Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 10 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (eaux profondes)

L'endroit est au cinquante-et-unième étage d'une tour dans un quartier dont j'ignore le nom, et je ne saurai pas la retrouver. Je ne vois aucun moyen d'y revenir, sinon par des procédés d'une complexité telle que ma volonté ne les conçoit même pas. Il s'est éloigné dans le temps, et désormais repose, inatteignable, au creux de mes souvenirs, et c'est seulement le philtre doux-amer de la mémoire qui pourra nous y reconduire, à condition qu'il soit infusé de phrases jusqu'à s'alcooliser.

Dans la nuit brumeuse, les immeubles et les avenues ont mené leur défilé hiératique, d'eux seuls connu sans hésitation, derrière la vitre du taxi qui nous conduisait étonnamment vite à travers l'immensité de la ville. Les masses de béton brut me réduisaient à me sentir un point minuscule de conscience. Dans la vitesse, il était presque impossible de découper la silhouette légère et nue des arbres. Aucun passant ne se détache à présent sur les images que je conserve de cette nuit-là, et j'ai beau lutter contre l'impression que la ville était vide, c'est elle qui se détache de mes souvenirs, c'est d'elle que je ne parviens pas à me défaire.

Dans le hall immense, je crois que nous n'avons croisé personne, mis à part ces fleurs vénéneuses et géométriques dont je vous ai déjà parlé, dans une autre liasse, enroulées sur elles-mêmes. Il est possible, je l'admets, qu'un couple soit sorti au moment où nous sommes entrés dans ce qui me parut être un club, au sens très anglais du terme. Mais leurs silhouettes étaient si furtives que nous ne pouvions pas les compter.

La poignée d'êtres vivants qui cette nuit-là hantait la ville semblait s'être condensée dans ce lieu en suspens, autour de l'alcool et des cigarettes dont la fumée planait, bleutée, au dessus de nos têtes — et pourtant mes souvenirs ne me restituent pas l'odeur de tabac qui devait bien en émaner quand je suis entrée, que j'ai bien dû remarquer, aspirer, et qui, pour finir, ne peut pas ne pas s'être déposée sur moi, ne pas m'avoir imprégnée toute entière. Ici, il manque une pièce.

Nous n'écoutions pas la musique, même si à plusieurs reprises, je tentais de me retenir à elle ; nous enveloppions d'elle une conversation improbable et miraculeuse. La ville, beaucoup plus bas, avait disparu à ma vue sans faire de bruit, de sorte que nous nous sentions isolés de tout, dans une pure contingence de temps et de lieu, d'une extrême légèreté. Il ne restait plus que les ponctuations verticales des immeubles, dont certaines, très peu, parvenaient jusqu'à nous, lignes droites lancées à l'assaut de la nuit, et qui se voilaient sous des formes diffuses dont personne ne sut me dire ce qu'elles étaient. Elles estompaient les contours qui sous elles s'effritaient ; les lumières se voilaient… Nous étions légers, et la légèreté était suspendue à des hasards très finement articulés.

L'alcool, la brume et la fatigue se recomposaient les unes dans les autres. Tous les décalages se mêlèrent que je ne sais pas tous désintriquer. Vertige. Au moment où je m'appuyais de toute ma hauteur contre la baie vitrée, en à-pic sur le monde.

1 commentaire:

  1. la sensation se transmet par vos mots, ou j'étais réceptive, j'ai dérivé de mon flottement vers celui de la tour

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