Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

jeudi 6 août 2009

Dans la forêt

 

 

Le cavalier perdu dans la forêt

 

 

 

Les pages ont la légèreté d’une fumée, elles glissent entre les doigts. La main distraite ailleurs ne les retient pas, pas vraiment. Du moins, si on y regardait de plus près, si les gestes se décomposaient sous le regard anatomique, les yeux grand ouverts sur cette parcelle précisément déterminée du monde, on verrait que dans ce cadre ainsi fixé, elle tremble légèrement. Qu’elle ne réprime pas tout à fait d’impalpables hésitations avant d’atteindre son lieu exact. La lumière de la lampe n’atteint pas tous les recoins de la chambre. Il faudra se pencher, tendre la main, reprendre le livre tombé sur le sol, l’ouvrir de nouveau, le parcourir… les yeux glissent en diagonale, peut-être l’heure avancée de la nuit a-t-elle ici affirmé son influence, et le regard passe à travers les phrases, en retient quelques bribes, des murmures, qui parviennent alors à traverser l’espace, à traverser l’esprit. Qui parviennent à s’inscrire dans le regard.  Dans la mémoire. Ils y restent, oui. Tandis que la tête se penche sur lui. Sur lui, la nuque s’arrondit, on dirait, avec tendresse. On ne pourrait pas dire que, dans ce geste, il ne met pas la tendresse dont il est capable.

 

Le cavalier pourtant… Où est-il ? Il ne réapparaît pas. Où est-il ? Il a déjà dû s’éloigner, sans doute, résolu en ses actions, le plus qu’il pouvait — seul, dans le soir qui tombe — comme tant d’autres, avant lui, se sont éloignés. Effacé(s) par les lointains d’un soir qui tombe. D’autres viendront aussi, bientôt, qui suivront ses traces, effacées. Évidemment, puisqu’elles ont disparu, ils ne déchiffreront pas le sol meuble, ni le sol détrempé des pluies du printemps, ni le sol cassé en poussière qui supporte l’été vertical. Toutes traces perdues. Ils se pencheront, scruteront, les yeux grand ouverts, ils fixeront de leur regard immense l’attente insoluble de l’indice indéchiffrable. Eux aussi, que personne n’a même vus passer…

Dans mon histoire, il n’y a pas de pluriel, pas de théorie des voyageurs, bruyante, colorée, animée, excitée par la fuite que trace le voyage dans le monde : dans cette histoire, il est volontairement seul, résolument seul, et tout est noyé sous la brume, puis tout sombre dans la nuit. Il ne sera pas facile de distinguer tous les aléas… sans doute pas. Ce sera ma seule trahison, mais je ne savais pas tirer toutes ces perspectives. Est-ce une erreur ? Je ne sais pas… vraiment… je n’en sais rien… rien du tout. Alors simplifions.

 

Pensez à lui, pensez d’abord comme c’est pénible et laborieux.  

 

Il avait déjà sur lui toute la course du jour. Il portait déjà tout le poids de la poussière de l’été, elle s’agrippait aux jointures de ses mains, aux rides de son visage, son regard s’était laissé crisper dans la lumière du jour, ou peut-être sous la pluie  (le temps était horrible, on n’avait jamais vu ça par ici, un temps pareil, en cette saison), peut-être la pluie lui coulait-elle le long des joues, peut-être détrempait-elle son chapeau, peut-être entrait-elle dans sa bouche, elle passait entre ses lèvres, collait les étoffes devenues froides sur son corps, tissus gorgés d’eau : un enfant se serait arrêté pour pleurer, de dénuement, d’épuisement. Ils ne doivent  pas errer en tournoyant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, ni encore moins s’arrêter en une place… encore moins s’arrêter en une place… Lui se contente de ce ruissellement continu qui s’abat sur lui, lui seul. Car pourquoi pleurer si personne ne vous tend une main ? Ça ne sert à rien, si plus personne n’essuie les pleurs sur votre joue avant que les larmes n’aient atteint la commissure de vos lèvres, avant qu’elles ne soient entrées dans votre bouche et que toute l’amertume ne s’en soit insinuée là, entre vos lèvres ? Alors, personne ne sait plus vous consoler, et donc, simplement, évidemment, vous ne pleurez plus. Du moins, est-ce ainsi que parfois les choses nous sont présentées. Il faut penser aussi au trouble, les larmes troublent le regard. Il ne lui paraît donc pas utile de mêler les siennes à la nuit. La pluie d’octobre y suffit à elle seule. Et voilà que, dans cet infini dont il ne parvient pas à sortir — un moment pourtant, cela n’aurait dû être qu’un moment, cela n’aurait jamais dû s’étirer dans le temps, les pas de sa monture se perdant dans les herbes, les branches des arbres heurtant son visage, et toute la mécanique des pas se détraquant doucement — voilà qu’il sait. Soudain il comprend. Il devine. Il vient à sa conscience. Qu’il est perdu. L’ont perdu, les pas, l’un après l’autre. Les erreurs. Les chemins. Les croisements. Tout s’est détraqué, et maintenant il est perdu. Il a peut-être suffi d’une hésitation… une seule a pu suffire, aussi imperceptible qu’elle ait été, pour détraquer la mécanique de ses pas et finalement le perdre. Il est possible, oui, que ce soit simplement les arbres, tous noyés dans le soir qui tombe, tous les mêmes, impénétrables, indifférents. Ils auraient dû avoir pour unique soin d’indiquer le ciel, de désigner cet espace ouvert au-dessus de sa tête, et ce faisant ils le cachent et ils le dérobent aux regards, et l’enferment encore plus qu’il n’est : ils dérobent tout l’espace. Rien d’autre… Et comme s’il le falait encore, leur sont venus en aide les nuages, gris, uniformes, invisibles dans la nuit lourde et qui pourtant sont bien là, indifférents à lui, puisque au-dessus de lui il n’y a plus rien, et qu’il ne peut rien suivre du regard, ses yeux ne rencontrent rien qu’une masse horizontale, aussi opaque que la forêt, dont il n’est plus possible, de les distinguer.

Et si par aventure les entrelacs des branchages offrent encore aux regards une forme quelconque, un entrecroisement de traits noirs, des griffures sur le ciel déjà si sombre, mais quelque chose qui pourrait encore ressembler à un tracé, un signe, une direction, et qui serait en mesure de lui redonner espoir, d’insinuer en lui un peu d’espoir, alors le vent s’en mêle et les secoue, et il n’est même pas possible de continuer à les suivre tant leurs balancements imprévisibles les dérobent aux regards. Les yeux désorientés croient suivre un arbre, remonter le long d’une branche, et ce faisant, dans un effort qu’il n’est pas envisageable ici de représenter, il vaut mieux y renoncer, ils glissent inévitablement vers des ailleurs qu’ils ne maîtrisent pas, et ne s’en rendent compte que lorsque toute l’opacité de la forêt lui revient en mémoire. Les simulacres des arbres se recomposent sur le ciel noir, sans ordre, s’agitent, se penchent, se bousculent, s’entrelacent, s’entre-emmêlent, sans espoir de fin. Aucun regard ne pourrait les percer. Le vent entremêlant leur forme, même pas, leurs ombres, et ils oscillent et se balancent ; cela finit de le désorienter.

 

Comprenez : il n’a rien à quoi retenir son regard. Ce qui défile devant lui n’a pas de forme. Les hâchures qui parfois se dessinent sur le fond obscur de la nuit ne suffisent pas à recomposer un paysage qu’il pourrait traverser, dans lequel il cheminerait et duquel, enfin, il pourrait sortir. Tout s’est mêlé, dans cette indétermination, de la terre, de l’eau, des méandres du fleuve, des bras morts, chemins oubliés, le ciel rejoint la cime des arbres, aucune lueur ne traverse l’espace rendu dense par la nappe de brouillard qui monte peu à peu et se répand dans tous les angles du paysage… Il ne lui reste rien à quoi se retenir. Tout a glissé dans le soir qui tombe, la brume qui monte, les lignes fondues, tout se confond, les ombres s’allongent indéfiniment … Quelles étaient donc ces choses-là ? C’était la terre, le ciel, et toutes les choses que j’apercevais par l’entremise de mes sens.  Mais il n’y peut rien. Il ne dépendait pas de sa volonté de retrouver le tracé du chemin, si les lignes, d’elles-mêmes, sous ses yeux incrédules, se sont estompées jusqu’à s’effacer complètement. Son attention, c’est là une certitude, était entière, toute entière fixée sur le monde alentour, exigeante et aiguë. Elle ne s’est pas relâchée, pas plus que sa main ne s’est relâchée sur les rênes et n’a laissé sa monture aller au hasard de ses pas. Mais le chemin s’est effacé (à propos du chemin, cette forme réflexive, à laquelle vous tenez, visiblement, là, oui, précisément là, elle convient). Personne depuis longtemps ne s’y était engagé, voilà tout, les temps sont troublés, les temps sont difficiles, les hommes se sont repliés sur leurs activités propres, retranchés derrière les mûrs de leur demeure, ils ont refermés les lourdes portes derrière eux, pour protéger leur sommeil, et les traces se sont perdues avec les saisons, les herbes emmêlées, les ronces épineuses, entrelacées, les branchages, il s’est retrouvé pris au piège et maintenant, oui, il est perdu. Le monde informe l’a égaré dans l’espace qui s’est ouvert devant ses pas et qui s’est refermé sur lui, un peu plus, encore, au fur et à mesure qu’il avançait. Un univers indifférent, sans lignes ni perspective sur un ailleurs. Même pas hostile. Lui ne peut que continuer. Que pourrait-il faire d’autre ? Il avance. Il traverse des méandres asséchés, des marais embourbés, des clairières minuscules, des massifs de ronce, que peut-il faire d’autre ?

 Sans plus rien savoir, sans plus rien croire, sans savoir quel combat livrer, vers quel parti se tourner, quel ennemi affronter, de la nuit, du silence qui s’abat et auquel il n’est pas possible de faire confiance, il ne sait plus rien, il avance. Il est traversé de tensions, de cris, de craquements, de sifflements, de bourrasques, de murmures, qui le transpercent de part en part, bien plus que le froid de la pluie qui imbibe son manteau… Je me désaccoutumerai désormais de prendre confiance…

 

Le monde qui l’absorbe est plein mais lui ne prend plus pied, un univers uniforme qui l’a perdu, trompé, détourné de son chemin. Plein ou vide, c’est tout un. Cela ne change rien, car aucun trait ne retient le regard. Rien de saillant. Ce qu’il lui faudrait, c’est une ligne de crête… Non, c’est inutile, n’essayez pas ici les hypothèses d’école, ne tentez pas de suivre les embranchements des raisonnements dont les contradictions permettent de fermer l’arbre logique et de conclure à la vérité de la contraposée… parce que des embranchements, des arbres, des croisements, des carrefours, des impasses, dans ce monde-là, il y en a déjà eu assez ! Il n’y a pas de raison d’en mettre d’autres. Arrêtez : ne lui compliquez pas les choses avec vos hypothèses d’école, soyez sérieux : il est perdu au plus sombre de la nuit et de la forêt. Maintenant, dans les ombres du crépuscule, vous ne tracerez rien, aucun trait ne prendra corps, tout s’estompera dans ce paysage crépusculaire. Ne tentez pas d’écrire ici. Lui, il avance. Il continue. Il tient, alors que rien, pourtant, plus rien ne le retient.

Et puis le monde de la pensée est si simple au regard de ce qu’il traverse…, vous nous parlez de quelque chose de fort simple et de fort facile touchant l’arithmétique et la géométrie, par exemple…et vous êtes là, assis, à l’abri de ces murs (et je ne vous parle même pas de tout ce luxe dans lequel vous vous lovez) ; lui, il va passer la nuit dans la forêt sans rien à boire, rien à manger, pas de lieu où dormir. Je n’en dirai pas plus, vous en savez assez, à présent, pour essayer de comprendre. Tout ce qu’il lui reste, de tout ce qui l’entourait autrefois, il y a bien longtemps, dans un temps qui lui paraît soudain aussi éloigné que toute lisière, toute trace de chemin, c’est un mouvement continuel, le balancement des pas de son cheval, et cela, rien ne doit l’arrêter, et à cela il faut qu’il se tienne. Surtout, qu’il ne glisse pas dans le sommeil, surtout, qu’il ne s’endorme pas. Ne simplifiez pas les choses. Il a tellement sommeil, il est tiré, absorbé, si profondément dans la nuit, il voudrait fermer les yeux, glisser dans l’abandon du sommeil : il se contenterait alors, pour tout mouvement, du balancement régulier de son cheval, il renoncerait si facilement, au point où il en est, il serait tout entier replié hors de ce monde, en lui, dans ses pensées, perdu en elles, il les connaît, il s’y trouve bien, la tentation est immense… évidemment, il ne peut pas céder à cette force, qui pourrait l’entraîner, le faire tomber de cheval, et finalement le faire glisser brutalement sur un sol dans lequel il n’a plus confiance. La terre elle-même à présent ne le porte plus aussi solidement qu’autrefois, mais que lui resterait-il alors ? Non, ne compliquez pas les choses, c’est bien assez difficile comme cela, sans y ajouter vos interventions formelles. C’est si profondément désorientant.

 

Et même… à supposer qu’il soit une hypothèse d’école, il n’est sans doute rien d’autre qu’une hypothèse d’école… il est perdu, tout de même…

 

Il continue à avancer (encore n’est-ce pas lui qui avance). Il se creuse, dans les ténèbres qui vont à sa rencontre, un vide immense. De ses pensées. De ses regards. Les ombres s’allongent. Se fondent. S’entrecroisent. Les ombres descendent le long des troncs, entremêlent les lignes, les courbes, les simplifient, les estompent, les effacent, et sous son regard il ne reste que la masse opaque des arbres. Et la masse invisible du ciel (dont on sait par ailleurs, mais c’est une autre histoire, tous les voyageurs qu’il a guidés sur la masse informe immense et dangereuse des océans, tous ceux qu’il a bien voulu ramener à bon port,  mais c’est une toute autre histoire que la sienne…). Il pourrait disparaître si facilement du regard. Du texte aussi. Vous comprenez comme c’est dangereux ? Nous y sommes. Si nous perdons sa trace, s’il se perd aussi dans notre mémoire, qui se souviendra qu’il est passé par là ? Mais avancez ! Y a rien à voir. Justement, c’est ça le problème. Y a rien à voir. Circulez. Pas une étoile, pas une croix à la croisée des chemins (ce n’est donc pas une croisée, techniquement parlant) … pas une carte sur laquelle il puisse jeter un regard. Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée… comment revenir, reprendre pied, assurer un pas, comment … ? Il ne sait plus comment revenir, il n’a plus rien sur quoi assurer sa démarche, il hésite,  il trébuche peut-être, parfois… et cette angoisse, il est bien possible, aussi fortement qu’elle puisse étreindre sa gorge, il est très possible qu’il ne se la dise même pas, qu’il la conserve, intacte, informulée, qu’il la préfère dans le vague de ses pensées à partir desquelles, pourtant, aussi arc-bouté puisse-t-il être, elle diffuse sans cesse, s’insinuant de toutes parts dans un monde horizontal dont l’horizon tout à l’heure a basculé et l’envahissant sans rencontrer plus d’obstacle. La nuit l’a englobé. Non, arrêtez, ne dîtes pas cela : la nuit ne l’a pas enveloppé. Arrêtez les poncifs ! On ne pourra pas discuter comme ça ! Il est perdu, vous vous souvenez ? Si j’étais Sofia Coppola, il serait perdu dans la banlieue en écoutant Pete Doherty en boucle sur son i-pod, il serait ivre d’un mélange de vodka et de bière, et ça ne changerait rien à l’affaire ! Vous comprenez ? Plus rien… Rien ne l’enveloppe. Rien ne le protège. Il est seul dans le monde. Les lignes de fuite, il faut être peintre derrière son chevalet pour en parler. Autour de lui, tout a fui, en fait. Il voudrait fuir, lui aussi, il lui faudrait un lieu d’où fuir, un autre lieu où fuir, ses talons alors s’enfonceraient dans les flancs de sa monture, il reprendrait sa course d’autrefois, il irait quelque part, il progresserait, ses pas le porteraient, il pourrait mesurer des distances, apprécier ses efforts, son habileté de cavalier… il n’est pas sûr, il ne peut pas être assuré qu’en fuyant il ne finisse pas, par des détours invraisemblables, par manque de chance, par hasard, un hasard malheureux, mais pas impossible dans les conditions où nous l’avons placé, il ne peut pas être sûr qu’il ne finira pas par retourner contre eux les pas qu’il a accumulés et qu’il ne retournera pas là d’où il a fui, seulement plus éreinté encore, plus écrasé… Il lui reste une issue, une seule : il tracera une ligne de fuite et ne la changera point pour de faibles raisons, encore que ce n’ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui l’ait déterminé à la choisir.

 

Aucun appui. Rien de saillant. Rien n’accroche son regard. Rien n’arrête sa marche. Parfois peut-être il trébuchera, mais ce sera sans gravité. Il ne tombera pas. Une pierre un peu glissante et blanche qu’il n’aura pas pu voir, peut-être, ou une branche morte arrachée par la tempête de l’hiver précédent, laissée à terre, entrelacée de lierre ou de ronces. Il ne tombera pas. Il sursautera peut-être. Il ne glissera pas dans le sommeil, c’est certain. Il s’en remet au hasard le plus acéré. Vous ne vous inquiétez pas outre mesure, n’est-ce pas ? Il est perdu dans la forêt, oui, mais la nuit finira et il finira bien, lui aussi, par… et que ce monde s’étale horizontalement ne change rien à l’affaire. …comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au dessus. Je m’efforcerai néanmoins… Tous ses gestes sont des arrachements. Rien ne le soutient ; il s’enfonce dans un monde informe, rien ne le tient : ça doit surprendre, non ? Qu’au début il n’ait pas su, pas pu bouger, qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Mettez-vous à sa place, essayez : il y faut un effort de sa volonté dont vous ne pouvez même pas vous représenter le début, le premier tremblement de sa volonté, vous en êtes bien incapable  — à moins que plongé dans les mêmes conditions… il faut que je prenne garde de ne pas prendre imprudemment… il continue à avancer… je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps… monde vide, monde plein, monde magmateux, c’est tout un. Peut-être a-t-il moins peur s’il imagine un monde vide… De toutes façons, il ne lui reste que le hasard du premier mouvement de sa volonté : elle le portera, si plus rien ne le porte.

 

La pluie ruisselle toujours sur son visage et plus rien maintenant ne le protège. Maintenant vous êtes convaincus ? Il ne cherche pas un lieu : il cherche seulement à arriver au moins à la fin quelque part où vraisemblablement il sera mieux que dans le milieu d’une forêt… Il ne cherche plus le repos, la fin de tout mouvement, de ce balancement que lui impose les pas de sa monture, de ce ruissellement de la pluie, il ne fuit pas la fatigue ni le froid, il ne fuit pas: il cherche autre chose que son regard seul décide dans le paysage, où il n’y a rien à voir à travers l’épaisseur de la nuit. Il décide, par la seule force de son regard qui trace les traits de ce paysage sans perspective, il prend la décision d’une ligne droite, N’importe laquelle, cela n’importe plus maintenant. Dans n’importe quelle direction, peu importe, ce n’est plus cela qui importe. Vous comprenez à présent… Il n’est pas en son  pouvoir de discerner les chemins, les traces, les marques, les pas des autres, de ceux, tous ceux qui sont déjà sortis, s’ils sont sortis… il n’a plus confiance. Il se fie uniquement à une ligne droite, celle qu’il tient, par le pouvoir de sa volonté, le pouvoir de ses yeux aveuglés par la nuit, par la force de tout son corps au dessus de son cheval, la force de ses jambes qui tiennent la direction, de ses mains fatiguées sur le cuir des rênes ruisselant de pluie. Il tiendra.

 

À présent, sa volonté trace une ligne droite à travers toute la page.

 

 

2 commentaires:

  1. quelque part entre le chevalier mélancolique de Durer et l'inexistant de Calvino je l'imagine dans ce monde à la frontière de l'inconscient nous raconter sa plongée, certes je n'y comprends rien, trop complexe ou compliqué puis ce dégage de ce monde une image , est ce lui , la perception ou le ressort vital , est ce le monde cette foret décidément germanique, est une question de l'existence qui inlassablement se resserre autours d'une pression existentielle quand tout s'efface ou s'estompe, ou ne demeure plus qu'une volonté, cauchemardesque et banale friction d'être en vie, malgré tout ce qui malgré tout ; même indéfinissable existe , un personnage à la Chandler ou a la Hammett frottant une allumette pour rallumer ce peu d'espérance sous un réverbère sous la pluie , malgré out très réaliste dans ce halo

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  2. Le cavalier mélancolique de Dürer aurait-il croisé, sur un chemin de traverse, ou un de ces chemins qui ne mènent nulle part, sinon au plus profond de la forêt, le voyageur perdu de Descartes ? Il faudrait imaginer leur dialogue, l’un sans espoir de retour, jeté par l’ouragan dans le dés-espoir, errant sans fin, perdu sans fil qui le tienne et le guide et le reconduise chez lui, abandonné à sa désespérance et l’autre, le même, son égal, son frère, dont la seule différence est de s’être agrippé à la certitude que sa volonté toute puissante le sauvera de l’errance. S’ils se sont croisés, ils se sont reconnus, chacun perdu, l’un dans ses rêveries, l’autre dans sa tension extrême, ils se sont reconnus. Peut-être ont-ils cheminé un moment ensemble. Je comprends la tension de la volonté, moins celle de l’errance et de l’abandon, et du dés-espoir. Je le suivrai un jour, lasse des efforts contradictoires de la volonté. Lasse de la volonté tendue comme la corde d’un arc sans but à atteindre. J’aimerais le suivre et comprendre pourquoi, dans une forêt, je me sentirais plus proche du chevalier mélancolique, je suivrais ses pas, et me fondrais dans le silence.

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