Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 5 août 2009

Munch

Est-ce lui ?

 

J’ai du mal à voir. De loin, dans cette pièce immense, où les visiteurs se bousculent, se croisent, se toisent parfois, s’évitent, parfois se font signe, là une femme se penche vers l’oreille d’une autre, plus âgée, silhouette lourde et fatiguée, elle lui chuchote quelque chose, et toutes deux regardent en direction de qui me semble être lui. De si loin, dans cette foule, il est difficile d’assurer avec certitude que c’est bien lui qui apparaît, si sombre, par delà les écharpes colorées et les manteaux sombres.

 

Est-ce lui ? Encore une fois des silhouettes s’interposent entre lui et moi. Cette autre, étonnamment plus grande que moi, qui n’ai pas l’habitude de ne pas dépasser d’une tête les autres femmes, m’obstrue la perspective que j’étais parvenue à prendre. Je me déplace. Je veux le voir. M’approcher. Il n’y a que lui, dans cette salle, qui aspire ainsi l’espace, qui exerce une telle attraction sur chacun

— au point que tout, à côté de lui, paraisse pâle et fatigué.

 

Ce ne peut être que lui.

 

C’est le sien, ce visage à jamais anonyme (la liste de tous ceux qui, un jour, un moment, l’ont porté comme un masque, serait trop longue à écrire même si certains parfois, s’y sont essayés, recueillant toute trace d’eux avec une infinie tendresse, dans les décombres des villes en ruines, des villages abandonnés, des maisons détruites, des prisons, de l’enfer), dont nous n’oserons jamais croiser le regard, dont nous n’essuyerons jamais les larmes avec le plat de notre main, ni la sueur froide de la fièvre ou de la peur, dont nous ne caresserons pas la joue pour en effacer le regard de terreur, pour en apaiser les souffrances, dont nous n’apaiserons pas la fièvre alors pourtant qu’il grelotte, que nous ne baiserons pas, alors que nous devrions, à genou, nous incliner devant lui et le révérer, ce visage distordu, déformé, qu’un cri transperce, ce visage de toutes les victimes qui, un jour, une nuit, n’importe quand, peut-être même à ce moment précis où ce cri ultime leur échappa, l’aube était douce et le jour s’annonçait magnifique et écrasé de soleil, mais déjà rongé d’angoisse, s’est abîmé d’angoisse, visage de toutes les victimes qui, tordues de douleur, se sont effondrées sur elles, sous les coups de leur assassin, de leur bourreau, qui sont tombées sous les coups du sort, du destin, de l’injustice, de l’histoire, de la haine, de la folie, de la raison froide et calculatrice, instrument perverti de la lumière, qui sont tombées sous ses coups

 

pour finir,

oubliées…

oubliées de tous,

ou presque…

 

Certains continuent à passer, sans le voir. Les yeux rivés sur le plan du Musée.

Il arrête tout,

Le temps,

L’espace,

La possibilité même de respirer,

Il oblige à le regarder. Impossible de faire un pas de plus. Chercher son regard des yeux. Tenter peut-être de le ramener à nous.

 

Inconsistants fantômes, nous passons devant elles, à côté d’elles, peut-être, tout près du lieu du drame, peut-être  croisons-nous un rescapé encore halluciné, arrivé caché dans un camion, accroché à un pneu, à un radeau gonfable ballotté sur les vagues, par chance, si c’en est une, il n’est pas tombé dans la mer, il est devenu aussitôt sdf dans une de nos villes, accueillantes à toute forme de misère, ô combien : elle l’ingère, la hume, en renifle l’odeur de sueur et de poussière, la reconnaît comme sienne et finalement elle emmène le malheureux rescapé dans un parc public, le fait asseoir un peu à l’écart de l’aire de jeux des enfant encore innocents, peut-être pour un temps encore ni bourreaux ni victimes (on peut le penser, mais enfin, ce n’est pas tout à fait sûr, et si j’étais vous, je ne parierais pas, tout de même, ou pas trop, il vaut mieux ne pas avoir à examiner de trop près ni leurs corps ni leurs âmes — je vous aurais prévenus, tant pis pour vous si vous soulevez les pans du vêtement et trouvez des traces de coups qu’il faudra faire semblant de ne pas avoir vues), lui trouve une petite place à l’ombre, lui qui vient de l’espace immense écrasé de soleil, lui dont les frères reposent à présent dans une fosse commune

 

(mais il ne le sait pas et une sourde inquiétude le torture jusque dans ses rêves, alors que d’autres qui les y ont poussés ne s’en soucient pas, et que d’autres encore se blesseront nuit et jour à cette pensée jusqu’à la fin des temps, car s’il n’y a pas de Dieu pour nous consoler tous, de toutes nos peines, il n’y aura aucune consolation, nous le savons et de cela non plus nous ne nous consolons pas, de cela nous ne pourrons jamais plus nous consoler, cela nous déchirera constamment depuis que nous savons que Dieu n’existe pas, c’est-à-dire depuis que nous avons cessé d’espérer qu’Il existe, jusqu’à ce que toute trace de nous ait disparu de tout univers possible)

 

où comme eux, en rien différents d’eux, toutes les victimes s’empilent, s’entassent, s’amoncellent, et s’enchevêtrent et pouriront comme nous tous, mais eux, après la honte misérable, les existences détruites, et les espoirs anéantis une fois pour toutes, et le malheur lancinant aussi, et poignant, et l’injustice ultime : pour finir avec une balle dans la tête — en mettant les choses au mieux – alors que nous, nous prendrons notre temps, nous agoniserons dignement, nous y arriverons, portés par nos proches qui nous pleureront, nous regretteront éternellement, nous mettront en terre après avoir tenu notre main en pensant aux regrets éternels qu’ils éprouveront de nous avoir perdu, pendant que nous poussions notre dernier soupir, endormis de morphine dans des lits tous semblables, bien alignés le long d’un couloir d’hôpital dans lequel déjà nous étions venus tenir la main etc… ?

 

Est-ce donc là son visage, à lui qui n’a pas reçu de consolation, que nous ne sommes pas venus assister, lui, dont nous avions pourtant entendu le malheur, dont nous savions que le malheur obstinément le poursuivait : il se rapprochait, chaque jour il se rapprochait, sans doute dans une salle en sous-sol, à la porte blindée, quelques pantins portant étoiles avançaient en même temps des épingles de couleurs sur une carte, enfonçant par là même le malheur dans le sol qu’ils avaient choisi pour y planter leur haine, nous savions pour l’entendre répéter tous les soirs et tous les matins, pour le lire au petit-déjeuner et dans les trajets en métro, que vers lui le malheur avançait,

passait les cols,

descendait dans la plaine, comme un vent immense et mauvais venu des lointains, comme une vague de fond : son malheur.

 

Voilà qu’il s’empare de la route, fait sauter les barrages, méconnaît les frontières, et enfin pénètre jusque dans la maison de Celui-qui-maintenant-est-un-cri.

 

La pauvre porte de bois, à l’ancienne serrure, n’a pas résisté. Elle a cédé bien vite sous les coups de pieds des hommes en armes. Qu’importe le nom de l’ordre pour lequel ils venaient, le nom de celui qui leur avait donné la permission de tout détruire ? Cela ne change plus rien à présent. Pour lui, cela ne change plus rien. Et ce bruit sec est peut-être le moment où il a compris que, de lui, de tout ce qui est sien, c’en est fini

et il a hurlé.

 

Et c’en fut fini de sa vie d’antan, en un instant c’en fut fini, de tout ce que les mains usées de ses ancêtres avaient patiemment poli, patiemment amassé, tous ces objets destinés à sa vie la plus doucement quotidienne, pour Lui qu’ils aimaient depuis des générations, à travers la suite de leurs existences, sans le connaître, sans même l’avoir tenu dans leurs bras, à travers la suite infinie de leurs déboires, de leurs élans, de leurs espoirs, tendrement protégés, et qui maintement, avaient tous cédé en même temps que cette serrure : d’un coup sec.

 

Est-ce Lui,

que nous avons laissé mourir ? Que nous n’avons pas protégé quand il en avait besoin ? Est-ce Lui que nous avons abandonné ? Avec toutes les foules de ceux que nous n’avons pas consolés,

avec la foule immense  des enfants abandonnés au vent mauvais…

auxquels nous n’avons pas ouvert nos bras, que nous n’avons pas emportés dans la nuit, pour les coucher dans un lit bien chaud, pour les border après avoir embrassé leur front avant le sommeil, sans jamais oublier d’embrasser leur front, enfants que nous avons laissés dehors, seuls dans le froid de la mort que nous n’oserions pas affronter,

et pour eux il nous est seulement permis d’élever des stèles, au pied desquelles il serait encore inconvenant que nous osions pleurer, au pied desquelles nous pouvons seulement déposer nos fautes ! Il arrive que nous ne puissions pas nous en détourner, et alors, une angoisse soudaine nous assaille. Pensez que ce qu’ils ont subi, nous ne savons pas comment cela se supporte.

Qu’ils nous pardonnent.

 

Est-ce pour ces enfants qu’Il pousse à jamais ce cri ?

Figé dans la salle feutrée du Musée National.

Il glace. Il transperce.

Et de quoi nous plaindrions-nous ? Quelle douleur l’a transpercé, Lui, pour qu’Il expulse ainsi de lui un cri inaudible ?

 

Heureusement pour moi, il a les yeux fermés.

 

Car la carte de son malheur se dessinait tous les soirs sur les écrans du salon, au moment où nous prenions l’apéritif, au moment où, la journée passée à gagner notre vie, à assurer notre confort, à participer au jeu social, à jouer avec les autres le même jeu qu’eux, la frénésie quotidienne nous laissait au calme tranquille de la vie amicale, ambiance détendue, éclats de rires feutrés et verre à la main, tintements de fête et de plaisir, nous attendions la météo pour décider du week-end : chacun, pour faire bonne figure, y allait de son commentaire, apitoyé ou géopolitique (en général, les femmmes apitoyées, les hommes géopolitiques, répartition des rôles bien convenable, mais parfois certains se trompaient sans qu’il faille y voir autre chose d’un petit déraillage social, n’allons pas cependant les soupçonner de tendances sexuelles libertaires, une petite fantaisie dans le rôle social, rien de plus, je vous assure, et personne qui serait allé contester les décisions du sous-sol plus loin que dans son salon). 

 

Parce que ce soir, décidément, les gros titres appelaient un commentaire un peu plus soutenu qu’un regard indifférent, celui qu’en général nous leur accordons à eux tous, tous ces malheureux ? Parce que ce soir, nous aurions tous été des monstres de ne pas lui accorder toute notre attention ?

 

Il ne serait pas possible de soutenir son regard. Il n’ouvrira pas les yeux, n’est-ce pas ? Il ne plantera pas dans les miens son regard inimaginable, il ne m’adressera pas une indicible question ?

 

Était-ce vers Lui que ces colonnes de fumée, ces chars, ces armées en marche se dirigeaient, sûrement, avec la précision du destin, mais un destin décidé par les hommes, d’autres hommes encore (je ne les connais pas, ne peux rien vous en dire, renseignez-vous, les livres d’histoire, je pense, vous en diront un peu plus), sans transcendance, sans principe de justice, intérêts purs, matériels, quelques puits de pétroles fumant sur nos écrans, deux tours qui tombent, une étudiante qui meurt ici, un autre écrasé par un char qu’il affronta seul, sur une place vide, de la seule force de son regard, et une vague géante, enfin, pour emporter le tout ?

 

Lui, comme nous tous,

Abandonné(s)

Jeté(s) par l’ouragan dans l’éther sans oiseaux

Navigue dans un monde sans consolation,

Oublié(s) de tous

Seul(s), seul(s) au monde, seul(s) dans l’océan des chagrins, des pertes, des deuils,

Sans rien, à quoi nous tenir, à quoi nous retenir, sans une main qui se tende et nous relève,

Et nous arrache à cette tempête.

 

Pourtant, pourtant nous le savons bien, et cela a tellement excité notre intellect, ce fut un jour grandiose, un jour à retenir dans notre vie intellectuelle, un moment certainement d’intenses connexions neuronales, d’excitation cognitivo-spirituelle, de griserie électro-cérébrale, d’ivresse synaptique ! Les doigts courraient sur les claviers, les écrans faisaient défiler les petites suites de caractères (elles auraient dû nous mettre en garde, nous aurions dû nous méfier). Les doigts couraient, s’agitaient, et pendant ce temps le Philosophe Australien, du haut de sa chaire (il a beaucoup publié, beaucoup polémiqué, il est traduit dans plusieurs langues, il va au gré des invitations de ville en ville répandre ce qu’il en pense, de tout, de rien, et, loué soit-il, il a des assistants, des thésards, des bourses, des prix, une chaire, même porte son nom, il s’est constitué une armada, une suite princière, qu’il emmène, qu’il protège, qu’il place, qui se place, qui l’entoure… il est… impérialement professoral ! Il faudra que je lui demande un rendez-vous. Avez-vous son adresse électronique ?), en onze points donc, tous imparables, incontestables, tous articulés, soigneusement enchaînés les uns aux autres comme des prisonniers à fond de câle, d’une inconstestable beauté et d’une rigueur sans appel, nous a démontré (et nous étions convaincus, et nous étions ébahis, et nous l’écoutions tous, bouche bée, et parfois, seulement parfois, l’amphithéâtre bruissait d’un murmure admiratif

 

comme on en imagine seulement au passage des imposantes robes de taffetas de la reine, et de ses dames d’honneur, dont les paniers imposants se froissaient sans doute les uns contre les autres, dans les embrasures des portes, troupe bruissante de secrets et de rires, et d’intrigues amoureuses, peut-être politiques, politico-amoureuses en tout cas, qui toutes, elles aussi, un jour, sont passées de la fête à la prison, des soupers après l’opéra à la place de Grève, au matin blême, à l’heure où autrefois  elles rentraient légères et épuisées, enfin se glisser dans un lit de dentelles pour y reposer leur fatigue tant cherchée, et ce jour-là leurs têtes sanglantes ont roulé à terre, jusque dans le panier du bourreau, et avec elles un monde a péri,

 

… et nous écoutions tous et nous ne pouvions pas enfoncer un coin dans les articulations bien serrées de sa pensée qui nous éblouissait, nous aveuglait de sa lumière) or donc, il nous a démontré qu’

 

il n’y a pas de différence entre laisser mourir et tuer

 

, (c’était tout simple et très puissant en même temps, très élégant en somme, et assez révolutionnaire, vous ne trouvez pas ? et convaincant, tout à fait convaincant — mais alors comment arrivons-nous encore à bavarder en regardant des mondes s’écrouler derrière nos écrans, dans nos salons bourgeois ? il semble que nous n’avons pas bien tiré toutes les conséquences pratiques de ce que Monsieur le Professeur a essayé, en vain, de faire entendre de notre assemblée, tout comme il me semble que les croyants ne tirent pas toujours très justement les conséquences pratiques de leur dogme, en cela, nous pourrions jeter à la poubelle d’un même geste rageur, et les religions, et toute la philosophie !), il nous a démontré que c’est d’un même geste que nous laissons mourir Celui que nous savons en danger et que nous prenons un poignard pour l’enfoncer dans une poitrine encore palpitante de Celui qui respire l’air frais de la nuit, il a asséné sur nos têtes électrisés, pendant que, follement excités, nos doigts ne cessaient plus de courir sur les claviers (quelques uns encore, notaient avidement, sur du papier, avec des crayons, mais leurs notes sont inutilisables — en revanche, il est probable que la conférence ait été enregistrée, je ne me souviens plus très bien, vous devriez regarder sur le site de l’Université), il a asséné

 

qu’il n’y a pas de différence

 

il n’y a pas de différence entre laisser mourir celui qui vacille de faim sur notre écran de télévision, ombre écrasée du soleil de l’Afrique, qu’un souffle de vent ferait tomber dans la fosse commune, ce n’est pas de notre faute si nous nous informons de lui,

 et le tuer de nos propres mains

 

puisque nous pouvons en donner l’ordre, déléguer, diluer les mille gestes qui mèneront à leur mort, ou bien simplement, comme nous le faisons tous, rester dans l’indifférence de notre salon bourgeois.

 

Mais nous ne sommes pas des assassins…

 

La dilution, la multiplication des étapes entre Nous regardant et Lui souffrant, les relais, les indifférences, les regards détournés ne changent rien, les kilomètres, la distance, l’ignorance de son nom, de sa vie, de son adresse, comment le trouver ? comment le retrouver ? comment lui tendre la menue monnaie qui encombre notre poche : nous avons laisser se produire les enchaînements de causes et d’effets, nulle part nous n’avons enfoncé un coin dans la mécanique, haineuse ou indifférente, la détermination ou l’absence de volonté politique, l’une et l’autre, ont poursuivi leur chemin dans le monde sous nos yeux. Elles ont poursuivi leur course et finalement sont arrivées jusqu’à sa porte. N’est-ce pas amusant que nous soyons tous coupables, tous jugés coupables, tous vraiment condamnés, condamnés à l’enfer, à la chute dans les profondeurs éternelles, abyssales, parce que, par ce merveilleux instrument de divertissement familial, posé dans le salon, en bonne place, plateaux télé, cacahuètes, reprends un peu de salade mon chéri, nous savons tous qu’Il va périr et nous ne changeaons même pas de chaîne, nous n’avons même pas détourné notre regard, nous avons suivi son agonie jusqu’à ce qu’elle nous ennuie, sans compter qu’à une heure de grande écoute, c’est un peu dur pour les enfants, non ?

 

Et professoralement il en tira donc la conclusion très wittgensteinienne, stylée et provocante tout à la fois, de la conférence : la ressemblance de famille, entre tuer et laisser mourir, est telle, elle est si prononcée, si aigüe, qu’il n’est pas possible de la tenir, elle échappe, impalpable, comme un sable trop fin entre les doigts de celui qui, rescapé, sur le rivage, regarde les vagues auxquelles il a échappé, se briser le long du rivage qu’enfin il a rejoint, et l’esquisser à coup de traits blancs, … et qui, rêvant de ce à quoi il va revenir, de cette vie qui l’attend et dans laquelle il voudrait se lover, caresse le sol qui le soutient de nouveau, sur lequel peut-être tout à l’heure il s’endormira apaisé, sur ce sol encore tiède du jour  qui sait épouser son corps.

 

Je résume, donc. Il y a un air de famille (comprenez bien, vraiment une ressemblance entre les situations, comme vous avez le nez de votre grand-père, ou les cheveux de votre arrière grand-mère) un air de famille vraiment troublant entre tuer et laisser mourir — il y a un air de famille saisissant entre Celui qui crie et nous, qui sommes abandonnés, cela nous le savions, bien, humanité souffrante, en pleurs, sur le chemin de larmes, tout cela nous la savons et cela nous console doucement, la nuit, au creux de nos angoisses confortables. Mais, le saviez-vous ?, il y a un autre air de famille, tout aussi bien dessiné, tout aussi net, précisément tracé, entre Eux, eux dont je ne sais rien, eux dont je ne veux pas parler, Eux que Lui et Moi (et Vous ?) préférerions inexistants, abolis dans la nuit, enfermés dans leur salle en sous-sol, salle de crise, au sub-level 5, dont la clef immatérielle est une pupille fixe et sans âme, et Nous qui L’avons laissé mourir. La syntaxe nous sauve, elle Les éloigne de Nous, elle écarte de Nous cette proximité répugnante, cette accusation odieuse, elles Nous lave de tout soupçon, Nous lave de Nos fautes, Nous évite de Nous sâlir mais si le Philosophe Australien a raison, alors il y a une ressemblance troublante entre Nous, qui l’avons laissé mourir, et Eux, qui l’ont tué. Entre Eux et Nous. Nous sommes comme Eux. Je résume encore — mais je ne trahis pas.

 

Nous l’avons trahi, Lui qui était notre frère dans l’abandon et l’éther sans oiseaux.

 

Nous avons laissé notre visage se déformer, d’autres traits apparaître que nous ne portions pas autrefois, et ce masque à présent est devenu impossible à enlever de nos visages, je me demande parfois s’il ne les a pas dissouts, s’il reste quelque chose de ce regard qu’autrefois nous portions sur le monde, je me demande sans cesse pourquoi nous avons laisser s’opérer cette métamorphose plus ignoble encore que les cafards…

Et Lui est seul cette fois, seul au monde, seul dans le carcan dont l’ensserrent sa souffrance et  sa peur, il étouffe dans le carcan que lui sont sa souffrance et sa peur. Car dans ce monde, Nous Leur ressemblons. Et il ne Lui reste plus, à Lui qui est seul et qui souffre ultimement, qu’à crier pour Nous repousser, pour Nous avertir, pour Nous condamner.

 

Comment avons-nous perdu la grâce que nous avions, enfants ? Comment avons-nous oublié tout cela, qu’il fait mal de s’écorcher les mains contre un mûr rugueux, que nous avons besoin de confier nos peines, de reposer notretêtequ’il est bon de se glisser dans un lit, de boire de l’eau fraîche tendue par une main attentive, que nous aimions par dessus tout que l’on nous fête, que l’on nous embrasse, qu’il nous semblait alors que le monde, devant nous, s’ouvrait et que nous pouvions aller en lui… ?

 

Alors,

Avec le dernier souffle d’air qui lui reste, du fond lointain de l’immense solitude qui sera la sienne,

Il rassemble ses dernières forces, celles de tous Ceux qui n’en peuvent plus, de Ceux qui sont tombés à terre et qui se sont faits piétiner (qu’Ils soient sanctifiés), et

 

Il crie.

 

D’un cri immense, du cri que tous Ceux qui, comme Lui, ont été abandonnés ont poussé. Ce cri-là, oui, exactement le même. Tous Ceux qu’un vent mauvais a emportés, Eux qui dansaient, aimaient, pleuraient embrassaient leurs enfants, serraient dans leur bras tendres et chauds leurs amis de retour de voyage, racontaient des histoires dans le calme de la nuit, et qui maintenant ne sont plus que des ombres frêles, fantômes de nos mémoires. Pour toutes ces ombres, Il crie. Non. Il est un cri. Ses traits se sont déformés, pour effacer encore cette ressemblance que nous n’avons pas su porter. Il n’est plus comme Nous. Il ne regarde plus, Il ne voit plus, Il a cessé même de respirer, Il hurle.

De douleur, de désespoir, de chagrin, de peine, d’horreur.

Ses espoirs perdus, Sa vie brisée, Ses pères disparus, Ses enfants désolés, Son monde fini.

 

La chose la plus étrange est que son cri est silencieux.

Inaudible. Personne jamais n’entendra son cri. Personne jamais ne supportera l’intensité de ce cri auquel d’autre cris lui répondent (nous ne sommes pas les derniers, nous ne sommes pas les derniers à souffrir, mais nous ne sommes pas non plus les derniers)

Ce cri ne commence pas et ne se finit pas ; il (se) fige.

 

Personne, jamais, ne pourra l’entendre. Et pourtant… il n’est pas impossible qu’Il nous sauve.

 

 

 

5 commentaires:

  1. [nostra culpa] [mea culpa]..
    comment crier encore après ce cri inaudible ainsi écrit ?
    comment écrire d'autres mots ?
    peut-être le lire à haute et intelligible voix, peut-être quelqu'un entendra-t-il alors..

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  2. Intense et brillante réflexion.
    Tellement d'actualité pour moi après la fermeture de la "jungle" de Calais ces jours-ci.

    Aurais aimé être dans cet amphi. Bribes précieuses.
    J'ai projeté dans mon cerveau sur écran géant le tableau de Munch pendant la lecture de l'article ; plusieurs sens étaient sollicités et les mots ciselés ont vibré d'un éclat particulier.

    Nourriture de mes interrogations...

    Si donc je n'agis pas, je suis complice...

    "Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal mais par ceux qui les regardent sans rien faire."
    Albert Einstein

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  3. Oui, il y a un vrai écho entre la position de Singer et celle d'Einstein, c'est troublant. Ce sont là des phrases à garder comme des talismans, autant de petites lumières dans la nuit.

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  4. oui... que dire il y a tout cela dans le tableau, il t'appartient, à ton regard et à ce qui habite,
    la phrase il n'y a pas de différence entre tuer et laisser mourir résume bien la toile je trouve, est de la l'abandon (je l'ai été) de la trahison par le monde, ou une extreme violence ,,, ce n'est pas à moi de refaire ton texte...

    notons quand même que Z music est des le départ un grand peintre, Munch d'entrée rentre dans cette angoisse, même heureuses ses toiles portent le stygmate,
    on peut même apercevoir chez Zoran une possibilité improbable d'une vie qui aurait traversé la négation, on peut y voir aussi à venise une prémonition,latente,
    j'ai choisi après avoir été fasciné d'éluder Munch, pas Zoran.

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  5. Quelle précieuse lecture de la différence entre l'un et l'autre tu donnes à lire. Mon texte n'est qu'un écho du tableau en moi, et je ne suis qu'amateur de peinture, promeneur dans les musées, curieuse des expositions. Ton regard de peintre et de poète éclaire tout cela.

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