Clara et Hannah ouvrent leur blog, au printemps 2011 : l'écureuil du net ! à lire absolument !!!!
Merci à François Bon, qui a accueilli sur Publie.net les Carnets Lointains, et le Manuel anti-onirique.

dimanche 4 avril 2010

Carnet Tokyoïte, liasse 17 (pur possible)

(Ce possible n'eut jamais lieu)

Le vent marin, à l'aéroport, n'était pas un leurre. Je vis bien, de la route qui me mena de l'aéroport à la ville, des étendues d'eau qui s'enfonçait dans le pays, des bras de mer, ou des fleuves, — à cette heure-ci, dans ce tumulte des impressions et de la nouveauté mouvante, il était difficile de poser des distinctions précises. Mais la mer pénétrait profondément la terre, et j'ignorais absolument où j'allais.

Je me souvins de cette mer contemplée dans la lumière de l'aube. J'avais entrouvert un hublot que l'hôtesse s'échinait, à intervalles réguliers, à fermer, dès qu'elle pensait que ma surveillance s'était relâchée, ou que je dormais, ce qui était d'une absurdité surprenante. Je tenais à cette fente sur le monde. Nous avions survolé des étendues immenses, qui de si haut paraissaient seulement bosselées, et sur lesquelles soufflait un vent tel que la neige qui s'envolait effaçait les contours. Parfois, une ligne droite les traversait à perte de vue, des lumières absurdement vives finissaient de s'éteindre dans le petit jour. Je suis sûre, même si vous ne me croirez pas, que les fleuves que j'aperçus, un peu plus loin, toujours aspirée par cette unique fente sur le monde qui était tout ce qui me restait, et sans laquelle je n'aurais pas même pu croire à la réalité de ce voyage, les fleuves anonymes et inhospitaliers se jetaient dans une mer gelée dans laquelle ils dessinaient des courants d'eau vive.

Sans eux, nous aurions seulement traversé une nuit immense, perdu en elle quelques repères, et ce voyage aurait pu n'être que pure accessibilité à un monde possible actualisé par le déplacement selon le mode et non le lieu. La logique modale n'aurait vu dans ces douze heures de vol qu'un déplacement sur une branche de possibles.

En dépit de cela, aujourd'hui je dois bien le reconnaître, il demeura des possibles non réalisés, dont je ne sus pas exactement dans quel monde ils étaient possibles. Je me promettais chaque nuit, quand je cherchais le sommeil, le lendemain matin, cela dura trois nuits, et j'espérais que ces représentations me berceraient, à cinq heures, de partir à la gare, dix-sept étages plus bas, de prendre un train, et de descendre au marché aux poissons, de voir les bateaux arriver, les hommes se mouvoir dans ce commerce, autour des poissons tout juste arrachés à la mer. J'imaginais, dans cette projection aussi précise qu'elle était sans doute fausse, que si je mangeais un plateau glacé de sashimis, à cette heure-là du jour, à cet endroit du monde, je n'aurais plus aucun moyen de savoir si je ne rêvais pas tout cela…

…et qu'alors, j'aurais vraiment fini d'entrecroiser, dans des nœuds de plus en plus fins, le possible et le réel.

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