Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

vendredi 25 mars 2011

L'∞, 80

— Tu parles souvent, comme ça ?
— Qu'est-ce que tu veux dire ? que je parle trop ?
— Non.

Nous étions assis sur le parapet et regardions au loin, la brume bleutée. Je me souvenais d'une autre fois, en aplomb sur la ville, une autre ville, expression de l'aplomb que les souvenirs donnent sur le monde, j'attendais ailleurs le lever du soleil, d'un soleil pâle de janvier, la tension visait à entendre la rumeur qui court sur la ville, de minaret en minaret, qui se répand sur elle, les appels à la prière qui se répondent. Lever du soleil. À l'inverse de ce qui nous a plongés dans la nuit, il redevient possible de distinguer un fil noir d'un fil blanc, un fil blanc d'un fil noir. Nous avions fait chauffer du thé dans une minuscule théière de fer blanc et réchauffions nos doigts à la tasse fumante dans la nuit qui n'en finissait plus.

— Non.

La plupart du temps, je suis noyée dans mes pensées, engloutie, je tente de bouger le moins possible et de rester à la surface, je n'aime pas trop les abysses, les profondeurs, et les bruits infernaux qui s'en échappent (mais j'aurais bien aimé écouter les sirènes, j'adore ta ruse, je ne m'en lasse pas), je sais, c'est un peu bizarre, je me méfie de tout, de moi et de mes pensées, alors en général, je parle peu. Il y a trop à entendre dans le monde. Une phrase, une seule, entendue dans le monde descend en moi, fait écho, trouve un cheminement dans ses pensées, il m'arrive de lire une phrase, une seule, dans la journée, et de ne plus penser qu'à cela pendant des heures, sans pouvoir reprendre le cours de mes pensées. Ou si je tombe sur une telle pépite brute le soir, je ne pourrai plus dormir. Elle créera dans mes pensées une onde de choc, et je resterai ainsi, en son bord, immobile et fascinée, incapable de faire un pas de plus. Sidérée en quelque sorte, pendant que mon esprit, le plus vite possible, le plus ardemment possible, essaiera de tout recomposer autour de cette nouvelle phrase.

— Non, je ne parle pas souvent, pas comme ça.
— J'avais compris.
— Je sais. C'est pour ça qu'à toi, je peux parler.

Ce qu'il faudrait que tu me racontes, c'est comment tu as eu l'idée de ce stratagème, j'adore cette ruse, tu écoutes les sirènes, tu es attaché au mât et tes compagnons, dont tu as exigé qu'ils se bouchent auparavant les oreilles, restent insensibles aux supplications que tu ne manques pas de leur adresser, elles doivent être aussi poignantes, aussi poignantes que leur chant est enchanteur, tu supplies qu'ils te libèrent, qu'ils te laissent les rejoindre, elles, maintenant, oui, tu préfères mourir, tu le sais. Seulement voilà, ils sont sourds. Tu as tout prévu. Tu seras le seul à avoir entendu leur chant. Ce qu'il faudrait que tu me racontes, c'est leur chant.

— Tu me diras … ?
— Quoi ?
— … Le chant des sirènes, comment c'était.
— Non.

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