Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

dimanche 31 janvier 2010

Vanités…, X



Sommes-nous autre chose que la somme (annulée) de nos erreurs ?

Perdre ses clefs en revenant chez soi dans une nuit d'hiver, quand la fatigue le dispute au froid. Et les errances, et les replis, par tous les méandres de notre chemin. La tentation d'abandonner aussi impossible que tout repos. Nous partons dans le jour, sans rien savoir de la possibilité du retour. Affrontement direct et brutal : la lumière est crue et inhospitalière, et les fissures et les failles de nos êtres apparaissent quand nous sourions. Elles se creusent de toutes nos tentatives pour les cacher. Le maquillage est en train de tomber.

Sommes-nous autre chose que la somme (annulée) de nos repentirs ?

Ne vous y trompez pas. La vanité à notre époque n'est plus un genre moral. Elle ne se complaît plus d'évocations mortuaires. Les ossuaires n'y sont plus de mise (ces siècles en ont trop produit). Elle a perdu le contrepoint de l'édification. S'il y a là un repentir, ce ne peut être que celui qui advient sous le pinceau du peintre ; par touches légères, il fait disparaître un personnage (crime pictural dans la recherche de la perfection). Exposition transparente au monde.

Nous sommes pleins d'ombres et de méandres. Dans ce jeu à somme nulle contre le hasard, l'un avance l'autre recule.

Sommes-nous autre chose que le désordre contre lequel nous luttons ? Une tentative pour instaurer un ordre provisoire sur lequel nous nous tiendrons en équilibre avant la chute. Elle est en retard, écoute dans la liste de son iPod autre chose que ce qu'elle cherchait, le bureau de son ordinateur porte la trace de fichiers dont elle ignore le contenu, elle court après son train, son bus, ne retrouve plus dans son sac immense ce qu'elle y cherche. En son absence, les rayonnages des bibliothèques s'incurvent. Il est probable que les livres glissent et s'effondrent. Pourvu qu'aucun impact ne vienne briser le grand miroir qu'elle n'a pas accroché, qu'elle a posé sur le sol.

À ce jeu-là, nous perdrons à tout coup.

jeudi 21 janvier 2010

Vanités…, IX


Vous souhaiterez n'avoir pas remarqué, au bout de ses manches, autour de ses poignets, la trame élimée de la laine. Comment la répétition des mouvements n'aurait-elle pas arraché quelques fils ? Et peu à peu l'usure incessante, insidieuse est remontée le long de ses bras, jusqu'à accuser les traits, les mouvements. Aurait-il pu en être autrement ? Toujours est-il qu'il faut vous garder de fixer là un regard impudent.

Il est possible que la fatigue ait engourdi jusqu'à son épaule, qu'elle ait pratiqué de petites entailles un peu plus haut, qu'elle se soit incisée dans les chairs, et qu'elle provoque de lancinantes douleurs, il est donc probable que les gestes autrefois emportés dans le vertige et l'ivresse, s'arrêtent à présent à mi-course. Et retombent. Inachevés.

Lui ne vous en parlera pas. Je vous déconseille de l'aider quand il se lèvera pour prendre son manteau. Même si sa main hésite, elle dont les veines bleutées dessinent un entrelacs visible et saillant, même si la course qu'elle dessine pour rejoindre son objet à l'évidence est hésitante et complexe, je vous en conjure ! n'avancez pas une main assurée et ferme, ne vous saisissez pas de ce qui est sien. Ne vous approchez pas de son aura.

Au nom de son ancienne splendeur, il vaudrait mieux, à cet instant précis, ne pas lever les yeux. Il est possible (je vous parle en ami, vous comprenez ?) qu'au moment où vous vous y attendez le moins, il se lève, et reparte seul dans la nuit, avec une soudaineté brusque au regard de ce qu'il vous restait à vous dire, qu'il insiste pour que vous ne le raccompagniez pas, oui, au moment même où cela allait devenir possible (dire qu'un instant auparavant vous pensiez avoir touché bon port et apaiser vos questions). Vous seriez prêt à traverser la nuit à ses côtés. Il allait devenir possible de faire voler en éclats tous les silences, comme volerait en éclats un lustre de cristal immense qui s'écrase sur le sol et envoie jusques à vos pieds ses myriades d'éclats de lumières coupantes !

Ne le retenez pas. Il n'y aura qu'une chose à faire… vous glisser dans un lit de silence.


jeudi 14 janvier 2010

Vanités…, VIII



Sous le regard du reflet, le monde glisse et se modifie ; ses variations laissent impassible la surface parfaite du miroir. Une goutte d'eau condensée par le froid ferait davantage. Son immobilité impavide renvoie l'écho d'une pavane mutique. Mais aussi verticalement hiératique soit-il, il lui faut bien répéter le changement et admettre la constance de l'inconstance. La regretter ou s'en réjouir.

S'y abandonner. Je garde la mémoire de ce tableau ancien, de sa lumière dorée du Nord. Dans l'encadrement d'un rideau lourd et drapé, se joue un échange furtif de regards, si furtif qu'il était impossible de le saisir. Miracle que nous le voyions : dans l'épaisseur du monde, elle tend la lettre. Elle sait, aussi bien que celle qui la reçoit, le contenu de la missive amoureuse. Autour de cet éclair se déploient en réseau les émotions entrecroisées, dans la perspective des pièces en enfilade.

La lettre, on l'imagine, glissée dans un livre, fut cornée, froissée, aux gestes des mains attentives, et le papier jaunit, imperceptiblement, du passage des jours et des nuits ; ou bien s'en fut-elle, déchiquetée, achever sa course et sa destruction dans le crépitement des flammes, s'envoler dans une fumée bleutée en déposant quelques cendres sentimentales et trahies aux pieds de la femme amoureuse, trahie, trahissante… abandonnée… infidèle… indifférente.

De nous, que peut-il émaner ? Il n'arrive plus de lettres qui jauniraient dans un secrétaire. Les messages s'effacent et de l'effacement même le geste est devenu virtuel. Effacement suppression, destruction… Quelques lumières clignotent, que reflète froidement le miroir impassible.

L'écran est aussi lisse que le miroir et nous y regardons défiler notre vie sans plus savoir de quel côté nous sommes. Notre monde a deux dimensions.

mardi 12 janvier 2010

Vanités…, VII


La main se glisse dans le désordre des poches. L’une. Puis l’autre. Systématiquement. L’accroc dans la doublure sans doute se modifie : la bague effiloche le tissu, s’enroule, agrippe un fil qui, tiré, déchirera un peu plus le tissu soyeux, au plus près du corps ; quelques pièces glisseront au fond, dans l’ourlet, leur tintement imperceptible ponctuera la démarche, balancement des pans, et équilibre tenu au dessus des ornières pendant la déambulation.

Le paquet de cigarettes est vide ; il finit froissé.

Désordre des poches, la main y retourne, estime au jugé le vrac des objets minuscules, évalue les possibles, le bout des doigts affine la recherche avec toute la finesse dont ils sont capables, soupèsent, ils retournent les composantes infimes de cette somme méréologique, qui répète dans la matière la pulsation quotidienne de la vie. Le léger tintement, un cliquetis peut-être, se fait entendre.

Mais la clef n’y est pas.

Rien ne presse… les doigts évaluent l’imprévoyance d’un billet froissé, soupèsent un peu de monnaie en suspens (elle finira par trouver la déchirure, elle finira elle aussi par tomber),… jouent un instant avec l’angoisse légère de la boîte à pilules… la vie défile… un agenda un peu corné… un crayon gris, presque entièrement usé, porte des traces de dents… L’investigation distraite se poursuit. A présent ils caressent des souvenirs impalpables… un marron d’Indes, minuscule… il aurait dû être tendu à la main ouverte de l’Enfant… mais la grâce de ce jeu est passée…

À soupeser ainsi le contenu de la poche, on ne rencontre que la fragile évanescence des jours. Talismans pitoyables que nous emportons dans la course … qu’ils nous lestent de leur présence, qu’ils nous ancrent dans le monde — et conjurent cette peur de n’être qu’un rêve.

Est-il prudent de nous confier à ce désordre que nous sommes ?


mercredi 6 janvier 2010

Vanités…, VII


L'absence infuse lentement. Elle aurait pu incidemment laisser intacts les pièces et les recoins, les vides, les interstices, et dans l'espace, me laisser intacte à mes impressions, celles-là même qui, si profondément intriquées en moi, imbriquées dans la pulsation la plus intimement mienne, m'assuraient constamment que j'étais en vie.

J'aurais pu d'une main saisir encore la tasse brunie, suivre du regard les minuscules fissures dans le vernis, soulever précautionneusement la théière, et le liquide brûlant aurait encore coloré mon attente, pendant que d'un souffle j'aurais pu dissiper le très fragile nuage de fumée. Évanescence du monde à laquelle, un instant encore, il aurait pu m'être accordé de me retenir.

Les objets scellés dans l'espace pour une durée aussi faible soit-elle, pures concrétions, n'auraient-ils pas pu avoir pitié de mon attente, et ne pas me signifier dans le désastre, la lente fissuration des émotions ? Qui dans ce monde aura pitié de nous ? Nous voilà dans le creux du monde, renvoyés au vide béant dans lequel nous sombrons, et les chocs et les bris ont déjà commencé autour de nous.

Voilà que l'absence se diffuse dans mes veines et la pulsation qui autrefois parlait de la possibilité du monde, au plus intime de mes nuits, quand on n'entend rien que la vie qui bat contre la tempe, parcourant le tracé finement réticulé des veines bleutées, alors même les oiseaux nocturnes se sont tus et le vent est tombé, cette pulsation aussi est retombée.

Seul le souvenir d'elle est tourment. Intime et silencieux. J'ai souvenir de la pulsation vive qu'elle fut, autre encore que le seul battement du cœur, bien plus profondément présente et vaste que le battement du cœur, la pulsation dont parfois, dans un pur miracle, parle une phrase musicale.

Maintenant il reste, au centre de ce que nous sommes, un noyau silencieux où les bruits de ce monde parviennent et s'absorbent, et voilà que tout en moi rend un bruit mat.

Vanités…, VI



De légères incantations.

Elles glissent à la surface du jour, semblables à la condensation lente qui, le long de la vitre, lui fait regarder le monde à travers des larmes (elles ne sont pas les siennes).

Sa main s'approche, elle tremble un peu, elle hésite dans la courbe de son geste, mais réajuste, s'approche de la bougie qu'elle allumera, la flamme monte, tremble dans la pénombre, et laisse des zones d'ombre dans le crépuscule qui tombe. Toutes les limites du monde connu ne sont pas encore bien dessinées, et parfois, le tracé des frontières s'entremêle.

De très légères incantations.
Elles restent suspendues tacitement : les paroles n'en sont plus connues. Les formules ont échappé. Ce qui se chuchotait dans la course du monde a sombré dans l'oubli. Nous serons les premiers à ne pas les répéter.

Le monde silencieux se recouvre de neige, s'allonge dans un oubli horizontal et trompeur. Les bruits s'étouffent d'eux-mêmes, les gestes devenus imprécis, parfois, manquent leur course. Il arrive que des liquides se renversent, que des verres se brisent, qu'une aspérité s'enfonce dans l'épaisseur d'un tissu et en disloque les fibres.

Dans la mosaïque des mois, il y a parfois d'étranges recompositions. Minuscules carreaux multicolores — nul n'a pris soin de les assembler. Les jointures en disjonction font d'étranges jeux dans ses pensées désarticulées,
et des lézardes grimpent le long de l'être des fentes, des interstices, des entrebaîllements, des fissures… comme une petite béance.

Pourquoi souhaiter encore l'assemblage ? Il reste l'étrange possibilité, au soir venu, dans une pièce à peine éclairée, de faire un portrait photographique
— de ce que nous tentons d'être.