signe une personne, il y a un déroulé de la marche que je reconnais entre tous, j'ai en tête tout un répertoire de pas dont la mélodie rythmée me parle, sans qu'il le sache, de celui qui les dépose un à un sur le sol, sans même y prendre garde. Je suis sûre de moi, j'ai l'oreille fine. Alors comment se fait-il que tu aies disparu ? Comment ai-je pu te laisser disparaitre ? Et comment ferais-je maintenant pour te retrouver ?

Tu te joues de moi dans ce labyrinthe de la vieille ville.

Nous sommes déjà passés par là ! Regarde : nous y sommes si souvent passés, toi et moi, que les pierres en sont usées. Tu n'as même pas pris garde à cela : à force de passer ici et là, tu as ébréché les marches de l'escalier ; ta main trop souvent a pris appui ici pour que mes regards aiguisés de l'attente de toi ne le voient pas. Ulysse, arrête ! Ce n'est pas drôle ! La mer est loin, je ne sais pas la trouver seule ! Comment la trouverais-je ? Je n'y connais rien, moi, je voulais bien te suivre, je voulais bien te faire confiance, mais ton jeu n'est pas drôle, ça ne m'amuse pas, tu ne comprends pas ?

Ulysse... Laisse-moi la possibilité de toi...

Ça m'est égal. Je te trouverai. Ne ris pas. Si seulement tu te moques de moi dans la nuit escarpée, je te trouverai, au bruit que feront vers moi les éclats de ton rire ; cela suffira, tu verras, pour me guider dans la nuit escarpée. Je te retrouverai, tu seras bien surpris quand je réapparaîtrait devant toi ! Ne me sous-estime pas : quelle certitude as-tu donc qu'il ne m'est pas possible de ruser ? Tu n'en sais rien, au fond, absolument rien.

Si tu m'attends, je te raconterai mes ruses ulysséennes....

mardi 15 mars 2011

L'∞, 62

Attends-moi, Ulysse. Je ne veux pas rester là. Il pleut et ça n'en finit pas. On dirait que la ville se lave de son désespoir. Ça n'en finit plus. Dans les rues, il n'y a plus personne. Quelques silhouettes fuyantes. Tellement rapides que je ne vois que leurs ombres. Attends-moi. Il n'y a presque personne. Attends ! Tu vas trop vite. Ton pas est trop nerveux. Je fais ce que je peux, mais tout en moi est pesant. Je ne sais même plus comment passer les flaques. Ce chemin est en morceaux, partout des flaques immenses se sont formées qui empêchent d'avancer. Je n'y peux rien. Je fais ce que je peux. Attends-moi. Je ne sais pas pourquoi tu vas si vite.

Il est vrai que chaque pas te ramène à Ithaque. Même ceux qui t'en éloignent.

Attends. Tu vas trop vite. Je ne comprends pas pourquoi tu vas si vite. Tu vois bien que je n'arrive pas à suivre. J'ai dû perdre ta trace au détour d'une rue. Elles sont à angles aigus. Même dans la brume du soir, et les éclaboussures de pluie, on s'en apercevrait. La vieille ville est un dédale. Un dédale à angles aigus. Angles droits des bâtiments, aigus des croisements. Je ne sais pas où tu as disparu. Je ne m'y repère pas. Je n'en connais pas tous les noms. C'est un dédale. Et toi tu cherches Ithaque. Attends-moi, Ulysse. J'en ai assez d'être seule. Raconte moi ce lieu d'où tu viens. Ne me laisse pas à ma nuit. Les pavés luisent et l'eau ruisselle dans les rues, et le long des façades et j'entends depuis des heures le bruit des milliers de fois où elle a éclaboussé le monde. Ça n'en finit pas. Ça n'en finit plus.

Je comprends que tu sois pressé. Et que tes pas deviennent impérieux.

Mais tu vois bien, je ne m'en sors pas, de ce déluge, de ce dédale. Toi, tu passes comme tu veux, tu évites tous les écueils, tous tes pas te ramènent à Ithaque. Et moi ? Où retournerai-je ? Mon manteau a des pans trop lourds pour permettre d'avancer dans ce grand vent de tempête, et ils entravent ma marche, mon sac pèse, si tu savais ! Ne me reproche pas le poids de mon âme. Je vais tout déposer dans le calme de la mer ulysséenne. Je vais tenter de tout déposer, de ne rien garder en mon âme, qui pèse et sous quoi me courber. Je ne garderai presque rien dans les mains.

Mais moi, Ulysse, dis-moi, où m'en retournerai-je ?

L'∞, 61

Nos âmes sont lourdes. Pesantes comme des sacs de voyage. Ployés sous le poids. Nos pas empesés, ralentis, par la lourdeur de nos âmes, de nos sacs. La poignée scient les doigts. Circulation coupée. La main crispée sur les possessions matérielles. Retient. Ce qu'il est possible (possible : ce qui est vrai dans au moins un monde. Rien n'indique que ce soit le nôtre) d'emporter. L'épaule se crispe. Supporte. Ce qu'il est possible d'emporter. Ce qu'il est possible de supporter.

Il vaut mieux tout laisser là. Assurément.

Quand on se représente, quand on conçoit, une fois, une seule, dans son esprit, fût-elle unique, la possibilité de l'abandon et de la légèreté, quand on se représente, simplement, par jeu, par abstraction (abstraire : 1) séparer) la légèreté possible de nos pas, un pas puis l'autre, dans ceux d'Ulysse, un pas puis l'autre, sans cesse, sans dévier d'une fin possible, dans les méandres du monde. Un pas puis l'autre. Dans ceux d'Ulysse. Il est possible, cela passera, Ulysse, dans la tempête, ne perdait pas Ithaque de vue.

Sénèque l'a dit, qu'il n'est pas de bon vent pour tous. Les bons vents ne se lèvent pas pour chacun d'entre nous, ne soufflent pas pour chacun d'entre nous. C'est une asymétrie, assurément. Qu'il ne puisse être de vent favorable, quel que soit son nom, quelle que soit sa direction, south, east-south pour qui ne connaît son port. Revenir. Les souffles immenses, respirations immenses, nous poussent, nous soulèvent, mais il n'est de vent favorable que pour qui connaît son port, et se rapproche, à chacun de ses pas, même ceux qui l'en éloignent, du port-dont-il-se-répète-le-nom-secrètement.

Il n'est pas question de jouer aux jeux subtils et stériles des paradoxes.

Il n'est de vent favorable pour qui ne connaît son port. La chute d'Icare vient donc de là. Je comprends dans la nuit, sa méprise, et comment tous ses calculs, à partir de là, se sont faussés. Elle s'explique. Il ne pouvait être pour lui de vent favorable, puisqu'il ne cherchait pas son port. Il faut tendre vers Ithaque. Alors, dans cette tension, chaque pas, même celui qui nous en éloigne, sera un pas qui nous en rapproche, un pas de plus vers Ithaque, même si un moment les vents nous sont contraires, la façon qu'ils ont de nous être contraires est encore de nous être favorables.

C'est ce que nous murmure la possibilité d'Ulysse.

lundi 14 mars 2011

L'∞, 60

Ne t'envole pas, Icare. Ton envol ne sera qu'un saut terriblement fini. On dirait que tu le sais pas, que nos âmes sont lourdes, lourdes comme des sacs de pierres. On dirait que tu n'en as pas conscience. Pourtant, tu as l'âge d'homme. Tu as un fils. Puisque tu as un fils, Icare, tu devrais le savoir, que nos âmes sont lourdes, qu'elles sont si lourdes que nul envol ne nous est permis, qu'il ne nous est permis que de couler à pic dans les flots de la mer ulysséenne.

Maintenant que le temps où je les ai apprises s'éloigne de moi à une vitesse dont je ne maîtrise même pas l'imagination, et qu'il plonge dans le passé, qu'il s'abîme, il me semble que je commence à comprendre tes croyances. Les unes après les autres, elles se dépouillent lentement de leur pittoresque, elles prennent forme dans mon esprit, lentement certes, ∞ment lentement, on peut supposer que ce mouvement n'en finira jamais, qu'elles seront toujours en train de prendre forme, et il est très probable, de ce fait même, que les incidences qu'elles auront sur mes propres croyances ne cesseront plus, qu'il me faudra sans cesse les reformer, les reprendre, les rajuster les unes autres. Je n'en finirai plus d'adapter à elles la navigation de mon âme.

Mais il me semble que c'est au moment précis où je commence à comprendre ton monde que tu disparais dans l'abîme.

Il y une onde qui s'est formée, quand tu as touché l'eau ; tu as touché la surface de l'eau azuréenne, et, je ne sais pourquoi, l'onde que tu as provoquée en retour n'en finit plus de fluctuer dans mon esprit. Tu ne savais donc pas que nos âmes sont si lourdes qu'elles courbent nos échines et alanguissent nos gestes ? Comment as-tu pu croire, comment ?, et ne serait-ce que le temps que dure l'éclair le plus vif du rêve le plus fugace, comment as-tu pu croire que tu pourrais, en te jetant d'une falaise, donner à tes vues de l'esprit cette impulsion absolue, ce coup de talon magistral qui te garderait de toutes les noyades en mer ?

La noyade est toujours possible.

Regarde Ulysse. Il ne t'est plus possible. Son bateau déjà disparaît à l'horizon. Et déjà, sa possibilité t'en est ôtée. Plus jamais, toi qui as voulu le battre à la course, tu ne pourras te mesurer à lui. Tu disparais et il passe. Il passe et tu disparais. Il le sait, avec une intense certitude, même quand il ferme les yeux, la certitude ne le quitte pas, ne cesse pas un instant de palpiter dans ses tempes, que nos âmes sont lourdes et qu'elles nous enjoignent de complexes détours, et de terribles anticipations des coups du sort. Mais surtout de complexes détours. Il va et joue bien plus finement que toi.

∞ment plus finement.

dimanche 13 mars 2011

L'∞, 59

Le fil arraché tisse un commencement de trame. Recomposition autour de quelques possibles. La texture se reforme. L'accroc sans doute n'est pas irréparable. Autour de quelques possibles, la texture se referme. Texture bleue, du ciel icarien — avant la chute au cœur des flots inaccueillants. Il faut sortir la tentation d'Icare. Celle de traverser le ciel bleu de part en part.

Il faut, à un instant, choisir de suivre {celui qui passera} ou {celui qui s'abîmera}, l'un et l'autre dans le singleton de leur singularité. La croisée des chemins
l'un et l'autre, pâles, caillouteux, déroutants les pas et dévolus au déroulement et de leurs hésitations et de leurs travers dans la campagne.

Lequel, des deux, {celui qui passera} ou {celui qui s'abîmera}, suivre ? Ici oscillation, hésitation. D'Ulysse ou d'Icare ? Leurs pas, à un moment, qui étaient parallèles, cheminant de concert, que se sont-ils dit ?, se sont disjoints. Hésitation, oscillation des possibles dyssimétriques. Et si nous voyons ainsi la disjonction, c'est que, déjà, en quelque façon, nous avons presque décidé, de renoncer à l'envol d'Icare. Icare s'envole, plein soleil, plein vent, et disparaît dans un trait bleu, parabole pure et azuréenne qui aurait dû n'être pas parabolique.

La course d'Icare se clôt par une contradiction. Arbre illogique de l'impossible.

Alors Ulysse est là, loin de la vieille ville, et nul ne sait quand il reviendra. Nul n'ignore qu'il reviendra. Tous le savent et Ulysse s'en tiendra à cette corde marine tendue à l'extrême. Sa course est aussi complexe qu'est simple et brève celle d'Icare. Mais lui non plus ne dévie pas.

Encore reste-t-il à poser
un pas
puis
l'autre
dans ce déroulé énigmatique et à retourner à bon port, il n'y a rien d'autre à dire que le cheminement ulysséen, vers Ithaque ou dans le brouillard de Dublin. Tout est là, sous nos phrases, les plus sinueuses, les plus courtes, déroulées sur le monde comme nos pas, dans la quête ∞e, tant qu'elle n'aura pas abouti à quelque lieu où déposer notre fatigue.

samedi 12 mars 2011

L'∞ 58

La possibilité (minuscule) est étouffante. Lacérante. Imaginer qu'il soit possible à la fois de se glisser dans une asymptote et dans l'étouffement serré qu'elle instaure dans le monde, un fin lacet, étouffant, dont l'emprise ne se desserre pas, et impossible à tout jamais de rejoindre un ailleurs. Le désespoir ronge chaque pas, chaque épisode, et ne raccourcit pas les étapes pour autant. Chaque pas est le premier.

Qui me parlera encore du calme des abstractions ?

Il faudra se livrer, dans l'∞ du cheminement, à des recompositions dont nous n'avons pas même le commencement d'une idée. Il faudra suivre le fil d'or de la recomposition sans rompre les fibres précieuses et fragiles dans notre main refermée. On ne sait pas par où entreprendre cette alchimie nouvelle. À croire que chacun, pour soi, en cherche la formule. À croire que chacun, dans les méandres de ses pensées, en cherche un épisode. Toute recette magique est un simple récit de nos tentatives hésitantes. Je cherche dans cet étouffement les brins de possibles à tisser. Dérision du minuscule (ce que nous tenons dans nos mains, tièdes et douces).

Il faut retourner chercher quelque espoir vers les rives ulysséennes.

Les liens se rompront et se détisseront, les enserrements, ∞ment lentement, se déferont. Nous ouvrirons nos mains, et les fibres de tissu, les brins de la corde de chanvre qui y était détenue détordront leur infinie spirale en sens inverse. Et même si elles continuent d'en porter la marque, elles retrouveront néanmoins un peu de leur légèreté végétale. Un souffle reprendra, la palpitation reprendra, dans les tempes, selon une courbe indétectable, ∞tésimale. Presque rien. Presque. Pour commencer, cela suffira.

Il est donc possible de retourner contre elle l'asymptote du désespoir. Un minuscule ∞ suffira à la détordre et à nous ramener auprès de la possibilité d'Ulysse. Vagues. Elles portent et emportent. Notre mouvement en elles se déploiera. Vague. Le possible se précisera plus tard. Il importe seulement qu'il palpite. Quelque chose d'∞ment vague.

Où est Ulysse ?

vendredi 11 mars 2011

L'∞, 57

Rêverie géométrique.

L'asymptote tend (indéfiniment) vers la courbe des abscisses. Elle s'en rapproche. Imperturbablement. Sans aucun espoir de l'atteindre un jour, à un moment t du temps. Elle ne cessera jamais de s'en rapprocher. À aucun moment, et en dépit de cette tension, à aucun moment elle ne l'atteindra. En fait, non, l'inexactitude de cet énoncé porte que l'adverbe lui-même, ce qui, ici, on en conviendra, est bien triste ici : l'asymptote ne finira jamais de se rapprocher de l'axe des abscisses. Tendra vers lui ∞ment. L'écart entre eux se réduira (∞ment). Sans jamais disparaître. Sans jamais s'anéantir. Dans l'axe des abscisses (vers lequel elle tend).

Angoisse (géométrique).

Alors il est possible, admettons, évidemment je ne suis pas une courbe dont la fonction comporte des suites infinies de nombres, je ne ne suis pas un objet mathématique, idéel, mais admettons, que le chemin, lui, suive une asymptote vers la vieille ville. Je n'en finirai jamais de m'éloigner d'ici. L'ombre du bâtiment n'en finira jamais de peser sur moi. Je ne cesserai jamais d'avancer et l'ombre, jamais, ne cessera de me retenir, et la ville ne cessera jamais de se rapprocher mais cela veut dire simplement : jamais elle ne pourra être atteinte.

Je ne suis pas sûre de pouvoir supporter le désespoir d'une asymptote.

Désespoir approfondi jusqu'au noyau le plus intime de l'être. Il ronge et pénètre au cœur. La tension peut ne jamais cesser. De la courbe vers l'axe des abscisses. De l'être vers son lieu naturel (là où, enfin, il pourrait trouver le repos). Ses fibres peuvent ne pas se déchirer, comme celles, trop tendues d'un élastique, qui aurait atteint le point de non retour. Il est possible, dans le calme des abstractions mathématiques, de dénicher la figure la plus troublante du désespoir.

Il est posé, dès les premiers points de la courbe, dès le premier élan qu'elle a pris sur la feuille, en même temps, (1) qu'∞ment elle se rapprochera de l'axe des abscisses, (2) que jamais elle ne l'atteindra. Son cheminement se poursuivra pour les siècles des siècles, même quand nous aurons cessé de la voir, même quand toutes les feuilles de papiers des écoliers se seront dispersées, et pour les siècles des siècles, (1) elle se rapprochera ∞ment de l'axe des abscisses, mais (2) l'écoulement des siècles des siècles ne fera jamais, ne parviendra jamais à faire en sorte que l'asymptote rejoigne l'axe des abscisses, dans lequel elle se fondrait, elle lequel elle s'anéantirait.

L'espoir, même celui, ténu, de l'anéantissement, ne nous est pas donné.

L'∞, 56


Il vaut mieux, quand on marche là, tout le temps où on suit cette courbe très aplatie, ne pas penser à certains possibles, qui seraient, sous les pas, les plus traîtres des fondrières, même si, dans l'esprit, il semble inoffensifs. Tant que les rails de la voie ferrée demeurent parallèles, je ne tournerai pas la tête, je ne me détournerai pas de mon obsessionnelle remontée vers la vieille ville, je ne dévierai pas, il n'y a pas à dévier, les rails, entre eux, sont parallèles, et moi je me déplace sur une parallèle à eux, et comme dans ce monde rien n'est jamais parfait, rien n'est jamais simple, un grillage m'en sépare, de sorte qu'un pas de côté, jamais, ne permettrait que je passe d'une parallèle à une autre.

Mais les concepts ne sont jamais si calmes qu'on voudrait le croire, et je crois entendre des bruits assourdissants quand ils s'entrechoquent les uns contre les autres, et nous laissent, pantelants, devant leurs indignations.

Il suffit d'imaginer que mon retour vers la vieille ville n'a pas la certitude d'une parallèle indifférente, qu'il prend la forme d'une asymptote la plus lente possible, une asymptote régulière et calme, qui tendrait, le plus lentement possible, vers le lit froid qui m'attend, parfaitement tiré, draps blancs, et profonds oreillers, ou peut-être, simplement, vers la chambre, l'espace clos qui m'enserrera, quelques heures, ou même, on ne peut pas en être sûr, peut-être cette asymptote ne tend-elle que vers les quelques marches qu'il faut passer, pour pénétrer dans ce monde privé, pire, vers le vestibule éclairé et sonore, aux plafonds très hauts, mais tout de même, ce n'est là, après tout qu'un vestibule, je recule, et je ne peux même pas être sûre que s'ouvrira, sous la poussée de ma main tendue, la porte lourde et grinçante.

Imaginons que la tension soit à son point le plus extrême et que, néanmoins, ce chemin ne soit qu'une lente asymptote.

Une très lente asymptote. Ce chemin ne serait donc qu'une très lente asymptote. Alors il se pourrait que pour les siècles des siècles, à cet endroit précis du monde, mes doigts se tendent jusqu'à presque effleurer la lourde porte, presque, et que jamais ils ne parviennent à plus que l'effleurer ? Il est de cauchemars auxquels il vaut mieux ne pas penser. Même si leur ombre plane.

Je ne me contenterai pas de ce minuscule ∞, entre la pulpe de mes doigts et la lourde porte de bois.

jeudi 10 mars 2011

L'∞, 55

Un grillage quadrille la vision, vibration latérale, indésirable, sur la droite du champ de vision, sans qu'il soit nécessaire de le regarder, sans qu'il soit possible de ne pas le voir, et puis plus haut, au-dessus du mur de pierres, mais il n'est pas nécessaire de lui prêter attention.

Des losanges, en quantité, mais l'innombrable ne fait pas l'∞. L'innombrable n'est qu'une impuissance de notre faculté de dénombrer, qu'une lenteur paresseuse de l'esprit, qui cesse d'imaginer les côtés du chiliogone avant de cesser de les concevoir. L'entendement excède l'imagination. Je sais qu'ils sont en nombre mais je ne les compterai, je tâche même, le plus possible, de ne pas les percevoir, même quand il faut se plaquer contre le grillage pour laisser passer un passant en sens inverse. À cette heure, il est probable qu'il y en ait peu, et qu'on rentre chez soi dans un flot disparate et parallèle.

Quelques passants, en ordre dispersé, tous dans le même sens, parfois un, à leur rencontre, égaré.

Parallèles (les voies ferrées, rouillées ont conduit ce monde à un point étonnant de décomposition, sans doute bientôt atteindre-t-il un point de rupture). Grillage. Son frottement. Le long soupir des pans du manteau qui intermittence, sans que le cœur ne s'en affole, suit le grillage. Qui suit les parallèles de la voie ferrée. Quelque esprit sans doute a pensé protéger ainsi des trains qui à intervalles réguliers, et nous a réduits à remonter une longue enfilade caillouteux.

Puis soudain, la perpendiculaire du pont. Suspendu au dessus de la voie ferrée. Un train passe. Dans un sens. Puis dans l'autre. Jamais ils ne se croisent. Le pont est métallique et la rouille, bien évidemment l'a attaqué. Je n'invente rien. Même si tout ce paysage est absurde (invention d'un paysage absurde qui est la grande affaire de notre temps et de nos villes), je n'invente absolument rien. Je ne fais rien d'autre que de remonter en nocturne vers la vieille ville.

Pour empêcher les dérapages, le tablier du pont est lui-même strié, dans un sens puis dans l'autre, vibration, losanges, qui s'ajoutent aux précédents, il n"y a que cela, des quadrillages, des quadratures, des vibrations parallépipédiques, un nombre indéfini et absurde de losanges.

Mais dans tout cela, nul trace de l'∞. Aucun indice que mes pas se placent dans ceux de la possibilité (la possibilité suffirait) d'Ulysse.

mardi 8 mars 2011

L'∞, 54

Contournement (stratégie du). Ne fonctionne pas. Ne permettra pas de passer dans la nuit noire par ce chemin défoncé, ni de traverser ce tunnel : des affiches se détachent, désolantes. Elles ont assurément quelque chose de lépreux. Lambeaux qui se défont, et que le mistral arrache par petits bouts. Mais si le monde est métaphorique, alors nous n'en sortirons pas. Les mares boueuses empêcheront à tout jamais les avancées, les pas se saccaderont, les saccades se marqueront dans la boue, s'effaceront, à peine imprimées sur le sol… ça ne passera pas, décidément, ça ne passera, je ne vois pas comment ça pourrait passer… le chemin est trop étroit et trop sombre, la masse du bâtiment est opaque et géométrique, impénétrable.

Décidément, le monde est métaphorique de la nuit de mon âme.

Si le monde est métaphorique, nous n'en sortirons. Nous n'en finirons jamais de le relire, et les échos nous traverseront, nous n'en finirons jamais, palimpseste, de remonter et de descendre le long de ce chemin, boustrophédon, de suivre les cheminements et les contre-cheminements qu'un architecte absurde imposa chaque jour à nos pas. S'il est à l'image de la nuit intérieure et du désespoir calme qui nous habite, nous n'en sortirons jamais et nos âmes continueront d'y errer. Je constate en passant qu'un jardinier municipal a coupé, (depuis des années qu'il poussait, en bordure de rien, dans un coin oublié du monde)les branches duveteuses d'un figuier qui faisait offrande de son parfum quand le jour devenait chaud, encensoir solitaire.

Décidément, le monde est métaphorique de la nuit de mon âme.

Les accidents du sol obligent, par un réflexe absurde, à marcher en tenant vers lui la tête courbée. Cela ne sert à rien, très évidemment cela ne sert à rien, la nuit empêche de voir quoi que ce soit, et cette courbure que nous nous imposons n'est qu'une marque de plus de la force exercée. Marcher la tête courbée n'aide en rien, ne garantit de rien, ne protège de rien dans ce cheminement. L'odeur du figuier de toutes façons, il faut bien s'y résoudre, ne monterait pas dans cette nuit glaçante. Et les peurs que nous nous imposons, nues et dépouillées, sont bien plus coupantes que tout ce qui nous entoure, un bâtiment vide, une voie ferrée déserte, et un figuier absent.

Notre peur est une lame très fine et très affûtée qui a choisi de lacérer le monde.

Il faut admettre qu'il y a des années de cela que nous l'affûtons, que nous ne cessons de la renouveler, de l'affiner, de la ciseler, et à présent, elle est parvenue à ce point, très coupante, et elle lacère finement, et le monde et notre âme, et personne, dans cette nuit, ne nous fera entendre la moindre parole. Je ne savais pas qu'il existât une solitude telle que celle que nous traversons, quand il manque au monde la possibilité de l'odeur d'un figuier.

Le monde se dépeuple, métaphoriquement, de notre nuit intérieure.

lundi 7 mars 2011

L'∞, 53

Contournement. Stratégie du. La stratégie du contournement est un dérisoire épisode de nos existences défaites, effilochées, en quelque sorte, qui, s'il faut être clair, malheureusement, dure tout le long du temps de nos existences effilochées, et en elles, tout continue ainsi de se défaire et de se déliter, je ne vois pas comment arrêter cette étymologique catastrophe, ce qui est tenu se défait et il ne tient plus debout que ce qui est défait. Alors je passe de nuit dans l'ombre épaisse et lourde de ce bâtiment immuable et effrité.

C'est dans le contournement prudent, la ponctuation des entorses ne cesse donc pas, contournement de ses angles acérés qu'il faut parvenir à trouver quelque angle d'attaque pour respirer, quelque infime possibilité de reprendre souffle. Et je ne vois pas quel angle suffisamment aiguisé, ni quel aiguisement suffisamment anguleux, viendrait à la représentation de mon esprit obtus, qui cesse si vite de concevoir, pour apporter, à cette question angoissée, la moindre possibilité de réponse. Balbutiante. Hésitante. Incertaine. Dérisoire. Nos questions sont béantes, dans le silence de la nuit, et tout de nous est aveugle à cette géométrie cinglante des angles.

Je me souviens. Un bruit mat. Mon front dérisoirement nu, et contre lui, le choc net et mat. C'était beaucoup plus simple et beaucoup moins douloureux que tout ce que j'aurais pu imaginer. Un bruit mat. Presque inaudible. Presque rien. Après, ce fut soudain beaucoup plus calme. Tout fut soudain étonnamment calme. Étonnamment lointain. Le temps et l'espace, formes pures de la sensibilité, défaites toutes deux, sous l'effet d'un choc mat contre mon front, avaient volé en éclats, il n'en restait plus rien.

Je tente de penser à autre chose, stratégie dérisoire du contournement, détour à l'intérieur du détour, dans ce passage, en parallèles : mur de pierres, chemin caillouteux, grillage, voie ferrée, pour une simple raison, presque nue tant elle est dépouillée, j'ai terriblement peur. La peur en devient enfantine tant elle est nue. J'ai seulement terriblement peur. Je ne sais pas de quoi. Je ne sais pas pourquoi. J'ai seulement peur. Il n'y a plus que cela qui guide mes pas dans le noir. Un pas puis l'autre. En fait, c'est impossible de passer par là. Ce devrait être impossible. C'est résolument, décidément impossible. Et toutes les semaines, plusieurs fois par semaine, à date fixe, à heure fixe, je dois passer par là. Et c'est tout simplement impossible. Je n'en sors plus. Je tourne en rond dans ce paradoxe.

Si c'est l'∞ qui nous est alloué, il est pire que toute finitude.