Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 13 mai 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 19 (silence)

Le voilà posé sur la table, inutile, à côté de la réservation d’hôtel ; elle, elle n’est qu’un papier chiffonné du voyage, sésame précieux, qui me servit à entrer. Mais à présent je suis en possession d’une clef. Il traîne aussi un peu de la monnaie du taxi que je ne sais pas encore compter, que je ne reconnais pas, et le fond désormais inutile de mes poches. Fragments menus de ce qui autrefois, dans un autre monde, aurait pu me servir, un ticket de métro, une autre clef, miettes qui attestent l’existence d’un autre monde, je ne l’ai donc pas rêvé. Il règne un silence vibrant.

Rupture du fil. La corde est rongée. Pourtant elle paraissait solide. Je lui aurais confié ma vie. Même dans des passes difficiles. Dans des escarpements insensés. Dans le creux sombre des vagues.

Il faut donc que je sois passée dans un autre monde. J’ai sans doute glissé le long d’une branche d’accessibilité, dégringolade le long d’une relation entre deux mondes possibles (l’actuel ne peut prétendre à aucun privilège sur les autres, c’est une pure question d’indexicalité, il suffit de la déplacer). Il ne reste plus qu’à espérer que leur relation soit symétrique, pour que je puisse revenir.

Critère purement logique du retour. On ne m'en a donné aucune garantie.
Sur la vitre, il y a un peu de buée et le ciel est entièrement gris. Mon souffle dessine un cercle.
Je m’en tiens là.

Tant que je n’y pense pas, je peux maîtriser l’angoisse qui resserre ses doigts sur ma gorge. Il suffit de ne pas y penser. Ce n’est pas si difficile que cela, de penser à oublier x, il y a tant à oublier, dans le flot, il doit bien être possible de penser à ne pas penser à x, d’enlever le couteau de la blessure ouverte, de ne pas reprendre la plaie où elle en était, de ne pas s’acharner sur les chairs. Mais je ne suis pas certaine qu’il soit approprié de retirer la lame de la déchirure qu’elle a occasionnée. Ne plus toucher à rien. Se souvenir d’oublier (x). Ne pas oublier d’oublier (x). Il doit bien y avoir une solution, dans n’importe quel sens qu’on la prenne, pour oublier (x).

La connexion a échoué. Muet. J’ai tout fait pour le ranimer. Un instant encore auparavant, le contact de ma main le réchauffait, je reconnaissais tacitement sous mes doigts, contre ma paume, le contour de l’objet, la surface lisse, la fine encoche qu’une chute lui a occasionnée, et les gestes devenus machinaux, par leur inscription dans le corps sous le pouvoir de la répétition de l’habitude. Le concernant, les trajets dans mon cerveau sont infiniment faciles, mais parfaitement inutiles. Et voilà que peu à peu la chaleur de mon corps le quitte et se diffuse dans un monde où je ne reconnais rien.

Je suis immensément seule. La ville se déploie autour de moi. Je suis seule en un point de l’espace et le silence cogne dans mes tympans.

1 commentaire:

  1. et garder en mémoire que,
    même en ces creux noirs des vagues,
    d'autres possibles ailleurs existent

    RépondreSupprimer