Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

samedi 10 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 18 (eaux troubles)

Nous nous étions avancés dans la nuit jusqu'au point où la conscience devient suraigüe, selon les caprices du déplacement géographique qui se transforme en déplacement selon le temps, de sorte qu'elle s'affine au fur et à mesure que l'heure de dormir se dépasse, et nous attire dans un autre monde possible, là où notre regard devient affûté comme une lame, reçoit toutes les images. Nous ne sommes plus alors qu'un réceptacle extrêmement sensible des désordres du monde.

En eaux troubles, les images que nous avons recueillies descendront dormir au creux de nous, dans le fond tourbé de notre conscience, s'y développeront dans une vie silencieuse, y trouveront quelque chose comme un lieu tacite du monde, d'où elles lanceront leurs délinéaments complexes au loin, tant et si bien qu'il pourrait devenir impossible de les arrêter.

J'imagine, je ne peux pas m'empêcher d'imaginer que les plantes repliées sur elles-mêmes dans des enroulements précautionneux, des spirales que la géométrie aurait validées et que les fonctions mathématiques déploieraient sur une ligne de signes complexes mais très déterminés, sont parfois prises de la fantaisie imprévisible, quand le dernier des clients du cinquante-et-unième étage est parti, juste avant l'aube, que le dernier employé a refermé la dernière porte, vérifié la parfaite transparence du dernier verre qui un instant auparavant encore était plein d'un alcool brûlant, l'a déposé selon un alignement satisfaisant, de se déployer dans tout l'espace.

Portées par les viridescences aquatiques de la mémoire, elles reviendront dans les rêves, dans le silence recueilli des nuits, et au petit matin, lorsque le jour pâle voudra reprendre ses droits, il sera traversé d'elles, et elles flotteront comme des noyés pâles dans des courants profonds. Elles infuseront dans la conduite du jour, selon la loi très ancienne, presque oubliée, du mélange total (celle-là même, rappelez-vous qui nous avertit qu'une seule proposition fausse dans une conjonction aussi longue soit-elle de propositions rend toute la conjonction fausse, par le seul pouvoir de son poison, de sorte que ce trouble logique envahit le monde physique et tangible dans lequel nous croyons lui échapper, puisqu'une seule goutte d'alcool dans l'immensité de l'océan infuse, diffuse dans tout l'océan et peut, par le pouvoir incontrôlé de sa composition, modifier l'étendue salée toute entière).

Leur suc distillé dans nos souvenirs pourrait-il donc jouir d'un tel pouvoir ?

Sur cette réaction chimique de la conscience au monde, il doit être possible de déposer des strates de paroles, de surimposer une voix, de glisser un contrepoint, et ainsi de maîtriser le processus de la distillation jusqu'à ce que l'écho du monde ne soit pas que l'absurde son mat d'un verre qui se brise sur le sol, aux pieds des clients indifférents et blasés, sous les yeux effarés de la serveuse.

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