Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

mercredi 21 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (dissolution du moi)'

Visiblement, je n'étais pas la seule à chercher la dissolution du moi dans la ville. Certaines recherches étaient plus saisissantes que d'autres, voilà tout. Les passants abritaient certes leurs pas sous des parapluies immenses et translucides qui rendaient un peu plus solennel, un peu plus majestueux leur déferlement calme. La foule descendait comme un courant marin et je ne savais pas où elle allait se perdre, dans les profondeurs de la ville, par endroits se divisaient en plusieurs méandres. Ses pas obéissaient à une nécessité puissante et régulière sans jamais sembler marteler le sol qu'ils effleuraient à peine.
J'étais persuadée, pourtant, de n'être pas seule à chercher à me dissocier de moi, à m'écarter le plus possible de moi-même, à essayer un pas de côté dans les fragments de la ville qui isolait par son immensité brumeuse. Les quartiers se dessinaient autour de noms restés pour moi indéchiffrables, et je me contentais de fixer des souvenirs incertains. Ils se mirent alors à fluctuer, à s'autoriser de variations erratiques, contre lesquelles aucun effort de concentration n'était possible. La carte ne me disait plus rien qui vaille. Tout cheminement se perdait sous mes yeux dans des complexités sans fin.
Se produisit-il alors quelque réaction chimique que l'érosion déterminait entièrement ? Le ruissellement des eaux avait dessiné sur le plan tous les possibles écoulements dans l'espace urbain, de sorte que les immeubles se répétaient selon une projection horizontale dans les flaques tremblantes. Entre elles, mes pas n'allaient nulle part ailleurs, suivaient la foule qui ouvrait sans y prendre garde de nouvelles circulations, où les songes à nouveau trouvaient une pulsation.

La tempête menaçait au loin de nous disperser dans l'espace vide.

Il paraissait peu probable qu'une telle pluie tombât aux bords acérés de la ville, sans en attaquer les arêtes, ni en éroder la structure - la rouille pourrait affaiblir les piliers des pontons, de là elle parviendrait à s'insinuer même entre les masques et les visages, à effacer les traces des maquillages les plus impassibles, et finirait, sans doute, par imbiber les étoffes les plus lourdes, les plus anciennes. Il me semblait que sous la verticalité lancinante de la pluie, nous devions perdre peu à peu la nôtre, nous délayer dans les mélanges du monde, nous couler en lui, nous déverser dans la mer, sans jamais rien trouver à quoi nous retenir. Et ruisseler comme autrefois nos sanglots. Je ne pensais pas alors que l'effritement de nous puisse jamais cesser, incapables que nous étions de nous fixer même si nous trouvions, par hasard, un point fixe.

Advint enfin ce délitement du moi, qui trouva dans la pluie la possibilité de sa dissolution. Ailleurs, il l'avait déjà cherché, sans jamais y parvenir, sans même se repaître suffisamment de l'absurde. L'absence de tout repère dans le monde, spatial, temporel, réussit cette alchimie. Les paroles autour de lui continuaient de s'entrecroiser, mais demeuraient incompréhensibles. Et un silence immense monta en lui. Il lui sembla se couler dans une profondeur sans fin, calme et opaque, où nul espoir de retour ne le torturait plus.

Délices de la noyade, auxquelles il s'abandonna dans les ruelles inconnues.

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